Les Catacombes/Tome I/01

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Werdet, éditeur-libraire (Tome ip. -xxiii).


À
THÉODOSE BURETTE.














J’ai là six petits volumes qui vont paraître bien mal à propos — entre deux émeutes — entre deux révolutions peut-être ! — Il faut, mon ami, que je les mette à l’abri de ton amitié et de ton nom. Plus nous avançons vers les jours mauvais et plus je me sens le besoin de m’appuyer sur ta force et sur ton courage. Si tu n’étais pas toujours là à mes côtés, heureux quand tu loues, si triste quand tu blâmes, que pourrais-je faire et que pourrais-je dire ? Tu es mon vieil ami, tu es mon conseil presque toujours écouté, tu es mon défenseur convaincu, tu es comme mon gardien fidèle, et près de toi je me sens bien fort. Quand tu trouves une idée tu me la donnes, quand tu découvres une belle chose tu me l’indiques. Faut-il venir en aide à quelque pauvre génie méconnu ? tu me prends par la main et tu m’y pousses. Faut-il attaquer de front quelques-unes de ces gloires dangereuses qui ne savent que détruire, à commencer par la langue qu’elles insultent ? tu me dis : En avant ! et j’y vais. Et que de fois, sans nous être rien dit, avons-nous éprouvé la même admiration, avons-nous ressenti les mêmes répugnances ! Ces jours-là je suis bien heureux et bien fier !

Les six petits volumes que je mets aujourd’hui sous la protection de ton amitié attentive et bienveillante, tu les as déjà lus page par page, au fur et à mesure que je les écrivais ; et plus d’une fois, à propos de ces chapitres épars, tu m’as dit : Je suis content ! Excepté le premier chapitre de ce recueil, dans lequel je raconte comment s’est passée notre première et honnête jeunesse, quand nous étions si heureux et si pauvres, quand tu étais le plus riche de cette bande d’oiseaux chanteurs, toutes les pages que tu vas relire ont été écrites, au jour le jour, depuis la révolution de juillet. Si donc j’ai imprimé de nouveau ce premier chapitre, c’est que j’étais bien aise de parler encore une fois de ce calme bonheur de nos vingt ans remplis d’espérance, de douces joies, de faciles plaisirs, de transports poétiques, si remplis de notre amitié surtout ; car nous autres, enfants de la même génération et du même collège, nous avons eu cet avantage que nous avons été tout simplement de bons jeunes gens qui n’ont jamais rien affecté ; nous n’avons jamais joué au Byronisme et à la mélancolie, nous n’avons jamais eu peur de montrer nos gais visages, nous n’avons jamais rêvé de révolutions et de tempêtes, mais bien de printemps en fleurs et de doux paysages et de longues promenades dans la vallée de Montmorency. Toi et moi nous pouvons nous rendre cette justice, qu’à toutes ces amitiés de notre enfance nous avons été fidèles, quelle que soit la carrière que nos amis ont suivie. Quand ils sont partis pour les pays lointains, nous les avons reconduits jusqu’en pleine mer en leur disant : Adieu ! et en invoquant déjà l’heure du retour. Quand ils ont dit leur première messe, ils nous ont trouvé dévotement agenouillés au pied de l’autel. Nous étions assis au pied de la chaire à leur premier sermon. Avec quels transports et quelle émotion n’avons-nous pas écouté leur premier plaidoyer en faveur de quelque horrible bandit dont s’accommodait fort leur éloquence naissante ! À la Chambre des députés nous les avons suivis jusqu’à la tribune, et perdus dans la foule, comme nous eussions voulu leur souffler les plus belles périodes de Cicéron, notre orateur ! Ceux d’entre nous qui se sont mariés nous ont choisis pour leurs témoins, et dans cette importante affaire de la vie nous les avons servis avec la gravité convenable. Avant peu tu seras le parrain du troisième enfant de notre procureur du Roi ; moi je tiendrai sur les fonts baptismaux, la première fille de notre bon notaire à Villers-Cotterets. Et bien plus, quand l’un de nous a été reçu docteur en médecine, avons-nous manqué d’être malades et d’en faire tout de suite notre médecin ordinaire, afin qu’il pût en toute liberté opérer in anima vili ? Nous les avons aimés même quand ils étaient riches, même quand ils étaient hommes puissants, à plus forte raison lorsqu’ils étaient malheureux et inconnus. Nous avons partagé toutes leurs inquiétudes, nous avons même partagé toutes leurs ambitions, nous autres qui n’en avons pas pour nous-mêmes ! Que de fois avons-nous tremblé pour l’examen de celui-ci, pour le concours de celui-là ! On eût dit que c’était moi qui voulais être docteur, que c’était toi qui voulais devenir à l’École de droit le collègue de M. Demante ou de M. Ducaurroy, ces illustres et savants professeurs ! Enfin, et ceci est bien plus triste, nos amis qui sont morts, celui-ci en duel, frappé d’une balle, à vingt ans, celui-là mort d’ennui, cet autre mort d’amour, ils nous ont toujours trouvés à leur chevet pour leur fermer les yeux. Et te souviens-tu de ce beau jeune homme dont nous parlons encore tous les jours, notre gloire et notre orgueil, une espèce de père adoptif, plus jeune que nous, que nous avions là pour nous aider ? Te souviens-tu de Boitard, l’espoir et l’honneur de l’École de droit, mort en vingt-quatre heures, tout de suite, un dimanche, comme nous revenions du bois de Vincennes, toi et moi, sans songer à l’affreux malheur qui nous attendait au retour ?

Ainsi, cher Théodose, en moins de quinze ans, la fortune, l’exil, l’ambition, la mort, nous ont déjà séparés de nos plus chers camarades ; peu à peu, telle est l’inconstance des choses humaines ! nous avons perdu notre joyeux entourage. Ils sont partis l’un après l’autre, ces regards de feu, ces nobles cœurs, ces heureux enthousiastes, ces savants de vingt-cinq ans, ces jeunes fous qui avaient mis tout en gage, et même leur manteau couleur de muraille. Rufz est rentré à la Martinique, où les plus pauvres esclaves savent déjà le nom du bon docteur. Cet aimable jeune homme si naïf et si vrai, Schœlcher, pauvre enfant, Schœlcher, si beau et si brave, a été tué, à vingt pas, d’un coup de feu. L’abbé Daubrée, le digne fils de sa mère, si éloquent, si jeune et si honnête, a succombé à une fièvre lente, en lisant les pages de M. de Lamennais, son maître ; il est mort heureusement pour lui, avant que M. de Lamennais ne se fût révolté. Les uns et les autres ils sont partis bien loin : celui-ci s’est enfermé sous son toit domestique, celui-là dans son ambition, cet autre, le malheureux ! dans ses haines politiques, qui ne feront jamais de mal qu’à lui-même. — Seuls nous restons, toi et moi, de toutes ces amitiés disparues, comme pour témoigner de tant de belles heures évanouies. À cette heure nous voilà donc à peu près seuls, l’un près de l’autre, sans nous perdre de vue un seul jour, vivant toujours de la même vie, lisant toujours les mêmes livres, exempts des mêmes ambitions, contents de peu, contents toujours. Notre bonheur a changé, il est devenu moins fougueux, nos espérances se sont amorties. À force de voir s’éloigner de nous nos vieilles amitiés, notre amitié s’est encore resserrée s’il se pouvait faire, et maintenant nous ne comprenons guère que nous puissions vivre, moi sans toi, toi sans moi.

Cependant de nous deux tu as été le plus sage, car tu as été le plus modeste. Le grand jour t’a fait peur, et tu as accepté pour la règle cette devise du sage : Cache ta vie. Tu as dissimulé avec le plus grand soin ton esprit et ton talent et cette verve ingénieuse dont les plus illustres seraient jaloux. Tu n’as voulu ni du bruit ni de la renommée ; je crois bien même que tu n’aurais pas voulu de la gloire. Et bien plus, je ne serais pas étonné quand tu te serais effacé pour me faire place, afin que la route me fût plus facile. Tu écrivais mieux que moi ; tu m’as laissé écrire. Ton goût était plus sûr, plus exercé, plus net que le mien ; tu m’as laissé juger les autres. Tu t’es fait humble et petit, et tu as caché, même à moi, ces longs travaux historiques qui ont produit de si charmants livres populaires dans nos écoles, et auxquels les jeunes gens ne préfèrent qu’une chose, ta leçon parlée ! Ainsi tu es devenu un savant historien. Sans me le dire, tu te levais chaque matin, avant le jour, pour fouiller dans les vieilles chroniques ; je dormais encore que, sans bruit et sans que nul s’en doutât, pas même moi, tu avais accompli ta tâche de chaque jour. Alors je te voyais arriver aussi reposé que si tu n’avais rien fait, et, me trouvant au travail, à écrire quelque chose futile, voici ce que tu me disais, hypocrite ! — Jules, tu travailles trop !… Nous parlions alors des choses qui m’intéressent, auxquelles tu ne t’intéresses guère qu’à cause de moi ; par exemple, des grands hommes et des chefs-d’œuvre de la veille ; nous en parlions sans haine, mais aussi sans amour. Nous nous disions que ces hommes qui s’agitent pour tant produire ont grand tort ; nous pensions souvent, tout en prenant en pitié l’abondance de nos contemporains, que les poèmes d’Homère ont pu être contenus dans une coquille de noix ! Que si par hasard quelque bruit politique arrivait jusqu’à nous, nous ne comprenions pas que le peuple le plus spirituel de la terre, comme on dit, jouât ainsi, jusqu’à la fin du monde, cette farce de Shakspear intitulée Beaucoup de bruit pour rien ! Nous savions seulement que la Chambre des députés est un monument fait pour servir de pendant au garde-meuble de la couronne. Nous reconnaissions que le palais du Luxembourg est très-utile par son jardin, qui nous donne tant d’air et de soleil et tant de lilas en fleurs. Quelles belles promenades salutaires nous ferions encore sous ces beaux arbres, si seulement Mme la duchesse Decazes voulait nous permettre de promener nos chiens sans les tenir en laisse ! C’est ainsi pourtant que dans notre jeunesse, sous M. de Sémonville, cet affable gentilhomme, nous laissions gambader Azor et Phan au Luxembourg. Mais à quoi donc, je te prie, a servi la révolution de juillet, puisque nos pauvres chiens y ont perdu cette grande liberté ?

Je le vois d’ici, si je n’écrivais pas ces pages en cachette, si tu étais là derrière mon épaule à déchiffrer ces lignes que je t’adresse, tu me les ferais effacer bien vite ! Tu me dirais que cela n’est pas prudent, qu’il faudrait parler avec plus de réserve de la Chambre des députés, de la Chambre des pairs et de la révolution de juillet ; tu ajouterais que toi absent, j’ai écrit la préface de Barnave. Eh bien, non, quoique tu en dises, je ne peux pas accorder mes sympathies à cet état misérable dans lequel nous vivons, qui n’est ni la paix, ni la guerre, ni la liberté, ni l’esclavage, ni la lutte, ni le repos. Moi je suis, avant tout, l’homme des époques tranquilles où l’on peut s’occuper à loisir de belle prose, de beaux vers, de belles pages historiques qui chantent ou qui déclament, des nobles passions de l’âme, des brillantes exigences de l’esprit, des beaux-arts qui charment la vie, des tendres passions du cœur. J’ai eu beau faire, j’ai eu beau voir de près comment s’opère une révolution, comment s’élève un peuple, comment tombe une monarchie, comment le vaisseau dont parle Bossuet et qui traverse cette mer étonnée de se voir traverser dans des appareils si divers est incessamment à l’ancre dans la rade de Cherbourg, à la disposition des rois qui s’en vont, je n’ai jamais pu trouver un bien grand intérêt à ce drame brutal de la force et du désordre. À quoi nous mènent ces changements, je te prie, sinon à troubler l’intelligence du spectateur qui, ballotté dans tous les sens, ne sait plus de quel côté se tourner pour découvrir le bon droit ? Que de grands bruits et pour quels résultats ? Par ma foi, et tant pis si je blasphème ! je donnerais toutes les déclamations furibondes et toutes les utopies hypocrites et tout ce fatras mal défini qu’on appelle les doctrines de 89 pour une scène d’Athalie, pour les premiers livres des Confessions, pour moins que cela, pour Candide ! À entendre dans quel affreux patois se débattent les affaires du pays, à voir dans quel horrible style elles s’écrivent, à prêter l’oreille à l’éloquence courante de nos grands orateurs modernes, je me serais bien contenté, je te le jure, d’un tyran comme Louis XIV, entouré qu’il était, ce tyran, des plus excellents chefs-d’œuvre qui aient honoré la langue française et l’esprit humain. En ce temps-là on avait le temps d’écrire. Le style était non pas tout l’homme, mais quelque chose de l’homme, ou, tout au moins, c’était quelque chose d’humain. En ce temps-là on se préoccupait tout autant que de la bataille de Rocroy d’une oraison funèbre de M. de Meaux, ou d’un chapitre de M. de Retz, ou d’une épître de Despréaux, ou d’une fable de La Fontaine, ou d’une lettre de Mme de Sévigné, tout simplement.

En ce temps-là il y avait honneur et gloire à être un historien, un poëte, voire même un critique, oui, un critique ; mais cependant en ce temps-là la critique n’avait pas fait toutes ses preuves ; il fallait, avant que de prendre rang dans la cité, qu’elle eût passé par le feu roulant de Voltaire et qu’elle eût soutenu ce feu roulant avec le courage de Fréron. Dès-lors la critique gagna ses éperons, elle fut reconnue une puissance indépendante des autres puissances. Elle a fini par être souveraine à son tour.

Or, voilà bien justement pourquoi, malgré des inquiétudes que tu ne m’as pas toujours cachées, toi mon juge, toi mon conseil, candide judex, tu m’as laissé peu à peu me livrer tout à fait à l’exercice libre et indépendant de cette force toute nouvelle parmi nous. Cela te chagrinait bien dans le fond de l’âme de me voir dépenser ainsi en pure perte ce que tu voulais bien appeler mon style et mon espritMais, te disais-tu à toi-même, tout bien considéré, quelle est donc l’œuvre moderne qui ait plus de vingt-quatre heures de durée ? Ne sommes-nous pas dans le siècle des choses improvisées ? Le drame, la comédie, le roman, le discours politique, improvisation d’une heure, improvisation d’un jour, qu’importe ? La révolution de juillet, pour avoir été improvisée en trois jours, en est-elle moins une révolution ? Donc, après y avoir bien pensé, tu m’as laissé me plonger dans cet abîme sans fond de la littérature périodique où se perd, sans fin et sans cesse, l’esprit de chaque jour. Dans ce gouffre béant qui dévorera tout ce siècle, on eût jeté, l’un après l’autre, Voltaire, Rousseau et Montesquieu, que le monstre eût crié : Encore ! L’Encyclopédie tout entière n’eût pas duré plus d’un mois à ce compte, et pourtant tu te consolais de me voir occupé à ce long travail des Danaïdes en te disant : Au moins a-t-il une position grande et forte et qu’on envie !… Mais, je te prie, à force de zèle, de persévérance et de courage, quelle est la position qui ne soit pas tenable ? Celle-là surtout, celle d’un homme qui peut dire tous les jours à la foule attentive tout ce qu’il a sur le cœur, qui impose son blâme ou sa louange, dont la parole est écoutée, dont le jugement est attendu ? Celui-là est entouré tout autant que les autres hommes qui disposent de la fortune publique, car celui-là il dispose de la renommée. Celui-là est environné d’ennemis et de flatteurs aussi dangereux les uns que les autres, et qui cependant en font malgré lui un homme important. Celui-là mérite l’intérêt des honnêtes gens ; car, pour qu’il soit écouté longtemps, il faut à toute force qu’il ait un peu d’esprit, un peu de style, beaucoup de courage, une grande conscience dans son jugement de chaque jour, une abnégation profonde ; il faut qu’il soit juste et vrai, sincère et loyal, indulgent même dans sa critique, sévère même dans ses louanges. Il faut qu’il tienne d’une main sûre la balance égale entre toutes ces gloires qui se valent, entre toutes ces ambitions rivales, tous ces poëtes de la veille, tous ces prosateurs du lendemain, toutes ces renommées maladives et envieuses l’une de l’autre qui prennent pour un vol qu’on leur fait la moindre louange qui ne leur est pas adressée. Telle est cependant la position du critique : sa vie est une vie de luttes et de travail ; de toute cette renommée dont il dispose il ne garde presque rien pour lui ; il se fait autant d’ennemis de ceux qu’il blâme que de ceux qu’il ne loue pas assez. Or quel est homme en ce monde qui se trouve jamais assez loué ? Le malheureux critique ! Voilà comment, tout en se tenant à l’écart le plus qu’il peut des ambitions et des rivalités humaines, il est cependant exposé à toutes les calomnies, à toutes les médisances. Sa vie est à jour, il habite une maison de verre ; chacun lui peut tirer son petit trait envenimé par derrière ; sous chaque sourire qu’on lui adresse se cache une injure, sous chaque poignée de main qu’on lui donne se cache une trahison. Il est exposé plus que personne à la lettre anonyme, cette bave menteuse ! Et que deviendrait-il si son valet de chambre ne les lisait pas le premier ?

Eh bien ! telle qu’elle est la position est des plus tenables, et l’on peut encore, même dans cette atmosphère chargée de haines et d’envies, être heureux, être libre, être aimé. L’amitié prévient ces tristesses : d’ailleurs, on rencontre de si beaux jours ! les rayons d’un si beau soleil traversent de temps à autre ce nuage ! Aujourd’hui c’est un talent inconnu que vous avez découvert, une enfant qui se morfondait dans une salle vide à qui vous criez : Courage ! voilà la tragédie ! Le lendemain, c’est un poëte au désespoir ; vous lui frappez sur l’épaule et vous lui dites : Salut, poëte !… Plus tard c’est un livre ignoré, et à ce livre ignoré vous envoyez soudain, par un effet de votre toute-puissance, la foule et la fortune ; ou bien c’est un horrible mélodrame applaudi à outrance par un stupide parterre ; alors, vous tout seul, vous levant dans ce désordre, vous prenez la défense de la raison outragée, de la langue française insultée, de toutes les majestés de l’art et de l’histoire livrées en pâture à des laquais en livrée ! Ou bien encore, par un matin de printemps, vous voyez arriver dans votre maison M. de Chateaubriand en personne, qui vous dit : Bonjour, comme s’il vous avait vu la veille ! ou bien, un soir d’hiver, s’assied à votre foyer M. de Lamartine, ce beau rêveur qui parle si bien de Dieu et de l’amour ! ou bien Meyerbeer, qui vous raconte les passions nouvelles dont il va remplir tous ces artistes qui ne chantent, qui ne pleurent, qui ne vivent que par lui ! Ce sont là de grandes fêtes et de grandes joies ! Et souvent, quel bonheur encore ! de savoir de loin toutes ces nobles mains qui vous sont tendues, ces bons sourires qui vous protègent, ces voix éloquentes qui vous défendent, ces lecteurs qui marchent à vos côtés, que vous connaissez tous depuis que vous suivez le même sentier, eux et vous, dont vous savez tous les goûts, toutes les espérances, dont vous ne savez pas les noms !

Oui, tu as raison, Théodose, de m’encourager dans ma voie : la profession est noble et belle. Quel est en effet l’avocat le plus fêlé au barreau qui s’adresse à un pareil public, qui ait à défendre de plus belles causes, l’art, le goût, la raison, le bon sens, la moralité du drame, l’utilité de la poésie, la dignité littéraire, la gloire acquise ? quel est l’orateur, quel est le procureur du Roi qui fasse comparaître à sa barre de plus grands crimes ? quel est le philosophe qui parle dans une plus vaste école ? quel est le soldat qui, l’épée à la main, défende un plus large espace ? quel est l’homme d’argent qui brasse autant de louis d’or que le critique brasse d’idées ? Mais, hélas ! comment veux-tu cependant quand toute autorité est brisée, que la critique conserve son pouvoir ? Comment veux-tu, quand nulle voix sage n’est plus écoutée dans ce malheureux royaume, que la critique soit écoutée ? Comment veux-tu, quand on va chercher au loin tant de parleurs de pacotille pour disserter à perdre haleine sur les affaires politiques, que l’écrivain qui n’est qu’un écrivain parle à la foule inattentive de romans et d’histoires, de comédiens et de comédies ? Eh ! voilà bien où est notre malheur, à nous autres qui cultivons les lettres pour les lettres même, à nous autres qui n’avons jamais eu d’autres ambitions que de rester à la place où le ciel nous a mis, à nous autres qui n’avons jamais été que des écrivains quand autour de nous tous nos confrères se faisaient des hommes politiques ! En effet, de toute cette phalange de jeunes esprits que 1830 a trouvés à peine entrés dans la carrière littéraire, combien peu sont restés à leur place ? Ils se sont tous nommés, par la grâce de la révolution de juillet, préfets, ambassadeurs, capitaines, ministres d’État, L’un d’eux surtout, le plus puissant de tous, espèce de Mirabeau longtemps médité à l’avance, qui tient en ses mains la fortune du pays : eh bien ! il était des nôtres, il n’était qu’un écrivain comme nous ; il a brisé le joug littéraire, et maintenant il impose à la France le joug politique. Le moyen, après ce grand exemple, que les écrivains consentent à rester dans leurs limites naturelles ? L’ambition les a pris tous. Ceux qui sont restés purement et simplement des écrivains, on les montre du doigt et l’on dit en levant les épaules : Ce ne sont que des écrivains ! Il faudrait cependant en parler avec plus de réserve, ne fût-ce que par respect pour le talent de leurs frères politiques qui ont quitté la partie et qui leur ont laissé pour héritage la lutte de chaque jour.

Ainsi donc, frère, quand tous nos amis nous ont quitlés pour aller, chacun de son côté, à des destinées nouvelles, quand toutes les existences qui nous entouraient ont été changées, voilà comment je me retrouve cependant, près de toi, le même homme qu’il y a quinze ans et tout comme si j’avais passé toute ma vie loin du bruit, des passions et de la littérature de chaque jour. C’est qu’en effet je suis resté dans ma voie pendant que tant de gens en changeaient, et toi alors tu es revenu à moi plus dévoué que jamais, et nous avons compris qu’il n’y a qu’un bonheur dans le monde, l’amitié, puisque aussi bien, nous autres parias, nous ne pouvons guère aspirer aux saintes joies de la famille.

Que veux-tu ? nous n’avons pas payé notre charge, nous n’avons d’autre privilège que le privilège de notre art ; nous sommes autant d’oiseaux sur la branche pour lesquels il n’y a qu’un printemps, pour lesquels il n’y a ni automne ni hiver.

Les six petits volumes que je t’envoie ont été recueillis çà et là dans l’improvisation de chaque jour ; naturellement tu y trouveras toutes sortes de ces choses qui ne peuvent vivre qu’en y mettant beaucoup de bonne volonté : — des pages de critique, — des histoires, — des contes, — des nouvelles de tous genres, et surtout de fréquents souvenirs de cette belle, savante et éternelle littérature de l’antiquité, à laquelle je suis resté fidèle autant que toi. Je n’ai pas oublié non plus dans mes prières littéraires ces pauvres nobles esprits, nos compagnons bien-aimés, qui sont morts et qui nous aimaient.

Mais de tous les souvenirs dont ce livre est rempli ai-je donc besoin de te dire quel sera le plus durable et le plus cher à mon cœur ?

J. J.