Les Castes dans l’Inde/Partie 3/Chapitre 2

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Ernest Leroux (p. 217-230).

II


M. Nesfield est dominé par des vues d’ethnographie générale ; sa foi aux classemens positivistes est d’une raideur qui surprend en un temps si revenu de tout dogmatisme. Au moins est-il dans ses conclusions d’une netteté parfaite ; si on hésite à le suivre, on sait où il va.

La communauté de profession est, à ses yeux, le fondement de la caste ; c’est le foyer autour duquel elle s’est formée. Il n’admet aucune autre origine ; il exclut délibérément toute influence de race, de religion. C’est pour lui illusion pure que de distinguer dans l’Inde des courans de population divers, aryens et aborigènes. Le flot de l’invasion s’est abîmé de bonne heure dans la masse ; l’unité s’est faite très tôt ; plus de mille ans avant l’ère chrétienne, elle était déjà acquise. Seule, la constitution des castes a pu, grâce à la spécialité professionnelle, y jeter un dissolvant.

Les castes se seraient d’ailleurs développées suivant un ordre absolu ; c’est l’ordre que suit la marche du progrès humain dans la vie, dans l’agriculture, dans les industries ; le rang social assigné à chacune serait précisément celui qu’occupe, dans cette série, le métier particulier auquel elle s’adonne[1]. C’est ainsi que, parmi les castes d’artisans, il discerne deux grandes divisions : la première correspond aux métiers antérieurs à la métallurgie, c’est la plus basse ; la seconde, plus relevée, représente les industries métallurgiques ou est contemporaine de leur floraison. Il a dépensé une ingéniosité singulière à établir sur des bases analogues, — dans l’intérieur du groupe auquel elle appartient, — la préséance de chaque caste, telle qu’elle est, suivant lui, fixée par l’usage hindou. Les groupes se superposent ainsi, suivant qu’ils ont surtout rapport à la chasse, à la pêche, à l’état pastoral, à la propriété terrienne aux métiers manuels, au commerce, aux emplois serviles, aux fonctions sacerdotales. Pour me servir de ses propres expressions[2] : « chaque caste ou groupe de castes représente l’une ou l’autre de ces étapes progressives de la culture qui ont marqué le développement industriel de l’humanité, non seulement dans l’Inde, mais dans tous les pays du monde. Le rang que chaque caste occupe, en haut ou en bas de l’échelle, dépend de l’industrie que chacune représente, suivant qu’elle appartient à une période de culture avancée ou primitive. De la sorte, l’histoire naturelle des industries humaines donne la clef de la hiérarchie aussi bien que de la formation des castes hindoues. »

Partant de là, M. Nesfleld nous montre les différentes professions émergeant de la tribu pour se constituer en unités partielles, et ces unités s’élevant dans l’échelle sociale conformément aux métiers dont elles vivent[3]. Issue de la tribu dont elle recompose les fragmens d’après un principe nouveau, la caste a gardé de ses origines des souvenirs persistans. C’est au type ancien de la tribu qu’elle a emprunté les règles étroites du mariage et l’interdiction sévère de tout rapprochement avec les groupes similaires.

La caste sortirait donc de l’évolution régulière de la vie sociale prise à son niveau le plus bas, et suivie dans sa lente progression. Comment il peut concilier cette thèse avec la date relativement tardive à laquelle il rapporte d’ailleurs la constitution des castes, c’est ce que je ne prétends pas démêler. Quelle apparence que, mille ans avant noire ère, les Hindous fussent encore des barbares, dénués des élémens les plus humbles de la civilisation ?

Encore moins puis-je pénétrer comment, de ce point de vue, M. Nesfleld arrive dans cette genèse à réserver aux brahmanes une part si décisive. Il affirme en effet que « le brahmane fut la première caste dans l’ordre du temps : toutes les autres furent formées sur ce modèle, s’étendant graduellement du roi ou guerrier jusqu’aux tribus adonnées à la chasse et à la pêche, dont la condition n’est guère supérieure à celle des sauvages ». C’est des brahmanes que, par la contagion de l’exemple, par la nécessité de se défendre, s’inspire l’exclusivisme de toutes les castes[4]. Le brahmane est le fondateur du système. C’est le brahmane[5] qui a inventé, à son profit, la règle qui seule achève de les constituer, la règle qui interdit d’épouser une femme d’autre caste. Contradiction singulière avec la suite où il dérive des usages traditionnels de la tribu la réglementation du mariage.

Ce n’est pas qu’il soit dupe du dogmatisme des livres religieux. À ses yeux « les quatre castes n’ont jamais eu dans l’Inde d’autre existence qu’aujourd’hui, comme une tradition qui fait autorité. » Empruntée au passé indo-iranien, elle n’a guère d’autre mérite que de rattacher la variété des castes aux différences de fonction. Les Vaiçyas et les Çûdras, en particulier, n’ont jamais été qu’une sorte de rubrique destinée à envelopper une foule d’élémens hétérogènes[6]. Mais, évidemment, et sans se soustraire à la séduction qu’exerçaient sur son esprit les constructions positivistes, M. Nesfield a bien senti que, faute d’un correctif, sa théorie prouvait trop, qu’elle devrait s’appliquer à tous les pays. Sans doute aussi a-t-il, malgré sa naturelle indépendance, subi le prestige de la tradition. Quoi qu’il en soit, la concession qu’il lui fait, loin d’être inhérente à son système, en trouble toute l’ordonnance. L’originalité de sa thèse est ailleurs. Si d’autres avaient, avant lui, assigné, dans la genèse des castes, une part d’action à la spécialité professionnelle, personne n’y avait ramené aussi délibérément toute l’évolution. Plus que personne aussi, il en a rattaché les détails caractéristiques aux souvenirs de la tribu. En prenant pied sur le terrain nouveau de l’ethnographie, il a étendu les perspectives et préparé à l’interprétation un fondement plus large.

Plusieurs des vues qu’ils a semées en passant pourraient disparaître sans laisser de lacune sensible. La fusion des élémens divers de population fut, suivant lui, très anciennement achevée, la parfaite unité de l’ensemble assurée dès une haute époque. Si chaleureuse qu’elle soit, sa conviction appellerait bien des objections et des réserves, mais elle n’est point indissolublement solidaire de son opinion sur l’origine professionnelle de la caste. On en peut dire autant des déductions étymologiques, des données légendaires dans lesquelles il prétend saisir, dès son début, l’histoire de bien des castes, au moment précis où elles se détachent par essaims successifs des tribus originaires. L’information ici est plus variée, la combinaison plus brillante que la méthode n’est rigoureuse.

M. Nesfield a peut-être trop étudié la caste par son aspect extérieur et actuel. Il a commencé par l’expérience quotidienne ; c’est un avantage, c’est aussi un péril. Sa théorie s’est si bien emparée de son esprit, qu’il a été naturellement entraîné à nous la présenter dans une exposition déductive, plutôt qu’il n’en a suivi la démonstration pied à pied. Convertira-t-il beaucoup de chercheurs à une thèse qui dérive un phénomène historique si particulier de constructions spéculatives si générales ?

En mettant au premier rang, d’une part la profession, d’autre part l’organisation de la tribu, il a du moins fidèlement résumé une impression qui se manifeste chez la plupart des observateurs de la vie contemporaine. Tous sont frappés de cet enchevêtrement de groupes ethniques plus ou moins étendus dont j’ai cherché à donner quelque idée et dont il importe de ne perdre de vue ni la complication ni la mobilité. Ils les voient, en des dégradations infinies, se rapprocher plus ou moins du type de la caste, s’en rapprocher d’autant plus que la communauté de profession s’y est plus complètement substituée au lien d’origine ; et, naturellement, cette double remarque colore leurs conclusions théoriques.

Moins complète — moins poussée, si j’ose ainsi dire, — que celle de M. Nesfleld, c’est sur les mêmes données que repose la thèse de M. D. Ibbetson[7]. D’esprit moins systématique, plus frappé de nuances assez changeantes pour décourager les généralisations, il s’enveloppe de réserves.

Il se résume cependant, et voici textuellement, les étapes qu’il discerne dans l’histoire de la caste : 4o  l’organisation de la tribu, commune à toutes les sociétés primitives ; 2o  les guildes fondées sur l’hérédité de l’occupation ; 3o  l’exaltation particulière à l’Inde de la fonction sacerdotale ; 4° l’exaltation du sang lévitique par l’importance attribuée à l’hérédité ; 5° l’affermissement du principe par l’élaboration d’une série de lois tout artificielles, tirées des croyances hindoues, qui réglementent le mariage et fixent les limites dans lesquelles il peut être contracté, déclarent certaines professions et certains alimens impurs, et déterminent les conditions et les degrés des rapports permis entre les castes.

On voit quelle place tiennent ici encore la profession et la constitution de la tribu. Seulement, cette fois, le rôle des brahmanes est renversé. Jaloux de consolider un pouvoir qui s’était fondé d’abord sur leur science religieuse, mais pour lequel cette base devenait trop fragile, ils trouvèrent, suivant M. Ibbetson, dans la division du peuple en tribus, dans la théorie de l’hérédité des occupations qui en était issue, une indication précieuse ; ils en firent leur profit. Ils en tirèrent ce réseau de restrictions et d’incapacités qui enlacent un Hindou de haute caste depuis sa naissance[8]. Les brahmanes sont présentés ainsi comme tributaires de l’organisation spontanée du pays.

Ce système peut paraître plus logique que celui de M. Nesfield, mais, plus encore, peut-être, il procède d’une conjecture toute gratuite que n’étaie aucun commencement de preuve. Et que dire de cette conception des règles les plus essentielles, les plus caractéristiques de la caste ? Ces règles si strictes, qui exercent sur les consciences un empire si absolu, ne seraient qu’une invention artificielle, tardive, calculée dans une vue de parti !

C’est par sa base même que pèche l’édifice, par l’importance démesuré que, d’accord en cela avec M. Nesfield, M. Ibbetson prête à la communauté de profession. Si la caste avait réellement là son lien primitif, elle aurait montré moins de tendance à se morceler, à se disloquer ; l’agent qui l’aurait unifiée d’abord en aurait maintenu la cohésion.

L’expérience montre au contraire comment les préjugés de caste retiennent à distance des gens que devrait rapprocher la même occupation exercée dans les mêmes lieux[9]. On a vu quelle variété de professions peut séparer des membres de la même caste, et non pas seulement dans les classes inférieures, mais jusque dans les plus qualifiées. Nulle part l’abandon de la profession dominante n’est par lui-même une cause suffisante d’exclusion. Les occupations sont graduées suivant une échelle de respectabilité ; mais c’est par des notions de pureté religieuse que les degrés en sont fixés. À toute caste tous les métiers sont ouverts qui n’entraînent pas de pollution, ou du moins une aggravation d’impureté. M. Nesfleld constate lui-même[10] que l’on rencontre des brahmanes exerçant tous les métiers, « excepté ceux qui impliquent une souillure cérémonielle et par conséquent la perte de la caste ». Si les castes les plus méprisées se dédoublent en sections nouvelles qui dédaignent la souche primitive, ce n’est pas que ces sections adoptent une profession différente, c’est simplement qu’elles renoncent à tel détail de leurs occupations héréditaires qui, d’après les préjugés régnans, emportent une souillure. Certains groupes de balayeurs sont dans ce cas[11].

Il est vrai que beaucoup de castes rendent une manière de culte aux instrumens propres à leur métier[12]. Le pêcheur sacrifie une chèvre à son bateau neuf ; le berger enduit d’ocre la queue et les cornes de ses bêtes ; le laboureur répand une offrande mêlée de sucre, de beurre fondu et de riz sur sa charrue, à l’endroit où elle soulève la première motte ; l’artisan consacre ses outils ; le guerrier rend hommage à ses armes, le scribe à sa plume et à son écritoire. Pour curieux qu’ils soient, que prouvent de pareils usages ? Adonnés à des occupations variées des gens de même caste peuvent rendre cette sorte de respect aux symboles les plus divers.

Beaucoup de castes empruntent leur nom à leur occupation dominante : mais il ne s’agit là que d’une dénomination générique ; l’extension n’en correspond pas du tout forcément à celle de la caste. Banya, marchand, est, comme brâhmane ou kshatriya, un terme où l’on ne peut que très improprement voir un nom de caste. Dans une même province il englobera nombre de sections qui, n’ayant le droit ni de s’unir entre elles ni de manger ensemble, forment les vraies castes[13]. Les castes agricoles se comptent par dizaines dans un même district, et les kâyasthas ou scribes du Bengale, malgré un nom professionnel commun, sont divisés réellement en autant de castes, distinguées par des noms géographiques ou patronymiques, qu’il existe parmi eux de groupes endogames à usages particuliers et à juridiction spéciale. Ainsi partout.

Il se peut que, dans certains cas, un titre professionnel local embrasse un groupe réuni tout entier en une caste unique. Ce sera l’exception. Le lien de métier est extrêmement fragile ; sous l’action du moindre accident, l’unité se disloque. Là n’est pas le pivot de la caste.

Sortie de la spécialité des occupations, elle ne serait qu’une guilde comme les guildes du moyen-âge ou celles du monde romain. Qui pourrait confondre les deux institutions ? L’une, limitée aux seuls artisans, enfermée dans des cadres réguliers, circonscrite dans son action aux fonctions économiques dont les nécessités ou l’intérêt l’ont créée ; l’autre, pénétrant tout l’état social, réglant les devoirs de tous, foisonnant, agissant partout et à tous les niveaux, gouvernant la vie privée jusque dans ses rouages les plus intimes ? Que les castes et les anciennes guildes se touchent par certains côtés, rien de plus simple : les unes et les autres sont des corporations. Personne ne nie que la communauté de profession ait contribué à raprocher ou à limiter certaines castes d’ouvriers ou d’artisans. On voit parfois des individus attirés dans l’orbite d’une caste nouvelle, des sectionnemens nouveaux évoluer, sous l’empire de la profession[14]. Combien d’autres facteurs ont exercé parallèlement une action analogue !

Il existe en certains pays slaves, en Russie et ailleurs[15] — ou du moins il existait encore à une date toute récente — des communautés de village exclusivement vouées à une profession unique, villages de cordonniers et villages de forgerons ou de corroyeurs, communautés de menuisiers et de potiers, voire d’oiseleurs et de mendians. Or, ces villages ne sont pas des assemblages d’artisans qui se sont fondus en une communauté, mais des communautés qui exercent une même industrie. Ce n’est pas la profession qui aboutit au groupement, c’est le groupement qui aboutit à la communauté de profession, qui l’a suggérée. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’Inde ?

Faire sa place à la communauté de métier parmi les mobiles qui ont agi sur la destinée de la caste, et en faire la source suffisante du régime, sont deux. Autant la première proposition est d’abord vraisemblable, autant la seconde est inadmissible.

Un Hindou — un juge qui a de la situation le sentiment vivant et la pratique familière (Guru Proshad Sen[16]) — cherchant à résumer les traits permanens de la caste, a pu négliger complètement la profession. Où chercher l’essentiel de la caste, sinon dans les règles dont le maintien absolu en assure la perpétuité, dont la violation même légère entraîne pour l’individu la déchéance, pour un groupe la dissolution ? Ces règles n’ont avec la profession aucun lien, ou seulement un lien indirect par l’intermédiaire des scrupules de pureté. L’âme de la caste est ailleurs.

  1. Nesfield, Caste System. § 9.
  2. P. 88.
  3. § 177-8, 180-2.
  4. § 171-2.
  5. § 469, 490.
  6. § 11.
  7. Ibbetson, op. laud., § 341, etc.
  8. § 212.
  9. Ibbetson, § 568.
  10. Nesfield, § 133. Cf. aussi § 183.
  11. Ibbetson, § 154.
  12. Nesfield, § 161.
  13. Ibbetson, § 532-3.
  14. Nesfield, § 158-9.
  15. Hearn, Aryan Household, p. 241-2.
  16. Calcutta Rev., juillet 1890, p. 49 suiv.