Les Carnets de Gustave Flaubert

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Les Carnets de Gustave Flaubert
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 371-392).
LES
CARNETS DE GUSTAVE FLAUBERT

Une nouvelle édition des œuvres de Gustave Flaubert est actuellement en cours de publication[1]. Cette édition s’imposait. Car, après trente ans qu’il est mort, le moment est venu, semble-t-il, de traiter l’auteur de Salammbô comme un classique et de livrer au public tout ce qui, dans l’héritage du grand écrivain, peut intéresser la curiosité de ses admirateurs.

Une masse considérable d’inédit va donc s’ajouter à ce que nous en possédions déjà : esquisses et brouillons des œuvres publiées de son vivant, œuvres de jeunesse, scénarios dramatiques, plans développés de nouvelles et de romans, impressions de voyages, notes écrites au jour le jour sur les sujets les plus variés. Il avait même conservé quelques-uns de ses devoirs de collège, qui ont été pieusement recueillis et classés par sa nièce, Mme Franklin-Grout. Si tentante que fût l’entreprise, néanmoins on a cru impossible de publier intégralement tout cet inédit, fût-ce à titre documentaire. Il y faudrait des volumes, qui risqueraient d’écraser sous leur nombre la demi-douzaine que Flaubert avait jugés dignes de voir le jour.

En effet, ce qu’il a écrit dépasse de beaucoup ce qu’il a publié. On oublie trop que son existence se partage en deux moitiés très inégales, ce que j’appellerais sa vie publique et sa vie cachée. Cette dernière fut bien plus féconde et plus considérable que l’autre. Lorsqu’il fit paraître, en 1857, Madame Bovary, il y avait plus de vingt ans qu’il noircissait du papier. Vers 1840, il commence, à proprement parler, son métier d’auteur ; il compose, avec des Velléités intermittentes de publication. Et, jusqu’à son dernier souffle, il a rêvé, pensé, imaginé, ébauché : travaillé, comme il le répétait, bien au-delà de ce que nous pouvons croire. A côté de l’œuvre qu’il avait sur le chantier, il en a conçu d’autres que nous ignorons. Si absorbé qu’il fût par le travail du moment, il ne cessait pas de méditer, de lire, de critiquer ses lectures, de vagabonder par les chemins de la fantaisie. Ce labeur se résolvait en notes jetées, au fur et à mesure, dans des cahiers ou sur des feuilles volantes.

Reproduire tout le contenu de ces cahiers, — et tout d’un coup, — serait fatiguer inutilement l’attention du public et noyer ce qui est vraiment précieux ou curieux sous un flot d’écritures moins attrayantes. Quand le lecteur aura digéré ce qu’il y a d’intéressant pour tout le monde dans ces amas de feuillets jaunis, on pourra peut-être lui présenter, — par acquit de conscience et pour la beauté de la méthode, — ce qui n’offrait d’intérêt que pour Flaubert lui-même. Et puis, il faut bien laisser quelque chose à faire aux éditeurs de l’avenir.

Rien d’essentiel, je l’espère, ne sera sacrifié. En tout cas, j’ai pris la peine de parcourir ou de lire attentivement ce qui a été mis à ma disposition par la nièce de l’écrivain. Prochainement, j’étudierai l’œuvre inédite dans son ensemble, le Flaubert de la « vie cachée. » Pour l’instant, je voudrais simplement dépouiller ces modestes carnets, où, soit en cours de route, soit dans sa solitude de Croisset, il consignait diligemment le bilan de sa journée intellectuelle.


I

Ce grand analyseur avait la manie de s’ausculter l’âme : déjà sa Correspondance, — si incomplète, si mutilée, — nous l’aurait appris, au cas où ses romans ne nous en auraient pas fourni d’abord la preuve éclatante. Et non seulement il s’analysait, mais il notait les moindres ébranlemens de sa sensibilité, les idées qui lui venaient ou que lui suggéraient les livres des autres, les éclairs les plus fuyans de son imagination, — ou encore les paradoxes, les truculences verbales dont il aimait à étourdir ses interlocuteurs, ou à s’éblouir lui-même. Bien plus : il avait la manie de coucher par écrit de menus faits, des circonstances qui nous paraissent futiles, parce que le sentiment dans lequel il les a notés nous échappe. C’est que nul ne s’est évertué comme lui, selon l’expression de Schopenhauer, à « fixer la roue du temps. » Il ne veut rien perdre de sa substance. Il faut que, dans dix ans, dans quinze ans, lorsqu’il rouvrira son journal, tel mot, tel détail insignifiant pour d’autres, le remettent dans l’état d’âme où il était aujourd’hui et qu’il aperçoive son existence tout entière dans un perpétuel présent.

Il écrit, par exemple, en tête du manuscrit de Saint Antoine : « Commencé le lundi 24 février, à trois heures un quart, temps de soleil et de vent ! » Ou bien, il jette, à la fin d’un carnet : « Aujourd’hui, 12 décembre 1862, anniversaire de ma quarante et unième année, été chez M. de Lesseps porter un exemplaire de Salammbô pour le bey de Tunis, — chez Janin, — déjeuner chez Ed. Delessert, — chez H. Berlioz, — au Palais-Royal, m’inscrire chez le Prince, — acheté deux car cela, — reçu une lettre de Bouilhet, — et m’être mis sérieusement au plan de la première partie de mon roman moderne parisien… ? ? ? »

Heureusement pour nous, les carnets de Flaubert renferment, — et en grand nombre, — des confidences moins strictement personnelles. L’un d’eux, daté de 1870, s’intitule : Expansions. Un autre, sans date, porte cette épigraphe : Spira ! Spera ! (Souffle ! espère ! ) Les deux rubriques sont également révélatrices : il a déversé, dans ses pages, le trop-plein d’émotions et d’idées qui l’assaillaient au cours de ses journées et de ses nuits laborieuses, et, — d’un bout à l’autre, — on y sent circuler le souffle ardent du brasier jamais éteint que fut sa grande intelligence.

A ceux qui nieraient d’avance la valeur de ces notes intimes et qui contesteraient l’utilité de leur publication, je répondrais que, si elles n’ajoutent rien à la gloire de l’artiste, elle nous font mieux connaître l’homme et apprécier plus exactement la fécondité de son imagination et l’étendue de son esprit. Elles démentent victorieusement ceux qui s’obstinent encore à considérer Flaubert comme on ne sait quel cuistre muré dans des besognes de style, — qui vont même jusqu’à douter de son intelligence, ou qui lui reprochent d’avoir manqué de cœur[2].


II

Voici d’abord des croquis destinés à des romans futurs, ou crayonnés pour le plaisir, des phrases qu’il tenait en réserve, des traits de mœurs contemporaines, des pensées morales ou sociales, des boutades, de l’humour, un peu gros, comme il l’aimait[3].

Enterremens parisiens. — Enterrement de la fille de C…[4]. Tous les camarades, si affligés qu’ils soient, prennent des poses. Pas une attitude vraie. Les comiques ont une douleur bonhomme, l’attendrissement avachi : « Mon pauvre vieux ! » Les tragiques : « Quel désastre ! »

La main dans le gilet et la tête au vent, C…, dont la face ruisselait de larmes, s’était fait friser les moustaches.

— B… réclame dans les journaux, le lendemain de l’enterrement de sa mère, pour trois célébrités qu’on avait oubliées.


Aujourd’hui, 4 novembre 1862, été à l’église Saint-Martin, à l’enterrement du père de B…, gens de lettres et cabolins. À cette heure que le bonhomme est enterré fraîchement, tous les assistans sont dans les cafés ou avec du fard aux joues, sur les planches des théâtres, à débiter des gaudrioles. J’étais entre les deux Lévy. Devant moi, Théodore de Banville et Maurice Sand ; plus loin, Paulin Meunier et Taillade ; à ma gauche, de l’autre côté, Sardou et. Déjazet fils. Laferrière seul au milieu des chaises, etc.

Il a fallu attendre la fin de deux enterremens. Rien de religieux. Cela se précipite comme des ballots dans une maison de roulage. L’église est éclairée au gaz comme un café. Casino catholique. Ça ne sent même plus le jésuite. C’est administratif et chemin de fer. Rien pour le cœur, rien pour la poésie, rien pour la religion. Toute la laideur du monde moderne est là.

C’est peut-être, après tout, une transition pour amener l’effacement complet des funérailles, quelque chose comme une crémation instantanée. On escamotera la mort dans ce qu’elle a de pire. La tendresse humaine y perdra. Un certain lien que l’on sentait (à cause du fil coupé pathétiquement) entre ceux qui ne sont plus et vous. Le drame s’en va de ce monde.


« Comme une armoire à glace ! » Expression d’admiration (à propos de lutteurs) de M. Rollin-Rossignol, le cornac d’iceux. Il voulait dire formes carrées et nettes. Mais il y a aussi, là-dedans, un sentiment de luxe et de beauté : la chose riche, hors ligne, — princière.


Phrases écrites sur des cartes de visite, pour féliciter M. Z., de sa nomination à l’Académie française :

— Heureux ! Oh ! bien heureux !…

— Ma femme et moi nous sommés fous !

— Enfin ! Justice est faite !

— Quel bonheur ! etc.


A propos des pèlerins de Lourdes. — L’invention des chemins de fer fut mal vue par le clergé, témoin le mandement de l’archevêque de Besançon, Mgr Bouvier, qui les considère comme envoyés par Dieu pour punir les hôteliers de la violation du dimanche. Les libres penseurs au contraire les ont considérés comme devant favoriser leurs vues, par le rapprochement des peuples, l’effacement des préjugés, etc.

Et voilà que les chemins de fer servent aux pèlerinages, d’une manière imprévue !… (Octobre 1872.)


Règle de conduite. — Conseiller l’audace aux hommes et la retenue aux femmes, — ce qui est la maxime du monde, — peut être selon la nature. Mais n’est-ce pas attenter à la délicatesse des uns et à l’intérêt des autres ?

Qu’importe, pour les premiers, un adultère de plus ? tandis que le moindre amour peut faire perdre à une femme, si bas qu’elle soit, sa position, sa fortune et sa vie même.

Conclusion : c’est à ces dames à nous faire les avances.


Une femme qui, dans sa jeunesse, a été un « type » reste victime du type. Il faut qu’elle s’habille ou se coiffe d’une certaine façon ; et, même quand ce genre de coiffure et d’habillement ne va plus à sa personne, il faut qu’elle continue ! De là des extravagances grotesques.

Etendre cela au moral.


… Ce je ne sais quoi de borné et d’exaspérant qui fait le fond du caractère féminin.


Les hommes qui aiment beaucoup la femme ne peuvent pas aimer la justice.


Un homme aimé par une femme l’est en même temps par d’autres. Puissance de rayonnement. Théorie de l’amour qu’inspirent les actrices.


Celui qui ne dit pas de mal des femmes ne les aime point, puisque la manière la plus profonde de sentir quelque chose est d’en souffrir.


« Il a une femme et des enfans ! » Honorable excuse à toutes les turpitudes.

Autrefois, à Paris, on croyait que la femme était un moyen d’arriver à une position, on la considérait comme une échelle qui conduisait à la fortune. Autant de maîtresses, autant d’échelons ! N’est-ce pas, actuellement, le contraire ? Car, pour leur agréer, c’est la Position plus encore que l’Argent qu’il leur faut. Elles couchent avec le Rang, le Renom, l’Entourage social, tout comme font les hommes. Quant au demi-monde, du moins, cela est incontestable.


À mesure que la prostitution des femmes diminue (se modifie ou se cache), celle des hommes s’étend. Le corps peut être moins vénal, soit ! Mais l’esprit arrive à une banalité, à une promiscuité sans exemple.


L’acteur Ravel a créé le genre des amoureux ridicules. Comptez dans combien de pièces, dans combien de livres, l’amour est maintenant ridiculisé, — et plaignez-vous ensuite de la bassesse du théâtre et du roman, — sans compter celle de la vie !

Autre face de la question : cet acharnement contre l’adultère est peut-être moral ? Pour se sauver des passions, il faut d’abord en rire.


Indiquez-moi une maison où l’on cause littérature ! ! !


Arrivés à la cinquantaine, les gens d’esprit font sérieusement ce qui les aurait fait pouffer de rire à vingt-cinq.


Ne plus aimer Paris, signe de décadence. Ne pouvoir s’en passer, marque de bêtise.


Les savans se décernent le titre d’écrivain aussi facilement que les poètes s’attribuent celui de penseur.


Il y a, dans toute indignation, une faute de jugement — une envie sourde — et une vertu.


Dans l’adolescence, on aime les autres femmes, parce qu’elles ressemblent plus ou moins à la première ; plus tard, on les aime, parce qu’elles diffèrent entre elles.

Proverbe italien : un bon ami est une proie.


Qu’est-ce que la gloire ? Faire dire beaucoup de bêtises sur son compte.


Quel est l’imbécile qui a dit ceci : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde » ? Pas du tout ! Il y a quelqu’un de plus bête qu’un idiot, c’est tout le monde !


Puissance des mots. Ignorance française. Apres la perte du Canada, on dit : « Que nous font quelques arpens de neige ! »

Ils étaient peuplés de 2 millions d’habitans et produisaient par an 500 millions !


Une sottise ou une infamie, en se renforçant d’une autre, peut devenir respectable. Collez la peau d’un âne sur un pot de chambre et vous faites un tambour.


Ce qu’il y a de plus imbécile au monde, ce sont les gens dits moyens, la bourgeoisie intellectuelle, de même que les braves gens sont les plus féroces.


La cruauté par sensualité révolte moins que la cruauté qui s’ignore, la cruauté d’idées, de principes. Est-ce parce que la première est un besoin de l’homme dans la plénitude de ses facultés et que la seconde est un vice de son intelligence ? L’art peut tirer parti de l’une, il s’écarte de la seconde. On n’idéalisera jamais Robespierre. Néron a été poétique de tout temps.

Pour Marat, la chose serait plus aisée, parce qu’il semble y avoir eu chez lui plus d’emportement d’instinct, de πθος.


L’enthousiasme (du Peuple) est d’autant plus fort que l’idée est plus vague. Puissance des mots : « république, honneur, gloire, » etc.


Le Peuple est une expression de l’humanité plus étroite que l’individu, — et la Foule est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’homme.


Ce n’est pas contre les Dieux que Prométhée, aujourd’hui, devrait se révolter, mais contre le Peuple, dieu-nouveau. Aux vieilles tyrannies sacerdotales, féodales et monarchiques, en a succédé une autre, plus subtile, inextricable, impérieuse et qui, dans quelque temps, ne laissera pas un seul coin de la terre qui soit libre.

Vous ne pressez plus sur mon corps, vous ne me forcez même plus à croire, soit ! Mais où est le progrès du libre arbitre et, partant, celui de la moralité, si, par le seul fait de l’organisation sociale, je suis fatalement contraint à penser comme vous ?


Dans cinquante ans d’ici (1859), il ne sera pas possible de vivre, même de son revenu, sans s’occuper d’argent comme un banquier. Il me semble que, pour l’esprit, cela équivaut à peu près à l’esclavage.


Les affaires ! Importance des affaires !

Tout y cède ! Ça ne souffre aucune objection.

Le plus grand éloge qu’on puisse dire maintenant d’un homme politique, c’est : « Quel homme d’affaires ! »


Pendant son dernier voyage en Zélande, le roi des Pays-Bas a été reçu dans un village de la Côte, sous un arc de triomphe construit en coquilles d’huîtres.


« Banni des Etats de Gênes, où il m’était interdit de porter le nom de Pietro… » (Première phrase d’un monologue dans un mélodrame.)


Mon illusion se dissipe,
Car je vois que vous me trompiez :
Vous devriez être tulipe,
Ayant des oignons à vos pieds.


Improvisé par Victor Hugo, chez Mme Zimmermann, à propos de Mme Doche qui, renversée au fond de sa causeuse, prêtait une attention soutenue à son pied chaussé de satin blanc.


A copier (pour la suite de Bouvard et Pécuchet) :


De nos chaumes Gruyère avoûrait les fromages.
Toutefois mon pinceau cherche d’autres images.
L’humanité souffrante a des droits sur mon cœur !

(François de Neufchâteau : Poème des Vosges, récité par l’auteur devant le peuple assemblé, à Épinal, le 1er vendémiaire, an V, jour anniversaire de la fondation de la République.)



… il était de ces hommes qui ont les épaules assez larges pour heurter, en passant, les deux linteaux de toutes les portes.



Si tu veux des perles, jette-toi à la mer !


III

Voici maintenant des « pensées » sur la littérature : ce sont, comme on pouvait s’y attendre, les plus nombreuses. On sera frappé sans doute de ce qu’elles ont, en général, de technique. C’est un homme de métier qui parle, qui essaie de voir clair dans sa propre esthétique ou qui raisonne sur les conditions essentielles de son art. Peu d’artistes ont été aussi consciens que Flaubert.

Pour avoir une idée complète de sa doctrine, il faudrait joindre à ces pensées les nombreuses pages théoriques qu’il a consacrées à la littérature dans sa première Éducation sentimentale[5]. Cette œuvre, composée de 1843 à 1845, et qui n’a rien de commun avec l’autre, — absolument rien que le titre, — est, dans sa seconde moitié surtout, une sorte de poème de la vie intellectuelle. Quand on pourra la rapprocher des notes qui vont suivre, on verra combien la pensée de l’écrivain, d’abord confuse et tumultueuse, s’est clarifiée, précisée et assagie, à mesure que sa réflexion et son expérience s’étendaient et se fortifiaient.



Le véritable écrivain est celui qui, sans sortir d’un même sujet, peut faire, en dix volumes ou en trois pages, une narration, une description, une analyse et un dialogue.

Hors de là, farceurs ou gens de goût : deux catégories médiocres !



La nature n’est belle que pour qui sait la voir : preuve que tout dépend du subjectif.

L’art est la recherche de l’inutile. Il est, dans la spéculation, ce qu’est l’héroïsme dans la morale.

C’est pour cela que les vrais artistes sont ceux où l’art excède.

Le don de l’observation ne peut appartenir qu’à un honnête homme. Car, pour voir les choses en elles-mêmes, il faut n’y porter aucun intérêt personnel.


L’observation et le trait sont deux qualités qu’il est bien de mépriser, mais qu’il est bon d’avoir.


Il faut être assez fort pour pouvoir se griser avec un verre d’eau, — et résister à une bouteille de rhum.


La littérature n’est pas une chose abstraite. Elle s’adresse à l’homme tout entier. Tel mot qui vous semble hasardé, tel passage libertin n’est peut-être coupable que d’agacer vos nerfs. Cela explique la fureur des gens contre certains livres (et les procès de presse ! ). Ce n’est jamais le fond qui scandalise, mais la forme. Le style, indépendamment de ce qu’il dit, peut avoir des inconvenances en soi. On trouve un certain caractère de débauche aux épithètes violentes, aux situations franches, à la couleur vraie.


La poésie ne sort pas du monde organique, quoi qu’on en dise. (Littérature industrielle, utilitaire, humanitaire, etc., est sans beauté et sans entrailles.) Il lui faut une base sensible et une surface plastique.

En ce sens, rien de plus poétique que le vice et le crime. Aussi les livres vertueux sont-ils ennuyeux et faux. Ils méconnaissent la vie, le Moi rejaillissant contre tous (l’homme contre la société, ou en dehors d’elle, qui est le vrai Homme ! ).

Voilà pourquoi il est si difficile de faire rire des vices. Notez que Molière ne s’est jamais attaqué qu’aux ridicules. (Harpagon fait peur, Arnolphe fait pleurer, Tartuffe épouvante, etc.) Le ridicule, à la bonne heure ! Chose transitoire, conçue par l’homme, inventée par lui, qui vient de l’esprit et qui y retourne !

Comme personnages vicieux, je ne connais que ceux du marquis de Sade qui me fassent rire. (Et ce n’était pas l’intention de l’auteur, bien au contraire ! ) Mais, ici, le crime arrivé à être un ridicule. Car la nature est tellement exaltée, poussée à outrance qu’elle devient impossible et disparaît. On n’a plus qu’une conception fantastique donnée pour humaine et en opposition avec l’humanité.

La critique est la dixième Muse, et la bonté, la quatrième Grâce.


Le goût est comme la voix. Souvent il perd en justesse et en ductilité ce qu’il gagne en hauteur.


Quand le goût se raffine, il se pervertit, comme les femmes qui, trop aimables, deviennent coquettes, — et pires.


Conseil. — « Vous êtes un romantique ! Plus vous irez, tâchez de l’être de moins en moins ! »

(Conversation de Sainte-Beuve, samedi 17 mars 60, — à propos de Saint-Amant. La phrase était mieux écrite que cela.)


L’artiste non seulement porte en soi l’humanité, mais il en reproduit l’histoire dans la création de son œuvre. D’abord, du trouble, une vue générale, les aspirations, les éblouissemens : époque barbare. Puis l’analyse, le doute, la méthode, la disposition des parties : l’ère scientifique. Enfin, il revient à la synthèse première plus élargie, dans l’exécution.

Si l’humanité doit se développer à la manière d’une œuvre conçue par la Providence, elle est loin encore, miséricorde ! de cette troisième phase !

L’idée que l’esprit procède du simple au composé explique la nullité poétique du XVIIIe siècle. Et c’est parce qu’il ne sentait pas l’histoire qu’il a formulé cet axiome.


M. de Martignac, en septembre 1830, eut à se défendre devant la Chambre d’avoir secouru des gens de lettres pauvres.



Si le romantisme de 1830 (Hugo, Lamartine, etc.) n’a pas été plus fécond, c’est qu’il n’est peut-être remonté à la Tradition, à la Renaissance, que superficiellement. Gothique de couleur et catholique par genre, il a dédaigné ou méconnu le naturalisme qui le déborde maintenant (1859), mais qui n’a pas encore son poète ni sa formule.


Pour connaître la poétique théâtrale de Voltaire, voyez, en tête de Sémiramis, la Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne, la Préface de l’Orphelin de la Chine : « Les aventures les plus intéressantes ne sont rien, quand elles ne peignent pas les mœurs, » l’épître dédicatoire de Tancrède : « Ce sera (l’alliance de la mise en scène et de la poésie) le partage des génies qui viendront après nous. J’aurai du moins encouragé ceux qui me feront oublier. » Préface de Mariamne : « C’est contre mon goût que j’ai mis la mort de Mariamne en récit, au lieu de la mettre en action. Mais je n’ai pas voulu combattre en rien le goût du public. C’est pour lui et non pour moi que j’écris. »

Dans la préface d’Oreste, il se déclare hardiment pour les types, il ne voulait ni demi-teintes, ni nuances : « L’amour qui n’est pas furieux est froid ; et une politique qui n’est pas une ambition forcenée est plus froide encore. » Quant à l’amour, « il n’est pas fait pour la seconde place. »

L’idée, le désir d’un théâtre romantique est nettement posée dans l’Écossaise. Celle de Nanine est pleine de contradictions, et il ne conclut pas. Idée du drame historique dans la préface de Zaïre. Franchement utilitaire dans la Lettre au roi de Prusse (Mahomet), admet tous les genres.


Idéalité de l’art antique. L’usage des masques montre qu’il ne sortait pas des types.


Julien Fleury, chanoine de Chartres, fut chargé des éditions ad usum Delphini. Celle d’Apulée est excellente.


Propriété littéraire. — Question odieuse (et qui se rattache à l’art et à l’économie politique ! ).

On peut payer un travail manuel, mais non un intellectuel. Considérer l’œuvre d’art comme une denrée, c’est la mettre au même niveau.

— Mais les services s’échangent contre des services. Donc, je vous paie le plaisir que vous me vendez par votre œuvre.

— Vous ne pouvez pas me la payer. Car j’écris non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront venir dans la suite des temps. Ma marchandise ne peut être consommée. Mon service reste donc indéfini et impayable.


L’art officiel (histoire de) comprendrait :

A. — Un précis de l’art, tel que l’entend la majorité des Français. Comme preuve, critique des grands succès. Puis histoire et exposition de : 1° L’art gouvernemental.

2° L’art jésuite.

3° L’art populaire.

4° L’art des gens du monde.

Une histoire de l’art jésuitique y rentrerait, celle de l’Académie, de la censure, les discours politiques, les enthousiasmes du Moniteur (tableaux chronologiques). Revue des principaux critiques sur le même homme, ou les mêmes œuvres. L’art socialiste, prêcheur.

B. — Une histoire des définitions de l’art. Opinions différentes que l’on a eues sur son but. Histoire de la moralité dans l’art, théorie de l’utile, — et de ce qu’elle peut et doit être.

C. — Bien montrer partout la bêtise de l’impulsion (soit populaire, soit gouvernementale), comme contraire au génie des créateurs et au sens même de l’art, qui est l’objectivité, la Représentation.


Le grand roman social à écrire (maintenant que les rangs et les castes sont perdus) doit représenter la lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation. La scène doit se passer au désert et à Paris, en Orient et en Occident. Oppositions de mœurs, de paysages et de caractères, tout y serait, — et le héros principal devrait être un barbare qui se civilise près d’un civilisé qui se barbarise.


Saint Paul de Renan (sur le style).

Dédié à sa femme, comme la Vie de Jésus l’était à sa sœur.

— M. Et Mme Renan assis sur les blocs disjoints du vieux môle à Séleucie portaient envie « aux apôtres qui s’embarquèrent pour la conquête du monde. »

— « Tout n’est, ici-bas, que symbole et que songe ! » Qu’en savez-vous ?

— « La compagne fidèle qui ne retire pas sa main de celle qu’elle a une fois serrée. »

Cette dédicace à deux femmes me paraît caractéristique. Cette idée-là ne serait pas venue à un homme moins sentimental, plus préoccupé du juste.

A propos des Actes des Apôtres :

« Une odeur matinale, une brise de mer, si j’ose le dire… »

« Si j’ose m’exprimer ainsi » plusieurs fois répété.

Il y a un fond d’académicien.


Jésus poète.

« Tantôt il soutenait qu’il était venu continuer la loi de Moïse, tantôt la supplanter (le Christ). A vrai dire, c’était là, pour un grand poète comme lui, un détail insignifiant… » p. 58.

Béranger a appelé Napoléon « le plus grand poète des temps modernes. » Augier appelle poète un notaire. Il faudrait pourtant s’entendre sur la signification des mots.


« Ils sont des hommes (les Apôtres), lu fus un dieu… » p. 328. évidemment Renan ne croit pas à la divinité du Christ. C’est donc une manière de parler, un effet de style !

Comme dans Rousseau : « Sa mort fut celle d’un Dieu ! »


« La question seulement est de savoir si une société peut tenir sans une censure des mœurs privées et si l’avenir ne ramènera pas quelque chose d’analogue à la discipline ecclésiastique, que le libéralisme moderne a si jalousement supprimée… » p. 393.

Haine de la liberté, fonds socialiste, manchette d’évêque qui perce.


Max Millier, Origine de la religion, p. 255.

« N’attendez pas de la poésie au sens moderne du mot. Ces vieux poètes n’avaient pas le temps de chercher des ornemens poétiques, ou de belles, ou de brillantes expressions. Ce qu’ils cherchaient au prix de tous leurs efforts, c’était l’expression juste de ce qu’ils sentaient. Une expression heureuse était pour eux un véritable soulagement. »

Comme si le poète cherchait des ornemens, de belles expressions ! Il fait absolument comme tout le monde et comme le vieil Hindou. Il cherche à rendre ce qu’il sent, et, quand il l’a rendu, il éprouve un véritable soulagement.


Esprit peu patriotique de Paris :

Dans la guerre contre les Anglais, la passion communale l’égare : il fut Bourguignon et Anglais. Au XVIe siècle, guisard et espagnol. La milice des moines, en contact direct avec le peuple, lui donna un esprit démocratique et archi-catholique.

(Écrit en 1872, après la Commune.)


Révolution française : Grand souffle et petits cerveaux : résultat médiocre. Donc l’enthousiasme et l’héroïsme ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d’une chose en plus.

Révolution littéraire de 1830 : Théories très médiocres. Peu de science et peu de hardiesse, quoi qu’on dise. Mais des gens d’esprit, de véritables vocations (de poètes) : de là, des œuvres.

L’humanité a fait plus de progrès de 1520 à 1600 que de 1790 à 1870. Le XVIe siècle a eu moins de doctrines que le XIXe.


« La pauvre Venise ! » C’était Domenico, mon domestique d’hôtel à Constantinople, qui répétait cela.

Moi je dis : « Pauvre littérature ! » Car elle me semble, comme la vieille et belle ville des doges, être pleine de mouchards et de soldats. Des bourgeois indifférens viennent examiner ses ruines. Peu à peu, elle s’abîme dans je ne sais quelle universalité morne et infinie. J’entends ses murs tomber dans l’eau et les crapauds sauter contre les fresques qui s’écaillent.


IV

Il y a aussi, — mais en moins grand nombre, — des « pensées » philosophiques dans les carnets de Flaubert. Ce n’est pas diminuer sa gloire que de reconnaître qu’il n’était guère plus philosophe que Balzac. Les littérateurs diront qu’il était quelque chose de mieux.

Quoi qu’il en soit, il est trop évident que ces pensées n’ont pas pour nous l’intérêt des autres. Nous en avons reproduit quelques-unes parmi celles qui caractérisent les tendances de son esprit. Nous n’avons rien voulu en atténuer ni en dissimuler, puisque nous cherchons, ici, à nous faire une image exacte de l’homme que fut Flaubert. Nul de nos écrivains n’a été plus radicalement sceptique. Par une espèce de point d’honneur intellectuel, il a traîné jusqu’à sa mort le boulet du scepticisme, lui que les élans de son cœur emportaient sans cesse vers les plus audacieuses affirmations et déposaient parfois au seuil du mysticisme.

L’espoir est un attentat contre la Providence.


Chaque être a une inclination naturelle vers sa forme.

Quamlibet formam sequitur aliqua inclinatio.

(Saint Thomas, Somme, 1re partie, quest. 80.)


« Tout notre plaisir est dans la conscience de quelque perfection. »

(Descartes à la princesse Elisabeth.)


L’excès est une preuve d’idéalité : Aller au-delà du besoin.


Le dogme du Progrès est la réaction du dogme de la Chute :

Première doctrine : on est de plus en plus perverti.

Deuxième : on l’est de moins en moins.


Liberté de penser : On est heureux avec et sans elle.


La beauté caractérisée par des formes d’animaux. Jupiter se rapproche du lion, Hercule du taureau. Ainsi les anciens avaient l’idéal de la bête.

(Voy. Winckelmann : De l’Essence de l’art., ch. II.)


N’espérez aucun progrès philosophique tant qu’on s’acharnera à décorer Dieu d’attributs.


Ce qu’elle a produit, la philosophie ? Rien du tout : elle a fait grandir Dieu de siècle en siècle !


Contre la Révélation :

« Demandez à un prêtre ashanti d’où il sait que son fétiche n’est pas une pierre ordinaire, mais quelque chose d’autre : s’il répond que le fétiche lui-même le lui a dit, que répondrez-vous ? C’est l’argument sur lequel repose la Révélation. D’où l’homme sait-il qu’il y a des dieux ? C’est que les dieux mêmes le lui ont dit. »

(MAX MULLER, Origine de la Religion.)


Le dernier refuge, la suprême consolation, c’est de savoir qu’on appartient au Cosmos, qu’on fait partie de l’Ordre.


V

Les notes intimes de Flaubert se confondent souvent avec ses notes de voyages. Celles-ci fourniraient aisément la matière de deux ou trois volumes.

Pour les unes comme pour les autres, nous avons dû nous borner, ici encore, à reproduire les plus caractéristiques.


Hier, 10 avril (1870), reçu la visite de Taine.

Il ne m’a pas parlé du plébiscite : rara avis ! J’étais tenté de l’embrasser.


« L’un n’a-t-il pas sa barque et l’autre sa charrue ! »

Comme je me suis répété cela, depuis dix mois (1870) !


L’idée du suicide est la plus consolante de toutes. Comme rien ne peut plus vous atteindre, une fois mort, à chaque douleur nouvelle qui vous saisit, on a par devers soi cette pensée : « Oui, mais quand je le voudrai, cela ne sera plus ! »

Ainsi la vie se passe, lentement.

4 avril, un mardi (1870).


Le premier (Alfred) m’a quitté pour une femme, le second (Bouilhet) pour une femme. Le troisième (Ducamp) me quittait pour une femme. Tous, tous !

Suis-je donc un monstre ?

« L’homme absurde est celui qui ne change jamais ! »

C’est moi l’homme absurde !

Pauvre vieux fou, qui porte, à cinquante ans, le dévouement qu’ils avaient (peut-être) à dix-huit !


Extrait du Voyage en Grèce : Le Cithéron sous la neige.

Dimanche 12 (janvier 1851). Journée épique.

Partis de Livadia à sept heures du matin, le mieux accoutrés que nous pouvons, nous tenons la plaine que nous descendons insensiblement. A notre gauche, au loin, le lac Copaïs est perdu dans les marais. Les montagnes sont tout estompées de brouillard.

A onze heures, nous nous arrêtons dans le khan de Julinari. Hommes et bêtes sont pêle-mêle : les hommes, sur une espèce de plancher en bois, construction carrée, qui se trouve dans un coin et sur laquelle est le foyer. Les chevaux sont attachés au râtelier.

Nous avons changé de gendarme. Celui que nous venons de prendre à Livadia est facétieux et folâtre. Il donne de grands coups de poing à tout le monde, rit très haut et va nous chercher du bois, ce que notre Gîorgi n’a pas même l’intelligence de faire. Le drôle nous sert encore son inévitable agneau et les éternels œufs durs. Ma gorge se ferme à leur vue, et je déjeune, comme les jours précédens, avec du pain sec.

En face de moi, est assis, jambes croisées comme un Turc, le maire d’un village voisin. Il mange une ratatouille d’œufs. Sur ses cuisses, passe son sabre. Sa figure est encadrée par sa coiffure. Un petit turban noir, roulé autour de sa tête, pend des deux côtés sur sa joue, lui passe sur la partie inférieure du visage, en mentonnière, et va s’enrouler autour du col, comme un cache-nez. C’est un grand gars d’une cinquantaine d’années, grisonnant, nerveux, l’air bandit et très frank.

Nous remontons sur nos bêtes trempées et nous poussons notre route. Il faut renoncer à aller à Thèbes et à Orchomène. Nous allons coucher à Casa. Nous pataugeons dans la boue. Nous passons dans les marais. Nos chevaux éclaboussent tout autour d’eux. Les vanneaux et les bécassines s’envolent en poussant de petits cris. Le chien du gendarme nous suit en trottant tant qu’il peut de ses petites jambes. La grêle tombe. Nous passons dans des terres labourées où nos chevaux enfoncent jusqu’au-dessus de la cheville. Sitôt qu’elles le peuvent, nous les faisons galoper. La nuit vient.

En passant une grande place d’eau, le chien du gendarme se noie.

Voilà le cheval de Giorgi qui se met à boiter et à enfoncer la tête entre ses jambes. Nous croyons un moment qu’il va crever sur place, et nous nous demandons si les nôtres nous mèneront jusqu’à Casa. Quant au mien, il commence à ne plus sentir l’éperon. Quand je dis l’éperon, c’est le mot, car j’ai perdu celui du pied gauche aux Thermopyles, dans ce petit bois où je me suis si bien déchiré et où nous avons fait débusquer un lièvre.

Nous avons tourné brusquement sur la droite, quittant la route de Thèbes. Deux heures après, nous passons devant Erimokastro. Nous en avons encore pour cinq heures. Il est presque nuit, le temps devient noir, pas pire, c’est impossible. Mes pieds sont complètement insensibles. J’ai chaud à la tête. Nous blaguons beaucoup en songeant que nous avons perdu notre bagage et nous nous consultons comme au restaurant pour savoir ce que nous mangerons à notre dîner : « Garçon ! du sauterne avec des huîtres ! Une bisque à l’écrevisse ! Deux filets Chateaubriant, crème turbot. Une croûte madère. Un feu d’enfer et des cigares ! allez ! »

La neige tombe. Elle s’attache aux poils qui sont dans l’intérieur des oreilles de nos chevaux et les emplit. Ils ont l’air d’avoir du coton dans les oreilles. L’Hélicon est sur notre droite. Nous entr’apercevons ses sommets blancs dans les interstices des nuages et du crépuscule.

Sur une éminence où l’œil est amené par une pente blanche et très douce, enfoui dans la neige comme un village de Russie avec ses toits bas, Kokla. Nous n’entendons plus nos chevaux marcher, tant la neige assourdit leurs pas. Nous allons nous perdre pour passer le Cithéron. Giorgi demande un guide. Personne ne veut venir.

Nous continuons. Ma gourde d’eau-de-vie que j’avais précieusement gardée pendant tout le voyage me devient utile. Le froid de ma culotte de peau me remonte le long du dos dans l’épine dorsale. S’il fallait me servir de mes mains, j’en serais incapable. Le moral est de plus en plus triomphant. Mes yeux se sont habitués à la neige qui ressouffle de plus belle. Maxime en est ébloui. Nous allons par la pente du Cithéron et nous rapprochons le plus que nous pouvons de sa base afin de trouver la route. Nous passons un torrent que nous laissons à droite et nous nous élevons rapidement. Des pierres, sous la neige, font trébucher nos chevaux. Nous sommes complètement perdus, le gendarme et Giorgi n’en sachant pas plus que nous sur la route. Pour continuer jusqu’à Casa, il faudrait savoir le chemin. Quant à nous en retourner à Kokla, ce que nous allons pourtant essayer de faire, il est probable que nous allons nous perdre encore.

Nous entendons aboyer un chien. J’ordonne au gendarme de tirer des coups de fusil. Il arme son pistolet qui rate. Enfin il parvient à tirer un coup. Le chien aboie dans le lointain.

Décidément, j’ai froid. Ça commence à me prendre.

Nous redescendons. Le gendarme tire encore deux ou trois fois des coups de pistolet. Les aboiemens se rapprochent. Nous sommes dans la bonne direction. Nous repassons le torrent à sec.

Bientôt nous apercevons quelques maisons. Les chiens en nous sentant venir font un vacarme d’enfer. Pas d’autre bruit dans le village, pas une lumière. Tout dort sous la neige.

Le gendarme et Giorgi frappent à la porte d’une cabane. Personne ne dit mot. Ils vont frapper à une autre. Une voix d’homme épouvantée répond. On ne veut pas ouvrir. Le gendarme donne de grands coups de crosse dans la porte. Giorgi des coups de pied. La voix furieuse et tremblante répond avec volubilité. Une voix de femme s’y mêle. Giorgi a beau répéter : Milordji, Milordji. On nous prend pour des voleurs. Et l’altercation, mêlée de malédictions de part et d’autre, continue. Je me range en dehors de la porte, près de la muraille, dans la crainte d’un coup de fusil. O mœurs hospitalières des campagnards ! O pureté des temps antiques ! A une troisième porte, enfin, quelqu’un de moins craintif consent à nous ouvrir. Jamais je n’oublierai de ma vie la terreur mêlée de colère de cette voix d’homme. Quel propriétaire ! Etait-il chez lui ? Avait-il peur de l’étranger ? Se moquait-il du prochain ? Et la voix claire de la femme piaillait par-dessus celles des hommes.

Celui-ci nous mène au khan, que l’on nous ouvre. Nous entrons dans une grande écurie pleine de fumée, où je vois du feu ! Du feu !… Quelqu’un de là m’a détaché ma couverture et je me suis approché de la flamme avec un sentiment de joie exquis. Souper avec une douzaine d’œufs à la coque que nous fait cuire une bonne femme, la maîtresse du khan. J’ai bu du raki, j’ai fumé ! Je me suis chauffé, rôti, refait. Dormi deux heures sur une natte, et sous une couverture pleine de puces prêtée par l’hôtesse du lieu. Le reste de la nuit se passe à faire sécher et brûler nos affaires. Les chevaux mangent, le bois flambe et fume. De temps à autre je me lève et vais chercher le bois dont les épines m’entrent dans les mains. Les autres voyageurs dorment couchés tout autour du feu. Quand il arrive quelqu’un, on crie : « Khandji Khandji ! » La porte s’ouvre, l’homme entre avec son cheval tout fumant, la porte se referme, le cheval va s’attabler à la mangeoire et l’homme s’accoude près du feu. Puis tout rentre dans le calme. Ronflemens divers des dormeurs. Je pense à 1 âge de Saturne décrit par Hésiode. Voilà comme on a voyagé pendant de longs siècles. A peine sortons-nous de là, nous autres…


Écrit en revenant de Tunis et de la province de Constantine, où Flaubert était allé se documenter pour Salammbô (avril-mai 1858) :


… Voilà trois jours passés à peu près exclusivement à dormir. Mon voyage est considérablement reculé, oublié, tout est confus dans ma tête. Je suis comme si je sortais d’un bal masqué de deux mois. Vais-je travailler ? Vais-je m’ennuyer ?

Que toutes les énergies de la nature, que j’ai aspirées, me pénètrent et qu’elles s’exhalent dans mon livre. A moi, puissances de l’émotion plastique ! Résurrection du passé, à moi, à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes ! Donne-moi la Force, et l’Espoir !…

Nuit du samedi (12 juin) au dimanche 13, minuit.


Nous terminerons par ces lignes, qui sont la plus éloquente préface qu’on puisse inscrire en tête de Salammbô, — et qui résument à peu près toute l’esthétique de Flaubert : « A travers le Beau, faire vivant et vrai quand même ! »

Les dernières phrases, dont l’accent est si profondément chrétien, surprendront sans doute. On sera tenté de retourner contre elles la critique que Flaubert lui-même adressait tout à l’heure à Renan et de n’y voir qu’un effet de style, une « façon de parler. » Que c’est étrange, cette invocation au « Dieu des âmes, » dans la bouche du sceptique qui écrivit Bouvard et Pécuchet, du spinoziste qui conçut la première Tentation de saint Antoine ! N’essayons point de scruter les arrière-fonds de sa conscience : c’est le secret des ténèbres pour nous ! Mais ce cri si émouvant qui lui échappa durant cette veillée d’armes, avant de se jeter dans un énorme labeur de cinq années, nous révèle mieux que toutes les dissertations combien l’art était ; pour lui, une chose sérieuse. A défaut d’un autre idéal, il lui donna tout son cœur.

Être digne de l’art, être un artiste accompli, — c’est cet ardent désir que l’on sent percer à travers toutes les notes éparses que nous avons recueillies. C’est lui qui les vivifie et qui leur prête un sens parfois supérieur à celui des mots rapides où court la pensée de l’auteur. Nous pénétrons ainsi davantage dans l’intimité de son travail et de sa vie d’écrivain. Sans cesse, nous le trouvons aux aguets devant les aspects multiples et changeans de la réalité. Bien loin de se cloîtrer dans son Croisset, il n’est occupé que de ses contemporains, pour en donner une image plus véridique. Il s’observe lui-même, autant et peut-être plus que les autres : c’est ce que nous fera mieux comprendre la première Education sentimentale, qui n’est guère qu’une autobiographie. Flaubert, dans sa correspondance, s’accuse d’avoir abusé de l’analyse : on jugera qu’il ne se vantait point. Enfin, à toute l’expérience qu’il tirait de lui-même, du spectacle des mœurs et de la pratique des hommes, il a prétendu ajouter celle des livres. Et il a cherché aussi, par l’étude approfondie des maîtres, à perfectionner ses procédés de style. Il lisait continuellement et relisait ses auteurs de prédilection.

Ce fut un bourreau de lecture : ses carnets nous le prouvent une fois de plus, — et surabondamment. Lui-même dressait, de temps en temps, la liste des livres qu’il avait dévorés pendant une saison. Ce sont de véritables catalogues qui rappellent le pantagruélique appétit livresque des héros de Rabelais. En juin 1874, il calcule que, depuis le mois d’août 1872, il a lu exactement 309 volumes : soit, environ, un volume tous les deux jours. Et qu’on ne s’imagine pas qu’il se noyait dans le fatras bibliographique ! Si les sujets de ses romans l’obligent à fouiller des bouquins très spéciaux, il ne leur sacrifie pas les lectures substantielles et solides. Parmi des titres extravagans ou strictement techniques, j’en relève d’autres comme ceux-ci : Les Epoques de la nature de Buffon, l’Esthétique de Hegel, la Dramaturgie de Hambourg de Lessing, le Beaumarchais de Loménie, le Lascaris de Villemain, ou les Ennemis de Voltaire de Nisard. A côté de cela, ses bréviaires assidus : Montaigne, La Bruyère, Montesquieu, les tragiques grecs, Aristophane, Virgile surtout, pour qui il avait un culte, sur les vers duquel il se pâmait. — c’est lui qui le dit, — « comme un vieux professeur de rhétorique. » Il disait aussi — et c’était même une de ses phrases favorites — que « personne ne lit les classiques. » Personne ne les a lus davantage que lui.

Et ce n’était pas seulement un lettré, c’était un cerveau encyclopédique. A part Taine et Renan, je ne vois aucun de ses contemporains qui ait eu une culture aussi étendue que Flaubert.


Louis BERTRAND.

  1. Chez l’éditeur Louis Conard, qui vient de publier, dans le même format et suivant la même méthode, les œuvres de Guy de Maupassant.
  2. Après les Lettres à sa nièce Caroline, ce reproche est, au moins, singulier.
  3. Bien entendu, nous ne donnons ici qu’un choix de ces notes. C’est à l’éditeur qu’il appartient de les publier intégralement.
  4. Directeur d’un des grands théâtres parisiens.
  5. Cette Éducation sentimentale, qui fût le premier roman de Flaubert et qui contient en germe tous les autres, figurera dans les œuvres inédites.