Les Catacombes/Tome I/05

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Werdet, éditeur-libraire (Tome ip. 205-263).


HOLBEIN.















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Plus on va et plus on s’aperçoit combien sont fausses les idées générales que nous avons presque tous sur la gloire des hommes ; notre éducation a été faussée sur ce point comme sur beaucoup d’autres. La gloire, telle que l’entendent les historiens et les poëtes, est placée si haut que toujours, quand on nous parle de gloire, nous sommes tentés de relever la tête, de nous redresser sur la pointe des pieds et de regarder au-dessus de nous pour la voir, cette gloire, entourée d’une auréole resplendissante. Partout, dans notre éducation morale, ce ne sont que rois, et guerriers, et ministres, ou tout au moins poëtes illustres, montés sur une grande misère, car il faut que tous les grands hommes soient montés sur quelque chose ; ou, s’ils ne sont pas tout à fait des héros, ce sont tout au moins des philosophes suivis d’une école nombreuse, morts pour soutenir leur principe, comme Socrate, ou bien assis, comme Platon, sur le cap Sunium. Nos livres d’éducation et de morale sont tous ainsi faits : ils ne s’occupent que des sommités sociales ; ils n’en veulent qu’aux très-grands et à la gloire parée, qu’elle soit parée d’un manteau brodé ou d’une guenille. Quant à la gloire de plain-pied, à la gloire qui est de niveau avec tout le monde, à la gloire bourgeoise, à laquelle on peut donner familièrement la main, avec laquelle on peut s’asseoir à table et trinquer familièrement, il n’en est pas dit un mot dans les livres. Les livres n’aiment en général que la gloire grecque, romaine, italienne, française. Quant à la gloire bourgeoise, à la gloire hollandaise, si je puis parler ainsi, personne ne s’en est occupé encore. C’est si peu de chose, en effet, la gloire bourgeoise ! cela est si peu important, un homme en simple habit comme tout le monde ! Si bien que nous autres, qui avons été élevés dans ces préjugés cruels, nous sommes tout ébahis et tout étonnés quand nous venons à nous rencontrer pour la première fois en présence de ces hautes illustrations parties du peuple qui sont restées peuple toute leur vie, même à la cour, et qui ne sont sorties du peuple ni par excès de misère ni par excès de fortune. Ce qu’il y a de mieux à faire en pareille occurrence, c’est de reconnaître et de saluer la gloire partout où elle se trouve, comme on salue une reine jeune et belle, quel que soit son vêtement ou sa demeure. D’ailleurs, une fois revenu de votre première surprise, vous verrez combien on se trouve heureux de découvrir un mérite caché, de s’agenouiller devant l’inconnu. C’est là une révélation d’un genre tout nouveau, dont il est beau d’être le pontife, dont il est beau même d’être le martyr. En effet, on trouve à exhumer les grands noms je ne sais quels secrets contentements intérieurs qui compensent, et au-delà, toutes les peines que cette exhumation vous donne ; on est fier de cet acte de justice, on est heureux de faire connaissance, le premier, avec ce grand homme qui fait avec vous ses premiers pas dans la renommée. D’ailleurs il vous a bientôt rendu protection pour protection : s’il s’appuie sur votre bras un instant, l’instant d’après il vous abrite sous son large manteau, une fois qu’il a marché.

Voilà ce qui m’est arrivé en écrivant la vie d’Albert Durer, le fils de l’orfèvre, le petit-fils du marchand de bœufs. Je me suis trouvé tellement ému et intéressé au simple récit de ce grand artiste, si ingénieux et si bonhomme, que plus d’une fois j’ai pleuré d’admiration en lisant ces lignes si naïves. Aujourd’hui mon héros n’a plus le même nom, n’a plus la même vie ; mais c’est toujours un grand artiste, et un grand artiste du même temps. Il ne s’agit plus du pauvre graveur dont la femme faisait la lessive, mais d’un peintre qui fut riche un instant et un instant grand seigneur, et qui est mort on ne sait où. Allons donc à Holbein après avoir passé par la pauvre maison d’Albert Durer ; seulement, après avoir lu à propos d’Holbein une histoire si complète qu’elle ressemble à un journal, vous allez lire cette fois une biographie si extraordinaire qu’elle ressemble à un roman. Biographie ou roman, j’aurai été véridique autant qu’on peut l’être quand on a grande envie d’être vrai et qu’on n’a pas besoin d’autre chose pour intéresser.

Holbein naquit à Augsbourg en 1498, cette grande époque d’émancipation dans tous les genres. Le père d’Holbein était un peintre ; car à cette époque où les liens de l’autorité étaient encore dans toute leur force, quoique bien près d’être rompus, nous trouvons presque toujours le fils obéissant à la profession du père, et devenant grand homme ou grand artiste quand il ne peut faire autrement ; comme aussi vous trouverez toujours, en remontant au berceau de ces hommes à part, des émigrations lointaines, des exils volontaires, des déplacements continuels, indices certains d’un malaise général ou d’une âme inquiète. Holbein voyagea de bonne heure, il fut transporté de la ville d’Augsbourg à Bâle, en pleine Suisse, et c’est là qu’il étudia la peinture en même temps que ses deux frères, Ambroise et Bruno. Les trois frères Holbein avaient pour maîtres leur père d’abord, et ensuite leur oncle Sigismond, artiste habile et ingénieux. Sigismond Holbein, oncle de Hens, n’était cependant qu’un orfèvre ; mais il était dessinateur et graveur distingué ; il gravait également bien sur le cuivre, sur le bois et sur le fer ; aujourd’hui encore les amateurs les plus exercés confondent ses gravures avec celles de son illustre neveu. Entre autres débats, on n’a pas encore décidé lequel des deux, le neveu ou l’oncle, a gravé l’alphabet orné de vignettes tirées de la Bible. En bonne justice, et dans le doute, on devrait laisser cet alphabet à Sigismond Holbein : son neveu en a si peu besoin !

Après quelques leçons de son oncle, Holbein à lui seul fit le reste. C’est extraordinaire cela : un enfant perdu au milieu de la Suisse qui devine toutes les ressources du dessin et de la couleur ! un peintre de ce temps-là, et un si grand peintre, qui ne perd pas de vue les montagnes chargées de neige, et qui est grand peintre sans faire le voyage d’Italie ! L’Italie, en effet, c’est la terre promise de l’artiste, c’est son école, c’est son modèle, c’est sa vie. C’est là-bas, sous ce ciel bleu, sous ce soleil éclatant et chaud, sur cette terre chargée de chefs-d’œuvre ; c’est là-bas, au milieu de ces passions qui bouillonnent, de ces nations qui se croisent, de ces héros qui sont entrés vainqueurs à Rome, vainqueurs par les armes, et qui en sortent vaincus par une force supérieure ; c’est là-bas, dans ce beau point de vue, que se trouve l’art. Holbein n’alla pas en Italie ; il travailla tout seul, livré à ses propres inspirations et trouvant des modèles dans son âme. Encore enfant, il attirait déjà l’attention des bonnes gens de la ville de Bâle ; à quatorze ans il s’était acquis l’admiration de la foule. Ses dessins étaient recherchés ; on lui demandait déjà des portraits ; il avait fait déjà le portrait de son père et celui de son oncle d’une vérité frappante ; en un mot, le succès du jeune artiste fut si grand qu’à l’âge de quinze ans on confia à sa peinture la façade d’une très-honorable maison d’un bourgeois de Bâle, qui se risqua à la faire peindre par Holbein.

Vous allez peut-être sourire ; mais c’était la mode alors. Dans ce temps-là où, Dieu merci, les grands peintres ne manquaient pas, où la peinture était en honneur dans toute l’Europe comme une gloire à part et tout italienne, c’était cependant l’usage d’exposer sur les façades des principaux édifices de la ville les premières compositions des jeunes peintres qui voulaient se faire connaître. Un grand tableau était composé sous les regards de toute une ville ; la ville jugeait ou critiquait ; puis, quand tout était dit, la pluie et le vent et l’hiver effaçaient le tableau, ce qui n’était pas toujours un grand dommage. Holbein monta donc, lui aussi, sur l’échafaud du barbouilleur d’enseignes, il exposa ses premières idées en plein air ; et les Suisses arrivaient autour de lui, admirant ce qu’il faisait pour eux et ce qui devait être perdu pour nous. C’est ainsi qu’ont été exécutées deux grandes compositions qui firent à juste titre l’admiration de leur époque, une danse de paysans, au coin du marché de Bâle, et, sur le toit de planches qui recouvrait le pont, la danse des morts. On n’a conservé de la danse des morts que quelques gravures incomplètes, et cependant les faibles souvenirs de ce chef-d’œuvre ont eu sur la peinture une influence immense qui se fait encore sentir de nos jours. À la vérité, c’étaient de singuliers bourgeois que les bourgeois de Bâle, qui avaient de pareilles expositions au coin de leurs bornes, et ils auraient bien pu dire en voyant le Louvre ce que disait ce Gascon du bon temps des Gascons : Voilà qui ressemble à la façade délicieuse de la maison de mon père. Auriez-vous jamais cru que de véritables Suisses aient poussé à ce point-là l’amour et en même temps le luxe dans les arts ? Mais il est bien avéré que de nos jours nous ne savons pas un mot de l’histoire.

Quand il eut fait ses preuves sur les murs des maisons bourgeoises et sur les planches des ponts, et avec le visage de son père et de son oncle, Holbein fut enfin admis à d’autres preuves plus honorables : de la façade des maisons il passa dans les appartements ; les bourgeois et leurs femmes lui confièrent leurs visages : voilà comment il a jeté à Bâle une grande quantité de portraits, de tableaux d’histoire et de dessins originaux. Tout ce que Holbein a fait dans ce temps-là est admirable ; c’était une facilité merveilleuse, même pour cette époque où la fécondité était un des caractères du talent. Parmi les dessins d’Holbein, les plus beaux sont tirés de la Passion. Rien n’est beau comme la Passion d’Holbein : c’est une suite de dessins d’une perfection achevée ; ils forment eux seuls une galerie que l’on quitte toujours avec regret, et dans laquelle, après de longues réflexions, on découvre toujours des beautés nouvelles. Ici s’arrête la nomenclature des chefs-d’œuvre de notre Holbein avant son départ de la Suisse ; ici commence sa vie véritable, sa vie de roman et d’aventures, quand il devint grand seigneur à Londres, sous Henri VIII, comme les peintres ses égaux devenaient grands seigneurs en Italie sous les Médicis.

Holbein était marié. Un jour que sa femme était venue le troubler dans son travail par une de ces insupportables tracasseries féminines qui ont jeté tant d’hommes de talent dans le célibat le plus triste comme dans un port tranquille, un homme entra chez Holbein, et, le voyant si triste et si affligé, et l’âme dans ce grand désordre :

— Qu’avez-vous donc, lui dit-il, mon cher Hens ?

— Hélas ! dit Holbein, vous me voyez le plus malheureux des hommes ! Ma femme est acariâtre et méchante ; elle est sans cesse à mes côtés, me fatiguant de son oisiveté et de sa mauvaise humeur. C’est un lourd et cruel fardeau que j’ai là ! Mon Dieu ! quelle différence entre cette femme et la femme que j’ai cru épouser ! Avant ses noces c’était une jeune fille folâtre et rieuse, agaçante, et vive, et tremblante, pendue à mon chevalet toujours, toujours prête à me servir de modèle quand je peignais mes anges, une véritable beauté des montagnes, blanche, et ferme, et éclatante ! Je l’ai épousée, il y a de cela dix-huit mois, vienne le lundi de Pâques.

— Et à présent, reprit l’ami de Holbein, à présent voulez-vous que je vous dise ce qu’elle est, votre femme, Holbein ? C’est une acariâtre et volontaire maîtresse, c’est un démon à votre chevet le soir, un réveil-matin bruyant et disgracieux ; c’est un ouragan continuel qui vous opprime, pauvre Hens. À présent elle n’est plus belle pour toi ; elle ne songe même plus à être belle ; elle n’est plus parée que pour les autres : chez toi elle est négligée, triste, grondeuse ; elle ne croit plus à toi ni à ton art ; elle s’interpose entre toi et le soleil quand tu veux peindre, entre toi et le repos quand tu veux dormir, entre toi et le plaisir quand te livrer à tes folles bouffées de joie. À présent, et c’est la chose fatigante, cette femme t’apparaît toujours comme un triste point d’interrogation toujours dressé devant toi ; elle veut savoir la cause des moindres mouvements de ton âme, pourquoi tu es triste, pourquoi tu es gai, pourquoi tu n’es ni gai ni triste, secrets que tu ne sais pas toi-même. Ah ! pauvre homme, pauvre homme que tu es ! Tu es un homme perdu, mon Holbein !

— C’est bien vrai cela, dit Holbein. Quelle triste destinée d’avoir tant de couleur et d’idées ! avoir un si grand besoin de produire, une immense envie de liberté, de bonheur, de plaisir, et se trouver marié pour toujours ! C’est bien malheureux cela !

Et il se promenait de long en large. Son ami le regardait avec un sourire singulièrement fin et moqueur. Cet homme était d’une taille médiocre, d’une physionomie très-indécise, entre la malice et la bonhomie ; physionomie aux mille nuances, qui savait dire ce qu’elle voulait sans s’expliquer jamais ; cet homme était une puissance ; cet homme s’appelait tout simplement Érasme.

Il abandonna ainsi son ami Holbein à sa mauvaise humeur : il aurait craint de l’affaiblir en la dérangeant. Holbein se promenait, considérant sous toutes ses faces sa position misérable, la faiblesse de son âme, la volonté énergique de sa femme ; plus il se débattait dans cet abîme et moins il trouvait d’issue pour en sortir.

— As-tu connu Albert Durer ? dit Érasme.

— Un grand artiste ! reprit Holbein.

— Oui, dit l’autre, un grand artiste, simple, neuf, merveilleux, admiré, le roi de son art, travaillant nuit et jour pour vivre, et qui est mort battu par sa femme, lui, le noble Albert Durer !

Holbein leva les mains au ciel en poussant un soupir.

Érasme reprit, et comme s’il se parlait à lui-même :

— Oh ! malheureux, malheureux Albert ! toute sa vie tourmenté ! en proie toute sa vie à cette mégère ! Elle aussi, avant les noces, elle avait été bonne, et svelte, et jolie ; mais après les noces elle est devenue disgracieuse et méchante : voilà ce que deviendra ta femme bientôt. Prépare donc tes deux joues, pauvre Holbein.

Je n’ai pas la fin de cette conversation étrange, dans laquelle Érasme eut besoin d’appeler à son aide toute sa logique, tous ses sarcasmes, et, qui plus est, tout son sophisme, pour persuader à cet ami malheureux qu’il eût tout de suite à briser cette chaîne, à quitter ce despote, à se faire libre et heureux ; il fallut combattre longtemps l’incertitude d’Holbein. Quitter sa femme ! c’était là une action bien étrange pour ce siècle, une action incroyable. Sortir de la patrie, aller au loin, loin du foyer domestique, se faire jeune homme une seconde fois ! Et puis, où aller ? en quel lieu ? Qui empêchera sa femme de le rejoindre ? n’ira-t-elle pas le deviner en Hollande ou en Italie ? Holbein, songeant à tant de dangers, était prêt à reprendre ses fers.

Mais Érasme avait une de ces volontés qui ne s’effraient pas de peu. Érasme, ce petit être que vous voyez se glisser si haut avec tant d’esprit et une patience si courageuse, est peut-être la volonté la plus ferme du seizième siècle ; bien entendu que nous ne parlons pas de Luther. Érasme a fait tout ce qu’il a voulu : il a été l’ami des puissances les plus opposées, il a conservé sa neutralité au milieu de tant d’opinions, de guerres et de conflits de tout genre qui ont remué l’humanité dans sa base ; il a été tout ce que pouvait être un homme dans ce temps-là sans être esclave ; il a été moine, artiste et grand seigneur ; il a été tout cela en même temps, tout cela si bien mêlé, si bien lié, formant si bien un seul et même tout, qu’il eût été impossible de définir Érasme. Voilà l’homme qui le premier devina le génie d’Holbein, voilà l’homme qui eut pitié de lui le premier, voilà l’homme qui l’arracha malgré lui-même à sa femme, à l’obscurité et à la misère, pour l’envoyer être tout-puissant et très-heureux à la cour du souverain le plus despotique et le plus cruel de l’univers.

Il fallut donc bien qu’Holbein, maîtrisé par cette volonté toute-puissante, finît par obéir. Holbein obéit donc, résolut de quitter sa femme et son pays ; mais où aller ? Et quand Érasme lui parla de l’Angleterre, le grand peintre recula d’un pas : il se figurait l’Angleterre comme un pays au-delà du monde, inculte, sauvage, ennemi de tout ce qui ressemblait à l’art ; et puis quel ciel ! Mais Érasme l’ordonnait, il fallut partir : il partit.

Il partit, n’emportant avec lui que deux choses : une lettre d’Érasme, et le portrait d’Érasme, qu’il avait fait avant de partir.

Cette lettre était adressée au chancelier d’Angleterre Thomas Morus, cet homme qui eut le bonheur de mourir d’une belle mort, ce rêveur dont l’utopie précède d’un siècle le Télémaque de Fénelon. C’était alors un des plus grands seigneurs du monde, le confident et l’ami de Henri VIII, un des chefs de cette nation anglaise qui se préparait au règne d’Élisabeth et aux grandes révolutions qui l’ont suivi. Je me suis procuré à grand’peine la lettre d’Érasme à son illustre ami : elle est écrite en beau style latin. En voici une traduction aussi fidèle que j’ai pu la faire ; mais, malgré tous mes efforts, j’ai bien peur que toutes les grâces du modèle n’aient disparu dans ma version.

« Érasme de Roterdam à Son Excellence Thomas Morus, grand chancelier d’Angleterre, salut.

« Il y a longtemps, monseigneur, que votre humble ami Érasme de Roterdam n’a reçu de vos nouvelles que par l’active renommée, qui parle de vous à tant de titres comme éloquent, comme homme d’affaires, homme de style, comme ami d’un roi qui n’est pas des derniers de la chrétienté. Malgré vos honorables encouragements j’aurais eu peur, en mettant trop souvent mes indignes lettres sous vos yeux, de vous distraire de ces hautes pensées aux quelles est attaché le sort d’un peuple. Pardonnez-moi donc de vous avoir offert mes respects moins souvent que vous me l’aviez permis.

« Voici à présent que je vous adresse un grand peintre, comme vous verrez. Il s’appelle Hens Holbein, de la ville de Bâle. Il a fait ici beaucoup de merveilleux portraits ou dessins d’un caractère tout neuf ; c’est un homme de passion, d’originalité, et d’un travail incroyable. Entre autres choses, il a fait pour la ville, sur de méchantes planches, que Jupiter protège tout seul, une espèce de fantasmagorie qui serait fort de votre goût, monseigneur, ou je me trompe fort : on y voit une grande confusion de morts qui s’ébattent aussi joyeusement et aussi gaiement que des chrétiens vivants pourraient le faire. Cela était sans exemple avant mon ami Hens, et j’ignore où il a pris ses modèles. Il faut qu’il ait assisté au sabbat par un clair de lune d’hiver.

« Outre son talent, sa patience, sa sobriété, sa parfaite résignation à la Providence, ce pauvre cher Holbein a encore un grand titre à votre bienveillance, monseigneur : il est marié à une très-acariâtre et très-méchante femme. Sa résignation chrétienne a fini là ; il n’a pu se résoudre à cet enfer, et il a pris la fuite, obéissant à la Providence. Soyez sa providence, monseigneur.

« Quant aux nouvelles particulières, j’estime qu’il n’y a rien de nouveau. Vous avez entendu parler du moine Luther : il paraît que ce moine n’est pas si écrasé qu’on le dit tout d’abord. Mais ce sont là de ces sujets de conversation qui vous brûlent comme le fer en sortant de la fournaise. »

Ainsi vous retrouverez Luther partout et toujours.

Luther, ce moine si peu écrasé, avait cependant été fort attaché par Thomas Morus, et surtout par Henri VIII, qui devint son plus grand appui plus tard, et qui fut le premier roi du monde à confirmer ses doctrines. N’est-ce pas, je vous prie, une singulière existence que celle d’Holbein, pousse par Érasme hors de son pays d’adoption, accueilli en Angleterre par le chancelier Thomas Morus, et protégé par le roi Henri VIII ? Érasme, Thomas Morus, Henri VIII, Holbein, Luther, quels héros différents ! quel beau roman historique on pourrait faire avec ces noms-là !

Puisque nous sommes en sa présence, arrêtons-nous quelque peu devant ce terrible Henri VIII. C’est un des hommes les moins étudiés et les moins compris que nous ait laissés l’histoire. On sait qu’il a vécu, régné, et qu’il s’est battu concurremment avec deux hommes qui ont tiré à eux une grande partie de la renommée contemporaine, François Ier et Charles-Quint, ce qui était déjà trop pour que l’attention du monde y pût suffire. Henri VIII a été tellement entouré de sang, et de quel sang ! du sang de ses femmes versé par le bourreau, qu’on a bien de la peine, ou même de la répugnance, à le regarder en face. L’attention des peuples s’est bien mieux arrangée des exploits héroïques de ce fou couronné, si spirituel et si brave, François Ier, ou bien encore de la vie si grande et si habile de ce grand empereur Charles-Quint : voilà ce qui a nui à l’effet de Henri VIII. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est là une physionomie d’un intérêt puissant. Voyez-le, je vous prie, succédant à son père avare et tout-puissant, qui lui laisse une grande couronne, une grande fortune, et un peuple fatigué de bénir le feu roi, et qui ne demande pas mieux que de bénir le roi qui va venir. Tout va bien pour le jeune monarque anglais. Il commence, comme ont commencé tous les bons rois d’Angleterre avant lui, par faire une invasion dans le royaume de France. De retour de France, où il a vu François Ier, il trouve l’Écosse pacifiée, il trouve le parlement soumis à ses moindres ordres, il règne de près et de loin ; un instant il est l’arbitre des destinées de l’Espagne et de la France, il tient entre ses mains l’avenir de la cour de Rome ; la réforme qui gronde en Allemagne ne fait qu’augmenter la puissance de Henri VIII. il assiste aussi à la formation de la politique européenne ; il voit naître ces hautes questions tant débattues depuis lui, et par tant de révolutions, sur lesquelles nous nous débattons encore ; puis bientôt ses passions personnelles l’agitent autant que les guerres au dehors, lui et son royaume. Alors commence la triste et déplorable suite de ses amours légitimes ; alors ses femmes montent sur l’échafaud, aussi fort étonnées de sa colère qu’elles ont été étonnées de la violence de son amour. La cour, formée à ce caractère emporté, ne s’étonne de rien ; le peuple fait comme la cour ; tout va bien. Peu à peu le pape lui-même se voit exposé à ce redoutable monarque. Un matin, en se réveillant avec une nouvelle passion dans le cœur, le Roi sépare violemment le royaume d’Angleterre de la communion catholique. C’en est fait, le plus grand coup est porté à la religion du pape, elle ne se relèvera pas de ce grand exemple. Bien plus, Henri VIII se déclare grand pontife ; il réduit à trois le nombre des sacrements ; il renverse les monastères avec plus de fureur que Luther lui-même ; et Charles-Quint, le voyant faire, Charles-Quint lui-même, qui mourut moine, regrette tout haut de ne pouvoir plumer lui-même la poule aux œufs d’or. Et, quand une fois il fut entré un peu avant dans ses propres institutions religieuses, il les fonda, il les soutint, il les défendit, comme elles ont toutes été défendues et fondées, par le sang. Il a fait mourir à lui seul autant de misérables, pour le crime de croire ou de ne pas croire, que l’inquisition même de Philipe II. Il a bouleversé ainsi de fond en comble l’esprit de la nation ; il a ouvert ainsi la porte à ces hérésies religieuses dont le nombre égale les étoiles du firmament ; il a refait le dogme catholique cinq ou six fois avec l’imperturbable sang-froid d’un homme qui est soutenu à la fois par une bonne armée et par une révélation venue d’en haut. Du reste, rempli de qualités brillantes, spirituel, généreux, désintéressé, magnanime ; le jour d’après injuste, opiniâtre, cruel, avide, implacable, amoureux, jaloux et violent à outrance. Et cependant il fut aimé ; car il se fit peuple très-souvent, et très-souvent il allait à la taverne en vrai homme-peuple, portant à la main un gros bâton ferré sur lequel il s’appuyait et qui ressemblait tout à fait à la massue d’Hercule. Il est mort d’une colère rentrée après avoir ordonné des supplices ; il a été pleuré avec des larmes véritables par son peuple. Tout ce que je vous dis là serait fort incroyable si je ne faisais qu’un roman ordinaire ; mais ce que je dis là c’est de l’histoire, l’histoire, le plus vrai, le plus surnaturel et le plus singulier des romans.

Voilà donc en quelles mains et parmi quel peuple tomba Holbein. Holbein, en arrivant à Londres, se rendit chez le chancelier Thomas Morus. Le cœur lui battit bien violemment quand il se trouva en présence de l’ami de Henri VIII. Thomas Morus fait dans cette histoire un grand contraste avec Henri VIII. Homme de sang-froid et d’étude, de conscience et de calme, très-versé dans la science des lois, qui n’était pas une petite science à cette époque, aussi habile dans les belles-lettres qu’Érasme lui-même, poëte et philologue, vivant de peu, aimant à rêver de belles républiques bien tranquilles et perfectionnant encore l’idéal de Platon, homme éminent, qui eut tous les goûts élégants d’un grand seigneur et toute la pauvreté d’un magistrat intègre et d’un courtisan qui ne sait pas flatter : tel était le célèbre chancelier d’Angleterre Thomas Morus.

Il habitait alors une vaste maison ouverte à tous, et qui fut ouverte sur-le-champ au jeune artiste. Thomas Morus reçut avec empressement le portrait et la lettre. Il s’arrêta longtemps à regarder le portrait, qui nous est resté comme un des chefs-d’œuvre d’Holbein. À la fin il ouvrit la lettre, il la lût en souriant, car c’était un homme qui aimait à lire Érasme ; puis, prenant la main d’Holbein :

— Hens Holbein, lui dit-il, soyez le bienvenu en Angleterre ; vous êtes ici dans la maison d’un ami. Tout ce que je possède est à vous, jeune homme ; car vous m’avez apporté une recommandation puissante, le portrait d’Érasme. Restez donc ici, vivez-y tranquille ; et, si votre femme vient vous y chercher, eh bien ! nous mentirons une fois, et nous dirons à votre femme : — Hens Holbein n’est pas ici.

Ainsi parla le chancelier. Disant ces mots, il releva et embrassa Holbein ; et de ce jour il eut dans sa maison un enfant de plus.

De ce jour aussi Holbein fut heureux et libre. Il se voua tout entier à ses travaux, si misérablement interrompus. Il vivait ainsi caché à tous, prêtant à peine l’oreille aux grands événements qui se passaient autour de lui. Holbein n’en voulait qu’à l’histoire passée, aux actions mémorables d’autrefois, aux héros tombés glorieusement. Il poursuivait de son mieux, dans le silence de l’atelier, les idéales perfections dont il était obsédé sans cesse ; il n’avait jamais été si heureux ; la famille du chancelier était sa famille. Il resta ainsi trois ans, produisant de nombreux tableaux d’histoire et satisfait des suffrages et des éloges de son illustre ami. Mais ce n’était pas là le compte de Thomas Morus : il avait trop d’équité dans le cœur pour vouloir accaparer à son profit cette gloire cachée. Ces trois années furent trois années d’épreuves pour Holbein ; mais à la fin, quand il eut produit les tableaux dignes du grand nom qu’il s’est fait depuis, le chancelier jugea qu’il était temps de tirer son peintre de l’obscurité à laquelle il l’avait condamné. Ce jour-là fut un beau jour dans la vie d’Holbein. Son hôte attendait un convive ; mais Holbein ne savait pas quel convive était attendu. Cependant toute la maison est décorée avec pompe ; les serviteurs se hâtent et s’empressent ; le chancelier est inquiet ; l’inteneur du palais éclate de mille feux ; c’est une magnificence royale. Morus y perdit ce soir-là une partie de son patrimoine. L’heure arrive enfin. Alors vous auriez vu dans la ville de Londres la cour et le Roi, marchant à grande hâte, s’arrêter tout à coup à la porte de cette maison ordinairement si modeste. Le chancelier était en bas, présentant la main à son Roi. Le Roi prit son hôte sous le bras, et ils montèrent ensemble l’escalier. Alors Henri fut surpris de l’éclat de cette maison, lui qui avait vu le camp de drap d’or. Mais ce qui le surprit le plus ce fut la collection d’Holbein. À cet aspect le Roi s’arrêta, étonné et confondu. Il avait à un haut degré le sentiment des arts, et jamais il n’avait vu réunies tant de belles peintures. Il allait d’un tableau à l’autre, muet et transporté ; il les regardait tantôt en courant, tantôt en s’arrêtant ; quelquefois il poussait une exclamation, puis il retombait dans son silence. Il n’y eut jamais d’enchantement pareil. Holbein était dans un coin, attentif aux moindres gestes du prince. C’était donc là ce terrible Henri VIII ! lui, cet homme si ravi, si transporté, si occupé d’un artiste ! Cependant le Roi ne se lassait pas d’admirer ; surtout, ce qu’il admirait le plus, c’était la grâce des belles dames représentées dans ces tableaux, c’était la soie, c’était le velours, c’était l’hermine de tout ce monde, c’était ce luxe vraiment royal de broderies, et de manteaux, et de plumes ondoyantes. Tous ces personnages si bien vêtus semblaient vouloir s’échapper de leurs cadres, et le Roi était prêt à leur tendre les bras et à leur dire : — Venez à moi, belles dames ! — Il resta ainsi une heure entière dans la muette contemplation.

À la fin le Roi s’écria en levant les mains :

— Quel est l’artiste qui a fait cela ?

Holbein tremblait de tous ses membres ; son cœur battait violemment : sa destinée allait prendre une face nouvelle. Le Roi le remarqua à sa pâleur ; puis, comme c’était son habitude, il s’approcha tout près du peintre, et, lui parlant d’un ton irrité :

— C’est donc vous, monsieur, qui faites toutes ces choses ? c’est donc vous qui parez si bien les femmes et qui donnez tant de broderies aux hommes ? Vraiment ! vous effacez ma cour, et cela mérite une exemplaire punition.

Puis bientôt, voyant le pauvre Hens si fort interdit, le Roi se mit à sourire :

— En vérité aussi, j’ai besoin de vous à ma cour pour apprendre à nos dames à se faire belles et à nos jeunes seigneurs à s’habiller ; vous serez le grand maître de notre goût, monsieur… Mais comment donc l’appelle-t-on, Morus ?

— Il s’appelle Hens Holbein, sire, dit le chancelier ; il est venu ici recommandé à moi par Érasme de Roterdam, et il vous remercie dans son cœur de toutes vos bontés, sire. À présent, si Votre Majesté daigne les accepter, le peintre et les tableaux sont à vous.

— Et vous me faites un grand présent, mon féal ; mais le peintre me suffit. Je ne veux pas vous priver de toutes vos richesses ; gardez vos tableaux, j’emmène Holbein dès ce soir.

Voilà comment Holbein passa de la demeure du chancelier Thomas Morus à la cour du roi Henri VIII.

À cette cour Holbein devint le premier peintre du Roi ; puis il devint son ami, et d’autant plus son ami que le Roi n’avait à lui demander aucune injustice, aucune violence. Aussi, pendant que l’amitié de Henri était fatale à tous les siens, Holbein seul n’eut rien à en redouter ; il fut une exception à cette cour, où la plus grande fortune était voisine de la mort, où il n’y avait qu’un pas du palais épiscopal ou du lit nuptial à l’échafaud. Le succès d’Holbein, dans cette froide Angleterre si peu exercée encore aux beaux-arts, est une chose à peine croyable ; cependant il ne peut être mis en doute. Du jour où il fut protégé par le Roi il n’y eut pas à Londres une femme belle et riche qui ne voulût être peinte par le peintre du Roi ; d’ailleurs il les faisait si belles ! il les faisait si riches ! c’était un peintre si essentiellement grand seigneur ! Toute la cour ambitionna l’honneur de poser devant Holbein ; il n’y eut plus une illustration complète sans la consécration du peintre. Si François Ier avait pu voir quelle était la protection que Henri VIII accordait à l’artiste de son choix, François Ier aurait été jaloux de son bon cousin d’Angleterre, avec plus de raison que Henri le jour où il fut vaincu à je ne sais quel exercice du corps par son cousin de France.

La fortune et les honneurs vinrent donc trouver Holbein tout à coup et le combler de leurs faveurs les plus rares. On sollicitait un portrait de lui comme on sollicitait une faveur du Roi ; autour de lui se groupait, comme autour du Roi, tout ce qui était distingué par la naissance, la beauté ou la gloire ; ses tableaux historiques et ses dessins étaient payés au poids des guinées. Il devint le peintre national de l’Angleterre tout d’un coup. Encore aujourd’hui ses ouvrages sont regardés par les plus riches Anglais comme les plus précieux ornements de leurs palais et de leurs musées. Aussi a-t-il été déclaré Anglais par les Anglais, qui n’ont pas voulu se souvenir de sa véritable patrie, l’Allemagne. Aussi bien, en Allemagne il n’avait trouvé que sa femme ; en Angleterre il avait trouvé la fortune, l’estime, les honneurs, tout ce qui fait un grand artiste quand cet artiste a de l’instinct dans la tête et du génie dans le cœur.

Pour lui, il s’abandonna volontiers à ce nouveau genre de vie, qui dut lui paraître d’autant plus nouveau qu’il n’en avait aucune idée, n’étant jamais allé en Italie ; il reconnaissait tout bas combien son ami Érasme avait dit vrai, il était tout entier à l’art et à son bonheur. L’amitié de Henri VIII pour son peintre ordinaire n’avait pas de bornes. Il se fit peindre par Holbein, et plusieurs fois, dans son royal costume ; il lui fit peindre plusieurs salles de son palais de Witthall ; mais l’incendie a dévoré le palais, qu’on a rebâti, et les peintures d’Holbein, que personne n’a pu refaire. Holbein peignit encore plusieurs grandes compositions, dans lesquelles il représenta plusieurs grands personnages de l’État. Si l’on considère combien ses tableaux sont finis dans leurs moindres détails, on peut dire que l’activité d’Holbein n’avait pas de bornes ; et puis, si à ses innombrables compositions, à l’huile ou à l’eau, vous ajoutez tous les dessins qu’il composa pour les orfèvres et pour les graveurs sur cuivre, vous comprendrez à quel immense travail il a fallu se condamner pour suffire à tout cela. Il a acquis ainsi une immense fortune ; et, à mesure que sa fortune augmentait, son crédit sur l’esprit du Roi allait aussi en augmentant. À ce sujet, parmi toutes les anecdotes que je passe sous silence, il en est une que je ne puis m’empêcher de raconter.

Holbein, devenu grand seigneur, en avait pris naturellement et facilement toutes les allures : il s’était fait une indépendance complète ; il était très-flatté, très-estimé, très en faveur, très-volontaire. C’est le propre d’un grand artiste de se mettre tout de suite au niveau de toutes les fortunes, bonnes ou mauvaises, et celui-là s’était mis au niveau de sa haute fortune de façon à la dominer. Entre autres habitudes de sa maison, il avait pris l’habitude de fermer son atelier à tout le monde, excepté au Roi, quand il travaillait à quelque grande composition qu’il ne voulait montrer que tout à fait achevée. Vous sentez bien d’ailleurs qu’il était trop habile artiste pour s’exposer aux jugements et surtout aux conseils des oisifs peu exercés qui abondent dans tous les ateliers des grands peintres. Un jour qu’il était enfermé chez lui, tout entier à son travail, un certain pair du royaume, un très-grand personnage du temps, voulut forcer la porte de l’atelier et entrer malgré la consigne. Holbein, entendant du bruit dans son vestibule, sort de son atelier et explique au jeune seigneur qu’il lui est impossible de le recevoir. Le jeune lord insiste alors, disant que cette heure-là est la sienne, et qu’il ne pourra pas venir un autre jour, et qu’enfin il veut entrer absolument. Là-dessus la dispute s’échauffe ; le jeune homme se met tout à fait en colère et il veut entrer de vive force. Alors Holbein, hors de lui, saisit le jeune homme à travers corps, et le jette en bas de l’escalier si violemment que celui-ci tomba aux pieds de ses gens en poussant un cri de douleur. Vous remarquerez que c’est là une scène qui se passe entre un simple artiste étranger et un très-grand seigneur anglais à une époque où c’était beaucoup d’être un grand seigneur.

Voilà ce que comprit fort bien Holbein quand il vit au bas de son escalier le lord d’Angleterre ramassé par ses gens ; il comprit tout de suite quelles conséquences funestes son emportement pouvait avoir. Aussitôt le voilà qui monte au sommet de sa maison, et qui se sauve par le toit, et qui arrive par ce chemin jusqu’au roi Henri VIII, qu’il trouva dans son cabinet, occupé d’une dissertation religieuse. Holbein, arrivé jusqu’au Roi ; se jette à ses pieds, et lui demande pardon à deux genoux sans lui apprendre de quel crime il est coupable. Le Roi interdit le relève ; et, quand il apprend qu’il s’agit d’un lord du parlement jeté par la fenêtre, il reste interdit, car il aimait son parlement, le roi Henri VIII : il avait été si bon pour lui, le parlement ! il l’avait débarrassé de toutes ses femmes, il l’avait débarrassé du pape et l’avait reconnu le pape de son royaume. Holbein reçut donc de très-vives réprimandes ; puis le Roi, toujours bon pour lui, lui montra du doigt la porte d’une chambre, dont il lui défendit de sortir. Holbein resta là, renfermé chez son hôte royal, et fort peu inquiet au fond de l’âme, car il connaissait la toute-puissance de son protecteur. Au bout de quinze jours, quand le jeune lord trouva qu’il avait été assez long-temps malade, il se fit porter chez le Roi. Il était soutenu par ses domestiques, il était tout entouré de bandelettes, il s’était mis dans l’état le plus pitoyable qu’il avait pu imaginer.

— Sire, cria-t-il, sire, justice ! justice !

Et son visage était très-animé et aussi sa pantomime. Le Roi cependant, feignant de ne rien voir de cette comédie, écoutait toutes ces plaintes avec la plus grande indifférence. À cette indifférence, le jeune lord ne se contint pas.

— Il s’agit d’un lord et non pas d’un chien, dit-il, sire ; et, puisque Votre Majesté me refuse justice, je me ferai justice à moi-même !

C’était là tout ce que le Roi voulait.

— Vous oubliez vos bandelettes, cher lord, s’écria le Roi, et vous oubliez le respect que vous devez à ma personne royale. Vous voulez aller sur mes droits de souverain, cher lord ! Oh ! que non pas ! J’ai moi seul le droit de justice haute et basse : vous n’irez donc pas plus loin, car je ne veux pas. D’ailleurs la question change de face : ce n’est plus une dispute de peintre à gentilhomme, c’est mille fois plus que cela, cher lord ; c’est une dispute de gentilhomme à souverain. Ainsi donc, à présent que vous m’avez manqué de respect, vous devez bien plutôt crier grâce et demander merci que de crier vengeance. Quant à Holbein… Sortez, Holbein (et en même temps l’artiste sortait de sa chambre) quant à Holbein, apprenez cela, monsieur, et retenez bien mes avertissements, je vous prie. Voici un artiste qui est un des plus précieux joyaux de notre couronne d’Angleterre ; c’est un homme rare et que je ne saurais retrouver de longtemps si je venais à le perdre : voilà pourquoi il faut me le conserver, messieurs, et ne pas lui chercher querelle. À l’heure qu’il est, si je veux, je puis envoyer ramasser sept paysans, les premiers venus, et en faire sept comtes comme vous, milord ; mais de sept comtes tels que vous je ne ferais pas un peintre comme lui. Vous ferez comme vous l’entendrez, monsieur le gentilhomme ; mais je vous déclare ici hautement que s’attaquer à Holbein c’est s’attaquer à moi. — Adieu, Holbein ; rentrez dans votre atelier, et soyez tranquille : vous êtes sous le manteau du Roi.

Holbein s’en alla fort tranquillement, et depuis ce jour il n’y eut plus personne qui voulût entrer dans son atelier sans sa permission.

Vous voyez que c’était une mode alors, et une grande mode, de protéger l’art et les artistes : l’empereur Maximilien proclame, au milieu de sa cour, qu’Albert Durer vaut un duc ; le Roi Henri VIII proclame, dans la sienne, qu’Holbein vaut sept comtes ; à la cour de François Ier il se trouve de très-grandes dames pour protéger tout ce qui était artiste venu de loin, pour embrasser tendrement les poëtes endormis ; mode salutaire et honorable. C’est par l’art que le genre humain a commencé à s’affranchir ; ce sont les grands poëtes, les grands architectes et les grands peintres qui ont commencé les premiers à enseigner l’égalité parmi les hommes. Les philosophes sont venus ensuite, qui ont fait le reste quand tout était fait. Cela a duré jusqu’à Louis XIV, lorsqu’il livra, lui le Roi, à son ami Molière les petits marquis de sa cour. N’est-il pas vrai qu’en lisant ce trait de Henri VIII vous avez un peu moins d’horreur pour le mari d’Anne de Boleyn ?

Car, malgré nous, il faut bien arriver à ces horribles histoires de bourreau qui ont attristé la vie d’Holbein. L’amitié du roi Henri VIII était une de ces amitiés néfastes dont les conséquences sont horribles, et il était bien difficile de toucher la main de cet homme sans toucher le sang. Aussi, malgré tant de prospérités et d’honneurs, la vie d’Holbein était bien triste. Il avait beau se retirer dans la méditation et la retraite ; il avait beau ne rien comprendre aux événements qui se passaient devant lui : toujours il arrivait que les événements le frappaient au cœur sans qu’il eût le droit de se plaindre. Bien plus, le soir même des exécutions les plus cruelles il fallait porter un visage riant devant le soupçonneux monarque. C’est ainsi qu’il y eut un jour dans la vie d’Holbein où il vit monter sur l’échafaud son premier protecteur, son ami, son père, celui qui l’avait reçu dans sa maison, qui l’avait fait asseoir à sa table, celui qui l’avait donné à Henri VIII, le lord chancelier d’Angleterre lui-même, Thomas Morus. La mort de Thomas Morus couronna dignement sa vie. Il avait été longtemps captif à la Tour ; il avait défendu de son mieux, non pas sa tête, mais quelque chose de plus précieux que sa tête, sa croyance. Seul dans ce vaste royaume, qui obéissait en silence et qui soumettait au monarque jusqu’à sa conscience, Thomas Morus défendit la liberté de la foi. Ce fut un jour de grand deuil pour l’Angleterre et pour Holbein.

Je n’ai pas besoin, n’est-ce pas ? de vous faire remarquer longuement quelle dut être la douleur de cet honnête artiste allemand quand il se vit, lui si heureux et si peu tremblant, devant un monarque si terrible ; car la mort de Thomas Morus n’est pas la seule mort qu’Holbein ait eu à pleurer, car ce n’est pas la seule disgrâce qu’il ait eu à subir. Holbein a pleuré sur toutes ces morts, il a partagé dans son cœur toutes ces disgrâces. Presque toutes les femmes qui ont passé par les amours de Henri VIII et qu’il a chassées violemment de son lit, soit par le fer, soit par le divorce, Holbein les avait admirées le premier ; il les avait vues presque toutes jeunes, et parées, et riantes, reines en espoir ; il avait fait leur portrait à toutes ; car lui aussi il donnait des couronnes : témoin Anne de Clèves, que le Roi épousa sur la foi d’un portrait d’Holbein, et qu’il renvoya quelques mois après, par arrêt du parlement, sous prétexte qu’elle ne parlait que l’allemand, qu’elle ne savait pas la musique, et qu’elle ressemblait à une grosse cavale flamande. Du reste, il n’eut pas un reproche pour Holbein.

Mais Holbein, quelle dut être sa frayeur quand il vit monter sur l’échafaud la reine Catherine d’Aragon, cette belle Espagnole ! Quelques jours après, comme l’échafaud n’était pas encore lavé, comme le sang royal fumait encore, Holbein fut appelé pour faire le portrait d’une autre reine, Anne de Boleyn. Il fit aussi le portrait de celle-là, songeant malgré lui à Catherine d’Aragon. Comme la main tremblait au peintre ! comme son cœur battait ! comme il la vit déjà mourante et condamnée, cette femme si fière alors, et si éclatante, et si belle, et si aimée, celle pour qui Henri VIII commettait son premier crime juridique ! Anne de Boleyn était loin de prévoir ce qui se passait dans la pensée de son peintre ; seulement elle le trouva triste et mélancolique. Lui cependant il peignait toujours. Pour la première fois il rencontrait dans son travail de ce genre des difficultés insurmontables ; pour la première fois la couleur lui manquait, le jour lui manquait ; je ne sais quelle ligne blafarde se prolongeait péniblement sur ce cou si frêle et si blanc. Le Roi lui-même s’en aperçut :

— Voilà une bien vilaine ligne noire sur le cou de notre souveraine, dit-il à Holbein.

Le pinceau tomba des mains d’Holbein.

Plus tard cette ligne noire lui revint en mémoire quand Anne de Boleyn à son tour monta sur l’échafaud de Catherine d’Aragon.

Ces pauvres femmes, comme elles ont souffert et comme elles ont aimé cet homme ! et comme elle a dû être peu étonnée cette pauvre Anne de Boleyn ! Après Anne de Boleyn vint Jeanne Seymour ; mais celle-là échappa à l’échafaud par sa mort naturelle ; Holbein lui-même n’eut pas le temps de la peindre, tant elle mourut vite, cette pauvre reine, la seule que son époux a pleurée ! Puis vint le tour de cette grosse cavale flamande qu’il répudia si vite, puis le tour de Catherine Howard, nièce du duc Norfolk, comme l’était la jeune femme décapitée ; Catherine Howard, bonne et douce, spirituelle, jolie, la plus jolie de toutes celles qui avaient posé devant Holbein. Le jour où Holbein la peignit il aperçut encore cette fatale ligne noire qui l’avait déjà tant épouvanté. Henri VIII l’aperçut à son tour. Cette fois il comprit Holbein, et pour le rassurer, et peut-être pour se rassurer lui-même, il se précipita dans les bras de Catherine, il baisas ses mains avec toutes sortes de transports ; Holbein pleurait, le Roi pleurait aussi ; Catherine les regardait pleurer sans rien comprendre à cette scène extraordinaire ; mais la fatale ligne noire ne disparut pas.

Et celle-là monta aussi à la Tour de Londres, où elle eut la tête tranchée avec lady Rocheford, un autre modèle de Holbein ; et Holbein la pleura plus qu’il n’avait pleuré l’autre, car il l’aimait, car il aimait toutes ces belles femmes qu’il avait vues dans le plus grand éclat et dont il avait prévu d’avance l’affreux destin.

Vous savez qu’en vieillissant le Roi devint furieux et que sa colère n’eut plus de bornes. Les plus illustres têtes de l’État tombèrent sous le couteau fatal. Il arrivait souvent qu’Holbein apprenait la mort d’un homme dont il avait fait le portrait, il n’y avait pas six mois, dans tous les attributs de la puissance. Son humeur se ressentit de cette position d’esprit : il se figurait qu’un portrait de lui était un arrêt de mort, et il refusa d’en faire davantage ; il fallait bien des instances ou bien du crédit pour le faire renoncer à cette résolution. Un jour même, comme il était à faire le portrait d’un vieux gentilhomme et celui de sa fille, on le vit tout à coup se jeter comme un furieux sur ces deux figures admirablement commencées et les détruire sans qu’il en restât une seule trace ; puis, quand tout ce tableau fut effacé, le pauvre peintre reprit sa sérénité ; et, avec son charmant sourire :

— Vous et votre père, madame, dit-il à la jeune fille, vous vivrez encore longtemps.

Ils vivaient ainsi ensemble, le peintre et le roi, vieillissant ensemble, le roi traitant son peintre comme un ami devant lequel on n’a pas à rougir, le peintre plein de respect et d’amitié pour son maître ; et c’est là une chose extraordinaire : Holbein, si doux, si humain, si grand artiste, aimait Henri VIII ; il plaignait sa férocité, il pleurait sur ses crimes, mais il se sentait entraîné vers lui malgré lui-même. Ils vivaient donc ainsi sans se rien dire de ce qu’ils avaient sur le cœur. Seulement un jour, un jour d’hiver, comme ils se promenaient dans le parc, arrivés à un certain endroit où le Roi avait appris la mort de Catherine, le Roi et son peintre s’arrêtèrent tout d’un coup, et ils se regardèrent sans se parler.

À la fin Henri rompit le silence :

— Elle était bien belle, Holbein ! lui dit-il.

— Oui, sire, dit Holbein ; et l’autre aussi était bien belle.

Puis il ajouta :

— Elles étaient bien belles toutes les six, votre majesté !

Le Roi se couvrit les yeux de sa main.

— Et laquelle regrettes-tu le plus, Holbein ?

La réponse était difficile. Heureusement le Roi fut saisi d’une atroce douleur qui le suffoqua.

Huit jours après il était mort. Il mourut le lendemain du jour où il avait fait décapiter le jeune comte de Surrey ; le lendemain il envoyait à la mort son oncle paternel le comte de Norfolk.

Toute l’Angleterre le pleura avec des larmes véritables.

Holbein le pleura plus que tous les autres : Henri VIII était son ami, son appui ; il lui devait tout, et il l’estimait.

Depuis ce temps Holbein vécut à Londres fort retiré et assez obscur ; il ne fit qu’un portrait mémorable, le portrait de la jeune Élisabeth, fille de Henri VIII, la même qui fut depuis roi d’Angleterre, qui régna avec Shakspeare comme son père avait régné avec Holbein, et qui suivit avec tant de cruauté les leçons d’échafaud et de majesté royale livrée au bourreau que lui avait léguées son père.

Sept ans après la mort du Roi, en 1554, surgit tout à coup dans la ville de Londres cette peste mémorable qui ravagea avec tant d’acharnement cette capitale si remplie de vie et de plaisirs. À proprement dire, ce fut une peste italienne, suivie de terreurs tout à fait italiennes : on se fuyait, on avait peur. Malheur alors à ceux qui sont seuls ! pour ceux-là la mort est horrible. Elle fut horrible pour Holbein, qui n’avait que soixante-six ans. Seul dans cette grande ville qui n’était pas sa patrie, seul, sans amis, sans parents, sans consolation, survivant à tous ses protecteurs, il attendit la peste, dont il sentait le souffle brûlant. Son agonie fut longue, il avait peine à mourir. En mourant il repassa en lui-même toute sa vie, il compta un à un ses jours de bonheur et ses jours de peine, et, tout bien compté, il jugea qu’Érasme lui avait rendu un mauvais service. En effet, qu’était-il venu chercher à Londres ? Une renommée qu’il eût trouvée partout, peut-être encore plus grande et plus illustre ; une fortune qu’il ne pouvait laisser à personne et qui ne le faisait pas mieux mourir. De combien de peines et de traverses sa vie avait été remuée ! à combien de funérailles il avait assisté en silence et dans l’ombre ! combien peu de ses modèles il pouvait retrouver vivants ! Et puis quelle triste histoire autour de lui ! quel triste ciel au-dessus de sa tête ! et puis toute sa vie suivre un roi et obéir aux moindres caprices de ses amours ; voir son portrait de la veille passer du palais au grenier, rongé par les vers pendant que la hache tombe sur le modèle ! Oh ! ce n’est pas là une vie faite pour l’artiste : il faut à l’artiste de l’air, de la liberté et du soleil ; il lui faut l’Italie et non pas l’Angleterre ; il lui faut des fêtes, des plaisirs, des amours folâtres, et non pas des dissertations religieuses et des échafauds. Voilà ce que comprit Holbein en mourant. Il comprit qu’il avait profané et gaspillé sa vie à la cour, il comprit qu’il avait manqué au bonheur, il comprit qu’à tout prendre mieux eût valu la tyrannie de sa femme, qui lui aurait donné des enfants, que l’amitié non moins tyrannique d’un roi qui ne lui avait donné que ce que peuvent donner les rois, de la fortune et des honneurs. Alors il eut une dernière pensée pour sa chère Allemagne, pour les montagnes de la Suisse, pour le pont joyeux où il avait représenté la Danse des morts, pour sa pauvre maison, si pleine de vie et si tranquille ; puis il mourut, cherchant vainement, parmi toutes les religions qu’avait semées son maître autour de lui, dans quelle religion il devait mourir.

Il mourut sans que la ville de Londres sût qu’il était mort, il mourut sans être pleuré par personne, il mourut de la mort du Titien, mais il n’eut même pas les honneurs funèbres du Titien. On n’a jamais su où reposait le cadavre pestiféré du plus grand peintre de son temps.

Au commencement du 17e siècle le comte Arundel, l’un des plus chauds admirateurs des chefs-d’œuvre de l’art, et particulièrement d’Holbein, voulut élever un monument funèbre à la mémoire de ce grand artiste, dont il rassemblait les moindres dessins à grandes peines et à grands frais ; on plongea, par ses ordres, dans le cimetière de la peste de 1554, mais on ne put rien découvrir ; on n’eut pas même un lambeau d’Holbein pour élever un tombeau à ses restes. Soyez donc l’ami du plus terrible roi du monde et le plus grand peintre de votre temps !

J’ai peu parlé des chefs-d’œuvre d’Holbein, d’abord parce qu’ils sont généralement trop connus pour qu’il soit nécessaire d’en parler, ensuite parce qu’il entre dans mon plan de finir le récit biographique de ces hommes à part, récit que personne n’a fait encore, pendant que plusieurs se sont occupés de leurs ouvrages dans les plus minutieux détails. Cette fois, autant que nous le pourrons, nous substituerons l’homme à l’œuvre, le peintre à son tableau ; nous ferons pour eux ce que Plutarque a fait pour les anciens héros : il a laissé de côté leurs batailles pour leurs histoires de ménage ; il leur a ôté leur cuirasse pour les revêtir de la robe de chambre ; et personne ne lui en a su mauvais gré.

On voit à Bâle plusieurs beaux tableaux d’Holbein, entre autres la Vierge dans une pose admirable, pleine de candeur et de pureté, ayant à ses pieds le bourguemestre de Bâle, sa fille, sa femme et ses sœurs. La galerie de Dresde possède plusieurs chefs-d’œuvre de cet artiste. On peut voir au Louvre un de ses plus beaux tableaux ; mais l’Angleterre a presque tout gardé. Plus riche et plus passionnée pour l’art que nous-mêmes, l’Angleterre, quand elle a un chef-d’œuvre, ne le lâche jamais.

fin du tome premier.