Les Carlistes, souvenirs de la frontière

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Les Carlistes, souvenirs de la frontière
Comte Remacle

Revue des Deux Mondes tome 156, 1899


LES CARLISTES
SOUVENIRS DE LA FRONTIÈRE


I

Au milieu des cruelles épreuves que traverse l’Espagne, on s’est demandé si la question carliste, assoupie depuis vingt ans, n’allait pas se réveiller. La dernière prise d’armes de Don Carlos fut puissamment secondée par la désorganisation dans laquelle les gouvernemens révolutionnaires qui s’étaient succédé après la chute de la reine Isabelle avaient jeté l’armée espagnole. Les défections de l’armée régulière fournirent alors aux carlistes les cadres qui leur manquaient. Des cadres aussi solides, en retrouveraient-ils aujourd’hui ? C’est une question qu’il ne nous appartient ni de résoudre, ni même de poser. Mais, puisque l’attention publique est de nouveau sollicitée par Don Carlos et ses partisans, il me paraît qu’il peut y avoir quelque intérêt à donner une idée de ce que fut la dernière guerre carliste, en racontant ce que j’ai pu personnellement en voir et en savoir, du poste d’observation particulièrement favorable où j’étais placé. Mais, au préalable, quelques mots d’explication sur l’origine et les débuts de la guerre ne seront peut-être pas inutiles.

C’est en 1872 que Don Carlos prit les armes pour revendiquer les droits au trône d’Espagne qu’il prétend tenir de sa naissance. On connaît le point de départ de ces prétentions. La succession des femmes à la couronne avait été admise par le droit public espagnol jusqu’au jour où les Bourbons, en montant sur le trône d’Espagne, y apportèrent la loi salique, qui était celle de leur dynastie. Cette loi demeura en vigueur pendant cent trente ans. Ferdinand VII l’abolit et fit revivre l’ancien droit espagnol de la capacité des femmes à régner, par sa pragmatique du 29 mars 1830. C’est en vertu de cet acte que sa fille unique Isabelle fut proclamée reine, à sa mort, survenue en 1833.

L’infant Don Carlos, frère puîné de Ferdinand VII, refusa de reconnaître sa nièce et recourut aux armes pour soutenir ses prétentions à la couronne, qu’il revendiquait, en vertu de la loi salique, comme aîné des agnats de la famille royale. Il tint la campagne pendant six ans et fut contraint de mettre bas les armes en 1839. Le prétendant actuel est le petit-fils de ce Don Carlos, tout comme le roi actuellement régnant est le petit-fils de la reine Isabelle.

Le premier Don Carlos, fils de Charles IV, s’était titré Charles V[1]. Son fils, connu sous le nom de comte de Montemolin, régna fictivement sous le nom de Charles VI et mourut sans postérité. Le Don Carlos actuel, fils aîné du second fils de Charles V, se titre donc Charles VII.

En somme, la question en litige entre les deux branches de la maison d’Espagne se réduit à savoir quelle est la loi successorale qui doit prévaloir, celle de la nation ou celle de la dynastie. Pendant trente-trois ans, de 1839 à 1872, le carlisme avait subi une éclipse à peu près complète. Don Carlos V était mort en 1855 ; son fils aîné, Montemolin, avait bien tenté de provoquer une sédition militaire, mais, battu et fait prisonnière San Juan de la Rapita, il avait racheté sa vie et sa liberté en reconnaissant la reine Isabelle. Il mourut, à son tour, peu de temps après. Son frère Don Juan, disqualifié par les écarts de sa conduite privée, laissa dormir ses droits jusqu’en 1868. À cette époque, la chute de la reine Isabelle, en laissant le trône vacant, réveilla les espérances du parti carliste. Don Juan abdiqua ses droits en faveur de son fils Don Carlos, alors âgé de vingt ans. Ce jeune prince inaugura son règne platonique par une proclamation au peuple espagnol. Mais ce ne fut que trois ans après qu’il passa de la parole à l’action.

Amédée de Savoie, duc d’Aoste, venait d’être proclamé roi par les auteurs de la révolution de 1868. A la faveur de l’antipathie que les Espagnols éprouvent pour toute domination étrangère, une insurrection carliste éclata dans les provinces du nord, au mois d’avril 1872. Don Alphonse, frère de Don Carlos, pénétra en Catalogne. Don Carlos lui-même entra en Navarre le 2 mai et se mit à la tête de ses partisans ; mais, battu quelques jours après à Oroquieta par le général Moriones, il rentra précipitamment en France dès le mois de juin. Les carlistes n’en poursuivirent pas moins la campagne sous le commandement de leurs valeureux chefs Dorregaray, Ollo, Saballs, Tristany, servis par l’anarchie croissante plus encore que par l’habileté de leurs généraux.

Le roi Amédée, dégoûté de l’impuissance à laquelle il était réduit, abdiqua le 10 février 1873, et la république fut proclamée à Madrid. Bientôt après, l’insurrection cantonaliste éclatait dans le midi. L’armée espagnole était en pleine désorganisation. Tous les officiers du corps de l’artillerie et nombre d’autres démissionnaient. Beaucoup passaient aux carlistes. Toutes ces circonstances servaient merveilleusement la cause du prétendant, devenu l’unique champion de l’ordre dans la Péninsule. C’était le moment d’agir vigoureusement. Don Carlos parut le comprendre et rentra en Espagne. Depuis qu’il avait cherché un refuge sur le sol français, à la suite de son échec d’Oroquieta, ce prince ne s’était pas éloigné de la frontière. M. Thiers, qui n : était pas plus sympathique au petit-fils qu’il ne l’avait été au grand-père, avait pris contre lui un arrêté d’expulsion, mais le jeune prétendant comptait de nombreux amis dans les Basses-Pyrénées. Les Basques français lui étaient presque aussi dévoués que les Basques espagnols. Les légitimistes voyaient en lui le représentant des idées qui leur étaient chères, le neveu, par sa mère et par son mariage, du Comte de Chambord. Tout le monde s’entendait pour lui donner asile et pour le dérober aux recherches de la police. Quand il était serré de trop près, un jeune gentilhomme du pays, qui avait l’honneur et l’avantage de lui ressembler beaucoup de visage et de prestance, donnait le change aux agens de la sûreté générale et les entraînait sur une fausse piste. C’est ainsi que le prince avait pu demeurer longtemps caché dans les environs de Bayonne ou de Pau.

Don Carlos rentra en Espagne le 25 juillet 1873. Il rejoignit à Zugarramundi la petite armée carliste commandée par les généraux Valdespina et Lizarraga, et marcha avec elle sur Estella, dont il s’empara. Ce fut la période la plus brillante de sa campagne. Tandis que ses partisans occupaient une partie de la Catalogne et de l’Aragon et poussaient des pointes jusque dans le royaume de Valence, lui-même s’emparait successivement de la plus grande partie de la Navarre et des trois provinces basques. Ces provinces lui étaient toutes dévouées, parce qu’il leur avait promis, par son manifeste du 16 juillet 1872, de leur rendre les antiques franchises qu’elles désignent sous le nom de Fueros. Elles lui fournissaient d’excellens soldats et des subsides importans. Les défections de l’armée libérale avaient considérablement grossi ses effectifs. Sur les chances de succès qui se dessinaient en sa faveur et sur la succession future de son oncle le duc de Modène, dont on le croyait le principal héritier, il avait pu emprunter en Angleterre plusieurs millions, qui lui avaient permis de se procurer d’excellens canons Withworth, que de hardis marins anglais avaient débarqués sur la partie de la côte de Biscaye qu’il occupait.

Si Don Carlos avait marché sur Madrid au moment où l’Espagne était en proie à la république, il y serait certainement arrivé, et peut-être aujourd’hui régnerait-il encore sur toutes les Espagnes. Le gouvernement républicain n’avait pas d’année sérieuse à lui opposer. Les populations, terrorisées par les révoltes du Midi, où les pires démagogues s’étaient alliés aux forçats pour tenter d’inaugurer le règne de la terreur, l’auraient accueilli comme un sauveur. J’en ai recueilli l’aveu d’un témoin irrécusable, M. Canovas del Castillo. « Je n’ai jamais eu le moindre penchant pour les carlistes, me disait, en 1877, le premier ministre d’Alphonse XII, mais j’aurais béni Don Carlos, et je l’aurais aidé de tout mon pouvoir, s’il nous avait délivrés en 1873 de la crainte d’une seconde Commune. » C’est au cours d’une réception ouverte au palais de la rue d’Alcala que M. Canovas me tenait ce langage, devant deux ministres qui opinaient du bonnet, M. Manuel Silvela et M. Romero Robledo.

Don Carlos iut-il impuissant à vaincre les résistances de ses soldats, qui répugnaient à quitter leurs montagnes natales pour se lancer dans les plaines du centre de l’Espagne ; s’endormit-il, comme on l’en a accusé, dans les faciles jouissances de sa royauté provinciale ? Je ne saurais le dire. Ce qui est certain, c’est qu’il ne marcha pas sur la capitale et qu’il s’éternisa à guerroyer dans les provinces du nord. Et c’est ainsi qu’il perdit l’occasion d’acquérir la couronne d’Espagne.

Cependant la révolution espagnole poursuivait son cours. Le 3 janvier 1874, Pavia balaya la république, à laquelle se substitua la dictature du maréchal Serrano. Ce nouveau régime se montra aussi impuissant que les précédens à pacifier le pays et à y faire renaître l’ordre et la prospérité. Au mois de février, les carlistes vinrent mettre le siège devant Bilbao. Moriones essaya vainement de le faire lever ; il dut y renoncer, après avoir subi un sanglant échec à Somorrostro. Ce ne fut que le 1er mai que le maréchal Concha parvint à débloquer la ville, mais il périt peu de temps après au combat de Muro.

L’Espagne était lasse des agitations dans lesquelles elle se débattait depuis sept ans. Après avoir essayé de tant de régimes divers, manifestement elle appelait de ses vœux une monarchie nationale. Les partisans de l’ancien gouvernement de la reine Isabelle crurent le moment venu de tenter une restauration au profit de Don Alphonse, fils de la reine, qui avait abdiqué en sa faveur depuis le 25 juin 1870. Ce jeune prince allait accomplir sa dix-huitième année. Un groupe d’hommes politiques, à la tête duquel était M. Canovas del Castillo, s’employa sans relâche à gagner à sa cause des sympathies actives. Il réussit à y intéresser le gouvernement français.

Depuis la funeste guerre de 1870, sortie, comme on sait, de la candidature d’un prince prussien au trône d’Espagne, la France s’était désintéressée de la politique intérieure de l’Espagne. M. Thiers, qui avait conservé le pouvoir pendant plus de deux ans, était de longue date l’adversaire déclaré des carlistes. En 1836 déjà, il s’était retiré du ministère parce que le roi Louis-Philippe n’avait pas voulu consentir à une intervention armée de la France contre le premier Don Carlos. Ses sentimens n’avaient pas changé, et il n’avait pas dépendu de lui que l’héritier des prétentions du frère de Ferdinand VII ne fût appréhendé au corps par la police française[2]. Le maréchal de Mac-Mahon, qui lui avait succédé, avait dû user de plus de ménagemens envers les carlistes, les légitimistes, qui formaient un appoint important dans la majorité parlementaire sur laquelle il s’appuyait, affichant leurs sympathies pour Don Carlos. Un comité, composé de membres de l’Assemblée nationale, s’était formé à Paris, pour prêter aide et assistance au neveu du comte de Chambord. Le gouvernement du maréchal évita donc avec soin de froisser inutilement les légitimistes, tout en remplissant strictement ses obligations internationales, vis-à-vis des gouvernemens successifs de l’Espagne. Mais il ne fut pas moins impuissant que tous les régimes qui l’avaient précédé à contenir les sympathies irréductibles des habitans de la frontière pour les carlistes.

Il ne faut pas perdre de vue que la frontière des Basses-Pyrénées, celle par laquelle s’opèrent les communications les plus faciles avec l’Espagne, est habitée, tant en France qu’en Espagne, par des Basques, étroitement reliés entre eux par la communauté des origines, de la langue et des mœurs. Les Basques espagnols sont carlistes, parce que Don Carlos leur promet de leur rendre leurs fueros. Les Basques français sont également carlistes, d’abord parce que leurs frères espagnols le sont, mais aussi et surtout parce qu’ils ont un puissant intérêt à favoriser l’insurrection sur la frontière, autre que le premier soin des carlistes, dès qu’ils sont maîtres de la frontière, est d’abaisser les droits de douane, afin d’attirer les marchandises et d’enrichir leur caisse, la frontière disputée entre les deux partis est ouverte à toutes les fraudes. Le Basque en profite pour se livrer à son goût inné pour la contrebande. Il y trouve des profits inespérés et la satisfaction de ses instincts aventureux. Le contrebandier est le héros populaire de la montagne. Il rencontre partout des admirateurs et des complices. On conte encore les prouesses des contrebandiers du temps passé, entre autres de celui qui fit passer la frontière à la princesse de Beira, en la portant sur son dos, comme un ballot de marchandises, par les sentiers les plus ardus de la montagne, lorsqu’elle alla de France en Espagne pour épouser le premier Don Carlos, tandis que toute la police de Louis-Philippe était sur pied pour l’en empêcher. A la fin du même règne, les contrebandiers du pays basque, exaspérés de la rigueur et de la surveillance de la frontière, se réunirent en troupe armée et culbutèrent les trois lignes de douaniers. Il fallut envoyer une véritable expédition pour en avoir raison. Tel de nos maires, peut-être encore en fonctions aujourd’hui, était condamné à sept cent mille ou huit cent mille francs d’amende en Espagne pour faits de contrebande. Il fallait bien lui laisser son écharpe, car tous ses administrés étaient aussi contrebandiers que lui.

Notez encore que, lorsque la guerre civile sévit dans les provinces du nord, tous les habitans riches de ces provinces se réfugient à Bayonne et dans les environs. En outre, comme toutes les villes espagnoles de la région sont pillées, saccagées ou menacées de l’être, comme leurs communications sont coupées et leurs approvisionnemens impossibles, Bayonne devient le grand emporium des cinq provinces. Nos voisins viennent y chercher tout ce qu’ils ne trouvent plus chez eux. Aussi le commerce y devient-il très actif et très florissant. Comment nos populations ne seraient-elles pas sympathiques aux insurgés qui leur procurent de tels profits et comment ne les aideraient-elles pas de tout leur pouvoir ? Le gouvernement français a beau exercer la surveillance la plus rigoureuse, multiplier le nombre des agens de police, des douaniers et des soldats pour prévenir la contrebande de guerre : il ne peut empêcher les gens du pays de faire passer des armes et des munitions aux carlistes, à la faveur de la nuit, des accidens du terrain, et de ruses ingénieuses.

Un exemple, entre autres, des stratagèmes familiers aux Basques. En 1873, M. Thiers envoya de Versailles plusieurs compagnies de gendarmerie mobile pour renforcer la surveillance de la frontière. Arrivées à Bayonne par le chemin de fer, ces troupes d’élite rejoignirent à pied les cantonnemens qui leur étaient assignés dans la montagne basque. Mais un bon gendarme ne voyage pas sans sa garde-robe. On dut employer une vingtaine de camions pour porter les malles des défenseurs de l’ordre. Or, à cette époque, les carlistes de Bayonne avaient reçu une centaine de caisses de fusils, qu’ils étaient fort embarrassés de faire passer à leurs amis d’Espagne. Il n’est pas facile, en effet, de dissimuler un pareil chargement. L’idée leur vint de faire convoyer ces armes par ceux-là mêmes qui étaient chargés de les empêcher de passer. Les camionneurs, gagnés, dissimulèrent les caisses de fusils sous les innombrables malles des gendarmes. Les gendarmes eux-mêmes, désireux de s’épargner les fatigues de la route, s’assirent sur leurs malles, et le convoi arriva ainsi sans encombre à la frontière. Dès lors, rien de plus facile que de décharger les caisses à l’insu de la maréchaussée et de leur faire franchir de nuit les quelques mètres qui séparaient le gîte choisi du territoire espagnol.


II

Les divers gouvernemens qui ont eu à lutter en Espagne contre les carlistes ont tous récriminé contre l’appui que les insurgés trouvaient auprès des populations françaises. Tous ont voulu rendre le gouvernement français responsable d’agissemens qu’il lui était impossible d’empêcher. Aucun de ces gouvernemens n’a été aussi âpre dans ses plaintes que celui du maréchal Serrano. Volontiers il eût attribué aux complicités françaises les succès que les carlistes devaient à sa propre impéritie. Il était poussé dans cette voie par des suggestions étrangères.

On se souvient que, vers 1874, M. de Bismarck, trouvant que la France se relevait trop vite de ses désastres, médita une nouvelle agression contre nous. À cette époque, il n’avait pas encore lié partie avec l’Italie. Victor-Emmanuel vivait encore et ne se serait peut-être pas prêté à ses projets. Il songea à l’Espagne pour faire une diversion sur nos frontières méridionales et pour nous obliger à diviser nos forces. Ces visées n’étaient pas nouvelles, d’ailleurs, puisque c’est de la candidature Hohenzollern qu’était née la guerre de 1870. Afin de se ménager ce concours éventuel, le chancelier s’attacha à indisposer le gouvernement espagnol contre nous, en lui persuadant que nous étions ses pires ennemis et que nous favorisions sous-main les carlistes. Des espions prussiens, répandus dans nos départemens pyrénéens, notaient avec soin tous les incidens qui pouvaient être exploités dans ce sens, les dénaturaient, les inventaient au besoin. Un consulat allemand fut créé à Bayonne, bien qu’il n’y existât pas le moindre intérêt allemand, dans l’unique dessein de nous créer des difficultés. En même temps, des officiers allemands exploraient la frontière franco-espagnole, sous des déguisemens divers, relevant avec soin tous les passages et tous les points stratégiques. La présence clandestine du maréchal de Moltke en personne fut même signalée à Tarbes et à Bayonne.

Le gouvernement espagnol, obéissant aux suggestions intéressées de la Prusse, apportait une aigreur croissante dans ses rapports avec la France. Ses récriminations étaient incessantes. Elles aboutirent à un mémorandum, qui fut présenté au gouvernement français, le 4 octobre 1894, par le marquis de la Vega de Armijo, ambassadeur d’Espagne à Paris. Ce document, aussi désagréable dans la forme que dans le fond, était un véritable acte d’accusation contre la France. A l’en croire, la protection des carlistes aurait commencé du temps de l’empire ; elle se serait continuée sous le gouvernement de la Défense nationale. Les fonctionnaires de ce gouvernement étaient de la part de l’ambassadeur l’objet des mêmes récriminations que ceux qui les avaient précédés et que ceux qui les avaient suivis. A l’appui de ces allégations, se développait une interminable liste de griefs. L’ambassadeur s’étonnait de « l’anomalie qui résultait de voir la France libérale confondue, contre sa volonté, avec les protecteurs de l’absolutisme en Espagne et exposée à perdre ainsi sa signification d’initiatrice des grands principes qui constituent la base essentielle du droit public des peuples modernes. »

Dans sa réponse du 14 décembre, que j’ai sous les yeux, le duc Decazes réfute point par point toutes les accusations de l’ambassadeur et en démontre péremptoirement l’injustice et l’inanité. À ces accusations, il oppose avec une spirituelle malice le langage tenu aux Cortès par le ministre d’Etat, au mois de mai 1872. « Je m’empresse d’annoncer à la Chambre, disait le ministre, que le gouvernement français a accompli loyalement et les offres qu’il nous avait spontanément faites et les devoirs qui incombent aux gouvernemens unis entre eux par des liens d’amitié… Quelques fonctionnaires peuvent ne pas s’être conformés à leurs instructions avec l’exactitude que nous étions en droit d’attendre… Mais il faut aussi tenir compte de la facilité extrême avec laquelle on peut déjouer toute surveillance. Je rappellerai qu’en 1867, lorsque nous étions réfugiés en France (et bien des membres de cette assemblée se sont trouvés dans ce cas), tous, absolument tous, nous sommes parvenus à tromper la vigilance dont nous étions l’objet… Je déclare que, si l’administration de cette époque avait adressé des plaintes, elle aurait fait preuve d’injustice, car la vérité est que le gouvernement français faisait ce qu’il pouvait. Il y a en effet bien des moyens de déjouer la surveillance. On ne doit pas oublier que les populations frontières appuient l’insurrection toutes les fois qu’elle leur fournit les moyens de se livrer à leurs spéculations… Sur une si longue étendue de frontières, il existe bien des points où l’on peut passer à certaines heures, quelle que soit la surveillance exercée. »

Dans les conditions que je viens d’indiquer, le gouvernement français ne pouvait pas ressentir grande sympathie pour le régime qui s’était imposé à l’Espagne et qui paraissait si mal disposé pour nous. Il n’avait rien à perdre à la chute du maréchal Serrano. Le duc Decazes, alors ministre des Affaires étrangères, avait longtemps résidé en Espagne. Lié de longue date avec l’ancien personnel du gouvernement de la reine, il entra sans peine dans les intérêts du prince Alphonse. Le maréchal de Mac-Mahon éprouvait les mêmes sympathies. Dès l’instant où la question se posait entre le maintien au pouvoir du maréchal Serrano et la restauration alphonsiste, les préférences du gouvernement français ne pouvaient manquer d’aller à la solution monarchique.

Sur ces entrefaites, les gouvernemens européens qui avaient reconnu le maréchal Serrano accréditèrent des envoyés auprès de lui. Le gouvernement français désigna pour l’ambassade de Madrid le comte de Chaudordy, membre de l’Assemblée nationale et ambassadeur à Berne, un de nos diplomates les plus estimés. Lorsque M. de Chaudordy alla prendre ses instructions au quai d’Orsay, le ministre lui recommanda de favoriser autant qu’il le pourrait la restauration qui se préparait. Il lui ménagea même, dans son propre cabinet, une entrevue avec le jeune prétendant. Et quand l’ambassadeur prit congé du Président de la République, le dernier mot du maréchal fut : « C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous ferez le roi, si vous pouvez. »

Le comte de Chaudordy quitta Paris dans les premiers jours d’octobre pour rejoindre son poste. A cette époque, le voyage de Paris à Madrid ne laissait pas que d’être assez incommode. La circulation des trains sur le chemin de fer du Nord de l’Espagne était interrompue dans les provinces carlistes. On quittait donc le chemin de fer à Bayonne, et l’on s’embarquait dans cette ville ou à Saint-Jean de Luz pour Santander, où on reprenait le chemin de fer pour Madrid. Le comte de Hatzfeld, ministre d’Allemagne, et le comte de Ludolf, ministre d’Autriche, avaient devancé de quelques jours l’ambassadeur de France. Arrivés ensemble, ils avaient présenté leurs lettres de créance le même jour. Afin de combattre l’effet de ce concert apparent, M. de Chaudordy s’arrangea pour voyager avec le ministre d’Angleterre, M. Layard, et pour présenter ses lettres de créance en même temps que lui. Le langage du ministre d’Allemagne avait été des plus élogieux pour le maréchal Serrano ; celui de l’ambassadeur de France ne s’écarta pas des termes d’une stricte correction. Ainsi se dessinaient les deux politiques, celle de l’Allemagne tout en faveur du maintien du pouvoir qui servait ses projets, celle de la France intéressée, au contraire, à un changement de régime.

La situation se tendait de plus en plus à Madrid. M. Canovas del Castillo, M. Elduayen (depuis marquis del Pazo de la Merced), le général Martinez Campos et leurs amis multipliaient leurs efforts pour hâter l’avènement de leur prince. Pour parer à toute éventualité, le marquis de Bedmar vint, en leur nom, demander à M. de Chaudordy si, en cas de besoin, ils trouveraient un asile à l’ambassade de France, M. de Chaudordy lui en donna l’assurance. Le gouvernement se sentait de plus en plus menacé. Au mois de décembre, sa chute paraissait imminente. Vers cette époque, le comte Gaston de la Rochefoucauld, secrétaire d’ambassade, reçut à sa table M. Canovas et quelques-uns de ses amis. Le dîner fit grand bruit. On prétendait (à tort) que la santé du roi Alphonse y avait été portée. Cet incident mit le comble à l’irritation du gouvernement, qui voyait déjà de fort mauvais œil les relations notoirement alphonsistes de l’ambassade.

A la réception qui suivit, au palais de la Présidence du Conseil, qu’il habitait, le maréchal Serrano se répandit publiquement en récriminations contre l’ambassadeur. Le comte de Chaudordy n’était pas présent à cette réception, et ne comptait pas y assister. Avisé quelques instans après des propos du maréchal, il se rendit sur-le-champ au palais de la rue d’Alcala. Comme il pénétrait dans les salons de la Présidence, le ministre d’Angleterre courut à sa rencontre : « Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? On est furieux contre vous ici, et vous allez au-devant de quelque avanie. — Pourvu que la terre ne s’entr’ouvre pas sous mes pas, je n’ai rien à craindre, » répondit en souriant M. de Chaudordy, et il alla saluer la duchesse de la Torre, qui lui rendit à peine son salut. L’accueil du maréchal fut plus poli, mais fortement nuancé d’embarras. Après quelques mots échangés : « Vous plairait-il de passer un instant dans mon cabinet ? dit-il à l’ambassadeur, j’ai besoin de causer avec vous. » L’ambassadeur s’inclina et suivit le chef du pouvoir exécutif dans une pièce voisine. La porte à peine fermée, le maréchal laissa déborder l’amertume de ses sentimens :

« Il n’est pas de situation plus misérable que la mienne. Je n’ai pas un maravédis dans mes caisses. Personne ne me soutient. Qu’un sergent fasse demain un pronunciamiento contre moi, et je suis à terre. Et c’est dans ces conditions que vous travaillez à me renverser ! Ce n’est guère généreux.

— Mais, monsieur le maréchal, repartit l’ambassadeur, je ne travaille pas à vous renverser. Il est vrai que je n’affiche pas de sympathies pour votre gouvernement. Le puis-je, alors qu’il se montre aussi désagréable que possible pour le pays que je représente ? » Ce fut au tour du maréchal de se justifier. On entra en explications. M. Sagasta, président du Conseil, fut mandé, et la conversation, commencée sur un ton mélodramatique, s’acheva dans les termes les plus amicaux. Au cours de cette conversation, le maréchal annonça l’intention de partir pour aller prendre le commandement de l’armée du Nord, qui opérait contre les carlistes. « Prenez garde, objecta l’ambassadeur, dans les circonstances que vous faisiez connaître tout à l’heure, il est bien dangereux de quitter Madrid. — Je le sais, répondit le maréchal, mais je ne puis faire autrement. On me dit que ce n’est qu’à l’armée que je puis retrouver le prestige et la force dont j’ai besoin pour me soutenir. »

Les salons de la Présidence étaient en émoi depuis l’entrée de M. de Chaudordy, et surtout depuis qu’on avait vu le maréchal s’enfermer avec lui. Grande fut la stupéfaction, lorsqu’on vit les deux éminens personnages reparaître sourians et les meilleurs amis du monde. La duchesse ne désarma pas pourtant. Quelques instans après, elle présentait l’ambassadeur à sa mère en ces termes : « Te presento el Embajador de Francia, que esta Alfonsino. »

Le maréchal Serrano partit pour l’armée du Nord, sur les conseils maladroits du comte de Halzfeld. En quittant la capitale, il confia solennellement au général Primo de Rivera, capitaine général de Madrid, le sort de son gouvernement, de sa femme et de ses enfans. Les alphonsistes n’eurent garde de laisser échapper l’occasion que leur offrait l’absence du chef du pouvoir. Le général Martinez Campos, se dérobant aux recherches de la police qui avait ordre de l’arrêter, sortit de Madrid sous un déguisement, portant à la main une valise dans laquelle il avait enfermé son uniforme, et prit le train pour Sagonte à l’une des stations voisines. Le lendemain, il se présentait en tenue devant la brigade Daban, la haranguait et proclamait le roi Alphonse XII. Les soldats l’acclamèrent, et toute l’armée du Centre suivit le mouvement.

En apprenant le pronunciamiento de Sagonte, les ministres de Serrano éprouvèrent des alarmes bien justifiées. Leur premier soin fut de s’assurer de la personne de M. Canovas del Castillo, qui passait pour le chef du mouvement alphonsiste, et de le faire écrouer à la prison du Saladero. M. Canovas n’était cependant pour rien dans le coup de tête du général Martinez Campos. Il affirmait même plus tard en avoir été vivement contrarié, car l’opinion monarchique faisait de si rapides progrès qu’il était convaincu que la Restauration était à la veille de se faire par les voies légales et sans être entachée du vice originel du pronunciamiento. La situation s’aggravant d’heure en heure, on craignit que la prison ne fût forcée par un mouvement populaire ou une sédition militaire. Le prisonnier fut transféré en lieu plus sûr, à l’étage supérieur du ministère de Gobernacion. Bientôt après, le ministre ne le trouvant pas encore assez sous sa main, le fit enfermer dans une pièce voisine de son cabinet. Il y était depuis quelques heures à peine, lorsque la porte s’ouvrit, et le ministre en personne vint lui annoncer que le roi Don Alphonse venait d’être proclamé par le peuple et par l’armée, et l’invita respectueusement à le remplacer dans le cabinet ministériel. Dans la nuit, le général Primo de Rivera avait fait occuper militairement la capitale, et, au matin, il avait proclamé le roi. Au dernier moment, la duchesse de la Torre, sentant sa situation perdue, avait envoyé un émissaire à M. de Chaudordy pour lui proposer de faire proclamer roi le duc de Montpensier. L’ambassadeur répondit par le mot qu’ont si souvent entendu les pouvoirs condamnés : il est trop tard.

Les nouvelles de Sagonte avaient ébranlé l’armée du Nord ; celles de Madrid achevèrent sa défection. Le maréchal Serrano dormait encore, lorsque le général Fajardo, forçant sa porte, le réveilla pour lui annoncer que l’armée allait proclamer le roi. « À votre place, j’en ferais autant, » répondit philosophiquement le maréchal. Et, jetant à la hâte quelques vêtemens dans une valise, il quitta l’armée et partit pour la France. Comme il traversait la gare de Saragosse, seul et son mince bagage à la main, M. de Coutouly, alors correspondant du Temps et depuis ministre de France, vint le saluer. « Tiens, Coutouly, fit le maréchal, vous venez donc en France, vous aussi ? — Non, monsieur le maréchal, je ne suis ici crue pour vous présenter mes hommages. » Serrano leva les épaules en souriant : « On voit bien que vous n’êtes pas Espagnol ! » fit-il.

Si je me suis quelque peu étendu sur la restauration d’Alphonse XII, c’est d’abord parce que j’en tiens les détails d’une source très autorisée[3], mais aussi et surtout parce que cet événement eut, naturellement, une influence décisive sur l’issue de la guerre carliste. La cause de Don Carlos trouvait de nombreux appuis dans les provinces du nord, auxquelles le prétendant promettait de rendre leurs anciens privilèges, qui consistent surtout dans la limitation de la contribution en hommes et en argent que ces provinces doivent fournir au gouvernement central. Or, la part d’impôts et de contingent militaire dont les provinces privilégiées seraient ainsi exonérées retomberait nécessairement sur les autres, et augmenterait d’autant leur propre contribution, et par suite ces dernières provinces, qui forment la plus grande partie de l’Espagne, doivent être forcément hostiles à don Carlos. D’ailleurs, la cause carliste a une couleur de réaction et de cléricalisme qui lui aliène beaucoup de sympathies. Elle a donc besoin de circonstances exceptionnelles pour se faire accepter en dehors des provinces du nord. Ces circonstances existaient, quand l’ordre, la propriété, et toutes les institutions sociales étaient menacés par l’anarchie. Mais, du moment où Don Carlos se laissait devancer à Madrid par son cousin Don Alphonse, il était évident qu’il perdait ses meilleures chances.

Toutes les forces conservatrices de l’Espagne allaient se rallier autour du nouveau régime, qui, tout en donnant satisfaction aux instincts monarchiques du pays, rassurait les intérêts et promettait le prompt rétablissement de l’ordre. Réduit à l’appui des seules provinces du nord, Don Carlos ne pouvait se soutenir longtemps contre les forces reconstituées du reste de la nation, et sa cause devait succomber à bref délai. C’est en effet ce qui se produisit.


III

Parvenu à ce point de mon récit, et conduit à parler de faits auxquels j’ai participé ou assisté, je suis contraint de me mettre personnellement en scène. On voudra bien me le pardonner, puisqu’il m’est impossible de faire autrement.

Je fus nommé sous-préfet de l’arrondissement de Rayonne au mois de mai 1875. Je conservai ce poste jusqu’au mois de juin 1877, date à laquelle je fus appelé à la préfecture des Basses-Pyrénées. A l’époque où j’y fus nommé par M. Buffet, la sous-préfecture de Bayonne était très enviée. Bayonne est en tout temps une résidence très agréable, dont le voisinage de Biarritz double le charme. Le pays est l’un des plus beaux du monde, l’administration y est très facile. Les populations basques, qui peuplent presque exclusivement l’arrondissement, sont honnêtes, morales, et respectueuses de l’autorité. En outre, la ville est le siège de l’évêché, de la division militaire et de la subdivision, de la direction des douanes et de celle des travaux maritimes, ce qui rehausse d’autant l’importance de la sous-préfecture. Au temps dont je parle, cette importance était singulièrement accrue par le rôle que le sous-préfet était appelé à jouer dans les affaires de la frontière. Toutes ces affaires passaient nécessairement par ses mains. C’est par lui que le gouvernement était renseigné sur ce qui arrivait ; c’est à lui qu’était confiée en dernier ressort l’exécution des ordres du gouvernement. Aussi était-il autorisé à correspondre directement avec les ministres. En matière de sûreté générale, il avait des attributions et des allocations spéciales. Enfin la présence dans le pays d’au moins dix mille réfugiés espagnols, la nécessité où étaient tous les voyageurs venant d’Espagne ou s’y rendant de rompre charge à Bayonne, donnaient à la ville une animation extraordinaire.

Toute médaille a son revers. Les avantages que je viens d’énumérer étaient chèrement achetés par les difficultés et les dangers de la position. Le sous-préfet de Bayonne n’avait pas à se dissimuler qu’il était toujours exposé à être offert en holocauste au gouvernement espagnol. Placé entre les instructions qu’on formule et les intentions qu’on laisse deviner, il lui était souvent malaisé de servir le gouvernement sans lui déplaire. Il devait enfin résoudre, souvent au pied levé, des questions de droit international obscures et difficiles.

Le préfet du département des Basses-Pyrénées était alors le marquis de Nadaillac, excellent homme, avec qui je n’ai jamais cessé d’avoir les meilleures relations. M. de Nadaillac était à Pau depuis plus de quatre ans. Fort apprécié de ses administrés, il avait déjà une longue expérience des questions espagnoles. Les carlistes l’accusaient d’être pour les libéraux, les libéraux d’être avec les carlistes, ce qui prouvait bien qu’il n’était ni avec les uns, ni avec les autres. Les libéraux surtout prenaient ombrage de ses relations naturelles avec les légitimistes. Ils l’attaquaient sans cesse dans leurs journaux et ne se lassaient pas de demander sa tête. Je m’honore d’avoir contribué, au moins en partie, à détruire les préventions dont il était l’objet en Espagne.

La division militaire était commandée par le général Pourcet, ancien chef d’état-major du maréchal Niel, qui avait rempli les fonctions de ministère public dans le procès Bazaine. Il avait la haute main sur la surveillance militaire de la frontière. Trop porté à des complaisances pour le gouvernement espagnol, dont il attendait sans doute des faveurs qu’il obtint par la suite[4], il nous créait parfois des difficultés. Je réussis cependant à demeurer en bons termes avec lui jusqu’à la fin, tout en l’obligeant à respecter les attributions de l’autorité civile sur lesquelles il aurait volontiers empiété.

En dehors des autorités françaises, les deux personnages avec lesquels j’étais destiné à avoir les relations les plus délicates étaient le consul général d’Espagne et le consul d’Allemagne. Le premier était un très jeune homme, fils du ministre des Affaires étrangères du roi Alphonse, dont Bayonne était le poste de début. Il a fait depuis une carrière honorable dans le corps consulaire. Mais, à cette époque, son inexpérience, son manque d’autorité et d’initiative compliquaient une situation difficile par elle-même. Il fut d’ailleurs bientôt remplacé par un consul de carrière et d’âge mûr, M. Bernai de O’Reilly, très agissant, très pénétré de l’importance de son rôle et de sa personne, brave homme au demeurant, dont j’eus plus à me louer qu’à me plaindre.

Le poste, récemment créé, de consul d’Allemagne à Bayonne était occupé par un des hommes de confiance de M. de Bismarck, littérateur distingué, bien connu à Paris, où il avait longtemps habité. M. Richard Lindau remplissait sa mission avec zèle, mais cette mission n’avait pas précisément pour but de nous être agréable. Ses formes étaient d’ailleurs d’une irréprochable correction.

Mon premier devoir était d’aller visiter la frontière. Je n’y manquai pas. Cette visite était intéressante au plus haut degré.

Les troupes alphonsistes occupaient, dans le voisinage de notre frontière, Irun, Fontarabie, Saint-Sébastien et quelques positions fortifiées entre ces trois villes. Le territoire carliste commençait entre Irun et Vera. Mais les bandes du prétendant tenaient la montagne presque partout et escarmouchaient sans cesse avec les soldats du gouvernement. Le jour, la plaine était occupée par ces derniers ; mais, à l’approche de la nuit, ils se retiraient dans l’enceinte des villes ou dans des tours de maçonnerie élevées de distance en distance. Ces tours, hautes de sept à huit mètres, n’avaient ni portes ni fenêtres. On y montait par des échelles que l’on retirait ensuite à l’intérieur. Des meurtrières permettaient de fusiller l’ennemi à couvert, s’il se rapprochait trop.

La nuit venue, les carlistes descendaient de la montagne et battaient la plaine. C’est ainsi que, chaque nuit, ils pénétraient dans le casino de Fontarabie, adossé aux remparts de la pittoresque petite ville, mais hors de son enceinte. Le Casino, où fleurissaient la roulette et le trente et quarante, était la création de M. Dupressoir, l’ancien fermier des jeux de Bade. On contait qu’il lui en avait coûté bon pour lever les scrupules du gouverneur civil, qui répugnait à autoriser un tel établissement. Mais, à peine la conscience de ce fonctionnaire était-elle rassurée, qu’il fut transféré à un autre poste. Son successeur dut être converti par les mêmes argumens et ne fit pas plus long séjour à Saint-Sébastien. Enfin les gouverneurs on vinrent à se succéder si rapidement, que Dupressoir se lassa de leur faire comprendre l’influence moralisatrice des maisons de jeu et qu’il ferma son établissement. Cosas de España !

Chaque soir, donc, les carlistes descendaient de la montagne de Guadalupe et s’introduisaient dans le Casino. L’administration de l’établissement avait eu la prudence de faire transporter avant leur arrivée la recette de la journée sur la rive française de la Bidassoa. Mais, pour ne pas irriter ses hôtes nocturnes, elle prenait la précaution de leur faire préparer un plantureux repas, auquel ils faisaient régulièrement honneur, tandis que les alphonsistes reposaient paisiblement de l’autre côté du mur. Au point du jour, les carlistes bien repus regagnaient leur montagne, les alphonsistes sortaient de la place, la caisse du Casino revenait d’Hendaye, et les salons de jeu se rouvraient. Et il en était ainsi tous les jours que le bon Dieu faisait.

Les deux principales routes qui vont de Bayonne en Espagne franchissent la frontière, la première au pont de Béhobie, la seconde à Dancharia. Je ne m’attarderai pas à décrire ici l’estuaire de la Bidassoa. C’est un des plus beaux paysages qui se puissent voir. La célèbre rivière s’élargit en nappe superbe avant de se jeter à la mer. Irun et Fontarabie du côté de l’Espagne, Béhobie et Hendaye du côté de la France, décorent ses rives verdoyantes. Les majestueuses cimes des Pyrénées espagnoles forment le fond du tableau. Quelque temps avant mon arrivée, le fracas des armes était venu troubler la sérénité de ce beau paysage. Don Carlos avait mis le siège devant Irun. Ses batteries, établies sur les hauteurs de San Marcos, foudroyèrent la ville pendant trois jours. De Bayonne, de Biarritz, de Saint-Jean-de-Luz, une multitude de curieux était accourue pour assister à ce spectacle peu commun. Par une délicate attention, le feu ne commençait, chaque matin, qu’après l’arrivée du premier train de Bayonne. Après trois jours de bombardement, Irun était en miettes. La garnison, réfugiée sous les voûtes de l’église, attendait impatiemment qu’on lui fît sommation de se rendre, lorsque, à la stupéfaction générale, Don Carlos leva le siège et rentra tranquillement à Vera.

Quelques jours après, un corps d’armée alphonsiste, envoyé au secours d’Irun, arrivait à marches forcées. Le général qui le commandait se mit à la poursuite des carlistes, sur la route de Vera. Il parvint aux portes de la ville, que les carlistes avaient évacuée précipitamment. On aurait pu croire qu’il allait profiter de l’occasion pour détruire sans coup férir les arsenaux, les fonderies, les cartoucheries réunis dans la ville. Point du tout : il tourna bride et revint à Irun sans être entré à Vera.

Tandis que les alphonsistes occupaient la tête de pont de Béhobie, nous étions en contact avec les carlistes au passage de Dancharia. Ce dernier point était l’un de ceux qui nécessitaient la plus active surveillance. Il était distant de 20 kilomètres d’Espelette, où s’arrêtaient les fils du télégraphe. Croirait-on que, plutôt que de construire ce tronçon de ligne, le gouvernement français a entretenu pendant cinq ans à Espelette un escadron de cavalerie pour faire le service d’estafettes entre Espelette et la frontière ?

Comme agens directs, l’administration n’avait à sa disposition que deux commissaires de police à Bayonne, quatre commissaires spéciaux à Aïnhoà, à Biarritz, à Saint-Jean-de-Luz, à Hendaye, et quelques inspecteurs de police. C’était très insuffisant. Le commissaire d’Hendaye, M. Roumagnac, occupait ce poste depuis trente ans. Selon les vicissitudes de la politique, il avait arrêté tour à tour tous les personnages politiques de l’Espagne. Comme je passais un jour à Hendaye avec le marquis de Bedmar, sénateur du royaume et ambassadeur de Sa Majesté Catholique à Saint-Pétersbourg, le commissaire vint nous saluer. L’ambassadeur détourna la tête. « La vue de ce diable d’homme m’est déplaisante, me dit-il. Il m’a si souvent arrêté, que je me figure toujours qu’il va me mettre la main au collet ! » M. Roumagnac était un excellent serviteur et un agent de renseignemens précieux, lorsqu’on savait mettre ses informations au point. Il avait vu tant de changemens en Espagne, qu’il prédisait toujours une révolution imminente, ce qui avait le don d’agacer profondément le duc Decazes.

L’armée et la marine concouraient à la garde de la frontière. Une vieille canonnière mouillée à Hendaye, l’Epieu, était chargée de la police de la Bidassoa. Un aviso, l’Oriflamme, stationnait tantôt à Bayonne et tantôt à Saint-Sébastien, quand il ne croisait pas sur la côte, pour veiller à ce que nos pêcheurs ne fussent pas molestés. M. de Bizemont avait succédé à M. Sallandrouze de Lamornaix dans ce commandement envié. Il y fut remplacé par M. Pougin de la Maisonneuve, aujourd’hui contre-amiral. L’Angleterre et l’Espagne entretenaient également des stationnaires dans le port de Bayonne.

Dans tous les villages de la frontière, des détachemens d’infanterie étaient cantonnés. Ils avaient pour mission d’empêcher les belligérans espagnols de violer le territoire français, ce dont ils ne se faisaient aucun scrupule. Ces troupes étaient sous les ordres d’un lieutenant-colonel, qu’un malheureux incident de sa carrière condamnait à ne jamais atteindre le grade supérieur : le 88e régiment de marche était sous ses ordres lorsqu’il passa à la Commune.

Les soldats disséminés dans le pays basque y menaient une existence fort heureuse, au milieu d’excellentes populations qui les choyaient. L’envers de la médaille, c’est qu’ils étaient exposés, comme les habitans, à recevoir de l’autre côté de la frontière quelque balle plus ou moins égarée. Une paysanne fut ainsi tuée au village de Biriatou, et, quelque temps après, un soldat périt de la même manière à la Peña Plata. Le gouvernement français réclama du gouvernement espagnol une réparation pécuniaire, à raison de ces deux meurtres. L’indemnité fut fixée d’un commun accord à 25 000 francs pour la femme, qui était mère de famille, à 20 000 francs pour le soldat. Mais ce n’était pas tout que d’obtenir la fixation de la somme à payer, il fallait arriver au paiement. Le chiffre des indemnités à payer aux sujets français pour les dommages à eux causés pendant la guerre carliste est fixé depuis vingt ans, et je ne sache pas que les sommes fixées aient été encore payées. Il en eût été certainement de même des indemnités promises à nos administrés, si je n’avais employé un procédé particulier pour en hâter le règlement.

Comme je tenais les clés de la frontière et que personne ne pouvait la franchir sans mon autorisation, le consul général d’Espagne avait journellement besoin de recourir à moi pour obtenir certaines facilités. Plusieurs mois s’étaient déjà écoulés sans que le gouvernement espagnol nous fit voir la couleur de son argent. Certain jour que le consul venait me demander une de ces autorisations sans conséquence que je lui accordais d’ordinaire sans difficulté, je la lui refusai net. « Il est impossible, lui dis-je, que je continue à vous accorder des faveurs, si minces soient-elles, au vu et au su des populations parmi lesquelles vos soldats ont fait des victimes, alors que votre gouvernement ajourne, au-delà de toute raison, les justes réparations qu’il reconnaît lui-même nous être dues.

— Mais enfin, ce n’est pas moi qui retarde ce paiement.

— D’accord ; mais il dépend de vous qu’il soit effectué sans retard.

— Et comment ?

— Entre nous, vous ne contesterez pas que votre gouvernement ne vous ait ouvert, chez les banquiers de Bayonne, un crédit de deux millions pour mettre fin à la guerre. Faites-vous autoriser à prélever sur ce crédit la somme nécessaire au paiement des indemnités, et nous redeviendrons les meilleurs amis du monde. Sinon, ne venez plus rien me demander : pas d’argent, pas de Suisse.

— C’est bien, je verrai ce que j’ai à faire.

Et le consul me quitta d’un air digne et vexé.

Huit jours se passèrent sans qu’il revînt. Enfin, un beau matin, il se fait annoncer chez moi, et je le vois paraître plus pompeux et plus enflé de son importance que jamais. D’un geste majestueux, il dépose sans mot dire une liasse de billets bleus sur mon bureau.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, c’est l’indemnité des victimes de Biriatou et de Peñia Plata.

— Ah ! mon cher consul, comme je vous remercie ! Je vous revaudrai ce service. En attendant je vais vous donner un reçu…

Mais lui, m’interrompant :

— Fi donc ! Entre caballeros, on n’a pas besoin de reçu.

Cette façon de justifier ses dépenses d’un homme qui avait le maniement de deux millions me laissa rêveur. Je dois à la vérité de reconnaître que ce paiement se régularisa par la suite, mais ce fut sur mes instances et parce que, avec mes préjugés français, il ne me convenait pas qu’il en fût autrement.


IV

Mes relations avec le consul d’Espagne n’étaient pas toujours aussi agréables. Souvent, trop souvent, j’avais à me défendre contre les accusations injustifiées qu’il portait contre nos fonctionnaires, tous vendus aux carlistes, d’après lui. Ces accusations se reproduisaient avec une régularité d’horloge le premier de chaque mois. Elles étaient suggérées au consul par ses agens secrets. Il avait le tort de les rémunérer par des appointemens fixes, d’où il résultait que, lorsque, après avoir flâné tout le long du mois, ils venaient, le 31, chercher leurs mensualités dans ses bureaux, pour éviter d’être cassés aux gages comme inutiles, ils débitaient les plus sottes inventions. Je payais mes renseignemens à la pièce et j’étais beaucoup mieux servi.

Mais ce n’étaient pas seulement les agens espagnols qui inventaient des griefs contre l’administration française ; les Allemands s’y employaient d’une façon plus perfide et plus dangereuse encore. Le consul d’Allemagne avait, lui aussi, sa police secrète ; il exploitait habilement les indications qu’elle lui fournissait pour nous représenter aux Espagnols comme pactisant sous-main avec les carlistes. Nos plus grandes difficultés n’avaient pas d’autre origine. Parmi les agens allemands, il en était un qui nous était tout particulièrement incommode. Sans cesse en mouvement, changeant continuellement de nom et de déguisement, son passage sur les divers points de la frontière coïncidait toujours avec les récriminations les plus acrimonieuses du consul d’Espagne. Je cherchai longtemps le moyen de m’en débarrasser. J’y réussis enfin, et ce fut un petit succès qui me donna grande satisfaction.

Un beau jour, lorsque je me crus suffisamment armé, je fis cueillir au saut du lit et conduire devant moi le personnage en question. C’était un grand gaillard, blond de poil et carré de mâchoire, un vrai type de Prussien. Il entra furieux dans mon cabinet et se répandit d’abord en menaces. De quel droit l’avait-on arrêté ? Il se plaindrait à son gouvernement ! J’aurais à me repentir de cette violation du droit des gens !

Je lui répondis très posément que ses allures m’étaient à bon droit suspectes, que je le soupçonnais d’être l’un de ces malfaiteurs cosmopolites dont la frontière regorgeait et que je tenais à m’assurer de son identité.

— Ah ! vous voulez savoir qui je suis, s’écria-t-il de plus en plus irrité. Eh bien ! lisez ce papier, et vous verrez à qui vous avez affaire.

Et il me jeta à la tête un passeport délivré par la chancellerie de Berlin au capitaine Von X…, officier dans l’armée prussienne, en mission.

Je lus attentivement ce document. J’en relevai par écrit les mentions essentielles et je le rendis à son propriétaire en lui disant :

— C’est bien. Je sais ce que je voulais savoir. Vous pouvez vous retirer, vous êtes libre.

— Grand merci, me répondit-il ironiquement, mais ne croyez pas que tout soit fini par-là. Je vous préviens charitablement que je vais prendre aujourd’hui même l’express pour Paris et que, dès demain, j’irai demander à mon ambassadeur d’exiger votre révocation.

— A votre aise.

Une heure ne s’était pas écoulée que l’on m’annonçait le consul d’Allemagne. Je l’attendais de pied ferme.

Plus doucereux que jamais, il prit un air affligé pour me dire combien il regrettait l’incident fâcheux qui venait de se produire. Le capitaine était très irrité. Il était personnellement en rapports avec le prince de Bismarck, qui prendrait certainement très mal l’insulte faite à un officier allemand qu’il avait lui-même honoré d’une mission. Le consul craignait fort que l’affaire ne tournât très mal pour moi et il en était désolé.

— Je vous sais beaucoup de gré de votre intérêt, lui répondis-je avec sérénité. Mais rassurez-vous. Si M. de Bismarck me fait l’insigne honneur de s’occuper de moi, ce sera pour m’adresser des remerciemens, et non pour demander ma tête.

Il prit l’air offensé d’un homme à qui l’on fait une plaisanterie de mauvais goût.

— Vous n’en douterez pas, ajoutai-je, lorsque vous saurez que le capitaine Von X… cherchait à s’enrôler dans l’armée carliste. Vous nous accusez de favoriser les carlistes. J’ai saisi avec empressement l’occasion de vous prouver, au contraire, que j’empêchais leur recrutement quand je le pouvais.

— C’est là une accusation qu’il vous serait peut-être difficile de prouver.

— Pardon, j’en ai les preuves écrites.

— J’entends bien : des témoignages de Français. Quand il s’agit d’accuser un Allemand, on n’est pas embarrassé pour trouver des témoins en France.

— En voici un du moins qui n’aura pas la tare française à vos yeux.

Et je mis sous les yeux du consul une déclaration de son collègue anglais, attestant que le chancelier du consulat d’Allemagne était venu, de la part de son chef, lui demander de s’employer auprès des carlistes qu’il connaissait, pour faire admettre dans l’armée du prétendant le capitaine Von X…, officier autrichien.

— Ce que le consul anglais ne dit pas, mais ce que je suis en mesure de vous affirmer, ajoutai-je, c’est que la vraie nationalité de votre compatriote et le rôle qu’il remplissait étaient parfaitement connus des carlistes, et que, s’il avait franchi la frontière, il aurait été immédiatement passé par les armes, comme l’a été, il y a quelques mois, le capitaine Schmitz, dans des circonstances analogues. Sachez-moi gré de vous avoir épargné une complication de ce genre.

Oncques n’ai-je vu homme aussi déconfit que le malheureux consul.

— C’est incroyable, balbutia-t-il, comment mon chancelier a-t-il osé faire une pareille démarche ? et en abusant de mon nom, encore ! Si cette affaire vient aux oreilles de M. de Bismarck, voilà un garçon révoqué, perdu à tout jamais. J’en suis navré, car il m’est fort recommandé, et il n’a péché que par étourderie.

— Mon Dieu ! fis-je avec bonhomie, je ne demande pas la mort du pécheur. Pour vous être agréable, je veux bien ne pas donner d’autre suite à cette affaire. Mais, en retour, vous cesserez de nous créer des difficultés avec les Espagnols.

Le consul me serra les mains avec effusion, en protestant de sa reconnaissance et de la pureté de ses intentions. En fait, à dater de ce jour, non seulement il ne me créa plus de difficultés, mais, à plusieurs reprises, il me communiqua des renseignemens intéressans. Quant au capitaine Von X…, je n’en entendis plus parler : il était « brûlé » et ne reparut pas à Bayonne.

Aux termes des traités en vigueur entre la France et l’Espagne, chacune des deux puissances s’est obligée à interner à 120 kilomètres de la frontière les nationaux de la puissance voisine, à première réquisition de leur gouvernement. La France n’a pas souvent usé de ce droit en Espagne ; l’Espagne en a abusé en France.

J’ai déjà dit combien l’émigration espagnole était nombreuse à Bayonne. Il n’en fallait pas beaucoup pour que le consul d’Espagne prît ombrage de tel ou tel réfugié. Un propos imprudent, des fréquentations suspectes, des délations dictées par la sottise ou l’inimitié personnelle, suffisaient à motiver des demandes d’internement. Nous n’avions pas à discuter ces demandes, mais à y déférer. Il faut avouer qu’il était profondément désagréable, pour des gens installés dans un pays qui leur était familier et sous un climat méridional, de se voir, du jour au lendemain, contraints de transporter leur établissement dans une ville inconnue pour eux du nord de la France. Il me semblait au moins inutile d’aggraver cette mesure de rigueur par des procédés brutaux. Je laissais donc les internés se rendre librement au lieu de leur destination, lorsqu’ils me donnaient leur parole d’honneur de le faire dans le délai que je leur assignais. Sur le nombre de ceux qui prirent cet engagement d’honneur (et ce nombre dépasse un millier), un seul manqua à sa parole : tant le point d’honneur a d’empire sur les Espagnols.

Par un traité conclu sous l’Empire, mais non promulgué, le gouvernement de la reine avait obtenu le droit de provoquer, de la même manière que les internemens, l’expulsion de ses sujets résidant en France. Les Espagnols s’en prévalaient souvent pour réclamer des expulsions, Le préfet leur répondait qu’il n’était pas lié par un traité non promulgué, et qu’il ne déférerait à leurs demandes que si elles étaient motivées et justifiées. Ce dissentiment fut la cause de nombreuses difficultés et de violentes attaques contre M. de Nadaillac. Je n’agis pas autrement que lui, lorsque je fus appelé à lui succéder.

Bayonne offrait à cette époque un bien curieux spectacle. Les Espagnols y fourmillaient, et, comme ils aiment par-dessus tout la vie extérieure, ils donnaient à la ville une animation extraordinaire. Leurs séduisantes filles, aux yeux de flamme, à la démarche ondulante, embellissaient les magnifiques promenades des Glacis et des Allées marines. Quelques-unes d’entre elles, et non des moins jolies, se faisaient remarquer par la corde qui ceignait leur taille et par le scapulaire piqué sur leur corsage : celles-là avaient fait un vœu pour qu’un frère, un amant échappât aux dangers de la guerre. Les hommes, coiffés du béret ou du sombrero et drapés dans leurs capes, arpentaient du matin au soir la place de la Liberté et la place d’Armes, en discourant de politique avec de grands gestes. Les hôtels ne désemplissaient pas de voyageurs arrivant d’Espagne et désireux de se délasser de la traversée, de touristes curieux de voir un coin du théâtre de la guerre. On allait en partie de plaisir pousser une pointe en pays carliste, assister à une escarmouche sur les bords de la Bidassoa, visiter les fortifications des alphonsistes et des carlistes. Les officiers des deux partis faisaient avec empressement les honneurs de leurs batteries aux belles visiteuses. Ils ne manquaient pas de leur offrir galamment de tirer le canon en leur honneur. On pointait une pièce sur un but à bonne portée, les dames se bouchaient les oreilles, et le coup partait, atteignant l’ennemi, s’il était en vue, ou, à défaut, le point visé. En face et à trois kilomètres des batteries alphonsistes de San Marcos, s’élevait une belle villa appartenant à un sénateur très dévoué au roi Alphonse. Pour son malheur, cette villa, resplendissante de blancheur, offrait aux artilleurs de San Marcos un but des plus commodes. Elle fut criblée de projectiles, trouée comme une écumoire, pour le seul plaisir de faire parler la poudre devant les belles dames et de leur montrer la justesse du tir.

Biarritz avait ses hôtes princiers habituels, les grands-ducs de Russie, le roi de Hanovre et sa fille, etc. Quelle noble et intéressante figure que celle de ce vieux roi aveugle, dépouillé de ses États et de ses biens par la plus injuste violence ! Seul de tous les souverains allemands, il avait résisté les armes à la main à l’ambition de la Prusse. Tout aveugle qu’il était, il avait voulu accompagner ses soldats au feu. Et, comme ses aides de camp profitaient de son infirmité pour l’éloigner du fort du combat : « Conduisez-moi plus avant, avait-il commandé, je veux entendre siffler les balles. »

Chaque année, le roi venait passer trois ou quatre mois à Biarritz. Il avait la plus belle figure et le port le plus majestueux qui se puissent voir. Son accueil était des plus gracieux et sa conversation des plus intéressantes. Mais il avait la faiblesse de ne pas convenir de son infirmité. Adroitement renseigné par son entourage, il s’extasiait sur les beautés d’un paysage, d’un coucher de soleil. La princesse Frédérique, sa fidèle Antigone, eut la malencontreuse fantaisie d’aller faire une excursion à Tolosa, en pays carliste. Mal lui en prit, car les carlistes se montrèrent grossiers pour elle et pour sa suite.

Nous faillîmes avoir une visite royale plus piquante, celle de la reine Isabelle. La reine aurait voulu rentrer en Espagne. Les ministres de son fils s’opposèrent à sa rentrée, qu’ils trouvaient prématurée. Elle en fut piquée au vif. Don Carlos profita de la circonstance pour lui offrir de venir s’installer à Zarauz, sa station préférée, l’assurant qu’elle y serait reçue avec tous les honneurs qui lui étaient dus. La reine parut un instant tentée d’accepter, pour faire pièce à son fils, et déjà Don Carlos avait envoyé à la frontière ses équipages pour l’attendre. Mieux inspirée, elle déclina l’invitation. Mais il fallait voir, en attendant, l’agitation du consul général et de tout le personnel à ses ordres, l’anxiété avec laquelle ils épiaient l’arrivée des express de Paris et leur émoi lorsqu’ils voyaient une grosse dame descendre de wagon.

Le duc de Parme, neveu du comte de Chambord et beau-frère de Don Carlos, s’était fixé à Biarritz avec sa nombreuse famille. Don Carlos lui avait donné un régiment, qu’il ne commanda jamais. Une fois ou deux, il alla faire dans les États carlistes des excursions, sur lesquelles nous fermions les yeux.

Le comte de Caserte, frère du roi de Naples, et le comte de Bardi, frère du duc de Parme, traversaient quelquefois l’arrondissement. Comme ils servaient dans l’armée carliste, on me donnait officiellement l’ordre de les arrêter. Mais il ne m’était pas difficile de lire entre les lignes que le gouvernement me saurait très mauvais gré de lui créer des embarras avec les légitimistes de l’Assemblée nationale, en prenant cet ordre à la lettre. Don Juan de Bourbon, père de Don Carlos, eut la maladresse de se faire arrêter à Béhobie. Je l’envoyai à Paris sur parole. Il avait quelque velléité de s’arrêter quelques heures à Pau chez sa belle-fille. Je l’en dissuadai. Peu de jours après, la princesse Marguerite (ses féaux la nommaient la Reine) me fit remercier de ma conduite vis-à-vis de Don Juan. Et, comme je ne comprenais pas bien de quoi on me remerciait : « C’est, ajouta-t-on, de l’avoir empêché de s’arrêter à Pau : il voulait venir demander de l’argent à sa bru. »

Beaucoup d’autres princes étrangers fréquentaient Biarritz, pendant la belle saison. Il me souvient d’avoir rendu visite à quatorze Altesses impériales ou royales dans une seule journée. Ces princes en vacances m’occasionnaient parfois de singuliers embarras. C’est ainsi que, certain soir de fête, de la portière d’un wagon réservé où j’avais donné asile à un préfet en villégiature et à sa femme, j’aperçus, au milieu de la foule qui assiégeait le train, deux jeunes princes impériaux en train de se colleter avec des employés de la gare. Pour prévenir un scandale, je me hâtai d’offrir aux princes place dans mon compartiment. Ils acceptèrent en me remerciant. Malheureusement ils n’étaient pas seuls, une jeune dame fort émancipée les accompagnait, et, à peine montés en wagon, une des deux Altesses, visiblement émue par un dîner trop bien arrosé, se permit avec elle les plus étranges privautés. Sur quoi, madame la Préfète, que je n’avais pas eu le temps d’informer de la qualité des nouveaux venus, monte sur ses grands chevaux et me reproche d’une voix suraiguë d’avoir introduit dans le wagon des malotrus, des gens sans mœurs et sans éducation, etc., etc. Le train n’était pas encore en marche. Je saute, affolé, sur le trottoir et, prenant au collet le chef de gare, le contrains d’ajouter un wagon, dans lequel je m’empresse de caser mes deux princes. Ainsi finit le drame.


V

Depuis l’avènement d’Alphonse XII, les affaires de Don Carlos n’avaient pas prospéré. Tandis qu’il continuait à perdre son temps dans le Nord, à canonner inutilement les villes ouvertes, l’armée espagnole se réorganisait rapidement, et, sous la main habile et ferme de M. Canovas, l’ordre renaissait dans tout le royaume. Une dernière chance s’offrit au prétendant.

Le chemin de fer du Nord de l’Espagne ne fonctionnait plus, depuis plusieurs années, dans les provinces occupées par les carlistes. Les communications par voie ferrée avec la France étaient coupées. C’était une perte énorme pour la Compagnie du Nord-Espagne. Cette compagnie, dans laquelle étaient engagés beaucoup d’intérêts français, demandait avec instances qu’un modus vivendi intervenant entre les belligérans lui permît de faire circuler ses trains. Le comte de Chaudordy prit cette affaire en main ; il obtint de M. Canovas del Castillo, président du Conseil des ministres, une adhésion de principe à la neutralisation de la ligne et fit engager par la compagnie des négociations avec Don Carlos. Don Carlos comprit-il l’importance capitale de la question ? La convention à intervenir impliquait la reconnaissance de sa qualité de belligérant et de son pouvoir de fait sur les provinces du Nord. En renonçant à étendre ses possessions au-delà de l’Ebre, il aurait pu se faire accepter comme souverain de l’Espagne du Nord. La France n’aurait pas élevé d’objections contre une solution qui lui aurait donné pour voisin, sur sa frontière du sud-ouest, un État partagé en deux, au lieu d’une puissance unique. Au lieu de saisir la balle au bond, on perdit du temps à ergoter sur les conditions de la convention. M. Canovas en profita pour revenir sur son adhésion, et la dernière chance des carlistes fut perdue.

Comme la peau de chagrin de Balzac, les domaines de Don Carlos se rétrécissaient à vue d’œil. L’Aragon et la Catalogne étaient perdus. La Seo de Urgel avait été emportée par les alphonsistes. Don Carlos ne se maintenait plus que dans le Guipuzcoa et une partie de la Navarre. Ses troupes avaient éprouvé une série d’échecs dont il avait rendu leurs chefs responsables. Les généraux carlistes passaient du commandement à la prison. Les rangs des fidèles s’éclaircissaient ; la défection retentissante de Cabrera en avait entraîné d’autres. Les subsides de l’étranger tarissaient. Les provinces basques étaient lasses de porter tout le fardeau de la guerre. Leurs députations réunies à Durango avaient signifié à Don Carlos qu’il n’eût plus à compter sur les ressources d’un pays épuisé. Les jours de la domination carliste étaient comptés.

Au mois de février 4870, toutes les forces dont pouvait disposer le roi Alphonse étaient concentrées dans les provinces du nord, prêtes à tenter un suprême effort contre les carlistes. Le général Moriones, commandant en chef, prit une vigoureuse offensive et s’empara successivement d’Estella et de Tolosa. Les carlistes furent rejetés en désordre vers la frontière française. Jaloux de leur donner le dernier coup, le général Martine/Gampos, qui commandait l’aile gauche de l’armée, fit poser les sacs à ses soldats et, franchissant les passages les plus ardus de la montagne, par une marche extraordinaire d’audace et de rapidité, vint s’emparer du passage de Danckaria. Aussitôt avisé de l’arrivée des troupes espagnoles sur la frontière, je me rendis sur les lieux pour veiller à ce que notre territoire fût respecté. C’était, il n’en souvient, par une magnifique journée d’hiver. Le voyage dans ce pays ravissant, sous les chauds rayons d’un brillant soleil, était un vrai plaisir. Ma voiture était découverte et j’étais en uniforme. A Paris, on m’aurait pris pour un officier de paix ; à Dancharia, on me prit pour un maréchal de France et toute l’armée espagnole courut aux armes pour me rendre les honneurs militaires. Les soldats espagnols venaient de faire d’une traite vingt lieues dans la montagne par des sentiers de chèvres, où ils avaient littéralement laissé leurs chaussures, à telles enseignes que le général Martinez Campos avait dû faire venir de Bayonne plusieurs milliers de souliers. On aurait pu les croire écrasés de fatigue : pas le moins du monde. Ils dansaient le fandango avec les filles du pays, et le bruit dominant sur la rive espagnole n’était pas le cliquetis des armes, mais le son de la mandoline et le claquement des castagnettes.

Le mouvement hardi de Martinez Campos avait coupé en deux l’armée carliste. Le corps principal, rejeté vers l’est et toujours poussé l’épée dans les reins par Morionos, atteignit la frontière à Saint-Jean-Pied-de-Port. Le 28 février, les carlistes mirent bas les armes et entrèrent en France à la suite de Don Carlos. Le prince, ramené à Pau par le préfet, fut dirigé sur Paris quelques jours après.

Le général Pourcet s’était rendu à Saint-Jean-Pied-de-Port pour veiller au désarmement des troupes carlistes. La petite ville de Saint-Jean, hors d’état de nourrir avec ses seules ressources la masse des réfugiés, criait famine. A la demande du général, je réquisitionnai les approvisionnemens de vivres de réserve de la citadelle de Bayonne et je les lui expédiai en poste. Quarante-huit heures après, le général me télégraphiait qu’il dirigeait sur Bayonne cinq mille soldats carlistes, quinze cents officiers et trois cents chevaux de prise. Disons tout de suite que, de tout le convoi de chevaux, il ne me parvint que trois chevaux et un mulet blanc, dont quatre généraux carlistes se disputèrent âprement la propriété. Comme le général avait négligé de faire escorter ce convoi, les Espagnols qui le conduisaient avaient vendu, chemin faisant, tous les animaux aux paysans, pour cent sous, pour dix francs, pour le prix du licol.

Le télégramme du général Pourcet me parvint à dix heures du soir ; les réfugiés devaient arriver dans la matinée du lendemain. On sait que les réfugiés militaires, une fois désarmés par l’autorité militaire, sont à la charge et à la disposition de l’autorité civile. Dans la nuit, je fis commander des fournées supplémentaires chez tous les boulangers de la ville, acheter des salaisons, et préparer les vastes locaux de l’arsenal maritime désaffecté. Lorsque les colonnes de réfugiés arrivèrent, tout était prêt pour les recevoir. Ces braves gens venaient de faire cent vingt kilomètres à pied et le ventre creux. Ils n’en marchaient pas moins en très bon ordre et d’un pas alerte, scandant leur marche du chant national des Basques : Guernicaco Arbola, bien équipés d’ailleurs et l’air martial sous leurs bérets aux couleurs variées, suivant les corps auxquels ils appartenaient. On ne pouvait s’empêcher d’admirer leur endurance physique et morale.

En entrant dans l’arsenal, les soldats défilaient devant des tables où on leur distribuait leur ration de vivres. On les comptait ensuite comme des moutons et on les enfermait, par groupes de cinq ou six cents, dans des magasins pourvus de paille de couchage. Quelques heures après, ils en étaient extraits, conduits à la gare par un peloton d’infanterie, et montaient dans un train qui les emmenait au lieu de leur internement, que je désignais. Grâce à l’activité déployée par la Compagnie du Midi, ils purent être tous acheminés vers leur destination en moins de vingt-quatre heures. Je leur dois d’ailleurs cette justice que tous sans exception se montrèrent soumis, disciplinés et reconnaissans des bons traitemens dont ils étaient l’objet.

Les officiers étaient libres de prendre la ration des soldats ou d’aller chercher leur nourriture en ville. Ils devaient être internés individuellement. Les officiers asturiens furent les seuls qui demandèrent à partager jusqu’au bout le sort de leurs soldats.

Comme j’entrais à l’arsenal dans la journée, un gamin d’une dizaine d’années était en grande discussion avec le factionnaire qui ne voulait pas le laisser sortir et qui lui riait au nez, lorsqu’il arguait de sa qualité d’officier. Il l’était cependant, ayant le grade d’alferez. C’était le fils d’un officier carliste tué en combattant. Les femmes de la halle de Bayonne recueillirent cet intéressant orphelin et l’adoptèrent.

J’eus moins à me louer des officiers que des soldats. Ils m’assassinaient de leurs réclamations, chacun prétendant être interné ailleurs que dans la ville que je lui assignais. En général, leurs qualités militaires paraissaient inférieures à celles de leurs soldats.

Il me souvient d’un lieutenant-colonel de cavalerie qui vint me demander de l’interner à Avignon. « Mais, lui dis-je, je ne puis vous envoyer qu’au nord de la Loire. Pourquoi voulez-vous aller à Avignon ?

— Parce que j’y suis connu et que j’y gagnerai plus facilement ma vie en reprenant mon métier.

— Qui connaissez-vous à Avignon ?

Alors, avec beaucoup de simplicité, l’homme tira de son portefeuille un certificat par lequel M. de X… attestait que le nommé Juan X… était demeuré à son service pendant un an comme cocher et qu’il n’avait eu qu’à se louer de sa probité. Deux ou trois autres certificats analogues étaient joints à cette pièce.

J’envoyai le colonel à Avignon. Sa modestie et sa sincérité méritaient bien cette faveur. Les plus marquans des réfugiés carlistes étaient deux anciens généraux en chef, Lizarraga et Valdespina. Tous deux, par une faveur spéciale, furent autorisés à fixer leur résidence à Saint-Jean-de-Luz.

Lizarraga était un petit homme d’allures modestes, confit en dévotion et cousu à la robe de son aumônier, dont il m’avait supplié de ne pas le séparer. Le marquis de Valdespina, vétéran de la première guerre carliste, ancien compagnon d’armes de Zumalacarregui, n’était plus de la première jeunesse. Très vert encore, il commandait au siège de Bilbao. Sa physionomie respirait l’énergie. Malheureusement il était sourd comme un canon. De temps à autre, il venait me demander l’autorisation de faire quelque excursion à Pau ou à Bordeaux, autorisation que je lui accordais sans la moindre difficulté. Il ne manquait jamais de comprendre tout le contraire de ce que je lui disais, et d’éclater on imprécations contre mon refus, puis de se confondre en salutations et en excuses, lorsque son aide de camp lui avait démontré son erreur.

Quelques jours après l’entrée de Don Carlos en France, je reçus la visite d’un général carliste, qui me pria de lui faire restituer l’épée qu’il avait dû rendre à nos officiers en passant la frontière. Il tenait d’autant plus à cette arme, me dit-il, qu’il l’avait tirée pour la France, ayant servi dans notre armée en 1870, comme général au titre auxiliaire. Je m’empressai de faire droit à sa demande. Ce général était M. de Castella, de nationalité suisse, type curieux de condottiere bon enfant, égaré dans notre siècle prosaïque. Il servait dans la petite armée du Pape, où il était parvenu au grade de colonel, lorsque l’entrée des Italiens à Rome lui fit des loisirs forcés. Aussitôt, il s’empresse de prendre du service dans l’armée française, contre les Allemands. La guerre de France se termine et le voilà de nouveau sur le pavé. Mais les carlistes prennent les armes, et Castella d’accourir, pour mettre son épée à leur service. Bien accueilli de Don Carlos et attaché à son état-major général, il sollicita vainement un commandement actif. Si grande est l’antipathie des Espagnols pour les étrangers, qu’on ne se décida jamais à l’employer comme il le demandait. Ce ne fut qu’au dernier jour de la guerre qu’il put avoir la satisfaction de se battre. Le comte de Caserte, dernier commandant en chef de l’armée carliste, était à Vera avec une dizaine de bataillons. A la nouvelle de l’entrée de Don Carlos en France, jugeant avec raison que tout était fini, le prince ne songea plus qu’à pourvoir à sa sûreté. Il partit, et tous les généraux suivirent son exemple, à l’exception de Castella. Les troupes alphonsistes approchaient, et les bataillons carlistes, laissés à eux-mêmes, allaient se débander sans combat, lorsque Castella leur représenta que, pour l’honneur du nom carliste, ils ne devaient pas déposer les armes avant de s’en être servis une dernière fois. Les troupes l’acclamèrent et se placèrent spontanément sous ses ordres, et, pendant toute une journée, cette poignée d’hommes se battit contre des forces très supérieures, sans autre but que de sauvegarder l’honneur. Puis, l’honneur étant sauf, elle passa la frontière, à la suite de son général improvisé. Au demeurant, ce soldat des causes vaincues était sympathique. Quand on est Suisse et qu’on a des goûts belliqueux, on est bien forcé d’aller en demander la satisfaction à d’autres pays que le sien.

Tant que la guerre avait duré, des malandrins, se réclamant tantôt d’un parti, tantôt d’un autre, avaient profité du désordre pour se livrer à toutes sortes de crimes sur le territoire disputé entre les deux armées. L’ordre se rétablissant en Espagne, ces gens de sac et de corde vinrent chercher un refuge en France. L’arrondissement de Bayonne en fut bientôt infesté. Je pourchassai, avec la dernière rigueur, ces bandits qui constituaient un véritable danger public, et grâce aux primes que je donnais à ceux qui les dénonçaient, je parvins à en purger rapidement le pays. L’un d’eux, sorte de colosse à face bestiale, avait été amené devant moi. « C’est bien vous, lui demandai-je, qui avez assassiné une femme à Pampelune, la semaine dernière ? — Para servir usted, Señor, » me répondit-il en souriant. La prison de Bayonne était remplie de ces hôtes dangereux. Les gardiens faisaient leur service armés d’un poignard et d’un revolver. Ces outlaws n’y séjournaient d’ailleurs que tout juste le temps d’obtenir leur expulsion. Dès qu’elle était prononcée, je les faisais conduire à la frontière la plus proche, qui était le pont de Béhobie, et si, d’aventure, la guardia civil les cueillait au milieu du pont, je ne m’en affligeais pas autrement.

Je n’avais pas été sans éprouver quelque inquiétude sur l’accueil que les carlistes recevraient de leurs compatriotes réfugiés à Bayonne. Ceux-ci, libéraux des provinces du nord pour la plupart, ne devaient pas porter dans leur cœur les gens qui les avaient pillés, rançonnés, et en définitive chassés de leur pays. Il m’eût déplu cependant que des vaincus qui venaient demander asile à la France fussent insultés sur son territoire. Je m’étais bien promis qu’on ne verrait pas se renouveler le scandale qui s’était produit en 1868 à la gare de Biarritz, lorsque la reine Isabelle, venant chercher un refuge en France, avait été, sous les yeux de l’Empereur et de l’Impératrice, odieusement outragée par les réfugiés politiques rentrant en Espagne. Des ordres sévères prévinrent heureusement tout incident de ce genre. Au surplus, quelques jours s’étaient à peine écoulés que carlistes et libéraux fraternisaient avec un laisser aller stupéfiant. Les divisions politiques n’ont pas en Espagne la même influence que chez nous sur les relations sociales. C’est fort heureux, car, après tant de révolutions, il n’y a pas deux Espagnols qui se salueraient, si les rancunes des partis devaient s’éterniser.


COMTE REMACLE.


  1. On sait que Charles-Quint, Charles V comme empereur d’Allemagne, était le premier de ce nom comme roi d’Espagne.
  2. M. Thiers avait envoyé des agens de la sûreté pour découvrir la retraite de Don Carlos. Les agens s’assurèrent de la présence du prince dans les environs de Pau, chez un des plus sympathiques conseillers généraux des Basses-Pyrénées. Le Président fit à ce sujet une algarade au préfet : « Comment ! Don Carlos se cache à votre porte et vous ne le faites pas arrêter ? — Monsieur le Président, lui répondit le marquis de Nadaillac, comme vous avez paru vous réserver la surveillance de Don Carlos, j’aurais cru vous manquer en le Taisant. » Au fond, M. Thiers ne se souciait pas autrement de se mettre à des les légitimistes de l’Assemblée nationale.
  3. M. de Chaudordy lui-même.
  4. Le titre de marquis d’Arneguy.