Les Castes dans l’Inde/Partie 3/Chapitre 5

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Ernest Leroux (p. 253-273).

V


Nous touchons au nœud de cette recherche. Les rapprochemens que je viens de rappeler ont été pour la plupart reconnus déjà et signalés. Ce ne sont que des exemples, des indices. On en grossirait aisément le nombre. L’essentiel est d’en peser la signification.

Tout nous ramène aux élémens de la vieille constitution familiale ; le vrai nom de la caste est jâti, qui signifie « race ». Encore faut-il préciser. La famille n’était pas, à l’époque où les âryens de l’Inde se séparèrent pour suivre leurs destinées propres, le seul organisme social. Elle était enveloppée dans des corporations plus larges : le clan, la tribu. L’existence en est sûre, quoique les faits, variables et indécis, se laissent mal enfermer dans des définitions rigoureuses.

On a discuté, et assez confusément, sur la relation réciproque des différens groupes, sur l’ordre dans lequel il se sont formés. Il suffit que ces cercles concentriques, qui embrassent une aire de plus en plus vaste, soient, dans le monde aryen, conçus sur un même type. En sorte qu’on a pu considérer que le clan et la tribu, quels que soient les noms qu’ils prennent dans les différens pays, ne sont que l’élargissement de la famille ; ils en copient l’organisation en l’étendant[1]. Peu nous importe au fond leur généalogie. Le fait est que leur constitution respective est rigoureusement analogue. En parlant de constitution familiale, c’est, au même titre, la constitution de la tribu, du clan que j’ai en vue.

Les termes ici se correspondent très suffisamment : gens, curie, tribu à Rome ; famille, phratrie, phylé en Grèce ; famille, gotra, caste dans l’Inde. L’harmonie générale est frappante. Elle est d’autant plus instructive que, à l’origine, si l'on en juge par toutes les analogies, la différence la plus essentielle du clan à la tribu, comme de la section à la caste, se résume en ce que le groupe plus restreint est exogame, le groupe plus large, endogame. L’organisation politique a seulement, à l’époque assez tardive où les pays classiques nous sont bien connus, ébranlé ou déplacé certaines coutumes, et, par exemple, pour la règle d’endogamie, substitué à la seule tribu l’ensemble de la cité. S’il faut s’étonner, c’est de trouver que les principes directeurs aient de part et d’autre, survécu dans des traces si sensibles à la séparation dès lors si ancienne des rameaux ethniques où nous en suivons les destinées.

Si la caste couvre exactement tout le domaine du vieux droit gentilice, ce ne peut être ni rencontre fortuite ni résurrection moderne. Encore moins est-ce par hasard que ses pratiques les plus singulières se rapportent exactement aux notions primitives et en continuent l’esprit. L’ensemble est complet, bien lié, étroitement soudé au passé, et cela en une matière qui domine souverainement la vie et les préoccupations les plus intimes. C’est donc une institution organique qui puise sa sève à des sources très profondes.

Les guildes du moyen âge font, par plus d’un usage, penser à des traits connus de l’organisation antique. Qui oserait prétendre qu’elles en soient les héritières directes ? Des coutumes qui, sous l’empire d’idées nouvelles et d’une complète révolution morale, n’avaient survécu qu’en perdant dans la conscience publique leur signification et leur vie propre, y ont pu rentrer par des cheminemens plus ou moins obscurs : je veux que le patronage d’un saint y soit le reflet de l’éponymat des héros antiques, que le repas qui, à certains à jours solennels, en réunissait les membres, soit un souvenir du repas de famille ; il n’y a pas d’un type à l’autre de transmission continue, de filiation immédiate. Rien dans les guildes qui corresponde à la solide cohésion de la corporation familiale. Elles ne sont pas seulement ouvertes à tout venant pourvu qu’il remplisse les conditions requises, elles n’imposent aucune entrave à la vie civile et privée de leurs membres. Les ressemblances sont, en quelque sorte, accidentelles et fragmentaires. Il est croyable que les repas qui, aujourd’hui encore dans nos campagnes, rassemblent après un enterrement les parens et les amis du défunt, ne sont pas sans connexité avec les repas funèbres de l’antiquité. Qu’importe si, dans ce long trajet, l’usage a perdu sa portée originaire ?

D’un tout autre ordre est la parenté qui lie la caste au système ancien de la communauté familiale. C’est de l’une à l’autre une continuité véritable, une transmission directe de la vie.

Est-ce à dire que l’Inde ait simplement conservé un type primitif de la constitution aryenne ? Telle n’est assurément pas ma pensée. Des prémisses communes, si la caste a pu sortir dans l’Inde, il est sorti dans les pays classiques un régime tout différent. Mais la caste est restée tout imprégnée de notions qui l’enchaînent à l’arrière-plan aryen. Comment, dans les conditions uniques où elles se trouvèrent transplantées sur le sol de l’Inde, ne se seraient-elles pas épanouies en une institution originale ? La physionomie en a été altérée au point de rendre d’abord méconnaissables dans la caste les types plus primitifs ; elle en est pourtant la légitime héritière. Nous n’avons rien fait tant que nous n’avons pas saisi le mécanisme de cette transformation.

Les hymnes védiques sont trop peu explicites sur les détails de la vie extérieure et sociale. Nous y voyons au moins que la population aryenne se répartit en nombre de tribus ou peuplades (janas) subdivisées en clans qu’unissent des liens de parenté (viças) et qui sont à leur tour fractionnés en familles. La terminologie du Rig-Véda est à cet égard passablement indécise ; le fait général est clair[2]. Sajâta, c’est-à-dire « parent » ou « compagnon de jâti », de race, semble dans l’Atharva-Véda désigner les compagnons de clan (viç). Jana, qui affecte une signification plus large, rappelle l’équivalent avestique du clan, la zantou, et la jâti ou la caste. Une série de termes, vrâ vrijana vrâja vrâta, paraissent être des synonymes ou des subdivisions, soit du clan, soit de la peuplade. La population aryenne vivait donc à l’époque à laquelle se réfèrent les Hymnes, sous l’empire d’une organisation que dominaient les traditions de la tribu et des groupemens inférieurs ou similaires. La variété même des noms indique que cette organisation était assez flottante ; elle en était d’autant plus souple à se plier aux formes définitives que les circonstances devaient lui imposer dans l’Inde.

On entrevoit sans peine plusieurs des facteurs qui ont contribué, chacun pour sa part, à la pousser dans la voie où elle s’est développée.

De toute nécessité, la vie des envahisseurs demeura, au cours de leur lente conquête, sinon nomade, au moins très instable. Il est des peuplades dont nous suivons le déplacement. Cette mobilité était très défavorable à l’organisation d’une constitution politique, très favorable au maintien des vieilles institutions. Les hasards de la lutte locale ne pouvaient d’ailleurs manquer de réagir sur l’état des peuplades. En bien des cas, elles se disloquèrent. Tout en gardant la tradition des coutumes héréditaires, les tronçons se reconstituèrent sous l’action de nécessités et d’intérêts nouveaux, topographiques ou autres. La rigueur exclusive du lien généalogique en dut subir quelque atteinte. La porte était entrouverte à des principes de groupement variables.

L’assiette de la population a rarement en Orient la fixité à laquelle nous a habitués le spectacle de l’Occident. L’absence d’un état fortement constitué est ici tour à tour cause et effet. L’Inde a, jusque de nos jours, conservé quelque chose de cette mobilité. De tout temps les villes y ont été l’exception. Il est naturel que, à l’époque ancienne, nous n’en saisissions guère de traces. Même plus tard, les grandes capitales qui s’y sont fondées n’avaient pas de fortes racines ; elles ont vécu souvent d’une existence éphémère.

C’est le village, le grâma, qui, depuis les hymnes védiques jusqu’à ce temps-ci, est le cadre à peu près unique de la vie hindoue. Tel qu’il apparaît dans les Hymnes, il est plutôt pastoral qu’agricole. Des synonymes comme vrijana, qu’on ne peut séparer de vraja, « pâturage », évoquent les mêmes images. Et aussi gotra. Le mot n’est employé dans le Rig-Véda qu’avec le sens étymologique d’« étable » . Si pourtant nous le voyons ensuite désigner régulièrement le clan éponyme, l’usage est indubitablement ancien. Le Rig-Véda n’y fait point d’allusion ; cela prouve simplement une fois de plus quelle illusion périlleuse il y a à tirer du silence des Hymnes des conclusions positives. Cette application du mot ne se justifie du reste que par une étape intermédiaire. Très voisin de vrijana par sa signification première, il a dû traverser une évolution analogue ; il a dû être lui aussi un synonyme, au moins approximatif, de grâma ou village.

Le village hindou a toute une vie autonome. Dans plusieurs régions, il est une véritable corporation, et son territoire propriété commune : une organisation qui a provoqué de fréquens parallèles avec les communautés de village slaves. On a été amené à considérer le village comme l’équivalent du clan primitif : il en aurait perpétué, dans un établissement plus fixe, la communauté de sang, la communauté de biens et la juridiction. Je ne décide pas si partout les communautés de village sont dans l’Inde d’origine ancienne, si elles n’ont pas, en bien des cas et sous l’empire de conditions spéciales, reconstitué accidentellement un type social primitif. Elles témoignent au moins d’une puissante tradition de vie corporative. Parallèlement règne dans une vaste région le système de ces communautés de famille (joint family) où plusieurs générations restent groupées dans l’indivision et sous une autorité patriarcale. L’esprit est ici opiniâtrement conservateur des vieilles institutions.

Ce n’est pas tout.

J’ai parlé de ces villages russes où la communauté de propriété et le rapprochement sur un même sol ont eu pour conséquence la communauté professionnelle. Le même fait s’est produit dans l’Inde. On n’en peut douter quand on songe aux nombreux villages de potiers, de corroyeurs, de forgerons, auxquels la littérature, la littérature bouddhique surtout, fait des allusions si fréquentes. La communauté de métier a pu d’autant mieux se propager de la sorte, si un lien de consanguinité unissait à l’origine les membres du village. Or il est sans cesse question de villages de brahmanes. C’est donc que, souvent au moins, la parenté dominait les groupemens ; car, à coup sûr, pour des brahmanes, la parenté était l’essentiel, non pas l’identité de profession ; ils vivaient infiniment moins de leurs fonctions rituelles que d’industrie agricole et surtout pastorale. Ce qui n’empêche que leur exemple n’ait pu cependant, en vertu d’une analogie superficielle, favoriser autour d’eux la communauté de métier, dans des groupes moins nobles et moins respectés.

La masse des immigrans âryens s’établit donc en villages fermés, dominés plus ou moins par une notion de parenté réelle ou putative, formant en tout cas une corporation où, dans un cadre modifié, survivait le clan. Plus cette organisation était générale, plus elle devait imposer d’autre part aux corps de métiers eux-mêmes une constitution équivalente. Peu nombreux et peu spécialisés dans la période pastorale, ils étaient voués à un accroissement forcé par le développement économique et les progrès de la culture. Les représentai des professions mécaniques, là où la nécessité les éparpilla parmi les populations qui réclamaient leurs services, ne pouvaient, au sein d’une organisation universellement corporative, s’assurer une existence supportable qu’en s’adaptant au type commun.

C’est ici que les idées religieuses interviennent.

Les scrupules de pureté ne permettaient pas aux habitans des villages aryens de se livrer à certaines professions, ni même d’accueillir dans leur communion des compatriotes qui s’y seraient livrés. Parmi ces exclus, les mêmes délicatesses, établissant une échelle d’impureté entre métiers divers, tendaient à multiplier les cloisons. Le sentiment religieux les rendait d’autant plus infranchissables qu’il était plus soigneusement entretenu. La théocratie brahmanique y pourvut avec une énergie et une persévérance uniques. En admettant que la classe sacerdotale n’ait pas d’abord établi sans protestation les formules absolues de son empire, elle en a sûrement jeté les fondemens de très bonne heure. Dès les périodes les plus hautes de la littérature, ses prétentions s’affirment en termes exaltés.

La hiérarchie des classes ne pouvait créer de toutes pièces le régime des castes, — il dérive d’une division plus spontanée et correspond à un sectionnement beaucoup plus menu ; — elle y put aider. Elle avait donné l’exemple et l’habitude d’un fractionnement plus large, il est vrai, mais qui, à certains égards, n’était guère moins rigoureux. Elle eut surtout deux conséquences indirectes : par la domination qu’elle revendiquait pour les brahmanes, elle conserva aux scrupules religieux une rigidité qui se répercuta dans la sévérité des règles de caste ; elle servit de base à cette hiérarchie qui est devenue partie intégrante du système, elle en facilita l’établissement en prêtant une force singulière aux notions de pureté qui en somme graduent l’étiage social.

Si la théocratie triomphante fixa le régime de la caste dans sa forme systématique, ce fut aux élémens mêmes d’où sortait cette théocratie que la caste emprunta directement sa raison d’être et son origine. C’est ainsi que l’échelle des castes, déterminée par les brahmanes ou du moins sous leur inspiration, maintenue par eux, put se substituer à l’état plus ancien ; l’organisation moins précise des classes s’y résorba.

Dans l’antiquité classique la lente fusion des classes est à la fois le stimulant et le résultat de l’idée civile et politique qui se dégage. Dans l’Inde, la puissance théocratique enraie toute évolution en ce sens. L’Inde ne s’est élevée ni à l’idée de l’État ni à l’idée de la Patrie. Au lieu de s’étendre, le cadre s’y resserre. Au sein des républiques antiques la notion des classes tend à se résoudre dans l’idée plus large de la cité ; dans l’Inde elle s’accuse, elle tend à se circonscrire dans les cloisons étroites de la caste. N’oublions pas qu’ici les immigrans se répandaient sur une aire immense ; les groupemens trop vastes étaient condamnés à se disperser. Dans cette circonstance les inclinations particularistes puisèrent un supplément de force.

Je ne puis me persuader que la caste soit sortie de la tribu autochtone. Le régime a été trop énergiquement embrassé par les brahmanes ; ils l’ont élevé à la hauteur d’un dogme. À tous ses élémens constitutifs les autres rameaux âryens opposent des analogies frappantes, plusieurs d’autant plus décisives que la parenté y éclate moins dans des rencontres extérieures que dans la communauté des idées directrices. Les tribus aborigènes, quand nous les voyons entrer dans le cadre brahmanique, et si aisément que leur organisation assez fluide se plie à des exigences nouvelles, sont forcées, au passage, de la soumettre à bien des retouches. Elles gardent longtemps leur marque d’origine. On y discerne les traces persistantes d’un apport étranger qui détonne quelque peu dans l’ensemble, les clans à totem par exemple. Comment croire que les brahmanes aient emprunté à des vaincus, pour lesquels ils n’ont cessé d’afficher le plus humiliant dédain, les règles compliquées de pureté au nom desquelles ils raffinent soit sur la nourriture, soit sur les rapports personnels ? Qu’ils se soient si volontiers approprié une organisation sociale qui ne serait pas spontanément sortie de leurs traditions propres ?

On a parfois admis trop facilement que les indigènes étaient d’eux-mêmes en possession de tout ce système[3]. Ils pouvaient, d’origine, en avoir certains traits ; il ne faut pas oublier pourtant que nous sommes ici exposés à plus d’une méprise.

L’imitation des règles brahmaniques s’est infiltrée jusque dans des populations restées d’ailleurs très barbares. Elles montrent à les adopter un penchant des plus forts. Tout en gardant les coutumes les moins orthodoxes, elles s’efforcent de s’adjoindre un clergé de brahmanes, fort méprisé pour le concours qu’il leur prête, fort méprisant lui-même à l’égard de ses ouailles, mais dont, malgré tout, elles tiennent le patronage à grand honneur[4]. Le rite brahmanique du mariage s’est implanté jusque dans des tribus qui n’appellent pas de brahmanes à leurs cérémonies[5]. Telle caste très basse, comme les Râmoshis[6], où la limite exogamique est marquée par le totem, a pourtant beaucoup emprunté aux brahmanes, non seulement sa légende généalogique, mais l’interdiction du mariage des veuves. C’est renverser les termes que d’attribuer aux aborigènes la paternité de pareilles restrictions. Aux étapes primitives, l’organisation et la coutume se ressemblent aisément d’une race à l’autre ; le mécanisme social est trop rudimentaire pour être très diversifié. Encore faut-il se garder de prendre des emprunts tardifs pour un bien héréditaire.

Tout indique cependant que le voisinage, le mélange des aborigènes, n’a pas été sans action sur rétablissement de la caste ; action indirecte peut-être, mais puissante. Le choc des aryens contre des populations méprisées pour leur couleur et pour leur barbarie ne pouvait qu’exalter chez eux l’orgueil de race, fortifier leurs scrupules natifs à l’endroit des contacts dégradans, doubler la rigueur des règles endogamiques, en un mot favoriser tous les usages et toutes les inclinations qui menaient à la caste. J’y comprends cet exclusivisme hiérarchisé qui couronne le système et qui, proprement, le transpose du domaine familial dans le domaine social et semi-politique.

Trop nombreux pour être entièrement asservis, les anciens maîtres du sol subirent l’ascendant d’un vainqueur mieux doué ; mais, là même où ils perdirent complètement leur indépendance, ils conservèrent en somme leur organisation native. Enveloppés dans une sorte de conversion plutôt que réduits par une force centralisée, ils contribuèrent certainement à entretenir dans l’ensemble du pays ce caractère si particulier d’instabilité et de flottement. Les peuplades continuèrent à s’y coudoyer comme autant de menues nationalités à demi autonomes. Cette population aborigène opposait ainsi à l’éclosion d’un régime politique organisé un obstacle énorme qui n’a jamais été franchi ; par ses exemples elle servait la cause des institutions archaïques ; de toute façon, elle favorisait donc le maintien du régime sous lequel le vainqueur avait d’abord poussé son expansion.

Plus tard, le mélange des deux races ne put qu’agir dans le même sens ; il prêta à ces précédens la force des habitudes et des instincts héréditaires. Le vieux cadre ne se consolidait-il pas au fur et à mesure que s’ouvraient à plus de retardataires les portes de l’hindouisme ? Encore que modifiée en un régime de castes sous l’empire de conditions que je cherche à dégager, l’organisation de la tribu était un point de rencontre assez naturel, étant donné leur état de civilisation respectif, pour les conquérans et les vaincus.

Nulle part dans l’antiquité, les âryens n’ont témoigné grand goût pour les professions manuelles. Les Grecs et les Romains les abandonnaient à des esclaves ou à des classes intermédiaires, affranchis, simples domiciliés. Établis en villages, d’abord d’industrie toute pastorale, les âryens étaient, dans l’Inde moins encore qu’ailleurs, poussés à s’y adonner. Elles durent rester en général le lot soit des aborigènes, soit des populations que leur origine hybride ou suspecte reléguait au même niveau.

En devenant gens de métier, les uns et les autres apportaient et leurs traditions et le désir de s’assimiler à l’organisation analogue de la race supérieure. La crainte de se souiller fermait aux aryens nombre de professions ; cette crainte pénétra, elle se généralisa dans cette population inférieure avec l’action religieuse des immigrés et de leurs prêtres. Elle ne pouvait manquer de multiplier parmi eux des sectionnemens échelonnés suivant l’impureté réputée plus ou moins grave des occupations : c’est ce qui arrive aujourd’hui encore sous nos yeux. Ainsi les aborigènes, trop nombreux pour tomber individuellement, en règle générale au moins, dans la condition d’esclaves domestiques, acculés par les circonstances aux métiers manuels, furent amenés, à la fois par leur tradition propre et par les idées qu’ils recevaient de l’influence aryenne, à se former en groupemens nouveaux dont la profession parut être le lien.

Ce mouvement accentuait, il complétait le mouvement parallèle qui, dans des conditions différentes, quoique sous l’empire de plusieurs idées communes, dut, comme nous l’avons vu, se produire parmi les aryens eux-mêmes. Ni d’un côté ni de l’autre, la communauté de profession ne fut le principe de l’agrégation ; on voit comment elle en put prendre l’apparence, non pas seulement pour nous, mais peu à peu aux yeux mêmes des Hindous. Inutile d’ajouter que, arrivé à ce point, et dans l’âge des formations secondaires, où l’usure de l’évolution oblitère les idées et les mobiles anciens ou en émousse la conscience, une analogie trompeuse en put faire réellement un facteur autonome de groupement. Ce ne fut là que le dernier terme du développement ; il était issu de sources bien différentes.

En dehors du jeu naturel des élémens extérieurs sociaux ou historiques, il faut tenir compte des mobiles moraux, des inclinations primitives et des croyances essentielles. Malheureusement des agens si subtils, d’une influence continue mais mal déterminée, ne sont pas faciles à mettre en lumière.

J’en ai touché en passant quelques-uns. L’âme hindoue est très religieuse et très spéculative ; gardienne obstinée des traditions, elle est singulièrement insensible aux joies de l’action et aux sollicitations du progrès matériel. Elle offrait un terrain prédestiné pour une organisation sociale faite d’élémens très archaïques, qui obéissait à une autorité sacerdotale prépotente, qui consacrait l’immutabilité comme un devoir et la hiérarchie établie comme une loi naturelle.

Ce régime se rattache surtout par une convenance frappante au plus populaire, au plus caractéristique peut-être, au plus permanent à coup sûr, des dogmes qui dominent la vie religieuse de l’Inde, à la métempsycose. L’immobilité des cadres dans lesquels la caste enferme la vie, se justifie et s’explique d’elle-même par une doctrine qui fonde la condition terrestre de chacun sur la balance de ses actions antérieures, bonnes et mauvaises. Le sort de tout homme est fixé par le passé : il doit être, dans le présent, déterminé et immuable. L’échelle des rangs sociaux correspond fidèlement à l’échelle infinie des mérites moraux et des déchéances morales.

Toutes ou presque toutes les sectes issues de l’hindouisme ont accepté la métempsycose comme une certitude indiscutable ; toutes ou presque toutes ont accepté la caste sans révolte. Le bouddhisme ne fait, du point de vue de la profession religieuse, aucune différence entre les castes. Toutes sont admises sans difficulté et sans distinction dans le corps des moines, toutes appelées au salut. Logiquement ces prémisses devraient aboutir à la suppression des castes. Il n’en est rien. La polémique directe ne s’élève que tardivement, et alors, — par exemple dans un livre qui y est tout consacré, la Vajrasûcî, — elle prend la forme spéciale d’une attaque dirigée contre les privilèges de la classe brahmanique. C’est une lutte d’influence entre deux clergés., non une protestation systématique contre un régime hors duquel les bouddhistes eux-mêmes ne concevaient pas l’existence sociale.

Diverses sectes ascétiques suppriment de même pratiquement la caste ; elles admettent et rapprochent sans réserve dans leur ordre religieux tous les postulans. Chez plusieurs cette égalité se symbolise, lors de la consécration des adeptes, par la destruction solennelle du cordon sacré. Comment exprimer mieux la suppression de tout lien familial, la renonciation au monde ? C’est l’équivalent de ces cérémonies funèbres qui, je l’ai dit, signalent l’exclusion de la caste. Il s’agit, non de renverser un système qui est le fondement même de la vie nationale, mais de créer, à l’intérieur de ce cercle immense, un groupe plus ou moins étendu de saints qui s’évadent du monde et rompent tous ses liens. Pour la masse des adhérens, la caste subsiste incontestée ; dans nombre de cas, la nouvelle communauté de foi sert de levier à la création de sections nouvelles.

Nous ne sommes plus au temps où il pouvait être permis de présenter le bouddhisme ou le jaïnisme comme des tentatives de réforme sociale dirigées contre le régime des castes[7]. La résignation illogique avec laquelle ils s’y sont plies, montre au contraire combien, à l’époque de leur fondation, il était profondément enraciné dans la conscience hindoue, soudé à ces croyances, à ces notions irréductibles, comme la doctrine du mérite moral, de la métempsycose, de la délivrance finale, dont ils recueillirent l’héritage sans protestation.

  1. Hearn, p. 136 suiv. ; Leist. Altar. Jus Civ., p. 45, 82-3.
  2. Cf. Zimmer. Altind. Leben, p. 158 suivi.
  3. Nesfield, § 189.
  4. Ibbetson, p. 153-4.
  5. Ibbetson, § 296.
  6. Poona Gazetteer, I. p. 410, 423.
  7. Cf. Oldenberg, Le Bouddha, traduct. Foucher, p. 155 suiv.