Les Catacombes/Tome IV/Texte entier

La bibliothèque libre.
Werdet, éditeur-libraire (Tome ivp. 3-256).


Qui est-il ou qui est-elle ? homme ou femme, ange ou démon, paradoxe ou vérité ? Toujours est-il un des plus grands écrivains de notre temps. D’où vient-elle ? comment nous est-il arrivé ? comment tout d’un coup a-t-elle ainsi trouvé ce merveilleux style aux milles formes ? et dites-moi pourquoi il s’est mis ainsi à couvrir de ses dédains, de son ironie et de ses cruels mépris la société tout entière. Quelle énigme cet homme ! quel phénomène cette femme ! quel intéressant objet de nos sympathies et de nos terreurs, cet être aux mille passions diverses, cette femme, ou plutôt cet homme et cette femme ! Et quel critique, en ce monde, osera jamais les aborder de front et les expliquer ?

Or, quelque temps après la révolution de juillet, et dans ces jours turbulents où, par un soudain caprice du peuple, cette royauté qui se croyait éternelle avait aussi violemment été brisée et renversée que si c’eût été par un coup de foudre, un beau petit jeune homme à l’œil vif et sûr, à la brune chevelure, à la démarche intelligente, vif, souriant, curieux et svelte, entrait à Paris. Il avait pour lui son ardeur, sa beauté, sa jeunesse, son courage et l’espérance. Ce qu’il venait chercher à Paris, il l’ignorait lui-même. Il y venait chercher la liberté et la poésie, des passions pour son cœur, des larmes pour ses yeux, des émotions pour son esprit, des paroles et des couleurs pour sa pensée. D’où venait-il ? Que nous importe ? Il venait d’où viennent les poëtes et les grands écrivains à coup sûr. Que laissait-il derrière lui ? Que vous importe encore ? Il laissait derrière lui tout ce qu’on laisse quand on dit adieu à la vie et à la famille : il laissait le repos, le sommeil et le bonheur.

Avouez cependant que pour l’enfant qui se révolte contre son père, pour la femme qui s’enfuit loin de ce joug de plomb qu’on appelle le mariage, pour le génie méconnu qui ne demande pas mieux que d’entasser ruines sur ruines, 1830 était une année bien choisie pour venir à Paris chercher fortune à son audace, à son style, à son esprit. Cette ville, naguère encore si tranquille et si doucement occupée d’art, d’éloquence et de poésie, était devenue un véritable chaos plein d’ambitions et de désordres de tous genres ; partout l’émeute, partout la peur, partout les nouveaux venus de la veille qui remplaçaient impitoyablement les maîtres d’hier, partout la licence qui relève la tête, partout le peuple déchaîné qui, après avoir brisé le trône, s’amuse à briser l’autel, à chasser le Dieu du sanctuaire comme il a chassé le Roi des Tuileries. Oui, certes, le moment était bien choisi pour tous les aventuriers en tous genres, aventuriers d’ambition, ou de fortune, aventuriers d’esprit et de poésie, aventuriers de passion et d’amour.

Aussi notre hardi aventurier de la veille, grâce à son esprit, à son sang-froid, à son courage, se trouvait merveilleusement à l’aise avec une révolution qui allait avoir grand besoin de nouveaux écrivains et de nouveaux poëtes. Que de style et que d’audace cette révolution allait demander aux nouveaux arrivés dans la lutte ! Georges Sand, car c’était lui, avec cette admirable intelligence qui participe de l’intelligence des deux sexes, se trouva tout d’un coup aussi joyeux que le conscrit à la première bataille. Elle avait déjà la main dans la giberne littéraire pour y chercher son bâton de maréchal de France. Figurez-vous, encore une fois, un joli petit jeune homme d’un esprit audacieux, au vaste front prédominant et plein d’intelligence, animé, curieux, sérieux, flâneur, heureux et fier d’être libre comme l’enfant qui sort du collége, plein d’esprit, plein de passion, plein de cœur, plein d’avenir, mais ignorant de l’avenir : tel était Georges Sand. Vous pensez s’il fut ébloui par les passions de cette ville en révolution, qui s’étaient soulevées comme fait la lave du volcan ! vous pensez s’il fut étourdi par le bruit de ces pavés qui remuaient encore ! vous pensez s’il alla tout voir, ces Tuileries désertes et vides encore, cette église Saint-Germain-l’Auxerrois violée par une troupe de masques un jour de carnaval, cette royauté nouvelle qui passait dans les rues, à cheval, sur ces mêmes pavés de juillet étonnés de sentir encore le pied d’un roi ! Jugez par vous-même si cet esprit ardent qui, dans le calme d’une maison de province, avait rêvé à Paris tant de choses inouïes, fut étonné et confondu quand il vit que même tous ses rêves étaient dépassés ! Vous pensez si ce désordre social ne fut pas une immense fête remplie de joie, d’espérance et d’orgueil pour cette âme en désordre, pour cet esprit révolté, et pour ce cœur qui ne se connaissait plus !

Ainsi était Georges Sand dans les premiers instants de son arrivée, j’ai presque dit de sa conquête. Il avait été saisi à son insu déjà par l’enthousiasme des révolutions : il ne comprenait pas de plus grand plaisir que de fouler aux pieds tant de ruines subites qu’on eût dit amoncelées tout exprès pour lui servir de piédestal. Il était ivre d’étonnement ; il comprenait déjà que parmi toutes ces royautés éparses, tous ces sceptres sans maître, il serait bien malheureux et bien maladroit si, lui aussi, il ne ramassait pas son sceptre et sa royauté. Ivre d’ambition, déjà impatient de renommée, il s’était mis en quête de la renommée à travers tous ces décombres ; il allait, il venait, il était partout. Quelquefois il se disait à lui-même que peut-être la société allait finir, et qu’il allait sans doute assister à la ruine de toutes les institutions sociales et de toutes les lois divines et humaines, y compris le mariage et le baptême. Ce fut une joie frénétique et qui éveilla en lui je ne sais quel sentiment immense, inconnu, qui a fait son génie, qui a fondé sa puissance sur des ruines. Peut-être que sans la révolution de 1830 ce pamphlétaire antisocial, Georges Sand, serait encore à savoir qu’il est le plus puissant des destructeurs ; 1830 lui a révélé sa valeur et sa force. À la vue de ces ruines et de ces désordres, Georges Sand s’est senti enfin un grand écrivain, comme on dit que La Fontaine s’est réveillé tout à coup, grand poëte à la lecture d’une ode de Malherbe. C’en est fait, révolutionnaires de la France, votre révolution va féconder ces esprits en révolte, Lamennais, Georges Sand, Carrel et les autres. Vous avez arraché les pavés de juillet : de ces pavés vont sortir tout armés, comme les enfants de Cadmus, des révolutionnaires passionnés et convaincus qui, chaque jour, à force d’éloquence, de style et de génie, remettront en question cette société renouvelée que vous avez eu tant de peine à fonder.

Georges Sand est l’enfant littéraire et politique le plus énergique et le plus significatif des pavés de juillet. Cependant, quand notre jeune poëte fut un peu revenu de ses premiers éblouissements, quand son imagination se fut un peu calmée, quand il eut vu tout ce qu’il devait voir et senti tout qu’il devait sentir, Georges Sand rentra dans l’humble trou qui lui servait d’asile. Là il s’interrogea sérieusement et lentement pour savoir si enfin il serait assez fort pour mettre au jour les vérités et les paradoxes cruels, les passions si diverses qui l’avaient jeté, lui si novice et si ignorant des choses du monde, au milieu d’une révolution. Après le premier instant de réflexion l’enfant se mit à l’œuvre, comme un homme d’action qu’il était : il fit un roman en quatre volumes in-12, écrit tout d’un haleine, et il le jeta pêle-mêle et en toute confiance au milieu d’idées bonnes et mauvaises. Il tenait sa plume : il n’avait jamais été si heureux ni si jeune. Quand ce premier roman fut achevé, il fallait trouver un libraire : alors, prenant sa canne et son chapeau, et après avoir relevé de son mieux ses longs et épais cheveux bruns, Georges Sand alla voir l’eau couler, et le vent souffler, et les jolies filles parées reluire au soleil.

Cependant, à force de chercher un libraire, il en trouva un qui, voyant un auteur si alerte et si dégagé lui proposer en riant un mauvais roman écrit en moins de quinze jours, consentit à tenter l’aventure, et voulut bien hasarder quatre cents francs sur les quatre volumes de cet auteur inconnu qui riait si volontiers de lui-même et de son livre. — Quatre cents francs pour quatre volumes de moi, c’est beaucoup, disait Georges Sand. Et l’argent du malheureux libraire fut, toujours en riant, jeté dans un coin de la chambre jusqu’à ce qu’il fût parti, écu par écu.

Ce premier roman, Rose et Blanche, ressemble tout à fait à un livre qui serait écrit par deux plumes différentes et dont l’alliance était impossible ; on dirait deux écrivains d’une école opposée, réunis par le hasard, séparés par la pensée aussi bien que par le style, et qu’un lecteur un peu exercé ne saurait jamais confondre : l’un clair, correct, élégant, mais calme, doux, paisible, honnête, retenu, ayant peur de tout ce qui lui semblait hasardé ; l’autre, au contraire fougueux, bouillant, osant tout et ne s’arrêtant guère que devant le barbarisme, par un merveilleux instinct de grand écrivain. C’est en effet une chose étrange qui embarrassera très-fort les critiques à venir quand on leur dira : Voici un livre écrit par un homme et par une femme : dites-nous quelles sont les pages écrites par celui-ci et quelles sont les pages écrites par celle-là. Et aussitôt les Saumaises futurs se mettront à l’œuvre ; et, voyant d’un côté des pages simples, faciles, remplies de pudeur et de retenue, ils diront : — À coup sûr ceci est l’œuvre d’une femme. — Et, voyant des chapitres entiers furibonds, emportés, tout nus et remplis des plus chauds détails de la passion, et qu’on dirait écrits par une main de fer avec une plume de fer, ils diront : — À coup sûr c’est un homme, et un homme fort, qui a écrit ces lignes. — Or, si les critiques disent cela, ils se tromperont deux fois : ils attribueront à l’homme ce qui est à la femme, et à la femme ce qui est écrit par le jeune homme. Jamais on n’a préparé plus de tortures aux Saumaises futurs que Georges Sand.

Cependant cette confusion dans les deux natures ne pouvait longtemps convenir à Georges Sand. Cette femme, célèbre entre toutes les femmes célèbres, et dont l’apparition eût fait mourir de chagrin et de douleur elle-même Mme de Staël si Mme de Staël eût été sa contemporaine, Georges Sand voulait à toute force être un homme ; c’était là plus que son ambition, sa destinée : c’était sa nature. Tout ce qu’il y avait en elle de viril se révoltait à outrance quand par hasard, entraînée par la force de l’habitude, elle redevenait de temps à autre une femme, quand son cœur battait comme bat d’ordinaire le cœur d’une femme, quand ses yeux se mouillaient comme les yeux d’une femme. Les deux natures qui se disputaient cet être extraordinaire qui à coup sûr devait être l’honneur du sexe qu’il daignerait choisir se livraient de terribles et furieux combats, dont vous pouvez découvrir quelque trace dans ses lettres ; le combat dura longtemps entre l’âme de cette femme et l’esprit de cet homme. Mais voyez ce singulier combat, qui pourtant vous explique parfaitement la victoire, la victoire de l’un et la défaite de l’autre : même dans ce combat de deux natures si diverses, le genre de combat était mesuré dans Georges Sand ; c’était l’homme qui avait peur, c’était la femme qui allait en avant. À la fin cependant l’homme l’emporta, à condition qu’il obéirait aveuglément aux passions de la femme : Georges Sand se dépouilla de cette seconde nature qui n’était pas la sienne ; il se fît ce qu’il voulait être, un homme avec l’instinct, l’art, le goût, l’intelligence d’une femme ; une femme avec le courage, l’audace, le septicisme d’un homme. Maintenant il était libre de tout devoir, même envers elle-même ; elle était affranchie de tout respect, même pour lui-même ; le lien qui les réunissait dans la même âme, l’une et l’autre, celui-ci et celui-là, fut brisé par la femme au profit de l’homme, et brisé, je puis le dire, violemment et brusquement, sans pitié et avec autant d’énergie et de courage que s’il se fût agi de briser un devoir.

Une fois son maître, une fois un homme, Georges Sand ne démentit pas sa nouvelle nature : cette fois il fit le livre d’un homme, il écrivit Indiana ; et ce livre, dès qu’il eut paru, causa dans le monde littéraire une vive et profonde sensation. En effet, jamais depuis qu’on écrit des romans en France, jamais, depuis Gil Blas et Manon Lescaut (je dis Manon Lescaut et Gil Blas !), on n’avait jeté sur la société un regard plus profond, plus sûr, mais en même temps plus triste, plus injuste et plus amer. Comme les nuances du monde parisien, le monde d’hier, une époque qu’on avait flattée ou fustigée à outrance, que personne n’avait jugée, sont habilement observées dans Indiana ! — Ici un vieux soldat de l’Empire, dur, égoïste, froid, sans âme, un portrait que tout le monde avait vu, et que personne n’avait osé tracer pour ne pas donner un démenti formel au Théâtre des Variétés, à M. Gonthier du Gymnase, et surtout aux chansons de Béranger ; — là une femme aimante, tremblante, dévouée, malheureuse, horriblement compromise dans un mariage dont elle ne comprend ni les droits ni les devoirs ; une femme sans principes, encore plus perdue par sa haine pour son mari que par son amour pour son amant, encore plus victime de sa tête que de son cœur. Quelle belle composition, cette femme !

Cette femme, pauvre créature imprudente et facile, qui ne sait ni aimer ce qu’elle doit aimer ni haïr ce qu’elle doit haïr, qui place aussi mal son admiration que ses mépris, ne voit dans la vie que la passion présente ; elle s’abandonne sans rien prévoir à un fat égoïste, à l’un de ces beaux jeunes gens de la société moderne qui s’enfuient avec tant d’effroi devant une passion d’amour. Ce livre faisait ainsi justice des beaux jeunes gens de M. Scribe, comme il faisait justice des braves soldats de M. Brazier. Puis, entre ces trois êtres si bien trouvés, arrive Noun, la jeune servante, aussi faible que sa maîtresse, mais plus courageuse et plus sage, qui se jette à l’eau, trompée dans son amour ; puis enfin Rolph, l’ami dévoué et caché qui dévore ses larmes, qui contient sa jalousie, qui impose silence à son cœur, et qui enfin éclate tout d’un coup et s’écrie : Me voilà quand la pauvre Indiana n’a plus d’espoir en ce monde. C’étaient autant de créations !

Après Indiana parut Valentine. Cette fois le style de l’auteur avait encore grandi ; ce style, déjà viril, avait encore plus d’éclat, plus de transparence, et en même temps plus d’abandon. Valentine, c’est encore l’histoire d’une femme que le mariage a perdue et déshonorée, comme tant d’autres femmes sont perdues et déshonorées par le célibat. Ce livre, dont le but est le même qu’Indiana, vit surtout par les détails, qui sont pleins de grâce, de naïveté et de charmes. On ne saurait croire quel merveilleux parti le romancier a tiré du Berry, la plus triste et la plus ingrate de nos provinces. Il y a telle scène dans ce roman, par exemple la scène de la prairie, quand ces trois femmes, placées à distance, mais dominées toutes trois par le même rayon de soleil et par la même passion du cœur, viennent à s’éprendre pour le même homme, qui est digne des plus grands maîtres et qui tiendrait sa place dans les plus chaudes pages de l’Héloïse. Valentine acheva donc ce qu’avait si bien commencé Indiana, elle plaça au premier rang littéraire de ce temps-ci, avec très-peu de rivalité parmi les hommes, et à coup sûr sans rivalité possible parmi les femmes, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, le nom deux fois vainqueur de Georges Sand.

En général on ne sait pas ce que c’est que la réputation littéraire à Paris : c’est quelque chose qui ressemble à ces royautés improvisées, inconnues d’hier, adorées à genoux le lendemain. Ainsi le gardeur de chameaux devint un dieu. Rien ne résiste à la renommée, rien ne l’arrête. Elle se fait toute seule, elle vient comme l’orage, elle éclate comme la foudre ; de l’obscurité à la gloire, il n’y a qu’une feuille de papier qui les sépare. La renommée, capricieuse déesse que tant d’hommes en ce monde appellent en vain par toutes sortes d’invocations et de lâchetés, apparaît, chaque fois qu’il y a une fortune à faire et à enorgueillir, dans le réduit le plus caché ; elle tombe sur la victime comme le vautour sur la colombe ; elle va trouver l’homme le plus inconnu, et aussitôt elle l’entoure d’une auréole toute-puissante qui le fait reconnaître et louer dans la foule. La réputation littéraire c’est la fortune, c’est la puissance, c’est le crédit ; ce sont les flatteurs le matin, à midi et le soir. Georges Sand fut donc saisi tout d’un coup, et emporté tout d’un coup dans ce tourbillon des admirations, des flatteries, des médisances, des calomnies et des séductions parisiennes ; il fut la grande énigme, la grande occupation, la grande autorité de huit jours ; on le cherchait en tous lieux, à toutes les heures, et sous tous les costumes. On le découvrit enfin qui lisait les livres de Benjamin Franklin et les vers de nos poëtes fugitifs, le tout sans rire. On le vit : on l’admira ; on l’entendit parler : on l’admira encore. Georges Sand, chez lui, c’est tour à tour un capricieux jeune homme de dix-huit ans et une très-jolie femme de vingt-cinq à trente ans, c’est un enfant de dix-huit ans qui fume et qui prise avec beaucoup de grâce, c’est une grande dame dont l’esprit et l’imprévu vous étonnent et vous humilient. Le moyen de ne pas se laisser prendre à ces séductions, à ce double empire, doublement irrésistibles ? le moyen de ne pas s’abandonner, corps et âme, à ces deux êtres charmants et inexplicables qui ne ressemblent à nul être, ni en vices, ni en vertus, ni en style, ni en passions, ni en grâces, ni en beauté ; deux êtres aux mille noms divers, aux mille passions contraires, aux mille caprices ?

Donc ne soyons pas étonné que tant d’éclat inespéré et tant de succès inattendus aient porté quelque peu à la tête de Georges Sand : de plus sages et de moins glorieux que lui se sont laissé prendre à l’enivrement de la faveur populaire. Ce fut au plus difficile moment de la gloire que Georges Sand, déposant un instant son habit d’homme, se déclara une femme (incessu patuit Dea) dans un livre intitulé Lélia. Ce roman, sous tous les rapports, est une tache dans la vie littéraire de Georges Sand. Dans Lélia on ne retrouve ni le style, ni l’imagination, ni l’élégance, ni les inventions ingénieuses de l’auteur d’Indiana et de Valentine. Cette fois, Georges Sand, quittant ce chaste manteau viril dont elle s’était enveloppée avec tant de courage et d’énergie, a voulu se montrer plus qu’une femme, c’est-à-dire, dans sa pensée, deux fois plus qu’un homme ; et elle est tombée dans les plus graves excès. Cette Lélia n’est qu’une abominable créature, une courtisane qui n’a pas de sens, qui n’a pas de cœur ; c’est-à-dire la plus horrible des courtisanes, une prostituée sans excuse, qui court en hurlant comme une lionne après les sens qui lui manquent, et qui sacrifie au plaisir qu’elle n’a pas un pauvre jeune homme qui l’aime de toute son âme, pendant qu’elle, Lélia, elle aime le galérien philosophe Treumor, qui ne l’aime pas. Atroce livre, tout sensuel, qui se noue et qui se dénoue au moyen d’une courtisane et d’un galérien ! Heureusement Lélia est un livre sans intérêt, une espèce de poëme en prose assez mauvaise, sans liaison avec les livres précédents de l’auteur.

Alors, et aussitôt, voyant comme il s’était trompé, et combien dans ce panégyrique des femmes il avait donné raison à tous les hommes, et avec une merveilleuse facilité de talent, Georges Sand est redevenu dans ses livres ce que l’ont fait la nature et le talent, purement et simplement un homme. Il est vrai que dans Indiana, dans Valentine, dans Lélia notre pauvre espèce est horriblement maltraitée, et que les femmes y sont montrées, malgré leurs désordres de tous genres, dans le jour le plus magnifique : cependant quelle femme oserait parler ainsi des femmes, et même des hommes ? Après quoi il faut ajouter que Georges Sand nous a un peu réhabilités, nous autres hommes, dans un dernier roman intitulé Jacques. Ce roman est écrit en lettres ; et, à l’embarras de la narration, à la confusion des personnages, à un certain malaise général qui se fait sentir dans tout ce livre, on voit que cette justification de l’homme contre la femme, réparation tardive et incomplète des excès de Lélia, a dû coûter beaucoup à Georges Sand. D’ailleurs, même dans ce plaidoyer en faveur des hommes, faites-y attention, vous allez trouver une trahison de l’auteur : Jacques, malgré sa bonté, sa douceur, son amour et ses excellentes qualités de tout genre, est un héros manqué qui joue à la fois le plus grand et le plus niais des rôles. Jacques, voyant sa femme aussi malheureuse en ménage qu’Indiana et Valentine avec leurs ignobles maris, Jacques, digne homme, ne trouve rien de mieux que de donner un amant à sa femme, et, quand il est bien déshonoré, d’aller se jeter dans un abîme la tête la première. Malgré quelques belles pages que les plus grands écrivains seraient fiers d’avoir écrites, ce roman, écrit par lettres et dans le sens admiratif, ne vaut pas à beaucoup près les deux premiers. Mais quoi ! on ne se tire pas tout d’un coup d’un abominable roman comme Lélia.

À présent Georges Sand publie de temps à autre de charmantes nouvelles, dans lesquelles l’auteur d’Indiana et de Valentine nous paraît tout à fait revenu à son esprit habituel, qui est l’ironie jointe à la grâce, la véhémence jointe à l’esprit. André est un petit chef-d’œuvre d’une grande simplicité et d’un puissant intérêt : la jeune fille y est innocente, épanouie comme ses fleurs ; rien d’affecté dans cette charmante composition ; tout y est simple, enlacé sans effort ; le vieux marquis et la jeune grisette sont des personnages comiques ; les événements n’ont rien de brusque ni d’imprévu. Quel bonheur et quelle gloire pour lui, pour elle, et que de plaisir pour nous, qui l’admirons et qui l’aimons, quand Georges Sand se laisse ainsi aller sans effort à tout le naturel de son esprit, à toutes les grâces du style, à toute la vivacité de ses sentiments ! Mais, hélas ! l’emphase, et la mauvaise philosophie, et la mauvaise politique, et la rage d’écrire des systèmes, nous gâteront avant peu ce rare talent si Georges Sand n’y prend garde. André a déjà expié bien des fautes : il nous a montré dans toute sa grâce notre grand écrivain, simple et passionné. En effet Georges Sand excelle pour le moins aussi bien à trouver le ridicule que l’enthousiasme ; il a le sarcasme aussi prompt que l’admiration, même dans ses plus grands excès, et il conserve beaucoup de naïveté et d’empire sur lui-même. Georges Sand a rapporté de ses voyages mille descriptions charmantes, mille anecdotes intérieures, mille portraits originaux, des Italiens surtout. Georges Sand connaît mille fois mieux l’Italie et les Italiens que M. Victor Hugo, qui se croit pourtant bien informé. À l’heure qu’il est Georges Sand (quel dommage !) est poursuivi par des préoccupations politiques qui lui font faire, sans profit pour la gloire, bien du chemin. Il a voulu savoir ce qui se passait dans le monde, et la première chose qu’il y a vue c’est la république ; et, voyant tant de courage perdu au milieu de tant de révolutions inouïes, il s’est déclaré à haute voix républicain. Nous le soupçonnons même d’être légèrement sans-culotte, car le bonnet rouge doit bien aller à cette tête forte et radieuse, légèrement penchée sur l’épaule droite comme celle d’Alexandre-le-Grand. Les républicains ont ouvert leurs rangs à ce nouveau venu en battant des mains. Au procès d’avril on a vu Georges Sand, dans une tribune de la chambre des pairs, encourager du geste et du cœur ses amis politiques ; et, le jour où M. Michel de Bourges fut condamné, Georges Sand lui adressa une magnifique lettre politique qu’on dirait écrite par Saint-Just à ses beaux jours d’innocent enthousiasme. Enfin c’est à peu près vers le même temps que Georges Sand plaça dans une de ses nouvelles le satyrique portrait de son voisin de campagne, M. le prince de Talleyrand.

Voilà ce que nous avons pu recueillir sur le grand écrivain qui attire le plus l’attention publique aujourd’hui. À peine écrit-elle depuis six ans, et déjà elle est aussi placée dans l’admiration de l’Europe que les renommées les mieux faites. Par son style elle est l’égale, sinon le maître, des plus excellents écrivains de ce temps-ci ; par son esprit et par son imagination elle a laissé de bien loin tous les romanciers de notre époque. Son ironie est aussi amère que son enthousiasme est éloquent. Si elle eût voulu, elle aurait pu être célèbre par sa beauté, chose si rare parmi les femmes qui écrivent ; mais qu’elle serait humiliée et honteuse si quelqu’un allait lui dire : Vous êtes belle ! Du reste, c’est à quoi on ne songe guère plus qu’elle n’y songe elle-même : plus on l’approche, et plus auprès d’elle on oublie la femme pour ne voir que le grand poëte, l’illustre écrivain, l’ingénieux romancier de la vie commune, l’inflexible historien des vanités et des misères de la femme, le rigoureux flagellateur des vices, des bassesses et de l’égoïsme de l’homme, le hardi pamphlétaire qui ne connaît pas de frein, qui ne veut pas souffrir d’entraves. Quel homme et quelle femme ! ami dévoué jusqu’à la mort, avec tous les retours et toutes les incertitudes et l’inconstance de la femme ; femme aussi faible que l’homme est fort, cœur aussi froid que la tête est vive, esprit aussi rempli que l’âme est vide, être double qu’on ne peut ni assez louer ni assez plaindre, et dont la présence nous cause pour le moins autant d’admiration que de peur. Quel chemin elle a fait, cette femme ! et quel chemin elle doit faire encore ! partie du foyer domestique, et tout d’un coup tombant dans la gloire ; retombant encore de la gloire dans la vie de famille, et ne se trouvant jamais bien ni ici ni là ; trop grande à la fois et trop peu forte ; pauvre âme qui s’inquiète même dans son triomphe, nobles yeux qui ne peuvent pas pleurer, noble cœur qui se dévore lui-même, n’ayant pas d’autre pâture à dévorer ! Et quelle place dans le monde lui peut-on faire à cet ardent esprit qui aborde sans peur les sentiers les plus difficiles ? où voulez-vous qu’elle aille dans ce monde, cette femme, maintenant qu’elle s’est tracée une si large voie ? Le sentier de Georges Sand ne ressemble pas mal à ces restes de voies romaines bâties par les géants et qui ne conduisent à rien, pas même au précipice. Cet esprit qui pouvait aller à tout, comme tous les esprits qui ont de la volonté et du courage (voyez plutôt M. Thiers), il est arrêté de tous côtés par un mur d’airain infranchissable. Que faire ? que devenir ? toutes les routes sont fermées à Georges Sand : elle est femme ! — L’arène est ouverte, toutes les passions sont déchaînées ; aujourd’hui entre qui veut dans le gouvernement du pays ; Georges Sand, comme tous les esprits révoltés, a le sentiment de l’autorité autant qu’on peut l’avoir : faites-en donc un ministre d’État. Elle est femme ! — Georges Sand tiendrait une épée ; la guerre l’épouvante moins que la paix ; le drapeau de son choix, elle le suivrait vaillamment dans la mêlée. faites-en donc un général. Elle est femme ! — Dans ses moments de découragement et de tristesse, quand elle se rapproche de la tête de mort incessamment posée sur sa table à écrire, qui de ses yeux vides la regarde penser, alors mille idées religieuses arrivent à Georges Sand ; elle aspire à la paix chrétienne, elle rêve d’encens et de chants d’église ; elle réforme, elle aussi, cette Église ravagée par des apostats de la force de Châtel et autres renégats en faillite dont l’huissier ferme les églises : faites donc un évêque de Georges Sand. Elle est femme ! — Que voulez-vous que je vous dise ? Le plus grand écrivain de ce temps-ci, sa plume est tour à tour passionnée, énergique, calme, violente, amoureuse ; elle parle toujours, même dans ses plus grands écarts, la plus belle langue française, c’est-à-dire la plus correcte ; nul ne peut nier que tous les honneurs du style ne lui appartiennent ; il n’y a pas à l’Académie française, il n’y a pas dans toutes les académies françaises ou étrangères de ce monde un écrivain de la force de Georges Sand : faites-la donc asseoir à côté de M. de Chateaubriand et de M. de Lamartine, qui se leveront pour lui faire place et cortége. Toujours la même réponse : Elle est femme ! — Ainsi, ni par la parole, ni par le style, ni par l’autorité, ni par la croyance, ni par la politique, ni par l’Église, ni même par l’Académie française, cette porte banale, cette femme qui est un grand homme ne peut pénétrer. Qu’elle demande à enseigner les hommes, à avoir une école à elle, on lui répondra : Femme ! Et quand enfin, fatiguée de tant d’oubli, honteuse de se voir ainsi parquée loin des hommes par les lois et les mœurs, cette femme, cet homme, dans un moment d’irritation et de vengeance, se tournera tout d’un coup contre cette société qu’elle aurait pu défendre, ira se mettre dans les rangs de l’opposition, dont elle sera le fleuron poétique, l’opposition elle-même, quand le nouveau venu voudra lui imposer sa volonté toute-puissante, s’écriera : Elle est femme ! Ainsi, même l’opposition, ce dernier recours des nobles esprits qu’on dédaigne, n’est pas permise à Georges Sand : elle est femme !

Malheureuse et bien à plaindre en effet ! car, pendant que les hommes la proclament une femme illustre et éloquente, l’orgueil de son sexe, voici que les femmes, pour se consoler de voir réunis tant de beauté et tant d’esprit, tant d’imagination et tant d’éloquence, tant de style et tant de génie, tant de dévouement et tant de courage, s’écrient de leur côté : Ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Et, ce disant, elles font semblant de s’enfuir épouvantées ; elles se voilent le visage, sans doute pour que même leur visage ne soit pas en contact avec cette intelligente figure. Femmes qui tremblez, rassurez-vous : Georges Sand, traquée par les hommes comme une femme, n’ira pas parmi vous revendiquer ses droits de femme. Elle vous a prises en pitié, vous les femmes, le jour où elle a pris en haine tous les hommes ; elle restera, haute et calme, sur la limite qui sépare ces deux camps opposés : reines chez les hommes, roi chez vous !


LE LIVRE
DE
MADAME PREVOST.












Vous avez laissé mourir, moi absent, une des plus aimables femmes dont le commerce parisien pouvait à bon droit s’enorgueillir, Mme Prevost, la marchande de fleurs du Palais-Royal. Non loin du corridor sombre qui conduit sur la scène du Théâtre-Français, derrière un énorme pilier, se cache dans la pierre, comme la violette se cache feuille, la boutique, ou, pour mieux dire, le parterre de Mme Prevost. Parterre éternel, celui-là, il ne redoute ni le froid de l’hiver, ni l’ardent soleil de l’été, ni la poussière, ni l’orage ; un printemps perpétuel habite ce pilier massif ; à cette ombre protectrice se plaisent plus qu’en tout autre lieu les roses de toutes les saisons, les pâles violettes, la modeste anémone, le superbe camélia, l’œillet odorant, le dalhia devenu vulgaire ; sur ces quatre pieds carrés la Flore parisienne verse chaque matin les trésors de sa corbeille, depuis la fleur de l’oranger, qui pare le front des reines, jusqu’à la modeste marguerite. Ce doux parterre était régi, gouverné, protégé chaque jour par cette bienveillante et aimable femme, qui l’avait transporté comme par enchantement au milieu des diamants, du strass, des habits neufs, des arbres rabougris, des fleurs avortées et des vices du Palais-Royal, étouffés comme ses fleurs. Pour celui qui passait dans ces galeries splendides, pour le provincial arrivé de la veille, pour l’Anglais affamé, pour la grisette retardataire, pour tous les oisifs en plein vent, qui ont des yeux pour ne rien voir, des oreilles pour ne rien entendre, la boutique de Mme Prévost n’existait pas, elle n’a même jamais existé. Ah bien oui ! s’attarder à contempler quelques modestes fleurs quand Chevet, tout à côté, expose ses homards flamboyants !

Mais, pour être ainsi cachée, ignorée, perdue dans son nuage odorant, la boutique de Mme Prevost n’en était que plus tendrement fêtée ; c’était, pour ainsi dire, l’antichambre poétique de tous les amours de vingt ans, c’était le rendez-vous de toutes les passions innocentes, de toutes les coquetteries permises, des élégances les plus légitimes. La jeune femme (femme parisienne, jeunesse parisienne) ne passait jamais devant cet humble parterre sans se souvenir en soupirant de la première fleur qu’elle avait mise à son corsage. Là venaient butiner chaque jour toutes les passions timides que Paris renferme. Cette boutique de Mme Prevost vous offrait à toute heure, selon le besoin de votre âme, des idylles toutes faites, de molles élégies, des poésies parlantes ; on y trouvait tout écrits à l’avance, et cependant écrits tout exprès, dans leur calice embaumé, les seuls billets doux qu’une femme accepte toujours, même en présence de son mari. Au besoin, vous auriez trouvé chez Mme Prevost la langue universelle tant cherchée par les philosophes. Ainsi donc, elle régnait sur toutes les ambitions de la jeunesse, l’aimable femme ; elle tenait dans sa main légère et toujours ouverte le perpétuel secret de tous les soupirs, de tous les amours ; toute cachée qu’elle était pour le vulgaire, elle était la femme la plus populaire de Paris dans ce monde à part de la beauté et de la jeunesse. Ouvrez vos portes splendides au riche qui passe, vous tous qui vendez les diamants, les bijoux, les perles, les tissus précieux, vous les vulgaires serviteurs des riches amours ; mais vous autres, les heureux de ce monde, les amoureux qui ne pouvez donner qu’une fleur, vous les élégantes et les belles qui ne pouvez recevoir qu’une fleur, entrez, entrez sans peur, entrez avec orgueil dans la boutique de Mme Prevost.

Cette femme avait été très-belle, et, rien qu’à la voir cachée dans ses dentelles, on devinait sans peine que l’amour avait passé par là. Son regard était fin, mais voilé ; son sourire était doux et calme, mais elle souriait rarement. Toute sa vie elle avait eu une grande passion pour les fleurs ; non-seulement elle les cultivait avec un succès sans égal, mais encore pas une main mortelle ne savait en nuancer les couleurs avec plus d’art et plus de goût. Elle faisait un bouquet avec autant de passion que Cardaillac le bijoutier quand il montait un de ses chefs-d’œuvre ; puis, son bouquet fait, elle le mettait en réserve, attendant une femme assez belle pour le porter ; et, si cette femme n’arrivait pas le même jour, Mme Prevost gardait son bouquet pour elle-même, et elle était heureuse. Aux femmes qui passaient et qui achetaient un bouquet par hasard elle donnait des bouquets faits au hasard ; au mari qui achetait un bouquet pour sa femme, comme il eût acheté une poupée pour sa fille, Mme Prevost donnait un bouquet tel quel : elle savait si bien que ce bouquet ne serait regardé ni par celui qui le donnait ni par celle qui le devait porter ! Elle avait des bouquets pour tous les âges, pour toutes les positions de la vie ; elle voyait d’un coup d’œil quelle était la fleur qu’il fallait employer pour sauver un pauvre cœur qui allait se perdre, pour ranimer un amour qui faiblissait. Elle était indulgente pour les uns, sévère pour les autres, impitoyable pour le séducteur, bienveillante pour l’amant timide. Elle disait qu’elle n’était jamais si heureuse que lorsqu’elle tressait une couronne virginale. Que de jeunes femmes elle a sauvées qui ne se sont pas douté de la main qui les sauvait ! que de Lovelaces arrêtés dans leur triomphe qui en sont encore à se demander : Comment donc celle-là m’a-t-elle échappée ? Mme Prevost avait poussé si loin la science de cette langue emblématique que, sur les derniers temps de sa vie, elle avait inventé la plus malicieuse épigramme qui se soit jamais faite contre MM. les comédiens des deux sexes : elle prenait un paquet de foin, et elle dissimulait ce foin par quelques fleurs à vives couleurs ; elle faisait ainsi une espèce de bouquet qu’elle appelait des bouquets comiques. « Cela est très-bon pour jeter à la tête de ces messieurs et de ces dames, disait-elle. Quelle profanation, jeter de véritables fleurs à des êtres pareils ! abuser ainsi de la rose, profaner ainsi le camélia ! flétrir ainsi sans pitié ces doux trésors ! et pourquoi ? pour une roulade, pour une bouffante, pour une tirade ! Non, messieurs, je ne serai pas la complice de ces profanations. Vous aurez du foin, et, comme dit le proverbe, je mêlerai pour vous l’utile à l’agréable. » Ainsi elle parlait. Et rien en effet n’était amusant comme de la voir composer ses bouquets comiques avec du foin, de la luzerne, du cresson et quelques grossières fleurs achetées à la Halle. — Et puis elle disait en riant : « Regardez-moi cette pluie de fleurs ! »


N’était pas admis qui voulait, je ne dis pas à l’intimité, mais seulement à la familiarité de cette aimable femme. Il est vrai que son parterre était ouvert à tous, mais là s’arrêtait le droit commun. On entrait, on achetait, on demandait à Mme Prevost un conseil, qu’elle ne refusait jamais ; après quoi il fallait sortir nécessairement et faire place, non pas à d’autres acheteurs, mais à un autre acheteur, car la boutique ne contenait qu’une seule personne. Mme Prevost n’aimait pas qu’on achetât ses fleurs en public ; elle disait que le choix d’un bouquet est déjà un mystère, et que c’était ôter à la fleur tout son parfum que d’en faire un présent banal. Elle ajoutait : « Ne me parlez pas de ces gros hommes qui achètent un bouquet pour leur maîtresse comme ils achèteraient un melon pour leur ménage ! Un homme arrive au coin d’une rue, à la porte d’un marchand de vin : il flaire les melons les uns après les autres, il met son nez rouge Dieu sait où ! il tâte son melon, il le pèse, il le marchande ; il l’emporte en triomphe tout ruisselant de sueur. À la bonne heure : cet homme-là sait son métier ; mais, par le ciel ! s’il entrait jamais chez moi un pareil homme pour flairer, pour tâter, pour chiffonner mes fleurs, je ne lui vendrais même pas un paquet d’épines ! Et puis, voyez-vous la figure d’un niais qui s’en va dans les rues, un bouquet à la main et longeant le trottoir ? Cet homme semble dire aux voisins : Regardez-moi : j’ai un pantalon de nankin et un gilet de velours ; c’est moi qui fais la cour à Mme *** qui demeure au no 20, à l’entresol ! » Quand Mme Prevost parlait ainsi, elle était charmante ; son œil noir s’animait comme son sourire, et de ce sourire et de ce regard tombait je ne sais quel ridicule, auquel personne n’eût échappé s’il n’y eût pas eu sous cette grâce et sous cet esprit un tendre cœur qui savait compatir à toutes les faiblesses, même aux faiblesses de la vanité.

Il était donc presque impossible de devenir l’ami de Mme Prevost. Placée qu’elle était au milieu de ses fleurs comme l’abeille dans sa feuille de rose, cette femme d’un esprit si fin voyait de trop près l’égoïsme des hommes et la coquetterie des femmes pour ne pas adopter quelque peu cette devise d’Hamlet : L’homme ne me convient pas, ni la femme non plus. Et en effet que de lâchetés cette femme avait découvertes au fond de ces corbeilles remplies de fleurs ! que de trahisons des femmes ! que de mensonges des hommes ! que de fois elle avait fait au même homme, et le même soir, trois bouquets différents et pour trois femmes différentes ! que de fois avait-elle vu le plus beau bouquet de sa boutique remplacé sur un perfide sein par quelque triviale composition achetée à une fleuriste ambulante ! et que de bouquets égarés en chemin, tout chargés de tendres soupirs qui n’arrivaient pas à leur adresse ! et derrière ces fleurs traîtresses, que de sourires mal dissimulés, que de tendres paroles dites tout bas et que ces fleurs obéissantes répétaient à l’oreille de Mme Prevost ! Cette femme avait ainsi le secret de toutes les trahisons, de toutes les perfidies, de tous les mensonges qui se tramaient à l’ombre de ses fleurs ; elle était au courant mieux que femme au monde de toutes les intrigues sans cesse expirantes et sans cesse renaissantes de cette grande ville remplie de mystères de tous genres ; pas un battement du cœur féminin n’échappait à cette femme, car sur tous les cœurs féminins était placée une fleur qu’elle avait cultivée, qu’elle avait cueillie. Elle savait, à n’en jamais douter, quand finissait une passion et quand elle commençait ; elle pouvait dire sans se tromper l’heure du premier sourire et l’heure du dernier mensonge. Elle avait le tact de la sensitive, elle se tournait comme l’héliotrope au soleil de toutes les passions humaines. Oui, cette femme cachée dans cette boutique obscure, au milieu de ses fleurs cachées comme elle, elle devinait, elle prévoyait, elle savait plus de mystères à elle seule que tous les philosophes, tous les politiques, tous les moralistes de ce temps-ci.

Cette profonde connaissance du cœur humain, qui lui était ainsi venue en arrosant ses œillets et ses roses, avait donc rendu Mme Prevost, non pas défiante, mais timide et réservée ; elle était si accoutumée à voir une trahison, même dans une rose blanche, qu’elle se tenait éloignée des hommes. Elle était polie pour tous, mais rien de plus ; elle les tenait à distance comme des menteurs et des traîtres qui mentent et qui trahissent à l’abri des plus charmantes couleurs. Cette profanation de chaque jour lui faisait peine à l’âme ; souvent elle se prenait à soupirer en songeant que ces belles fleurs qu’elle arrangeait avec tant d’amour n’étaient pourtant que la monnaie courante des trahisons élégantes. Elle songeait aussi à toutes les épines cachées même dans ces violettes, à toutes les larmes contenues dans ces marguerites, à toutes les douleurs dont ces modestes confidentes allaient entendre le secret ; si bien, encore une fois, que Mme Prevost, dans son mépris pour les uns, dans sa pitié pour les autres, ne voulait voir ni ceux-ci ni ceux-là, et qu’elle vivait seule au milieu de la foule. Et d’ailleurs, hormis quelques esprits singuliers, qui eût songé à conquérir l’amitié d’une femme âgée qui faisait et qui vendait des bouquets ?

Je connaissais Mme Prevost depuis quinze ans, et je l’avais connue dans une circonstance très-importante de ma vie : c’était le soir, soirée solennelle ! où pour la première fois j’eus le bonheur et l’honneur de mener une femme de théâtre au Théâtre-Français. Ma femme de théâtre, il est vrai, n’était pas des plus renommées, non plus que son théâtre ; mais enfin elle montait sur les planches, elle mettait du rouge, son nom était sur l’affiche : c’était bien quelque chose. Aussi ce soir-là j’étais bien fier ! Dans mon orgueil, j’imaginai de planter là ma conquête et d’aller lui chercher un bouquet. Le hasard, non pas l’instinct, me fit entrer chez Mme Prevost, et à mon air effaré, triomphant, satisfait, elle devina tout de suite de quoi il s’agissait. À cette causse elle me donna un immense bouquet, précurseur du bouquet comique, qui n’était pas inventé ; et, comme je trouvai que le prix était exorbitant, non pas pour mon orgueil, mais pour ma bourse, — « Jeune homme, me dit Mme Prevost, on me paie ce qu’on veut le premier bouquet qu’on m’achète, » et je revins au Théâtre-Français avec le bouquet que j’avais acheté, ou plutôt qu’elle m’avait donné ; et vous jugez des éclats de rire quand je présentai cette masse informe à mon artiste, que j’avais juchée galamment et économiquement aux secondes loges de côté ! La leçon me profita : devenu plus sage et plus riche, je n’achetai plus à Mme Prevost que quelques bouquets de famille ; et elle, me voyant si bon homme et si peu conquérant, se prit à m’estimer, à me parler un peu plus qu’elle ne parlait à ses meilleures pratiques ; si bien que peu à peu, à force de réserve, de prudence, de gaucherie, et en n’achetant des bouquets qu’à la Sainte-Anne, à la Sainte-Marie et à la Saint-Louis (les belles fêtes !), je finis par entrer dans la confiance et dans l’arrière-boutique de Mme Prevost.

Cette arrière-boutique n’était rien moins que le laboratoire de Mme Prevost. C’était une espèce de bosquet réservé, où étaient précieusement gardées les plantes les plus rares. Là régnait, là vivait la maîtresse de céans, là seulement elle s’abandonnait à sa contemplation mélancolique du cœur humain, là elle composait ses chefs-d’œuvre d’un jour. Que dis-je, un jour, ces chefs-d’œuvre d’une heure qui brillent de cet éclat éphémère à la main droite, à la ceinture, sur le sein nu des plus belles créatures parisiennes ! Dans ce réduit, où très-peu d’hommes sont entrés, entrait familièrement depuis longtemps le seul homme qui y eût de droit ses entrées, Redouté, le Van Dick de nos parterres, le peintre et le compagnon des plus belles fleurs de nos jardins, qui ont posé devant lui comme les trois déesses devant te berger Pâris. Jamais, à voir cette grosse main difforme, cette grosse tête naïve, vous ne croiriez que c’est là Redouté, la main légère qui n’a pas froissé dans sa vie une feuille de rose, et qui eût pu faire sans accident le lit de Sybaris. Naturellement Redouté était l’ami de Mme Prevost : ils s’entendaient si bien elle et lui ! ils partageaient si bien la même passion ! Redouté arrivait le soir, et il trouvait disposées sur une petite table les plus belles fleurs que Mme Prevost avait cueillies durant le jour. Alors c’étaient entre elle et lui des admirations sans fin, des extases indicibles ; et, le dirai-je ? c’étaient presque des larmes quand il fallait se séparer de ces chers trésors. Souvent Redouté emportait avec lui cette fleur adorée, et, huit jours après, cette fleur périssable et passagère ne devait plus mourir. Vous comprenez donc si ces deux êtres, Redouté et Mme Prevost, devaient s’aimer et se comprendre, et s’il était facile de pénétrer dans ce sanctum santorum de la rose et du camélia !

J’y entrai cependant ; et, pour comble de bonheur, après quelques premiers instants de jalousie, Redouté m’adopta ; je fus installé dans cette arrière-boutique fermée à tous, où nul ne pouvait me voir, plus heureux et plus fier que si j’eusse été admis à l’honneur très-recherché et très-ambitionné de m’asseoir, en présence de toute l’Europe mangeante, à côté de Mme Chevet, dans son comptoir. L’arrière-boutique de Mme Prevost donnait dans sa boutique, d’où elle n’était séparée que par un vitrage. Une fois là, j’ai pu voir et j’ai vu en effet bien des petits drames, naïvement commencés et qui ont dû se dénouer d’une façon terrible ; j’ai assisté à bien des comédies ridicules ou cruelles ; j’ai appris le secret de bien des amours que je ne puis révéler, de bien des trahisons incroyables. Si je ne me fusse pas retiré à temps de cette étude dangereuse, moi aussi je serais devenu un misanthrope, j’aurais pris en haine le monde et ses crimes si parés et si tendres. Aussi que de fois Mme Prevost m’a-t-elle dit en mettant un doigt sur ses lèves : « Chut ! n’écoutez pas ! et faites comme Redouté ; jouez au jeu de regarder les fleurs. »

Un jour que j’étais seul dans l’arrière-boutique (Redouté était allé à Neuilly, dans le jardin du Roi, se mettre à genoux devant je ne sais quelle fleur qu’il a baptisée avec un barbarisme latin), je trouvai sous ma main un petit livre à couverture verte, qui avait l’air d’un livre de comptes. J’ouvris machinalement ce livre ; et quel fut mon effroi quand je me vis tombé tout en plein au beau milieu de l’histoire la plus cachée du monde parisien ! Terrible histoire ! touchante histoire ! trahisons, mensonges, perfidies ; mais aussi dévouement, passion, fidélité. Dans ce livre Mme Prevost écrivait elle-même, jour par jour, et comme on fait dans un livre de commerce, les noms de tous ceux qui achetaient des fleurs chez elle ne lui disant : — Faites-les porter chez Mme ***, rue ***. — Tel était ce livre. Ici le nom d’un homme ; plus loin, et tout en face du nom de cet homme, était écrit le nom d’une femme et sa demeure. Et pourtant, savez-vous ? jamais un roman de M. de Balzac lui-même, même dans les beaux jours de M. de Balzac, quand il coupait avec tant de verve et de bonheur le regain de son esprit, n’a présenté un intérêt pareil à celui de tous ces noms en présence ! Oui, un homme qui envoie d’abord un simple bouquet de violettes à cette femme qui l’accepte ; plus tard la violette devient une rose ; chaque jour ajoute d’abord une fleur à cet envoi de l’amour ; puis bientôt chaque jour arrache une fleur, jusqu’à ce qu’enfin le nom de cet homme ne soit plus accouplé au nom de cette femme. — Et si vous saviez combien peu elles durent, ces grandes passions éternelles comme la rose !

Et quel livre, ce compte des amours parisiennes ainsi tenu en partie double ! Lisons encore, lisons toujours. Aujourd’hui ce même homme a cessé d’envoyer un souvenir à cette même femme ; mais regardez plus haut, à l’autre page : au moment où le bouquet de cet homme allait en s’amoindrissant, un autre bouquet s’avançait sur l’horizon vers cette même femme ; et ainsi vous pouvez suivre l’amour parisien dans ces sentiers ténébreux et fleuris. Et chose étrange ! que de noms, qui se tiennent par un lien de fleurs, dont vous n’auriez pas cru que la rencontre fût même possible ! que de chaînes tour à tour brisées, renouées, rompues ! que de bouquets renvoyés et rendus ! quel pêle-mêle bizarre, étrange, incroyable ! que d’histoires galantes qui se croisent ! que de dates funestes ! — Voilà donc le bouquet que portait cette femme le jour où son amant fut tué en duel ! et ce bouquet n’était pas même celui de cet amant ! — Voilà donc d’où venait la fleur que vous portiez dans vos cheveux, Coralie ! et vous disiez que vous l’aviez cueillie dans la serre de votre père ! — Louise, pauvre enfant ! Je comprends à cette heure pourquoi cette fleur desséchée au chevet de son lit, au pied du Christ. — Ah ! juste ciel ! en voici une qui a reçu d’abord une rose, puis une fleur d’oranger pour aller à l’autel. Heureuse celle-là ! heureuse entre toutes !… O l’horreur ! maintenant c’est une couronne d’immortelles que le jeune époux vient de jeter sur la tombe de sa femme ! — Tel était ce livre terrible. Il contenait, vous le voyez, toutes les trahisons, tous les serments, tous les amours, tous les mariages de cette ville immense, qui n’avait rien de caché pour cette simple marchande de fleurs. Et moi, éperdu, épouvanté, tantôt le sourire sur les lèvres, tantôt les larmes dans les yeux, il me semblait que j’assistais à la représentation de ce drame que Shakspeare appelle la Tempête, dans lequel l’informe Kaliban joue un rôle aussi important que le gentil Ariel.

J’en étais là de ma contemplation quand Mme Prevost rentra dans sa boutique, toute chargée de l’odorante moisson qu’elle avait faite dans ses jardins. J’étais si absorbé dans ma lecture que je ne t’entendis pas venir. — Ah ! s’écrie-t-elle en voyant son livre ouvert sous mes yeux, qu’avez-vous fait ! — Et elle m’arrachait le livre des mains avec une indignation mêlée de pitié.

Je compris ce qu’elle voulait dire ; je lui demandai pardon, les mains jointes. — Vous êtes assez puni, me dit-elle doucement : bien que vous n’ayez lu que les premières pages de ce livre, vous en avez vu assez pour deviner tout ce que le monde contient de lâchetés et de trahisons. Ainsi est fait ce monde si brillant, si paré, si calme ; il est tel que vous venez de le voir ; voilà les immondices que recouvrent mes fleurs. Pas un ami qui ne soit un traître ! pas un mari qui n’ait sa maîtresse ! pas une femme qui n’ait son amant ! pas un toit domestique sous lequel l’adultère ne se glisse comme le serpent caché sous les fleurs ! Pour quelques douces vertus qui se cachent sous les frais rosiers, que de crimes ! Voilà ce que vous ignoriez tout à l’heure encore, voilà ce que vous ne pouvez plus ignorer à présent parce que vous avez porté les mains sur le fruit défendu. Mais est-ce votre faute, malheureux ? n’est-ce pas plutôt la mienne, imprudente que je suis ? Je ne vous ai pas seulement livré mon secret, je vous ai livré le secret de la pauvre société parisienne. Pensez-y, et jurez-moi sur l’honneur que pas un de ces noms que vous avez lus écrits dans mon livre ne sortira de votre bouche !

Ayant ainsi parlé, elle referma son livre avec soin et elle se mit à son œuvre de chaque jour. Il était bien près de quatre heures : c’est l’heure où la femme de Paris, jusque-là rêveuse et indifférente à toutes choses, commence à songer qu’elle est attendue par la fête de chaque soir. Ce jour-là je profitai tout de suite de mon indiscrétion bien involontaire : Mme Prevost ne songea pas à me dire, comme c’était sa coutume : Allez-vous-en ! et je devins ainsi le témoin et presque l’acteur d’un petit drame, que je puis vous raconter sans remords puisqu’il n’est pas écrit dans le livre de Mme Prevost.

D’abord entra dans la boutique un grand homme de quarante ans à peu près, haut en couleurs, dandy manqué, qui, pour être un dandy, avait été obligé de revenir sur ses pas ; si bien qu’il portait gauchement ses cheveux, ses gants et sa canne ; du reste assez beau pour un Parisien de la province qu’il était.

— Vous porterez, dit-il sans saluer, un bouquet à madame de Melcy, rue … et hôtel …

En même temps il jetait brusquement deux pièces de 5 francs sur la table de Mme Prevost.

Mme Prevost suivit cet homme des yeux jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans la cour du Palais-Royal.

— Je vais lui en donner pour son argent, me dit-elle.

En même temps, de deux bouquets de pacotille, jetés au hasard dans sa corbeille, elle ne faisait qu’un seul bouquet ; et encore y ajoutait-elle une immense tubéreuse à grosses feuilles.

— Mais, lui dis-je, vous voulez asphyxier cette pauvre dame !

— Je veux, répondit Mme Prevost, préserver cette femme des poursuites d’un sot et d’un impertinent. Soyez tranquille : pour peu que cette femme ait, je ne dis pas un cœur, mais des nerfs, elle jettera le bouquet par la fenêtre et elle mettra à la porte celui qui l’envoie. Quel rustre ! s’attaquer à madame de Melcy, une petite femme pâle et frêle, et si mignonne !

— Portez ce bouquet, dit-elle à un commissionnaire, avec la carte de ce monsieur (ce monsieur avait laissé sa carte), chez madame de Melcy.

Et le commissionnaire partit, tenant le bouquet des deux mains. Il avait fiché la carte au milieu de la tubéreuse ; sur la carte était gravé le nom du monsieur ; ce nom était surmonté d’une couronne équivoque de comte ou de baron.

— L’imbécile ! disait Mme Prevost.

Elle parlait encore, qu’un gros jeune homme de vingt-neuf ans au moins entrait dans la boutique. Ce gros homme avait le regard assez fin, mais tout le reste de sa personne était si grossier que le regard disparaissait dans cette large physionomie. Ce monsieur-là était évidemment mieux élevé que l’autre. C’était bien mieux qu’un Parisien de province : c’était un provincial de Paris. À force de vivre dans la ville il en avait saisi, sinon l’élégance et la grâce, du moins le scepticisme et l’esprit.

— Madame, dit-il à Mme Prevost, voulez-vous faire porter un bouquet pour ce soir chez madame de Melcy ?

Celui-là sorti, — Pour celui-là, me dit Mme Prevost, je serai neutre ; je ne lui ferai ni bien ni mal ; madame de Melcy aura un bouquet comme tout le monde : quelques beaux dalhias et quelques fleurs sans odeur ; elle pourra le porter à la main ou le mettre à sa ceinture. L’homme qui sort d’ici n’est pas un fat, ce n’est pas un imbécile. Il fait peut-être une faute en envoyant un bouquet à cette dame, qui certes ne le lui a pas demandé ; mais cependant je ne me mêlerai pas de ses affaires : qu’il se défende et se protége lui-même !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Mme de Melcy eut donc un second bouquet, moins gros, moins odorant et beaucoup moins ridicule que le premier.

Ce second bouquet parti, j’allais sortir quand je vis se glisser dans la boutique de Mme Prevost un beau jeune homme de dix-huit ans, mais si tremblant, si timide, si bien rougissant qu’on eût dit qu’il entrait chez la dame de ses pensées.

— Madame, dit-il tout bas et tout ému, seriez-vous assez bonne pour envoyer quelques fleurs, sans dire de qui elles viennent, à madame de Melcy ?

Disant ces mots, il tendait à Mme  Prevost un louis d’or.

Mme  Prevost, très-peu étonnée de ce troisième arrivé, lui rendit 17 fr. sur sa pièce d’or ; puis, quand il fut sorti :

— Çà, dit-elle, je veux faire quelque chose pour celui-là. Il est jeune, il est beau, il est timide, il est modeste, il ne veut pas qu’on sache que c’est lui qui envoie ces fleurs : je le protége.

Parlant ainsi, elle prenait presqu’au hasard dans sa corbeille quelques fleurs des champs très-simples, douces couleurs, douces odeurs, et elle composait un bouquet qu’on eût dit cueilli dans la prairie au mois de juin. Par un caprice soudain, elle plaça au beau milieu de ce bouquet un brin de serpolet en fleurs. Moi je la regardais faire ; elle cependant m’expliquait tout ce mystère.

— Il est impossible, disait-elle, que madame de Melcy ne choisisse pas ce soir ce bouquet-là parmi les trois bouquets qu’elle va recevoir. Le premier est un bouquet de bouchère à grosses fleurs rouges : si une femme le portait au bal, elle aurait l’air d’avoir trop bu ; le second bouquet est trop blanc pour une jeune femme langoureuse et pâle comme est madame de Melcy ; celui-ci, au contraire, est vif, animé, modeste ; il ne ressemble à nul autre, il est frais, il est gracieux : il sera porté ce soir… N’êtes-vous pas comme moi, ne protégez-vous pas ce petit jeune homme ? ajouta-t-elle en riant.

— À demain, lui dis-je.

— Et que ferez-vous ce soir ? reprit-elle.

— Je vais à l’Opéra.

— Grand bien vous fasse ! Voulez-vous un bouquet, mais un vrai bouquet cette fois, pour jeter de notre part à mademoiselle Taglioni ?

Ce soir-là en effet Mlle Taglioni, cette merveille de l’air, nous faisait ses adieux. Nous allions la perdre, sinon pour toujours, du moins pour bien longtemps, cette adorable créature, si légère que l’oiseau l’envie ; tout Paris s’était porté à l’Opéra pour revoir une dernière fois son idole bien-aimée. La salle était pleine jusqu’aux combles. J’étais de très-bonne heure à mon poste, dans une seconde loge à gauche, et je pensais à cette grande perte que nous allions faire quand soudain s’ouvrit brusquement la loge voisine de la mienne : deux femmes, l’une très-jeune, l’autre sur le retour, se placèrent sur le devant de la loge, pendant que trois cavaliers qui les accompagnaient s’arrangeaient, les deux plus âgés derrière les deux dames, le plus jeune sur la banquette de derrière. — Et, jugez de ma stupeur je reconnus les trois jeunes gens que j’avais vus chez Mme Prevost tout à l’heure : le grand homme bruyant et fier, le gros fin et silencieux, le petit qui se cachait dans son bonheur. La vieille dame sur le retour tenait à la main le bouquet rouge, la jeune dame avait à son côté souple et délié les fleurs des champs. Elle paraissait faite pour ces douces fleurs, qui paraissaient faites pour elle : la pâleur de son teint s’animait au reflet des marguerites ; de temps à autre elle semblait aspirer avec délices la faible odeur du serpolet. J’aurais de bon cœur averti de sa bonne fortune le jeune protégé de Mme Prevost ; mais le moyen de lui dire : — Mon ami, félicitez-vous ! vous avez deux rivaux qui ont envoyé chacun un bouquet à votre maîtresse : le premier bouquet, Mme de Melcy l’a infligé à son amie ; le second bouquet, elle l’a gardé pour parer sa chambre ; elle porte le vôtre à son corsage. Vous êtes le plus heureux des trois ! — Mon jeune fanatique était véritablement dans une position à ne rien écouter.

Le spectacle commença. Que vous dirai-je de Mlle Taglioni ? Elle fut adorable. Elle s’enveloppa tant qu’elle put dans sa tristesse charmante, comme Junon, sur le mont Ida, s’enveloppe dans son transparent nuage ; elle s’abandonna, cœur, corps et âme, à ses chastes transports. Le parterre, ravi et charmé, la suivait de l’âme et du cœur dans ce septième ciel qu’elle a découvert. Moi cependant, ce soir-là, j’étais également partagé entre Mlle Taglioni et Mme de Melcy ; j’étais à la fois sur la terre et dans le ciel : Mlle Taglioni était si légère ! mais Mme de Melcy était si belle ! celle-là s’envolait si bien dans son nuage ! mais celle-ci était si près de moi ! oui, tout à côté de moi Elle tournait vers moi sa blanche épaule recouverte d’un fin duvet imperceptible ; ses cheveux noirs se posaient à peine sur ce cou d’un blanc mat ; son bras nu plus d’une fois se glissa dans ma loge, près de moi ! — Cependant les trois hommes assis derrière elle étaient occupés, chacun selon sa nature : le grand homme faisait du bruit, applaudissait à outrance et criait bravo ; le gros profitait du tapage de son voisin pour murmurer tout bas à l’oreille de la belle dame quelques-uns de ces mots sans suite qui ont toujours ou trop de sens ou pas assez de sens ; le petit jeune homme, abasourdi dans sa contemplation muette, n’aurait même pas pu vous dire qui donc était avec lui, là-haut dans le ciel. De ces trois hommes, l’un était stupide, l’autre était trop habile, le troisième était tout simplement un niais. Il était donc le plus avancé des trois.

La dame, entre ces trois hommes, se tenait comme doit se tenir une femme d’esprit qui n’a pas trop de cœur : tour à tour elle applaudissait Mlle Taglioni, elle écoutait parler le gros garçon, elle regardait de côté le petit jeune homme, qui ne pouvait la voir ; elle avait même pour moi, son voisin, quelques-uns de ces regards incertains et très-acceptables qui ne sont ni l’attention ni l’indifférence ; après quoi elle revenait à son bouquet et au brin de serpolet, qu’elle flairait avec une joie enfantine. Elle était vraiment très-jolie, d’une beauté transparente et calme, l’œil ouvert comme l’âme, de beaux cils noirs, de beaux cheveux noirs, une petite main très-fine, la lèvre presque rouge, tant ce sang brun éclate sous la peau, la dent très-blanche. À voir cette belle créature, faite pour l’amour, et seulement pour l’amour, je comprenais très-bien que le petit jeune homme fût si amoureux, je ne comprenais pas qu’il fût si bête. De ces trois hommes, venus là tout exprès pour elle, il n’y avait donc que moi qui s’occupât convenablement de cette belle personne : je la voyais sans la regarder, je l’entendais sans lui parler, je la trouvais belle sans le lui dire.

À la fin, Mlle Taglioni avait dansé, avec quelle adorable élégance, vous le savez, l’admirable dernier pas de la Sylphide, quand soudain toute la salle se leva comme un seul homme : l’âme, les mains, les pieds, les cœurs, les voix se confondaient dans un applaudissement unanime. C’en est fait, pas une seule femme ne garde le bouquet qu’elle avait à la main… ou sur le cœur ; ce fut, en un clin d’œil, aux pieds de Mlle Taglioni une avalanche de fleurs. Oh ! cependant, que de prières muettes, que de tendres serments attachés à ces fleurs et sur ces fleurs ! Oh ! les femmes enthousiastes ! qui jettent ainsi aux pieds d’une autre femme cette odorante moisson dont chaque feuille est une espérance ou un souvenir ! Mais la chose était ainsi : ces femmes, si elles y eussent pensé, auraient jeté leurs diamants et leurs perles à la sylphide qui s’en allait.

Seule peut-être, Mme de Melcy avait gardé précieusement le modeste bouquet placé à sa ceinture. Malheureusement pour lui, le petit jeune homme, jusqu’alors immobile et muet, soit qu’il fût réveillé par l’enthousiasme universel, soit qu’il voulût montrer à tous qu’il avait vu le ballet, se levant tout à coup, se mit à crier comme les autres et à applaudir. Alors je vis la jeune femme tirer violemment le bouquet de sa ceinture, en respirer l’odeur encore une fois, couper avec ses dents le serpolet en fleurs, et enfin de sa main blanche jeter aux pieds de Mlle Taglioni ces fleurs tant aimées. En ce moment Mme de Melcy était admirable. À peine son bouquet était-il tombé sur la scène qu’elle le regretta ; et, se tournant vers les trois hommes avec un regard suppliant et plein de douleur : — Qui de vous me rapportera mon bouquet ? leur dit-elle.

Mais allez donc chercher une fleur dans cette montagne de fleurs ! Quand ces trois hommes entendirent l’ordre de leur souveraine, vous les eussiez vus dans toutes sortes d’attitudes : le plus grand répondit en riant qu’il aimerait autant chercher une goutte d’eau dans la mer ; le plus gros appela la dame capricieuse ; le plus jeune… le plus jeune sortit comme un fou pour se précipiter sur le théâtre. Pendant ce temps le grand homme donnait son châle à la dame, le gros homme offrait son bras à la dame. Moi je sortis de ma loge pour aller faire mes derniers adieux et mes derniers compliments à Mlle Taglioni.

En ce temps-là on entrait sur le théâtre de l’Opéra sans qu’il fût besoin d’avoir une médaille, d’ivoire dans sa poche ; il suffisait qu’on fût un peu connu du contrôleur et l’on entrait. Mon jeune homme, haletant, se tenait déjà à cette porte qu’il implorait en vain, et qui s’ouvrit pour moi et pour lui. Mlle Taglioni, l’adorable, était encore sur le théâtre, au milieu de ce monceau de fleurs, si heureuse et si triste à la fois qu’à la voir on se sentait l’envie de pleurer et de sourire. Elle nous tendait ses deux petites mains en nous disant adieu, quand tout d’un coup elle recule épouvantée en voyant mon jeune homme fourrager au milieu de ses fleurs pour trouver le bouquet de sa maîtresse. Mais, à dix-huit ans, comment reconnaître une fleur parmi les fleurs ? Tout au plus peut-on reconnaître une femme parmi les femmes. Je dis tout bas à Mlle Taglioni de quoi il s’agissait : elle fit alors un petit vol en arrière ; elle avait l’air de dire à ce jeune homme : Cherchez bien, monsieur.

Comme elle se retirait, moi, qui étais de sang-froid, je découvris dans cet amas de camélias et de roses mon adorable petit bouquet champêtre. Quoi d’étonnant ? j’avais vu Mme Prevost le composer fleur par fleur, je l’avais contemplé tout le soir attaché à cette blanche poitrine, il était le seul de son espèce dans cet amas de fleurs. Je me baissai, je m’emparai de ma découverte, et moi aussi je le posai sur mon cœur.

— Monsieur, dis-je ensuite au malheureux jeune homme, avez-vous donc trouvé le bouquet que vous cherchez ?

— Hélas ! monsieur, reprit-il, je suis un insensé ; je ne sais même pas ce que je cherche.

Et il se mettait en mesure de chercher encore, lorsque soudain le théâtre fut envahi par la multitude des danseuses subalternes, qui venaient se partager les dépouilles odorantes de Mlle Taglioni.

Je me retrouvai donc dans la rue avec mon jeune homme.

— Voulez-vous, lui dis-je, que je vienne à votre aide demain ?

Il me regarda tout étonné et comme si j’avais été aussi fou que lui. Cependant, comme j’avais l’air d’être sûr de mon fait, il accepta avec empressement cet appui inespéré ; et nous nous donnâmes rendez-vous chez moi pour le lendemain.

Le lendemain mon jeune homme fut exact : à neuf heures du soir il était chez moi en grand habit de bal.

— Eh bien ! me dit-il tristement, savez-vous quelque chose de notre bouquet ?

— Non, lui dis-je, je ne puis rien vous dire. Et d’ailleurs cela ne serait pas habile de reporter ces fleurs fanées et profanées aux pieds d’une autre femme ; mais, croyez-moi, vous êtes amoureux, donc vous êtes superstitieux comme un païen. Mettez donc tout simplement à votre boutonnière ce brin de serpolet à demi brisé : j’espère que vous ne vous en trouverez pas plus mal ; c’est un talisman qui m’a déjà porté bonheur. Rappelez-vous seulement que je vous le prête et que je ne vous le donne pas.

Il me regarda d’un air si triste que j’eus envie de lui rire au nez ; mais cependant il se laissa faire (on s’accroche même à un brin d’herbe quand on aime), et nous sortîmes, lui et moi, pour aller au bal de Mme de Melcy, à laquelle il devait me présenter. Nous entrons. Les deux rivaux étaient déjà dans la place, où ils avaient introduit les plus belles fleurs et les plus rares. Les salons se remplissaient lentement ; la belle veuve était triste et rêveuse. Le jeune homme me présente : elle me salue de cette façon languissante qui veut dire : À la bonne heure, quand tout à coup son regard s’anime, le sourire revient sur ses lèvres.

— Bonjour, Arthur, dit-elle au jeune homme. Vous venez bien tard ce soir !

Un mois après Mme de Melcy épousait Arthur. Ce jour-là Arthur portait encore à la boutonnière mon brin de serpolet.

— Arthur, lui dis-je, maintenant que mon talisman a eu tout son effet, vous me le rendrez ce soir.

— Quoi vous rendre ? dit Mme de Melcy.

— Ce brin de serpolet, madame, reprit Arthur. Il me l’a prêté il y a un mois, il est à lui ; et le voici.

En même temps il faisait mine de me le rendre avec un gros soupir.

— Par pitié, s’écria Mme de Melcy, laissez-le-lui !

— Et que me donnerez-vous, madame ?

— Tenez, reprit-elle tout bas, rien pour rien.

Et elle sortit de son sein l’autre moitié de la branche desséchée qu’elle avait tranchée avec ses dents.

Je retournai chez Mme Prevost, et je lui racontai mon histoire.

— Bon ! dit-elle. Je ne croyais pas si bien faire… Et vous avez revu Mme de Melcy ?

— Elle est partie pour sa terre de Normandie, lui répondis-je.

— Parmi le thym et la rosée, ajouta Mme Prevost en chantant doucement.

Mais hélas ! elle n’est plus, la digne femme ! Elle est si bonne, si indulgente, si intelligente à force d’âme et de cœur, la voilà qui est morte avec la dernière rose de juin ! Comment elle est morte et pourquoi, Dieu le sait ; mais c’est une grande perte pour cette ville. Avec Mme Prevost l’année a perdu son printemps, le bal a perdu sa plus fraîche parure, le Théâtre-Italien ses roses toujours nouvelles. Elle avait fait du bouquet une science, de la plus petite fleur un langage ; elle savait toutes les langues que parlent les roses, elle entendait ce que se disent les marguerites dans les bois, ce que raconte le chèvrefeuille aux vieilles tourelles, elle devinait les murmures des violettes et les soupirs des dalhias captifs dans leur prison ; elle était la providence de toutes les passions jeunes et inspirées, elle nous avait délivrés de l’élégie amoureuse, du dithyrambe galant ; elle avait remplacé par les fleurs odorantes les insipides bouquets à Chloris, et ainsi de toutes ces poésies prétendues badines qui ne pouvaient guère lutter contre les fleurs de son jardin. Elle n’est plus ! il n’y a plus de poésie dans la rose, il n’y a plus de parfum dans la violette ! les fleurs d’hiver ne sont plus que des fleurs dont on se pare une heure et que l’on jette après au coin de la borne. Qui donc, maintenant qu’elle est morte, nous fera tout un drame avec un brin de serpolet ?

Et le livre de Mme Prevost, savez-vous ce qu’il est devenu ? Mme Prevost l’a brûlé elle-mêle vingt-quatre heures avant de mourir ! Elle suivait d’un regard tranquille la dernière étincelle de ce feu léger qui consumait tant de serments si peu tenus, tant de prières si souvent exaucées, tant de promesses jetées au vent. Avec Mme Prevost sont ensevelis tous les mystères du cœur humain, qu’elle avait découverts, dont elle seule elle eût pu écrire l’histoire avec une épine de rose, serments plus légers que la feuille d’automne, paroles d’amour que l’écho emporte, vagues parfums moins fugitifs que ces serments d’amour, histoire du monde parisien, que je me garderais de révéler quand bien même Mme Prevost ne me l’aurait pas expressément défendu.


LES

MÉMOIRES DE MARTIAL,

ÉCRITS PAR LUI-MÊME.













I


Je m’appele M. Val. Martial, poëte favori des Romains. Cependant quelle que soit ma renommée présente, j’espère qu’elle a encore à grandir dans la postérité. En effet, je me suis souvent demandé : par quel motif refuserait-on au poëte vivant la renommée et la gloire ? pourquoi donc tant d’injustice chez les contemporains d’un homme illustre ? — C’est que l’envie ne reconnaît que les talents qui ne sont plus. C’est ainsi que, par suite d’une vieille habitude, nous recherchons, de préférence aux constructions modernes, l’ombre dégradée des portiques de Pompée et le temple ruiné de Catullus. Rome lisait encore les vers d’Ennius du vivant de Virgile ; le siècle d’Homère faisait à peine l’aumône au sublime vieillard ; Ménandre, l’honneur du théâtre, n’y rencontra que froideur et dédain ; le charmant Ovide, de son vivant, ne fut reconnu un grand poëte que par Corinne, sa maîtresse. J’écris donc les mémoires de ma vie pour le jour où je n’aurai plus besoin de gloire. Ma gloire n’a donc que faire de se hâter.

C’est à vous que j’adresse cette histoire de ma vie, vous mes compatriotes, que la ville impériale de Bilbilis, entourée des eaux rapides du Xalon, a vus naître sur sa montagne escarpée. Ne recevrez-vous pas mon livre avec une amitié sincère ? n’êtes-vous pas jaloux quelque peu de la renommée de votre poëte ? Songez-y, et soyez justes : votre renommée, votre illustration, c’est à moi que vous les devez. Mantoue est fière de Virgile, Appone de Tite-Live ; Cordoue célèbre comme siens les deux Sénèque, et Lucain, ce poëte unique ; Vérone ne doit pas plus à Catulle que Bilbilis à Martial. Trente-quatre ans se sont écoulés depuis que sans moi vous offrez à Cérès vos rustiques gâteaux ; hélas ! je n’ai été que trop longtemps l’habitant de Rome la superbe ! L’Italie a changé la couleur de mes cheveux, non mon cœur. Préparez-moi cependant parmi vous une retraite agréable et favorable à la paresse : j’irai achever sur notre montagne chérie ce livre commencé dans la poussière de mon petit jardin.

La fière Bilbilis, ma ville natale, est célèbre par ses eaux et par les armes qu’elle fabrique. Le Caunus blanchi par les neiges, le Vaduvéron sacré, séparé des autres montagnes, les délicieux bosquets du charmant Botrode, séjour chéri de l’heureuse Pomone, entourent Bilbilis. Voilà pourtant la fortunée patrie que j’abandonnai à peine âgé de vingt-un ans ! J’étais bien pauvre alors ; et que de fois, sans asile et sans robe, j’ai maudit les imprévoyants parents qui m’ont fait étudier les lettres ! Qu’avais-je besoin en effet, pour vivre ainsi misérable, des grammairiens et des rhéteurs ? à quoi bon une plume inutile qui ne pouvait ni m’habiller ni me nourrir ? Quand je vins à Rome Néron vivait encore, et il se servait lui-même de comédien et de poëte. J’en étais réduit à flatter, non pas César, mais les subalternes de la cour impériale, qui me donnaient en revanche la robe et le souper. Je flattais, entre autres vicieux sans pudeur, un jeune débauché qui s’appelait Régulus. Ce Régulus avait eu le courage de passer, au grand galop de son cheval, sous un portique en ruine, et je célébrais sa valeur comme s’il eût été le véritable Régulus. « Quel horrible forfait, m’écriai-je (pardonnez-moi, j’étais à jeun !), ce portique a pensé commettre ! il s’est écroulé tout à coup au moment où venait de passer Régulus ! » Pour me payer mes vers Régulus m’invitait à souper le soir à côté de ses affranchis.

Un autre jour je flattais le débauché Julius, je l’invitais (chose inutile) à jouir des plaisirs de la jeunesse : « Ils passent, ils s’envolent, tes beaux jours : saisis-les de tes deux mains ! » Et Julius m’envoyait par son esclave un bracelet brisé dont ne voulait plus Stella, sa maîtresse. Quelquefois, et sans avoir besoin de le flatter, j’allais passer quelques jours dans la maison d’un honnête citoyen nommé Proculus. La route était belle et heureuse : je cheminais le long du temple de Castor, voisin de l’antique Vesta et la demeure de nos vierges ; j’admirais la statue équestre de l’Empereur, véritable colosse de Rhodes ; je passais entre le temple de Bacchus et celui de Cybèle : sur ces murs sont représentés en couleurs brillantes les prêtres du dieu du vin. Un peu plus loin s’élevait l’hospitalière maison de Proculus. Il y avait loin de cette maison au cirque de Flore, près duquel était bâtie ma pauvre demeure. C’étaient là mes instants de bonheur.

Triste métier la poésie ! flatter ceux qu’on méprise, insulter ceux qu’on redoute, haïr tout haut ou tout bas ; et tout cela pour mourir de faim ! Parmi les neuf chastes sœurs pas une ne donne la richesse ; Phébus est un pauvre glorieux, Bacchus n’a que du lierre à vous offrir, Minerve un peu de sagesse, l’Hélicon ses froides eaux, ses pâles fleurs, les lyres de ses déesses et des applaudissements stériles, le Permesse une ombre vaine comme la gloire. Ô malheur ! ce poëte venu de si loin, tout rempli d’amour et d’enthousiasme, jeune, passionné, l’enfant de Pindare, l’élève d’Horace et d’Ovide, l’écho sonore de l’école athénienne, Martial de Bilbilis, la misère le reçoit aux portes de Rome, la misère est son seul esclave ! Martial meurt de faim pendant que la vieille Lycoris gagne encore par an, à vendre ses baisers flétris, cent mille sesterces ! Et l’on veut que le génie nous pousse librement ! et Lucius Julius, un de mes meilleurs patrons, me dit, au sortir de table, à moi qui suis à jeun : — Travaille, Martial ! fais quelque chose de grand, Martial ! Tu es un paresseux, Martial. — Ah ! c’est chose étrange d’entendre les heureux du monde parler ainsi ! Au moins, mes maîtres, si vous voulez que votre esclave fasse quelque chose de grand, faites-lui des loisirs tels que Mécène en faisait jadis à Horace et à Virgile : alors j’essaierai un poëme pour les siècles à venir. Les Virgiles ne manqueront pas tant qu’il y aura des Mécènes ; mais moi, déjà vieux, et pourtant célèbre, si je veux avoir le misérable morceau de pain que Gallus donne tous les trois jours à ses clients, il faut que je sorte de ma maison de bonne heure : la maison de Gallus est située tout au loin, de l’autre côté du Tibre, et je dois attendre son réveil. Mais moi, si je dîne chez Tulla, il se trouve que le vieux falerne de Tulla est mêlé pour moi d’un vin détestable ; falerne assassiné. — Si le dîne chez Cécilianus, ce bon hôte avale seul et sans m’en offrir un grand plat de champignons, et moi je mange, en retenant mes larmes, les restes de ses esclaves. — Si je vais saluer Bassa le matin, il me reçoit accroupi sur un vase d’or, l’indigne ! Il lui en coûte plus cher pour vider son ventre que pour remplir le mien pendant toute une année ! — Décianus m’invite pour l’amuser, et il m’accouple avec Cécilius, un plat bouffon qui échange des allumettes contre des verres cassés, un avaleur de vipères, un marchand de saucisses et de pois bouillis ! — À souper, le riche Mancinus nous fait servir un tout petit cochon de lait dont on fait soixante parts ; et, pendant que nous nous arrachons ce pauvre rôti en parcelles inaperçues, notre hôte avale tranquillement de belles grappes de raisin, des pommes plus douces que le miel, les grenades de Carthage, les olives du Picénum ! Métier de honte et de misère, la poésie ! Oh ! me disais-je tout bas en cachant ma douleur sous un air riant, si le ciel m’avait seulement donné une petite ferme où je pusse vivre, comme j’aurais vécu sans faste au sein de la médiocrité et de la poésie ! Eût fait qui eût voulu le métier de courtisan : ce n’est pas moi qu’on eût vu dès le matin attendre dans une antichambre glacée le lever du patron, et lui adresser humblement le salut du matin. Avec quelle joie j’aurais renvoyé à Flaccus sa misérable sportule de cent quadrans ! — Mais non ! tant de bonheur n’est pas fait pour moi ; et ce soir même il faut que j’aille tendre la main au vil Rufus.

Encore si j’étais né avec la souplesse du parasite ! si j’avais l’effronterie de Silius ! Silius se promenait fort tard sous le portique : son visage était triste et abattu, ses cheveux étaient en désordre ; on eût dit qu’il avait perdu sa femme et ses deux enfants. Un plus grand malheur était arrivé à Silius ; ce soir-là Silius avait eu une journée malheureuse : il avait été le matin flatter Célinus au portique d’Europe, il avait couru vers l’enceinte des Comices, il avait parcouru tour à tour le temple d’Isis, le jardin de Pompée, les bois de Fortunatus, ceux de Faustus, ceux de Grillus environnés de ténèbres, ceux de Lupus ouverts aux vents de toutes parts : eh bien ! ainsi éreinté, ainsi affamé, ainsi altéré, ce malheureux Silius, ce soir-là, était forcé de dîner chez lui !

Horrible vie ! Quand je voulais quitter les sénateurs, mes patrons, pour des tables plus modestes, toute maison m’était fermée. J’allais dîner chez Maxime : Maxime avait été dîner chez Tigellin ; j’allais saluer Paulus : Paulus lui-même était en train d’accompagner Pésthumus. J’étais le parasite d’un parasite, le valet d’un valet. Quelle fatigue ! répondre à chaque instant à ces riches, quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent : C’est parfait ! c’est admirable ! suivre à pied la litière de Rufus couvert d’une toge plus blanche que la neige, et soi-même être en guenilles ! demander à Caïus un emprunt de mille sesterces, et n’en recevoir qu’un bon conseil ! menacé d’un procès, inviter à dîner Cécilianus, le juge, pour se le rendre favorable, à peine toucher aux mets qu’on lui sert, et lui voir entasser dans sa serviette filets de porc, barbeau, brochet, pâtisseries excellentes, et envoyer tout le dîner dans sa maison sans penser au malheureux plaideur qui l’a invité ! avoir un ami qui vous répète à tout bout de champ : Tout est commun entre nous, et cependant être à peu près nu pendant que votre ami est vêtu de pourpre ! être assis sur un tabouret de bois pendant que votre ami est étendu sur l’ivoire ! manger dans la terre pendant qu’il mange dans le vermeil ! Ô crime ! en plein hiver ne pas obtenir de cet ami, votre égal, un de ses vieux manteaux usés ! En un mot, dans cette Rome opulente être plus malheureux que le dernier des esclaves, n’avoir à soi ni un marchand de vin, ni un boucher, ni une baignoire, ni un livre à lire, ni un ami à aimer, ni une maîtresse, ni un serviteur, ni un flatteur ! Telle a été la vie de cet heureux et célèbre Martial !

Ne vous étonnez donc pas si la colère devint bientôt pour moi une seconde muse. Je n’étais pas né méchant ni railleur ; j’étais fait pour chanter le vin, l’amour, les dieux, les héros, pour être l’ornement des filles romaines : la misère a fait de moi un satirique, un cynique, un poëte sans honte, un diseur de riens, un espion dans les maisons romaines. J’ai pénétré de vive force dans toutes les maisons qui m’étaient fermées, j’ai su les histoires les plus secrètes des hommes et des femmes, et je les ai mises en vers afin d’être le fléau de ceux qui n’avaient pas voulu de moi pour leur flatteur. J’ai écrit ainsi, au jour le jour, la chronique scandaleuse de la belle société romaine ; j’en ai raconté à fond tous les vices, toutes les débauches, tous les adultères cachés ; il ne s’est pas dit un bon mot dans toute la ville de Rome dont je n’aie fait sur-le-champ mon profit ; j’ai été l’écho bruyant et goguenard de la conversation journalière des enfants de Romulus. C’est ainsi que pas un nom de quelque valeur ne manque dans mes vers. Je n’épargne personne ! M’ont-ils donc épargné, ont-ils eu pitié de moi, tous ces favoris de la fortune ? Grâce à moi, toute cette petite histoire de la grande société romaine est aussi immortelle que les hauts faits du premier César racontés par lui-même : j’ai découvert que Gellius pleurait son père en public, mais seulement en public ; que Daulus, avant d’être médecin, avait porté les morts ; que la coquette Lesbie ne fermait jamais sa porte, même quand elle devrait le plus la fermer ; que Névia trompait en riant son cher mari Rufus ; qu’Églé n’avait plus de dents, Lycoris plus de cheveux ; que Corbianus était le fils d’un esclave ; que Scazon le philosophe n’était pas si sévère que son habit. Moi j’ai dit le premier, et tout haut, et dans un vers facile à retenir : « Afra a cinquante ans ; Ammianus n’est que le fils de sa mère ; Attalus, le célèbre avocat, était un misérable joueur de flûte ; Paullus ne fait pas ses vers ; Galla fait son visage ; Philinis est chauve, rousse et borgne ; Phœbus a les jambes crochues ; Pennilus est trop mal peigné ; Codrus, qui a l’air si riche, a mis en gage son amour pour souper ce soir ; Latagée a cassé son miroir ce matin pour une boucle mal attachée ; l’autre jour Posthumus a été frappé au visage, mais devinez par qui frappé ? Par Cécilius ! Sauffinus est un faux riche, il est obligé de louer ses esclaves à Faventinus ; Gaurus boit comme un Caton, il fait de mauvais vers comme Cicéron, il a des indigestions comme Antoine, il est gourmand comme Apicius : il n’est cependant ni Caton, ni Cicéron, ni Marc-Antoine, ni Apicius. »

Quand j’eus ainsi remplacé la louange par la satire je m’aperçus que ma tâche était bien facile : cette société romaine, usée jusqu’à l’échine, est aussi pleine de vices que de ridicules. Il y avait un savetier qui donnait au peuple des combats de gladiateurs : je perçai le savetier de mon alène poétique ; Ligurinus, à sa propre table, nous récitait ses petits vers : je mis à l’index les petits vers de Ligurinus ; Gellia se couvrait de parfums : je soufflai sur ces parfums de Gellia et j’en démontrai l’infection ; on disait de toutes parts que Cotilus était un jeune homme bien élevé : « Pourquoi bien élevé ? m’écriai-je : parce que sa chevelure est bouclée ? parce qu’il s’en va fredonner des chansons égyptiennes ? parce qu’il passe sa vie à causer avec les femmes ? parce qu’il s’écrit à lui-même des lettres d’amour ? Par Jupiter ! Livius Gergilianus est un homme aussi bien élevé que Cotilus : il s’épile le visage et le menton. — Mais silence ! entendez-vous Rufus s’emporter contre son cuisinier ? Rufus est à table avec ses hôtes : il prétend que le lièvre n’est pas cuit, et il demande des verges. Rufus aime mieux dépecer son cuisinier que son lièvre. »

Pendant que je me livrais ainsi à la satire, Rome entière répétait mes épigrammes ; non-seulement Rome, mais la province ; non seulement la province, mais même chez les barbares, à Vienne, par exemple, dans les Gaules, on savait les vers de Martial. Ainsi encouragé dans cette œuvre cruelle de chaque jour, je semais les épigrammes d’une main libérale : « — Thaïs ne sait rien refuser. Rougis, Thaïs, qui n’as jamais dit non ! — Cécilianus, tu me prends pour un sot : j’ai refusé de te prêter cent sesterces, et tu veux m’emprunter mes vases d’argent ! — Tu veux, Paulus, que je fasse des vers contre Lycisca : oui, mais je ne veux pas jeter Lycisca dans tes bras ! — Silius se fatigue à nier Dieu : voilà un homme bien heureux et bien essoufflé ! — Philinis ne pleure que d’un œil. Je le crois bien : Philinis est borgne. — L’avocat Posthumis sort de chez lui, chargé de dossiers, avec la gravité de Cicéron ou de Brutus. Il n’y a qu’un petit malheur : l’avocat Posthumis ne sait pas lire. — Pontilianus, tu ne rends jamais les saluts qu’on te donne : je te donne le dernier adieu, Pontilianus ! — Il ne s’agit ni de violence, ni de meurtres, ni de prison, ni de Mithridate, ni de Carthage, ni de Sylla, ni de Marius : il s’agit, Posthumus, de mes trois chevreaux ; parle donc de mes trois chevreaux ! — Bien portant hier, Andragoras est mort ce matin : il avait vu en songe le médecin Hermocrate. — L’autre jour un inconnu me regardait dans la rue d’un air étonné : Serais-tu, me dit-il, cet ingénieux Martial, notre esprit courant de chaque jour ? Pourquoi donc portes-tu un si mauvais manteau ? Hélas ! répondis-je, c’est que je suis un bon poëte. »

Ainsi j’ai vécu sous Galba, sous Othon, sous Vitellius, sous Vespasien, empereurs d’un jour. Quatre empereurs en dix mois ! et je n’eus même pas le temps de les flatter. Ainsi j’ai vécu sous Néron, le plus méchant des hommes, à qui Rome doit ses plus beaux thermes, et je n’ai pas flatté Néron ! Mais quand Domitien fut le maître j’étais plus pauvre que jamais : ma dernière toge était usée, ma dernière sportule était dévorée, mon crédit était épuisé, je ne pouvais plus entrer même chez le barbier qui m’écorchait chaque matin au lieu de me faire la barbe ; pas un ami, pas de foyer domestique, pas un esclave pour me servir, rien d’un homme libre ; j’étais le plus pauvre des poëtes qui se traînaient le matin et le soir dans l’antichambre des grands. Ce fut alors que je m’adressai à l’empereur Domitien : il fallait vivre. Tant pis pour les grands de Rome, qui ont poussé leur poëte à cette triste extrémité ! Dans cette Italie ainsi faite il n’y avait pas un morceau de terre, pas un toit, pas un arbre, pas une robe pour le poëte. Quelle misère ! être aimé de la foule, être applaudi de tous les beaux esprits, être recherché des femmes, entendre ses vers à peine éclos passer de bouche en bouche, vivre familièrement avec les plus grands, avec les plus puissants, avec les plus riches, n’avoir sous les yeux, dans des palais de marbre, que vases d’or, riches statues, tableaux des grands maîtres, ivoires, airains, marbres précieux, robes de pourpre, esclaves empressés ; et cependant avoir faim, avoir froid, être à peu près nu sous un manteau troué, se sentir la proie, le jouet, la pâture de la pauvreté, et sous ces haillons sourire encore, flatter encore, ou bien aiguiser la joyeuse épigramme qui doit faire rire une cour avare !… Tel était l’heureux destin de votre pauvre Martial.

Nous avons donc beaucoup loué Domitien, non pas moi, mais ma pauvreté. Domitien a payé mes louanges en tyran avare qui comprend très-bien que ce ne sont pas les poëtes qu’il lui faudrait acheter, mais les historiens, et que les historiens ne se vendent pas. Mes douze premiers livres d’épigrammes sont tachés du nom de Domitien. C’est en vain que j’ai voulu louer le tyran en honnête homme : il y a de certaines louanges qui ne peuvent pas être honnêtes. Pour me punir, la Muse, qui est juste, m’abandonna toutes les fois que je parlai de cet empereur digne de Néron ; oui, et moi, je le dis à ma gloire, malgré toute mon imagination et toute ma facilité à écrire en vers sur un sujet donné, j’ai toujours été un mauvais poëte et un maladroit quand j’ai flatté l’empereur Domitien. J’ai fait des vers sur l’amphithéâtre qu’il a bâti, et je n’ai rien trouvé de mieux que de comparer cet amphithéâtre aux pyramides d’Égypte et d’en faire la huitième merveille du monde ; j’ai raconté que de tous les coins de l’univers les barbares arriveraient pour saluer ce terrible César. J’ai flatté toutes les manies du tyran. Par ses ordres cruels, des femmes descendaient dans l’arène pour s’entre-déchirer : j’ai célébré le courage de cette Vénus aux griffes terribles ; on jetait aux ours des malheureux que les ours dévoraient tout vivants : j’ai trouvé que ces supplices, toujours renouvelés, représentaient à merveille le supplice de Prométhée, et j’ai dit à ce sujet mille affreuses gentillesses. Un autre jour c’était un rhinocéros qui faisait ses premiers débuts dans le Cirque : j’ai applaudi le rhinocéros impérial. L’ours eut son tour, et j’ai chanté l’ours pris dans la glue comme un habitant de l’air. Une lionne, percée d’un javelot, jeta un petit dans l’arène : à ce propos, j’ai comparé César à Lucine ; à trois fois je suis revenu sur l’histoire de cet enfantement étrange. Je n’ai pas oublié l’éléphant qui adorait César à genoux : « Crois-moi, disais-je à Domitien, l’éléphant comprend tout comme nous ta divinité. » Triste flatteur que j’étais ! voilà comment je cherchais à chaque instant à couvrir mes malheureux éloges par quelque allégorie qui les fît paraître moins directs ; je mettais à profit la plus petite anecdote du Cirque : — le tigre privé qui redevient féroce à l’aspect d’un lion ; — le taureau abattu sous l’éléphant ; — ces deux gladiateurs qui mouraient l’un et l’autre par l’ordre de César : j’ai dit Priscus et Varus forcés par Domitien de revenir au combat jusqu’à ce que tous les deux fussent ensevelis dans le même triomphe. — Enfin, pour comble de lâcheté, j’ai loué César d’avoir payé les délateurs : « Ô Romains, m’écriai-je, comptez votre vie parmi les bienfaits du prince ! »

Malheureux que j’étais ! Et comme il recevait toutes mes lâchetés, cet homme à peine avait-il pour mes tremblantes et modestes poésies un sourire et un regard ; et moi, plus lâche encore, je lui demandais pardon de l’avoir flatté : « Pardonne à mes vers, César : celui qui s’empresse pour te plaire ne mérite pas ta disgrâce ! »

Pour me payer toutes ces hontes l’Empereur me donna, non loin de Rome, une méchante maison de campagne que personne ne voulait acheter et quelques sapins trop jeunes pour donner de l’ombre en été ou du bois en hiver. La maison était mal bâtie, elle était hors d’état de supporter les pluies et l’humidité du ciel, elle nageait au milieu des eaux que répandait l’hiver. Stella le sénateur eut pitié de ma misère, et m’envoya des tuiles pour mettre à l’abri le présent de l’Empereur. Moi, en retour, et quand le printemps fut venu, j’envoyai à Stella des oiseaux de basse-cour, des œufs de poules et de cannes, des figues de Chio dorées par un doux soleil, un jeune chevreau et sa mère plaintive, des olives trop sensibles au froid, un chou blanchi par la neige, et des vers où je lui disais : « N’allez pas croire, Stella, que tous ces biens me viennent de ma maison de campagne : mes champs ne portent rien que moi-même ; je n’ai pas d’autre récolte que celle que j’achète au marché. » Et véritablement, dans cette maison de César, le nuage me couvrait en hiver, la poussière aride me couvrait en été. En vain je demandai à l’Empereur de m’accorder un filet d’eau pour arroser les quatre sapins qui composaient mon domaine : mes vers étaient touchants, ma prière fut inutile. Je lui demandais un peu d’eau, il me donna moins que cela : il me nomma tribun honoraire, chevalier honoraire, père de famille honoraire. Les honneurs ne lui coûtaient rien à donner. À tous ces honneurs j’aurais préféré une robe neuve.

Ce même hiver, sans Parthénius, qui m’envoya une robe de laine, j’aurais été tout nu par la ville. Chère et belle robe ! plus blanche que l’ivoire, plus souple que l’aile de cygne, plus fine que les tapisseries de Babylone ! Je l’embrassais avec reconnaissance, je lui disais merci du fond de l’âme. Jamais un amant n’eut plus d’amour pour sa maîtresse que moi pour ma robe si chaude et si blanche. Hélas ! je me souviens encore de mon désespoir quand, après deux ans de service, malgré tous mes ménagements, cette belle robe fut usée. Je chantai ma peine aux échos d’alentour : « La voilà, cette robe que j’ai si souvent chantée dans mes vers ! Autrefois elle rehaussait ma qualité de chevalier quand sa laine, neuve encore, brillait de tout son lustre, quand elle était digne encore de Parthénius, mon bienfaiteur. Maintenant elle est usée à ce point et si froide que le dernier mendiant l’appellerait une robe de neige. Ce n’est plus la toge de Parthénius : ce n’est plus, hélas ! que la toge du malheureux poëte Martial. »

Quelle vie de privations et de misères ! habiter un toit qui fait eau de toutes parts ! gratter et non pas cultiver, un jardin sans fruits et sans ombrages ! n’oser sortir de chez soi par crainte, d’user sa toge, et cependant être forcé de sortir chaque jour pour saluer d’avares protecteurs ! tendre la main à tous les mépris et à tous les méprisés de Rome ! aller saluer Paullus l’usurier, qui demeure aux Esquilies, et, après avoir péniblement franchi la plaine de Subarra, entendre le portier s’écrier : Mon maître est absent ! attendre avec l’impatience d’un mendiant les Saturnales, époque de fêtes et de largesses, et recevoir pour tout cadeau, de l’opulent Antoine une douzaine de tablettes, sept cure-dents, une éponge, une nappe, un gobelet, un demi-boisseau de fèves, un panier d’olives du Picenum, une bouteille de lait de Latamia, de petites prunes de Syrie et des figues blanches de Damas, le tout valant bien trente sesterces, et porté magnifiquement par trente Syriens de haute stature ! Bien plus : ne rien recevoir de Sextus, mon vieil ami, parce que l’an passé, à pareil jour, je n’ai pas été assez riche pour lui rendre l’équivalent de son manteau d’étoffe grossière ! écrire en tremblant à Régulus ces trois vers : « Je n’ai pas une obole ; je n’ai plus d’autre ressource, Régulus, que de vendre les présents que j’ai reçus de vous : les voulez-vous acheter ? » Cinq jours après, tant c’est une triste chose la misère ! j’écrivais à Cérellius : « Tu ne m’as rien donné pour le petit cadeau que je t’ai fait, et pourtant déjà se sont écoulés cinq jours des kalendes. Je n’ai pas même reçu de toi un scrupule d’argent, pas même un pot de thon d’Antibes ! Trompes-en d’autres par de fausses paroles ! » La rougeur me monte au front à ces souvenirs.

Dans mes bons jours, quand j’avais une toge à demi neuve et de quoi vivre pour un mois, j’étais le plus heureux des hommes ; car il fallait bien peu pour vivre à ce célèbre et redouté Martial. Je quittais Rome, où le temps va si vite : alors j’avais un peu de bonheur ; alors plus de clients à visiter le matin, plus d’avocats à entendre à midi, plus de vers à lire le soir ; j’étais mon maître. Au point du jour j’adressais ma prière aux dieux domestiques, je me promenais dans mon petit champ, je lisais les vers de Virgile, ou bien j’invoquais Apollon pour mon propre compte ; après quoi je frottais mes membres d’une huile bienfaisante et je me livrais à quelque exercice du corps, le cœur gai, sans songer à l’argent. Le soir venu, pendant que ma petite lampe jetait sur mes livres une douce clarté, j’écrivais lentement sous l’inspiration des muses de la nuit. Là j’étais véritablement mon maître, je redevenais un homme : j’osais chanter la liberté romaine, mon vieil amour ; je célébrais tous les grands hommes de la République, le vieux Caton, le vieux Brutus, tous les héros de cette Rome qui n’était plus ; j’écrivais à Juvénal, le maître de la satire romaine, et je lui envoyais les pâles fleurs de mon petit jardin ; quelquefois aussi, tout à l’amour, je célébrais les belles et jeunes femmes qui avaient daigné sourire à ma poésie, fille de l’amour ; quelquefois encore, tout à l’amitié, je me reposais de mon métier de parasite, et, chose incroyable ! j’invitais mes amis à dîner : « Si vous êtes condamnés, leur disais-je, à dîner chez vous, venez plutôt jeûner avec votre ami Martial. Vous ne manquerez guère chez moi, vous les joyeux convives, ni de laitues communes de Cappadoce, ni de porreaux à l’odeur forte ; on vous servira le thon caché sous des œufs coupés par tranches, un chou vert bien tendre et cueilli le matin même, du boudin sur une saucisse blanche comme la neige, des fèves au lard. Pour le second service vous aurez des raisins secs, des poires de Syrie, des châtaignes de Naples, et même des grives rôties à petit feu. Le vin sera bon à force d’en boire. On pourra aussi vous offrir des olives et des pois chauds. Modeste repas, mais heureux, car il n’y aura avec nous ni contrainte, ni esclaves, ni parasites, ni flatteurs. Vous n’aurez pas à supporter les insolences et les petits vers du maître de la maison ; de lascives Espagnoles ne viendront point, à la fin du repas, vous fatiguer de leurs danses obscènes. Venez, amis : ma belle Claudia vous précédera aux sons de la flûte de Condylus ; elle sera la reine du festin ! »

C’étaient là mes plaisirs. Hélas ! dieux tout-puissants ! je n’aurais pas demandé d’autre vie, j’aurais été à bon marché un homme heureux et un poëte indépendant. Selon moi, un patrimoine héréditaire, un champ qui nourrit son maître, une vie assurée, point de procès, peu de clients, un esprit tranquille, le repos, la santé, la prudence, des amis qui sont nos égaux, des repas sans faste, des nuits sans soucis, une couche à la fois chaste et agréable, un sommeil qui dure autant que la nuit, attendre la mort sans la désirer ni la craindre, voilà le bonheur.

Je raconterai plus tard la seconde partie de ma vie poétique, quand Domitien fut mort. — Maintenant, holà ! c’est assez. Holà ! mon livre ! nous voici parvenus au bas de la page : déjà le lecteur s’impatiente et se lasse ; le copiste lui-même en dit autant. — Holà ! arrêtons-nous ! holà ! mon livre !


II

Avant de vous raconter cette partie de ma vie je sais que j’ai à me justifier de trois années d’une paresse opiniâtre, et d’autant plus que maintenant je n’ai même pas le droit d’accuser les bruits, les tumultes et les frivoles occupations de Rome. Comment donc me justifier d’avoir été ainsi oisif dans cette complète solitude de la province où l’étude est la seule ressource de mon esprit, la seule consolation de mon cœur ? Hélas ! dans cette heureuse retraite je cherche en vain les oreilles délicates que je trouvais à Rome : il me semble que je parle à des barbares. En effet, s’il y a dans mes livres quelque peu de cette délicatesse ingénieuse qui distingue les grands poëtes, je le dois à mes auditeurs. Ô Rome ! Rome ingrate, détestée, et que je regrette, où es-tu ? où est ton esprit si vif, ton jugement si fin, ton goût exercé ? où sont ces bibliothèques, ces théâtres, ces réunions d’heureux oisifs où l’on ne sent de l’étude que les plaisirs ? Vive la pauvreté servie ainsi par toutes ces intelligences d’élite ! vive le génie favorisé par de tels auditeurs ! Dans cette province reculée où je suis riche et considéré de tous, heureux près d’une belle femme que j’aime, possesseur d’une maison et de beaux jardins, entouré d’une bibliothèque de chefs-d’œuvre, je me prends à regretter parfois mes misères à Rome, ma solitude à Rome, mes folles amours à Rome, ma vie de parasite, de flatteur, de mendiant, mais à Rome. Hélas ! que j’ai pitié souvent de mon abondance présente ! que cette fortune me pèse, entouré comme je suis de cette servitude de province et de toutes les jalousies mesquines de mon municipe ! Non ! loin de Rome point de génie ! Rome, déesse des nations et du monde, Rome que rien n’égale, dont rien n’approche, tu seras toujours mon amour ! Rome, où le pauvre ne peut ni penser ni dormir, tu seras toujours le regret du riche Martial ! Que de fois cependant, quand j’étais perdu dans ce tourbillon de plaisirs, de pensées et d’affaires, ai-je maudit ce grand bruit sans fin et sans cesse qui se faisait à mon esprit et à mes oreilles ! Comment faire de la poésie, m’écriais-je, avec les maîtres d’école le matin, les boulangers la nuit, les batteurs d’or tout le jour ? Ici un changeur fait sonner sur son comptoir les pièces marquées au coin de Néron ; là un batteur de chanvre brise à coups de fléau le lin que nous fournit l’Espagne ; plus loin le prêtre de Bellone, ivre de fureur, se heurte contre le vil Juif instruit par son père à mendier. Qui voudrait compter à Rome les heures perdues pour le sommeil pourrait compter combien de mains agitent les bassins de cuivre qui doivent détacher les astres du ciel. Et pourtant, ô Rome bruyante, et cruelle, et sans pitié pour les poëtes, ton poëte Martial, à qui tu refusais du pain et une toge, ne peut s’empêcher de te pleurer. Depuis trois ans qu’il a quitté sa misère poétique pour la fortune, il n’a pas osé invoquer une seule fois cette muse souriante et déguenillée qui ne lui faisait jamais faute dans sa maison sans toit et sans ombrage. Recevez donc ce nouveau livre de mes souvenirs comme il a été écrit et pensé, c’est-à-dire style et pensées de la province, livre romain, non pas seulement écrit en Espagne, mais, j’en ai peur, un livre espagnol. Pauvre malheureux écrivain que je suis ! les temps sont bien changés pour mon esprit : autrefois j’envoyais mes livres de Rome chez les autres peuples, maintenant je les envoie des bords du Tage à Rome. Et cependant, va mon livre ! Malgré la distance qui te sépare de la ville, tu ne passeras pas pour un nouveau venu ni pour un étranger dans la cité de Romulus, où tu comptes déjà tant de frères. Va, tu as le droit de cité romaine ; frappe hardiment au palais neuf, où leur temple vient d’être rendu au chœur sacré des Muses ; ou bien encore, gagne d’un pied léger le quartier de Suburra. La s’élève le riche palais d’un consul, mon ami, l’éloquent Stella, qui couronne ses pénates du laurier poétique, qui plonge ses lèvres dans l’eau limpide de Castalie. Protégé par Stella, le peuple, les sénateurs et les chevaliers te liront sans peine. Puissent-ils, comme autrefois, dès les premières lignes, s’écrier : Vivat ! Voilà un livre de Martial !

Où en étais-je resté à la première partie de cette auto-biographie qu’on pourrait appeler (mais tant de hardiesse n’est pas faite pour nous) les Commentaires de Martial ? À coup sûr, et en quelque endroit que j’en sois resté, je suis resté à quelque humiliation et à quelques misères. Même, à présent que j’y pense, je ne vous ai raconté que la plus petite moitié de mes souffrances. Qu’ai-je fait et quelles imperceptibles misères vous ai-je racontées ! Il s’agissait bien, ma foi ! de l’avarice de Tulla, empoisonnant d’un vin frelaté le vin pur de la Campanie ; des quatre dents de la vieille Elia, qui m’en crachai deux au visage ; de l’ivrognerie de Sextilianus dans les cabarets les plus diffamés, des plagiats de Fidentinus, de la maîtresse de Régulus, du petit chien de Mummia, de Fescennina la buveuse, du ventre affamé de Nomencianus, de la voix d’Églé, rauque tant qu’Églé fut jeune et belle et qui est redevenue douce et flûtée ! Non, non, ce n’est pas là toute ma vie ; il est impossible que tout l’esprit et tout le cœur que les dieux m’avaient donnés se soient usés uniquement à ces petits commérages, l’amusement des riches et des sénateurs de Rome. Non certes, Martial le poëte, qui admirait avec passion Horace et Virgile, qui se prosternait devant le génie de Lucain, tué par Néron, qui fut l’ami du grave satirique Juvénal, Martial n’a pu perdre ainsi son génie à creuser un grand trou parmi les roseaux pour proclamer les oreilles du roi Midas. Patience ! patience ! laissons de côté mes commencements misérables ; laissez-moi chercher dans ma vie quelques belles poésies sans fiel. Par exemple, n’ai-je pas fait de beaux vers sur Aria et Pœtus, ce grand courage conjugal qui échappe à la tyrannie par la mort ? n’ai-je pas chargé Marc-Antoine d’une exécration bien méritée, lui qui avait permis le meurtre de Cicéron ? n’ai-je pas eu de douces larmes pour les fils de Pompée, ce héros dispersé dans tout l’univers ? Qui mieux que moi a loué Quintilien, le suprême modérateur de la fougueuse jeunesse, la gloire de la toge romaine ? qui donc, sinon moi, a révélé le charmant esprit de Cassius Rufus, qui eût pu être le rival de Phèdre et qui s’est contenté de rire tout bas de la méchanceté des hommes ? Pas une gloire sincère que je n’aie dignement célébrée : le premier j’ai loué Perse de sa sobriété, en reconnaissant que j’avais contre ma gloire le grand nombre de mes vers ; quand Othon l’empereur se perça de son épée pour terminer la guerre civile, j’oubliai sa vie pour ne me souvenir que de sa mort, aussi belle et plus utile que la mort de César ; j’ai chanté Maximus Césonius, l’ami de l’éloquent Sénèque, qui a osé braver la fureur d’un despote insensé ; dans un distique devenu célèbre j’ai proclamé Salluste, et bien peu m’ont démenti, le premier parmi les historiens de Rome ; Silius Italicus, d’une vie si modeste, le disciple de Cicéron et de Virgile tour à tour, l’homme du barreau et du Mont-Sacré, a sa place dans mes vers. Pas un grand nom n’a été oublié dans ma louange, jamais la pâle envie n’a approché de mon cœur ; tous mes contemporains qui ont eu du génie ou de la vertu je les salue avec respect : Rabirius l’architecte, Céler le préteur, Silius le consul, Nerva l’orateur, Catinus l’honneur de la science, Agathinus le vaillant soldat, Marcellinus vainqueur des Gètes. Jamais je n’ai manqué d’envoyer à Pline le jeune mes livres d’épigrammes. « Reçois mes vers, lui disais-je. Ils ne sont ni assez savants ni assez graves pour toi ; mais je fais des vœux pour qu’ils tombent en tes mains à l’heure où, délivré de ces travaux qu’attendent les siècles à venir, s’allume pour toi la lampe des festins, à l’heure où la rose couronne tous les fronts, où les cheveux se couvrent de parfums, où Caton lui-même sentait le besoin d’un vin pur. » Moi j’ai célébré Varus au tombeau, Apollinaris dans sa retraite, sur le doux rivage de Formies. Heureuse retraite, qui n’a pas son égale à Tibur, à Tusculum, à Préneste ! Il y avait à Rome un charmant poëte féminin, Sulpicia, poëte chaste et malin, à qui j’ai rendu hommage. Cette charmante femme, loin de sacrifier aux muses modernes, pleines de sang et de terreurs, enseignait les jeux badins, les chastes amours. Je l’ai surnommée l’Égérie de la poésie, et le nom lui en est resté. C’est moi qui ai composé l’épitaphe du comédien Pâris, les délices de Rome, la fine plaisanterie venue des bords du Nil, l’art et la grâce, la folie et la volupté, l’honneur et les regrets du théâtre romain.

Ainsi donc on ne peut pas dire : Le jaloux Martial ! l’envieux Martial ! Même on ne peut pas dire : Le méchant Martial ! Parce que j’ai été un des maîtres de l’épigramme, parce que j’ai stigmatisé tant que j’ai pu les envieux et les méchants, parce que j’ai jeté à pleines mains le ridicule autour de moi, parce que j’ai eu faim et que j’ai eu froid, parce que j’ai vécu dans l’abandon, parce que j’ai été un parasite à la table des grands, ce n’est pas à dire que je n’aie pas aimé, que je n’aie pas été aimé dans ma vie ; au contraire les plus charmants poëtes de cet âge et les plus populaires, Ovide et Tibulle, n’ont pas eu plus d’amis célèbres et plus de belles maîtresses que Martial. L’esprit est une grande puissance ; il sert aux hommes de beauté, de jeunesse, de fortune ; il remplace la naissance, il remplace toutes choses. À ces causes, j’ai été recherché dans les meilleures maisons romaines, j’ai été l’ami des plus illustres familles ; les plus jolies femmes de Rome ont tenu à honneur de courber leur front poli sous le tendre baiser de Martial. À quoi servirait donc la poésie si elle n’apportait qu’humiliation sans fin, misères sans remèdes, isolement sans espérance ? Je n’en finirais pas si je voulais dire ceux et celles qui m’ont aimé ; et d’ailleurs, parmi ces dernières, tendres cœurs qui ont eu pitié de moi, il en est que je ne puis nommer. Les dieux me préservent de l’exil d’Ovide ! Mais ceux que j’ai aimés, je sais leur nom, et je les ai mis dans mes vers afin que dans mes vers il y eût place pour l’amitié aussi bien que pour la gloire. J’ai eu pour ami Vinatius, mon esclave ; et, comme il était près de mourir, je l’ai affranchi, lui donnant ainsi la liberté, le plus grand don que je pouvais lui faire. J’ai été l’ami de Faustinus, et je n’ai envié ni sa maison de Baies, située dans cette vallée profonde où mugissent les taureaux indomptés, ni son jardin d’une facile culture, ni ses vieux arbres, abri impénétrable contre le soleil. J’ai préféré Posthumus aux Pisons, descendants des amis d’Horace : il était pauvre alors, et je partageais avec lui ce pauvre rien du pauvre Codrus dont il est parlé dans les satires de Juvénal. Depuis ce temps Posthumus a fait sa fortune : aussitôt il oublia notre amitié, dont je me souvenais toujours. Je lui écrivis alors : « Posthumus, tu étais pauvre et simple chevalier, mais pour moi tu valais un consul. Avec toi j’ai passé trente hivers ; nous n’avions qu’un lit, nous le partagions ensemble. À présent au faîte des honneurs, riche, heureux, tu es riche, honoré, heureux tout seul. Quand tu seras redevenu pauvre, tu me retrouveras ton ami ! » J’ai été l’ami de Colinus, l’aimable esprit, qui méritait d’atteindre au chêne du Capitole ; j’ai été l’ami de Lucius, mon compatriote des bords du Tage, et je lui disais « Ami Lucius, mon frère Lucius, laissons aux poëtes grecs le soin de chanter Thèbes ou Mycène : nous, enfants de l’Ibérie, ne reculons pas devant les noms quelque peu durs de notre terre natale ! Parlons de Bilbilis remplie de fer de Platea, fournaise ardente, du Xalon où se trempent les armes des guerriers ; de Tudela et de Rixamare, qu’embellissent la musique et les danses ; de Cuarditi la gourmande et la dansante ; de Pelvère, touffu bosquet de roses ; de Rigas, où nos aïeux avaient un théâtre dont nous n’avons que les ruines ; de Silas, du lac de Turgente, de Petusia, et des ondes pures de Véronina, et du bocage sacré où croissent les yeuses du Baradon, que le voyageur le plus paresseux traverse à pied comme une promenade ; et enfin de la plaine recourbée de Mulinena, que Manlius féconde avec ses taureaux vigoureux. » Avouez que c’était là un ingénieux tour de force, faire entrer ces noms barbares dans l’oreille attique des Romains !

Ce Martial si méchant, que de fois il a suivi en pleurant le deuil de ses amis ! (Hélas ! tout le monde les a oubliés, excepté lui.) J’ai consolé, autant que des vers partis du cœur peuvent consoler, cette grande dame romaine, Nigerina, qui fit par ses vertus l’oraison funèbre de son mari. Je n’ai pas laissé passer un jour de ma vie sans visiter mon cousin Jules Martial : « Oh ! lui disais-je souvent, cher Martial, que ne puis-je jouir en paix du reste de mes jours, disposer à mon gré de mes loisirs, et me servir de la vie en homme sage et libre ! Nous irions vivre, toi et moi, loin des antichambres, loin des grands, loin des procès, mais non pas loin de Rome. Les promenades, la conversation, la lecture, le Champ-de-Mars, le Portique, les eaux limpides, les thermes, voilà les lieux, les travaux qui nous plairaient ! Mais hélas ! qui peut vivre pour soi et pour ses amis ? Nos beaux jours s’enfuient, inutilement prodigués ; jours perdus, et que cependant le Temps nous compte. »

J’ai bien aimé aussi une jeune femme, Julia, créature plus douce que le dernier chant du cygne, plus tendre que les agneaux du Galèse, plus blanche que les perles de la mer Erythrée. Les femmes qui habitent les bords du Rhin n’ont pas une plus longue chevelure ; elle avait l’haleine suave des roses de Pestum ; de sa peau s’exhalait les vapeurs du safran qu’une main brûlante a froissé. Elle est morte ; et, pendant que son mari comptait les deux cent mille sesterces dont il héritait, je m’écriais : « Plus d’amour, plus de joie, plus de fêtes, plus de bonheur pour toi, Martial ! »

Que j’en ai vu mourir ainsi, les plus beaux et les plus belles ! Saloninus, ombre irréprochable ; Claudius, l’affranchi de Mélior, les regrets de Rome entière, enseveli sur la voie Flaminia, esprit vif, pudeur innocente, rare beauté ; le jeune Entichus, misérablement noyé dans le lac Lucrin, ou plutôt emporté par des Naïades amoureuses.

J’ai adressé un de mes livres à l’un des plus élégants patriciens de la ville, mon ami Rufus Camonius, qui s’en fut chercher en Cappadoce les cendres de son père. Un de mes plus chers familiers était Paullus ; je lui envoyai ces vers aux kalendes de décembre : « Cher Paullus, que ce mois de décembre te soit propice ! puisses-tu être à l’abri des tablettes à trois feuillets, des serviettes écourtées, de l’encens falsifié, et autres présents insolents et avares ! Que les trépieds et les coupes d’or remplissent ta maison ! Puisses-tu gagner aux échecs Publius et Novius, et ne pas trouver de maître à la joute ! Cependant, si tu entends quelque méchant m’appeler un envieux, donne-lui un démenti à haute voix ! »

Rome entière a pleuré par mes vers le petit Urbillus ; il lui fallait encore trois mois pour avoir trois ans. J’ai eu pour voisin un vieillard nommé Titulus, dont j’aurais été l’héritier si j’eusse voulu me faire son complaisant et son flatteur ; mais, loin de là, je lui disais : « Il en est temps, misérable Titulus, jouis de la vie ! Quoi donc ! la mort approche et tu fais encore de l’ambition ! courtisan assidu, il n’y a pas de seuil que tu ne fatigues ! chaque matin tu as déjà parcouru les trois tribunaux à l’heure où les chevaliers prennent place ! Tu rôdes comme une ombre en peine autour du temple de Mars et du colosse d’Auguste pendant la troisième et la cinquième heure ! Prends, amasse, emporte, possèdes : il te faudra quitter tout cela. De quelque éclat que brille ton coffre-fort gorgé d’écus, quelque chargé que soit ton livre d’échéances, ton héritier jurera que tu es mort insolvable, et, tandis que s’élèvera ton bûcher de papier, sur le grabat où reposera ton corps ton héritier boira les vins de ta cave ! » Titulus mourut assassiné par des voleurs, et je ne fus pas son héritier.

Que j’étais fier de la grâce et de la beauté de Liber ! « Jeune homme, lui disais-je, parfume ta brillante chevelure avec l’anémone d’Assyrie, charge ton front de guirlandes de fleurs, que le vieux falerne remplisse ta coupe de cristal ! » Quand Stella donna au peuple ces jeux magnifiques dont le peuple, tout ingrat et tout frivole qu’il est, se souvient encore, j’entonnai les honneurs de Stella : « Stella ne se trouve jamais quitte avec le peuple ; ni l’or de l’Hermus ni l’or du Tage ne suffisent à sa main prodigue : il jette au peuple une pluie de médailles, il lui livre les animaux les plus rares, les oiseaux les plus magnifiques ! » L’éloquent Salominus ayant placé dans sa bibliothèque mon portrait entre le portrait d’Ovide et celui de Gallus, je lui envoyai deux vers où je disais, ce que je pense, que l’amitié vaut mieux que la gloire. Interrogez Pistor : il vous dira toute la modération honnête et calme de mes vœux : « Ô Pistor ! laissons aux pauvres riches ces amas d’esclaves, ces charrues sans nombre, ces lits surchargés de résonnantes lames d’or : qu’on nous donne à nous un vase de cristal toujours plein d’une liqueur généreuse, et prenne qui voudra tout le reste ! À quoi bon cette litière entourée de clients affamés ? Si j’étais riche, sais-tu à qui j’emploierais ma fortune, ami Pistor ? à donner et à bâtir. » Un jour Priscus me demandait quel est le meilleur des repas : « Celui, répondis-je, où vous trouvez un ami et pas un joueur de flûte. » Un autre jour c’était Mamurra qui me consultait sur ses lectures. Le bon jeune homme n’aimait à lire que les vers sanglants, le meurtre et le poison lui plaisaient avant toutes choses, c’était de son âge ; Œdipe, Thyeste, Seylie, tels étaient ses héros, telles ses héroïnes : « Allons, lui dis-je, laisse là ces fables. Que te fait l’enlèvement d’Hylas ? que veux-tu tirer du sommeil d’Endymion et de la chute d’Icare ? Nous sommes au temps des études sérieuses : renonce aux fables frivoles et lis les histoires. » En effet, notez-le bien, si cette époque de décadence se manifeste à l’avenir, ce sera surtout par l’histoire ; les poëtes qui auront joué comme j’ai fait avec les révolutions qui passent et les monuments qui tombent, la postérité les traitera mal. Fou que j’étais ! le conseil que je donnais à Mamurra, pourquoi dont ne l’ai-je pas suivi ?

Ont encore été mes amis, et mes amis dévoués et dont je suis fier, Antonius Primus, le noble vieillard, qui, à sa quinzième olympiade, vivait encore pour la vertu. Il me donna son portrait, entouré de roses et de violettes, quand il était dans la force de l’âge. Quel chef-d’œuvre c’eût été là si le peintre avait pu représenter les qualités du cœur aussi bien que la beauté du visage ! Frontinus, l’heureux propriétaire de cette villa d’Auxur bâtie sur la mer ; Restitutus l’avocat, le défenseur des misérables, le père de l’orphelin, le vengeur des vierges déshonorées ; Flaccus encore… Mais j’ai renoncé à un ami dont j’ai vu la femme avaler chez moi, à elle seule, six tasses de saumure, deux tranches de thon, un petit lézard d’eau, six harengs servis sur un plat rouge, et du vin à l’avenant. Chrestillus… Mais celui-là aimait trop les vieux mots du vieux langage, dont Salluste lui-même, malgré son génie, a trop usé.

Parmi les belles Romaines, Italiennes de Rome ou barbares de nos provinces, il en est que j’ai bien aimées ! Telesitha, par exemple, la danseuse de Cadix, si habile à peindre la volupté au bruit des castagnettes de la Bétique ; Lesbie, impudente autant que jolie ; Lycoris, avare autant que la Cynnara d’Horace et aussi désintéressée envers moi que Cynnara le fut pour Horace ; Claudicis, née sur les côtes de la Bretagne ; mais elle avait toute l’âme des filles du Latium, et en même temps que de beauté dans sa personne ! (Les femmes de l’Italie la prenaient pour une Romaine, les femmes de l’Attique pour une Athénienne.) Cerellia, morte dans les flots de Bauli à Baies ; Gellia la courtisane, beauté qui descendait des vieux Brutus, ô honte ! — Voilà, dites-vous, bien des amours, Martial ! Mais Ovide, Horace, Tibulle, Catulle ont fait ainsi. Eh ! qui ne sait les noms charmants de leurs amours ? L’amour est la vie et la gloire du poëte ! Quand j’étais jeune je voulais que ma maîtresse eût vingt ans, de belles dents, un frais sourire, de longs cheveux ; qu’elle fût parée, éclatante. Je renvoyai une fois à Flaccus sa chanteuse Livie qu’il m’avait adressée, avec ce petit billet : « Je ne veux pas, Flaccus, d’une maîtresse efflanquée, à qui mes bagues pourraient servir de bracelets, qui me poignarde de ses genoux, et dont l’échine est dentelée comme une scie. Je ne veux pas davantage d’une maîtresse qui peserait un millier : j’aime la chair, non la graisse. »

Maintenant que j’ai parlé de mes amitiés et de mes amours, me sera-t-il permis de parler aussi de mes ouvrages ? Je sais que j’ai bien à les défendre : ils ont été attaqués en même temps par de très-honnêtes gens et par les plus vils des hommes ; les Zoïles de mon temps ne m’ont pas laissé de relâche, tant ils avaient le désir de voir leurs noms fangeux écrits dans mes vers. J’ai refusé de répondre aux Zoïles, je dois répondre aux honnêtes gens. Les reproches que me font ceux-là sont de plusieurs sortes, mais ils ne sont pas sans réplique. Les uns trouvent mes vers trop libres ; on ne peut pas, disent-ils, les lire dans une école. Il est vrai que mes vers ne sont pas faits pour les écoles ; ce sont des vers enjoués, qui pour plaire ont besoin d’une pointe tant soit peu grivoise. D’autres se récrient que souvent mon vers mord jusqu’au sang et fait une blessure cruelle ; mais qui dit épigramme ne dit pas une fade louange. L’épigramme est déjà bien assez difficile à écrire sans vouloir lui ôter sa méchanceté piquante. Dans mon esprit, je mets le faiseur d’épigrammes bien avant le faiseur de tragédies : celui qui écrit une tragédie a toute liberté d’expliquer son œuvre à l’aide d’un prologue ou d’un récit ; il faut que l’épigramme s’explique en peu de mots et souvent en un seul ; la tragédie aime l’enflure et les manteaux extravagants ; l’épigramme est simple et nue ; la foule admire les illustres tragédies, mais elle sait par cœur les bonnes épigrammes. Quelques-uns me reprochent d’être badin et rieur et de ne jamais écrire des choses sérieuses ; mais, si je préfère aux choses sérieuses celles qui amusent, c’est ta faute, ami lecteur, toi qui lis et qui chantes mes vers dans toutes les rues de la ville. Ah ! tu ne sais pas ce qu’elle me coûte cette popularité poétique ! car si j’avais voulu me poser comme le défenseur de tous les opprimés dans le temple du dieu qui tient la faux et le tonnerre, si j’avais voulu vendre mon éloquence et mon esprit aux accusés tremblants, mes celliers seraient remplis de vin d’Espagne, ma toge serait brodée en or. Un pauvre homme qui fait des livres ne peut attendre tout au plus pour son salaire qu’une place à quelque bonne table. Laissons donc aboyer les détracteurs, chiens enragés qui me déchirent de leurs morsures et dont le nom doit mourir inconnu. Les idiots ! ils attaquent vers par vers, et comme s’il s’agissait du poëme de Lucain, des bagatelles qui ont eu le bonheur de plaire aux plus éloquents orateurs du barreau, de petits livres que Silius place avec honneur dans sa bibliothèque, des vers que citent Regulus et Sierra ! D’autres critiques plus indulgents m’ont reproché mes épigrammes en vers hexamètres : j’avoue qu’une épigramme qui marche sur tant de pieds est un peu lente ; mais on est libre de ne pas lire mes vers hexamètres. Plus d’une fois, sensible aux encouragements de ceux qui me disaient : Travaille, Martial ! accomplis des poëmes de longue haleine, Martial ! j’ai voulu m’élever dans une autre sphère ; mais bientôt ma muse facile, secouant autour de moi les parfums enivrants de sa chevelure, me disait d’une voix qui chante : — Ingrat ! peux-tu bien renoncer à notre charmant badinage ! Où trouveras-tu donc un meilleur emploi de nos loisirs ? Quoi, tu voudrais échanger le brodequin contre le cothurne, ou bien chanter la guerre et ses fureurs en vers ronflants, pour qu’un pédant enroué fasse de toi la haine des petites filles et la terreur des petits garçons obligés d’apprendre tes poëmes par cœur ! Abandonne ces tristes labeurs à ces écrivains tristes et sobres qui passent leurs nuits à la clarté douteuse de la lampe. Pour toi, continue de répandre dans tes écrits les grâces du sel romain ; reste toujours le peintre fidèle des mœurs de ton siècle. Qu’importe que tes chants s’échappent d’un simple chalumeau si le chalumeau l’emporte sur les trompettes ?

Oui, ma muse a raison : restons le poëte des jeunes gens fougueux, des belles femmes galantes, des esprits rieurs, des élégants de Rome ; flattons tour à tour la beauté et la jeunesse et narguons les censeurs ! D’ailleurs mes différents livres d’épigrammes ne se ressemblent guère : ce n’est pas seulement aux oisifs de la ville et aux oreilles inoccupées que s’adressent mes écrits ; ils sont lus aussi par l’austère centurion que Mars réunit sous les drapeaux au milieu des glaces de la Gétie ; les Bretons récitent mes vers ; j’en ai fait que la femme de Caton elle-même et les austères Sabines pourraient lire sans rougir. Mon vers est tour à tour enjoué et sévère, triste et rieur, plein de joie, barbouillé de lie, plein d’amour, parfumé comme Cosmus, folâtre avec les garçons, amoureux avec les jeunes filles, chantant Numa et célébrant les saturnales. Mais, croyez-le, ce ne sont pas mes mœurs que je consigne dans ces livres.

Par Jupiter et par Bacchus ! j’ai écrit aussi pour nos bons bourgeois, gens peu difficiles, qui aiment avant tout le gros rire et qui sont prêts à tout pardonner à ce prix. La poésie de Lampsaque les égaie, et dans ma main résonne l’airain qui retentit aux champs tartessiens. Combien de fois, et malgré vous, mes censeurs, vous sentirez l’aiguillon de l’amour, fussiez-vous Curius et Fabricius ! Quant à Lucrèce… Mais Lucrèce a rougi parce que Brutus était présent. Va-t’en, Brutus ! Lucrèce elle-même me lira.

Mais c’est assez répondre à cette canaille déchaînée contre Martial. J’ai été toute ma vie entouré d’aboyeurs, de plagiaires ; c’était mon lot de faiseur d’épigrammes, et je ne m’en plains pas : quiconque attaque doit être attaqué à son tour ; seulement, il est malheureux que celui-là qui attaque avec esprit, avec courage, soit attaqué lâchement, et sans esprit, et dans l’ombre. J’ai eu des ennemis si affreux qu’ils colportaient, en me les attribuant, des propos de valets, d’ignobles méchancetés, des turpitudes dignes de la bouche d’un baladin, et autres infamies dont un courtier de pots cassés ne donnerait pas la valeur d’une allumette. Affreuses intrigues qui sont retombées sur leurs tristes auteurs ! Non, Rome n’a pas ajouté foi à ces calomnies dirigées contre son poëte. Le ciel préserve mes livres d’un succès si odieux ! Mes livres font leur chemin au grand jour, sur les blanches ailes de la renommée ! Pourquoi donc me donnerais-je tant de peines pour me faire une mauvaise réputation quand il suffirait de mon silence pour me faire remarquer ?

De mes ouvrages je ne parlerai plus. Le premier livre de mes épigrammes est tout entier. consacré à des flatteries dont j’ai honte. Le second livre est enjoué et sans trop de malice. Le troisième livre, écrit dans les Gaules, a rapporté à Rome je ne sais quelle rudesse qui n’a pas déplu dans les palais de ces maîtres du monde. Dans le quatrième livre se lit cette invocation à Domitien que je voudrais effacer avec mon sang. Le cinquième livre est le plus chaste de tous ; je l’ai dédié moi-même aux jeunes filles, aux jeunes garçons, aux chastes matrones. Le sixième livre (je recommençais à redevenir un homme libre) est adressé à mon ami le plus cher, à Jules Martial. Le septième livre est tout entier consacré à des vengeances personnelles. Attaqué, il fallait me défendre ; la renommée ne vient pas sans combat. Mais j’ai déjà regret à toutes les peines que je me suis données pour flageller des ennemis inconnus qui ne sont plus. Le huitième livre appartient encore à Domitien. Il fallait bien lui payer, hélas ! par ma honte, cette maison sans eau, sans fruits et sans ombrages que m’avait donnée son avarice. Le livre neuvième est écrit avec un soin bien rare pour un improvisateur comme je suis. Le livre dixième, au contraire, a été dicté avec une précipitation sans exemple, et j’ai été obligé de l’écrire plusieurs fois. Quand parut le onzième livre, il eut d’abord peu de retentissement, car il vit le jour au moment où Rome entière était partagée entre deux coureurs de chars, Scarus et Incitatus. Le livre douzième a été rêvé au milieu des tièdes félicités et du pesant ennui de la province, heureux et malheureux à la fois de ma position présente, étonné et regrettant d’être riche, appelant, mais en vain, les grâces, l’esprit, l’intelligence qui m’entouraient dans mes beaux jours de poésie et de misère. Il y a encore dans mes œuvres plusieurs poésies, bien différentes de ton et d’allure, qui échappent à la critique. En un mot, on pourrait dire de mes vers ce qu’on pourrait dire des vers de tous les poëtes qui ont beaucoup écrit : quelques-uns sont de nulle valeur, il y en a un grand nombre de médiocres ; mais aussi quelques-uns sont excellents. Tel est, ami lecteur, ce Martial dont le nom s’est répandu parmi le peuple et chez les nations étrangères grâce à des hendécasyllabes où la malice abonde sans dégénérer que rarement en licence. Si ma gloire te fait envie, hélas ! rappelle-toi que je suis riche, que je suis marié, et que j’habite loin de Rome, dans une ville de province.


III.

Cher Sextus, c’est à toi que j’adresse ce quatrième livre de mes Mémoires, qui sera aussi le dernier. Pendant que tu bats en tous sens le bruyant quartier de Suburre, pendant que, trempé de sueur, sans autre vent pour te rafraîchir que celui de ta robe, tu cours de palais en palais jusqu’au sommet de la montagne où Diane a son temple ; pendant que tu vas et viens, sans prendre haleine, du grand au petit Célius, moi enfin, après tant d’années, j’ai revu ma patrie ; Bilbilis m’a reçu et m’a fait campagnard, Bilbilis, orgueilleuse de son or et de son fer. Ici je cultive sans trop de peine le Botrode et Platée, noms barbares donnés aux champs celtibériens ; je dors d’un admirable sommeil, qui souvent se prolonge au-delà de la troisième heure, et je compense avec usure les veilles de trente années. La toge est inconnue ici, mais chaque matin un esclave attentif m’apporte l’habit préparé la veille. À peine levé, je trouve un bon feu qui me salue de sa flamme brillante, heureux foyer que ma fermière entoure d’un rempart odorant de marmites bien garnies. De jeunes serviteurs s’empressent autour de moi tout le jour. Le métayer, imberbe encore, me prie de faire abattre sa longue chevelure. À midi je vais me promener dans mes jardins. Ce bois épais, ces fontaines jaillissantes, ces épaisses treilles où la vigne entretient un frais ombrage, ce ruisseau murmurant qui promène çà et là son eau vive et capricieuse, ces vertes prairies, ces rosiers chargés de fleurs, aussi beaux que les rosiers de Pestum qui fleurissent deux fois l’année, ces légumes qui verdissent en janvier et qui ne gèlent jamais, ces rivières où nage emprisonnée l’anguille domestique, cette blanche tour habitée par de blanches colombes, tels sont les dons de Marcella ma femme ; ce petit empire où je vis, où je règne, je le tiens de Marcella. Vienne Nausicaa m’offir sa main et les jardins d’Alcinoüs, je répondrai : J’aime mieux Marcella et ses jardins.

Quelle fortune inexplicable ! vas-tu dire, cher Sextus. Je vois d’ici ton étonnement : est-ce bien là ce même Martial si pauvre et si abandonné dont tu gourmandais la paresse ! Chaque matin, à Rome, quand toi, sénateur, tu avais fait tes soixante visites, tu me retrouvais encore au lit, moi pauvre et paresseux chevalier, et tu me grondais parce que dès le point du jour je ne m’étais pas mis en quête de salutations et de baisers. Tu proposais l’exemple de ton ambition à ma paresse ; mais, entre nous, quelle différence, Sextus ! Tu te donnais toutes ces peines pour placer un nom nouveau dans nos fastes consulaires, pour aller gouverner la Numidie ou la Cappadoce ; mais moi, je te prie, à quoi bon me lever de si bonne heure ? pour aller piétiner dans la boue du matin ? Que m’en serait-il revenu ? Qu’avais-je donc à attendre des uns et des autres ? Quand ma sandale brisée me laissait pied nu au milieu de la rue, quand un orage soudain m’inondait d’un torrent de pluie, en vain aurais-je appelé à mon aide ; même chez moi, je n’avais pas un esclave pour me changer d’habit. Pourquoi donc me serais-je donné toutes les peines que tu te donnais toi-même ? Nos peines auraient été les mêmes, nos chances n’étaient pas égales : tu courais après une province, moi je courais tout au plus après un souper. Notre but n’était pas le même, nos chances n’étaient pas les mêmes. Je t’ai donc laissé courir après la fortune, et j’ai attendu la fortune dans mon lit.

Comment donc cette fortune m’est arrivée, je vais te le dire. Je dînais un jour chez le riche Macer ; tu sais bien : ce même Macer qui, à force de donner des anneaux aux jeunes filles, finira pas n’avoir plus d’anneaux. Ce Macer est un antiquaire entêté de toutes sortes de curiosités puériles auxquelles je préfère, à te parler vrai, les vases de terre fabriqués à Sagonte. Cet impitoyable bavard entend assez bien l’ordonnance d’un dîner ; mais, pendant qu’il vous raconte l’antiquité de sa vaisselle d’argent, son vin a le temps de s’éventer. — Ces gobelets, vous dit-il, ont figuré sur la table de Laomédon. Le terrible Rhésus se battit pour cette coupe avec les Lapithes ; même elle a été échancrée dans le combat. Ces vases passent pour avoir appartenu au vieux Nestor, à telle enseigne que la colombe qui sert d’anse a été usée par le pouce du roi de Pylos. Voici la tasse que le fils d’Éacus remplissait pour ses amis. Dans cette patère la belle Didon porta la santé de Bytias quand elle donna à souper au héros phrygien. — Ainsi il parlait ; puis, quand vous aviez admiré ces vieilles ciselures, le maudit antiquaire vous faisait boire dans le coupe du vieux Priam un vin jeune comme Astyanax.

Ce jour-là, après le dîner, notre Amphitryon recevait belle et nombreuse compagnie ; et pour amuser ses hôtes, fatigués de curiosités douteuses, il leur avait promis Martial : « Vous aurez Martial ; Martial vous dira des vers ! Martial improvisera des distiques sur des sujets donnés ! » Ô honte et misère poétique ! En effet, nous nous levons de table. À l’heure dite arrivent en litière tous les grands noms de Rome, et quelques belles Romaines vieilles ou jeunes, mais au regard intelligent et plein de bienveillance. Tu sais que j’excelle à ces joutes de l’esprit où le hasard, cette dixième muse, remplace les neuf sœurs ; futiles et scintillantes lueurs dont les hommes graves s’amusent comme les enfants s’amusent de leurs hochets. Ce soir-là j’étais encore plus disposé à bien faire qu’à l’ordinaire : j’étais si pauvre ! ma maison tombait en ruine, ma toge était usée, mon foyer était sans feu, ma lampe sans huile, et l’huissier me menaçait pour le surlendemain. Je me dis donc à moi-même. — C’est à présent qu’il te faut être gai, enjoué, railleur, bon plaisant, mon pauvre Martial ! — En effet notre homme, me prenant par la main et me présentant à cette belle compagnie : — Voilà, dit-il, notre Martial ! Proposez lui les difficultés les plus difficiles : son vers et son esprit vous attendent de pied ferme ! — On commença donc ce supplice cruel qui consiste à tirailler la poésie d’un honnête homme dans tous les sens, comme on fait d’une aune de laine pour voir si le tissu est solide et si l’étoffe ne se déchire pas.

Pour commencer dans les règles ce jeu misérable, on me demanda une invocation aux Muses. Pauvres Muses ! invoquées comme s’il s’agissait d’entonner l’Énéïde !

« Muses ! m’écriai-je, laissez-moi perdre encore quelques feuillets de papyrus d’Égypte ! et vous, sénateurs, faites attention, le jeu commence ! Mon esprit et mon imagination vous serviront d’enjeu. Vous avez pour banquier un poëte ; ma table n’est pas de celles où résonne le dé, qu’anime le chien ou le six : ces lignes, voilà mes noix ; ce papier, voilà mon carnet. C’est un jeu qui ne cause pas de perte. » — J’ajoutais tout bas : Et pas de profit !

Aussitôt chacun me donna son mot au hasard, afin que par moi ce mot fût agréablement enfermé dans un distique. Un gourmand s’écriait : Le poivre ! et je répondais : « Veux-tu manger à point un gras bec-figue ? Saupoudre-le de poivre. »

Un autre s’écriait : La fève ! Je répondais à celui-là : — « Si la fève, avec sa cosse pâle, écume pour toi dans un pot de terre rouge, homme heureux, tu peux mépriser l’invitation des riches ! » Disant ces mots, je soupirais.

Venaient en même temps d’autres mots bizarres : — la farinela lentillel’orgele fromentla laitueles ravesle bois à brûler, — et j’avais réponse à tout :

« — Remplise tes cruches plébéiennes de farine bouillie, vide-les quelque temps après et remplis-les de vin : ton vin sera délicieux. — La lentille, présent du Nil et de Péluse, est préférable à l’orge. — Muletier, tu ne donneras point cette orge à tes discrètes mules, mais l’hôtelier te la fera manger. — Le blé moissonné en Lybie est le meilleur. — C’était par la laitue que nos aïeux finissaient leurs repas : dites-moi pourquoi nous commençons les nôtres par la laitue ? — Si ta maison de campagne est près de Nomentanum, n’oublie pas d’y porter du bois. » En faisant ce dernier distique, je pensais en grelottant à la raison de campagne que m’a donnée Domitien.

Cependant, en me trouvant réponse à tout, l’assemblée battait des mains. — Courage ! s’écriait-on, courage, Martial ! Voilà de la poésie bien jetée ! voilà de l’improvisation nette et rapide ! — Et l’on m’accablait de mots nouveaux, et moi je répondais toujours :

« Parlez-moi des navets d’Amiterne ! honte aux navets ronds de Nuscia ! — Honneur à l’asperge de Ravenne, à la figue de Chio qui porte avec elle, comme le vieux vin de Sétie, son vin et son sel ! — Rien ne vaut les coings miellés, les dattes dorées, présent du pauvre, les prunes de Damas que la vieillesse a ridées et flétries, le fromage de Luna ou de Vélabre, imbibé de fumée. — Servez-moi la saucisse de Lucanie, entourée d’une bouillie blanche. — Je veux que les olives viennent de Picenum, les citrons des jardins de Corcyre, les sangliers de l’Étolie, les grenades de la Lybie, les poulets du Phase, la gélinotte de l’Ionie et les poules de la Numidie. — À la perdrix je préfère la bécasse, le surmulet à la murène, le turbot à la squille. — J’aime les huitres autant que les aimait ce client de Cicéron exilé à Marseille. — Je ne méprise ni le goujon ni la dorade. » — Et c’est ainsi que je consacrai toute une partie de la soirée à ces descriptions de gourmet.

Dans cette foule d’hommes sans pitié il y en eut un qui cependant ne voulut pas me voir plus longtemps sur le chapitre de la goinfrerie. — Martial, me dit-il, laissons là le vin et la bonne chère : je sais bien que si tu voulais tu parlerais jusqu’à demain, et tu nous en ferais venir l’eau à la bouche, du vin de Setia et du vin de Fondi, du vin de Cécube qui mûrit dans les marais, et du vin de Cyène qui resserre le ventre, du vieux vin de Mammertin et du vin de Taragone, préférable même aux vins de Toscane. Sans doute tu n’oublierais pas ton vinaigre de Nomentanum et le joli vin de Spolette, préférable, quand il a quelques années, au vin nouveau de Falerne ; mais laissons là le vin de Pelignum et le vin de Spolette et le vin de Marseille : parle-nous plutôt, en l’honneur des dames, des parfums et des roses. — Alors je répondis en m’inclinant :

« Laisse ton argent à ton héritier ; mais ne lui laisse ni tes parfums, ni tes vins, ni tes roses. »

Un vieux sénateur que tu connais bien, l’avare Scévola, fendant la foule :

— Ça, me dit-il, Martial, les kalendes de janvier s’approchent : bientôt chevaliers et sénateurs vont se parer de la robe des festins ; l’esclave lui-même s’apprête à remuer son cornet et ses dés dans craindre que l’édile le fasse plonger dans l’eau froide ; bientôt va venir l’heure des présents. Je te prie, Martial, de me faire des vers pour chacun des cadeaux que j’ai à faire, afin que ton vers rehausse quelque peu la valeur de ces bagatelles ! — Oui, c’est ainsi que me parlait cet avare Scévola ; et moi, en souriant de pitié, je lui demandai ce qu’il voulait donner.

— Mais, reprit-il, peu de chose ; par exemple, des tablettes de citronnier, des tablettes à cinq feuilles, des tablettes d’ivoire, des tablettes de parchemin, des tablettes vitelliennes, du grand papier, du papier à lettres, des coffrets de bois, des osselets, un cornet, des noix, une écritoire, des échecs, des cure-dents, des cure-oreilles, une aiguille d’or, un peigne, un savon, une ombrelle, un poignard, une petite hache, un carton, une lampe de nuit, une chandelle, une bougie, un chandelier de bois, un ballon, une perruque, une brosse à bains, un fouet, de la poudre pour les dents, une lanterne de corne ou de vessie, une flûte, des sandales, un fichu, une pie, un perroquet, un corbeau, un rossignol, des férules, un balai ; que sais-je encore ? tout ce qui se donne en présent dans ces jours maudits consacrés aux présents. Fais-moi des inscriptions pour toutes ces bagatelles peu coûteuses, et tu en seras bien récompensé, Martial !

Victime et témoin de l’insolence de cet homme, je fus près de me révolter et de me montrer enfin un homme, un chevalier, un poëte ; mais la misère me courba encore la face contre terre. Je pris donc les tablettes qu’on me présentait, et sur autant de feuilles séparées j’écrivis des inscriptions en vers. Les vers valaient mieux que les objets ridicules qu’ils annonçaient. Si tu savais, mon ami, combien j’étais malheureux quand je prostituais ainsi ma poésie, et quel horrible métier c’était là pour moi ! Mais, de grâce ! épargne-moi les reproches : tu ne saurais dire sur ces bagatelles plus que je n’en dis moi-même. J’improvisai donc toutes sortes de vers : « Sur des tablettes à cinq feuilles sont décernés les honneurs suprêmes. — Les tablettes à trois feuilles t’annoncent la visite de ta maîtresse. — Les tablettes de parchemin enduites de cire te servent à corriger tes vers. — Les tablettes vitelliennes t’annoncent chez tes amours. — Le grand papier est un présent considérable quand il vient d’un poëte. — Les coffrets de bois sont destinés à ceux qui n’ont pas d’or à enfermer. — On joue petit jeu aux osselets, — gros jeu aux dés. — Le cornet est un véritable compère dans les mains d’un fripon. — Le meilleur cure-dent est une plume. — Le savon est la beauté de la chevelure. — L’ombrelle vous préserve contre le soleil au théâtre. — La lampe de nuit, confidente discrète qui voit tout ce qui se fait et qui n’en dit rien. — La chandelle, humble servante de la lampe. — Prends garde ! le chandelier de bois peut devenir chandelle. — Le ballon, jeu des vieillards. — La perruque vous protège contre la pommade. — La poudre dentifrice est faite pour les jeunes gens qui ont des dents à eux. — Dans l’ivresse des festins la joueuse fait résonner la flûte de ses lèvres humides. — Les sandales viendront d’elles-mêmes se mettre à ton pied. — Le perroquet te salue. — Le corbeau te demande sa proie. — Le rossignol pleure. — La pie chante. — Les balais de palmier sont faits pour des parquets d’ivoire. — La vaisselle d’Antium servait à Porsenna. — Ce bassin vient du fond de la Bretagne. — Les coupes de Sorrente sont légères. — Dans un pot de cette terre, Frontin, le maître de Marc-Aurèle, buvait son eau. — Ton esclave peut briser sans craindre le fouet ces coupes de Sagonte. — Memphis t’envoie cette robe de chambre brodée. »

Quand j’eus achevé ce travail je fus accueilli par un murmure flatteur de l’assemblée. — Très-bien dit ! s’écria Scévola ; Martial, voilà des vers qui feront passer mes présents. Je t’enverrai avant peu une demi-livre de poivre.

— Vous aviez, lui dis-je, l’habitude de me donner chaque année une livre d’argent : je n’achète pas si cher une demi-livre de poivre.

À cette réponse, Scévola sortit en rougissant de colère, et toute l’assemblée battit des mains à Martial.

Alors l’honnête Cimber, s’approchant de moi : — Vous vous êtes surpassé ce soir, mon ami Martial ! Accepter ce petit cachet, qui représente le jeune esclave de Brutus.

Je mis l’anneau à mon doigt, et je dis à Cimber :

— Acceptez en revanche ce distique, que j’ai fait hier pour votre tableau d’Héro et Léandre :

« L’audacieux Léandre, poussé par l’amour, s’écriait au milieu des flots : — Flots orageux, ne m’engloutissez qu’à mon retour ! »

— Que pensez-vous, me dit le savant Cotta, du Moucheron de Virgile ?

— C’est un éclat de rire après l’Arma virumque, lui répondis-je.

— Et le poëme des Grenouilles d’Homère ?

— C’est une excuse pour Martial.

J’entendis Cotta qui murmurait en souriant : — Aussi habile à parler sérieusement qu’ingénieux à dire des riens !

Je te raconte ainsi tous les moindres détails de cette soirée, parce que cette soirée fut la dernière heure de mes lâchetés poétiques. J’allais être enfin affranchi de cette horrible lutte contre la misère ; j’allais enfin redevenir un homme libre grâce à cette dernière heure de ma prostitution poétique ; car, dans cette foule de gens d’esprit oisifs et de belles femmes, qui faisaient de mon esprit un délassement futile, il y en avait une qui put à peine contenir ses larmes en me voyant exécuter ainsi, le sourire à la bouche et le désespoir dans le cœur, ces horribles tours de force. Par un bonheur incroyable, cette belle femme de tant de pitié était ma compatriote, une brune Espagnole à l’âme brûlante, née comme moi sur les rives sauvages du Xalon. Mais qui se serait douté, à la voir si calme et si tendre, que c’était là une Espagnole ? Il y avait dans toute sa personne quelque chose de si exquis, de si délicat, de si reposé à entendre la perfection de cette langue romaine qu’elle parlait dans toute sa pureté, Rome l’eût saluée comme née dans ses palais ; elle n’avait son égale ni au milieu du quartier de Suburre ni près du mont Capitolin, les plus beaux quartiers de la ville. Personne plus que cette femme ne méritait d’être Romaine ; mais aussi, grâce à elle, j’ai supporté sans trop d’efforts mon exil volontaire loin de Rome ; seule elle est pour moi Rome tout entière.

Le lendemain de ce triste jour je la vis entrer dans ma demeure. Sa démarche était calme, son visage était tranquille ; il y avait dans son regard je ne sais quel orgueil, mêlé d’une tendre bienveillance, qui commandait l’amour et le respect. — Martial, me dit-elle en me tendant la main, mon cher compatriote, il y a longtemps que je vous aime et que je vous ai pris en pitié. Je sais par cœur toutes vos poésies et je connais à fond toutes vos misères : vous êtes entouré d’ennemis et de flatteurs ; vous êtes le jouet de l’amitié et de la gloire. Malheureux, qui avez flatté en tremblant Domitien lui-même ! infortuné et noble esprit, qui vous êtes fait le jouet des nobles et des riches ! Je vous plains et je vous aime, Martial ! Je me suis dit à moi-même que vous étiez perdu sans retour si quelque honnête fortune et un cœur dévoué ne venaient à votre aide. Martial, pauvre homme ! ta jeunesse s’est perdue en flatteries inutiles, ta vie se perd en méchancetés inutiles ; tu as jeté aux vents et sans pitié les trésors les plus précieux de ta poésie ; le loisir, non le génie, t’a manqué pour être un grand poëte. Eh bien ! voici que je viens à ton aide, moi qui t’aime, moi qui suis belle, moi qui suis riche ! Non, il ne sera pas dit que tu sois plus malheureux que les autres poëtes de Rome, qui, dans l’égoïsme général, et privés de Mécènes, ont été inspirés ou sauvés par les femmes ! Properce était aimée de Cynthie, Lycoris aimait Gallus, Tibulle s’inspirait de la belle Némésis, Catulle a dû sa renommée à Lesbie : si tu le veux, tu devras le bonheur à Marcella, ton épouse ! Viens, quittons cette ville bruyante : mes belles fermes et mes vastes jardins te vont reconnaître pour leur maître. Ni les rivages de Baïes ni les ombrages d’Auxur ne valent les rives du Xalon. Viens ; dis adieu à la foule agitée, aux protecteurs ingrats, aux protégés stupides, à la maigre sportule, aux dîners mendiés dans l’antichambre ; viens, renonce à cette vie agitée, pénible, misérable, mendiante, à cette maison qui fait eau de toutes parts, à ce champ stérile ; viens dans ma vaste maison, qui sera la tienne ; heureuse contrée où peu de chose rend heureux, où l’on est riche même avec un mince patrimoine. Ici il faut nourrir la terre : chez nous c’est la terre qui nous engraisse ; ici le foyer sans chaleur ne réchauffe personne : chez nous la flamme éclate bruyante, hospitalière et joyeuse ; ici la faim même est hors de prix : là-bas les fruits de nos arbres chargeront notre table ; ici, dans un seul été, tu uses plus de quatre toges : là-bas un seul habit pourrait te suffire toute l’année. Est-ce donc la peine de faire ta cour aux grands quand tu peux à ton tour avoir à ton lever des poëtes, des mendiants et des flatteurs ?

Ainsi parlait Marcella. Disant ces mots, elle était si touchante et si belle ! Ses deux mains étaient jointes comme si elle eût imploré de moi sa fortune ; son grand œil noir était mouillé d’une seule larme, mais limpide et brillante. Moi cependant, étonné, ébloui, mais, le croirais-tu ? hésitant encore, je jetais un triste regard sur ma misère et un regard attendri sur cette femme si belle qui semblait m’implorer. Étais-je bien éveillé en effet ? Ici, chez moi, à mes côtés, cette belle personne, l’honneur de l’Espagne, et en même temps ce pauvre mobilier, misérable gage de deux années de loyer que mon avare propriétaire avait négligé de saisir ! Marcella assise sur ce siége impotent, triste ruine, et autour d’elle ces meubles sans forme ! ce grabat à trois pieds, compagnon boiteux d’une table qui n’en avait que deux ; cette lampe de corne à côté de ce cornet de corne ! Sur ces planches grossières, mon maigre garde-manger de chaque jour, était étalé un fromage de Toulouse entouré d’un vieux chapelet d’aulx et d’oignons, non loin d’une moitié d’amphore qui portait un réchaud à cuire mes harengs. Seulement, ce qui relevait un peu cette misère et ce qui lui donnait quelque chose de respectable, c’étaient quelques beaux exemplaires de mes poëtes favoris : L’Iliade ; le poëme d’Ulysse, si fatal à l’empire de Priam ; les œuvres de Virgile, ornées à la première page du portrait de ce grand poëte ; la Thaïs de Ménandre, la première histoire qui ait été écrite sur les amours des jeunes gens ; un Cicéron sur parchemin, œuvre immense qui eût pu suffire aux plus longs voyages ; les vers brûlants de Properce non loin des histoires de Tite-Live ; Salluste, l’admirable écrivain, et les vers tristes et galants du malheureux Ovide. Qui encore ? Tibulle, la victime de Némésis, sa coquette maîtresse, qui l’a ruiné, mais qui lui a donné la gloire ; Lucain, grand poëte tant décrié par les prétendus connaisseurs, mais si populaire en dépit de toutes les critiques ; Catulle enfin, la gloire de Vérone comme Virgile est la gloire de Mantoue. Tels étaient mes trésors, tels étaient mes dieux domestiques, tels étaient mes confidents assidus, tels étaient les consolateurs de ma glorieuse pauvreté !

Après quelques instants d’hésitation (hélas ! je comprenais déjà confusément que ce n’est pas sans chagrin et sans péril qu’on se sépare de Rome, cette grande prostituée), je pris la main que me tendait Marcella : — Vous êtes belle et vous êtes bonne, lui dis-je, ô Marcella ! Qu’il en soit fait comme vous dites. Je le veux, soyez ma femme, emmenez-moi loin de Rome ; quittons, quittons la ville ; retournons dans nos fertiles campagnes, sous notre beau soleil, aux bords de notre beau fleuve. Oui, c’en est fait, tu dois redevenir un homme libre, Martial ! tu seras libre si tu t’abstiens de manger chez les autres, si le jus du raisin d’Espagne te suffit pour apaiser ta soif, si tu es assez sage pour voir d’un œil de mépris la riche vaisselle du malheureux Cinna. Oui, c’en est fait, adieu le bruit et les grandeurs ! Soyez donc ma femme, Marcella. Autrefois, dans ses bontés avares et ironiques, Domitien m’a gratifié des droits d’un père de trois enfants : plaise aux dieux que nous ne perdions pas notre droit ! le présent du maître ne doit pas périr ! Allons donc rejoindre nos riches Pénates. Vous serez pour moi plus que n’était Cynthie à Properce, Lycoris à Gallus : vous serez ma Pénélope, ma Cornélie, ma Julie, ma Porcia ; vous serez à la fois ma Lucrèce et ma Laïs. Et vous, kalendes de mars qui m’avez vu naître (jour plus aimable cent fois que les autres kalendes et qui me valiez des présents même des jeunes filles), pour la quarante-septième fois recevez mes libations sous vos autels ! Grands dieux, ajoutez, je vous en prie, à ce nombre (si toutefois c’est pour le bien de celui qui vous le demande) deux fois neuf ans ! Faites que, sans être trop allourdi par la vieillesse, après avoir parcouru les trois âges de la vie, je descende dans les bosquets de l’Élysée pour y attendre Marcella !

Telle est, chez Sextus, cette histoire de mon bonheur ; il m’arriva complet, inespéré. Aussitôt que je fus décidé à quitter Rome je n’eus point de repos que je n’eusse dit adieu à mes amis et à mes ennemis : à ceux-là un tendre embrassement, à ceux-ci une dernière épigramme. Je voulus revoir aussi les lieux qui m’étaient chers, les palais qui m’avaient abrité, les seuils ingrats qui m’avaient dédaigné, tous les lieux témoins de mes souffrances et de mes plaisirs. Ô Tibur ! ô Sorrente ! ô Soracte, chanté par Horace et couvert de neiges ! Voilà ces fertiles coteaux que préfère Bacchus aux collines de Nisa ! Naguère sur ces montagnes les satyres formaient les danses rapides ; c’était la Demeure de Vénus plus encore que Lacédémone ; Hercule a passé sur ces sommets ; la flamme a tout détruit, et cependant déjà tes pampres reverdissent !

Adieu, portiques ! adieu, musées ! adieu, bibliothèques retentissantes ! adieu les bains ! adieu la place publique ! adieu les belles courtisanes ! adieu la conversation légère, la lutte poétique ! adieu le théâtre, le Cirque, le Capitole ! adieu le palais de l’Empereur ! adieu Rome entière ! J’ai assez vécu de cette vie retentissante et agitée, mêlée de passions et d’angoisses, de succès et de revers, de consolations et de désespoirs, de bienfaits et de despotisme. Maintenant je ne serai plus le jouet du hasard et du vent qui souffle ; maintenant l’inspiration me viendra à mes heures, je serai poëte à mes heures. Je dirai comme Horace : L’indépendance est le plus précieux des biens ; et je me plongerai dans ma douce paresse. Adieu donc, ma vie passée, et même adieu la gloire ! Ma gloire désormais, désormais mon bonheur, désormais ma fortune, C’est Marcella !

Je quittai Rome comme en triomphe. J’y étais arrivé pauvre, seul et nu, victime consacrée à la poésie : j’en sortais riche, et marié avec une charmante femme de cœur. Ainsi la poésie n’abandonne jamais ses enfants. Nous avons revu, Marcella et moi, heureux et ravis, ces beaux lieux de notre naissance ; enfin Marcella s’est reposée des fatigues de sa beauté, et moi des fatigues de mon génie. Jamais la fière Bilbilis n’avait été plus bruyante du bruit des armes, les eaux du Caussus n’avaient jamais été plus rapides et plus fraîches ; le Vadaveron sacré étendit sur nous ses épais ombrages ; les Nymphes du Considus, au cours paisible, vinrent au devant de nous avec un gracieux sourire. Là je vis, là je règne. L’hiver, je fais grand feu dans ma maison ; l’été, je rafraîchis mon corps dans le lit peu profond du Xalon, qui durcit le fer. Pendant les plus fortes chaleurs je me plonge dans le Tage au sable d’or ; les eaux glacées du Dircenna et celles de Néméa, plus froides que la neige, apaisent l’ardeur de ma soif. Lorsqu’arrive décembre blanchi par les frimats, et que la dure saison de l’hiver fait retentir les mugissements du bruyant aquilon, Valisca, la forêt peuplée, m’offre les plaisirs de la chasse : là tombent sous mes coups les daims pris dans les souples filets et les sangliers de la contrée ; ou bien, forçant à l’aide d’un coursier vigoureux le cerf plein de ruses, je laisse le lièvre au fermier. La forêt voisine descend pour alimenter le feu de mon foyer, qu’entoure une troupe d’enfants pauvrement vêtus. Alors j’invite le chasseur qui passe, et le voisin, entendant ma voix, me fait raison le verre à la main. Chez moi point de chaussure à lunule, point de toge, point de vêtement de pourpre répandant leur forte odeur ; le sale Liburinien, l’importun client et le protecteur impérieux évitent ma demeure ; nul créancier n’interrompt mon sommeil, et je puis dormir toute la grasse matinée.

Enfin ma femme est bonne et tranquille ; elle m’aime, elle admire mon esprit, et elle écoute mes vers.

Et pourtant, cher Sextus, te l’avouerai-je ? il y a des moments où tout ce bonheur me pèse. Ingrat que je suis, je calomnie ma sécurité présente, je regrette Rome et ses heureuses misères ! Par exemple, si tu savais, mon ami, quelle rencontre je fis hier !

Ne le dis à personne ; ne monte ma lettre à qui que ce soit dans cette Rome remplie de délateurs ! Il y va de ma liberté, et peut-être d’une vie plus précieuse que la mienne. Hier donc j’étais sur le devant de ma porte, à l’ombre de ma vigne, pensant à Rome et aux poëtes de Rome, quand soudain je vis défiler devant moi une cohorte de jeunes soldats romains. À la suite de cette cohorte venait au pas un vieux centurion. Ses cheveux, blanchis par l’âge, flottaient au gré du vent sous le casque qui chargeait sa tête ; sa main vénérable avait peine à tenir une lourde épée ; tout son corps en sueur pliait sous cette armure pesante on eût dit un homme condamné au dernier supplice. La démarche de ce vieillard était tremblante, sa tête était noble et imposante. Arrivé devant moi, et pendant que ses soldats poursuivaient leur chemin, il s’arrêta debout, et, s’appuyant sur son épée, il déclama en me regardant ce vers du poëte de Mantoue qui est devenu le mot d’ordre de tous les malheureux proscrits dans ce monde romain soumis à tant de tyrannie :

Heureux vieillard ! tu conserves tes champs !

À ce vers de noue poëte, je regarde de plus près le vieux tribun. O malheur de la poésie ! ô vengeances cruelles ! Cet homme dont votre impitoyable empereur faisait un soldat à l’âge où tous les hommes prennent leur retraite, ce malheureux sans asile, sans amis, sans famille, qu’un despote sans cœur envoyait, à la suite de ces jeunes soldats, mourir dans sa lourde armure, dans quelques contrées lointaines voisines des glaces où Ovide expira, le croirais-tu, Sextus ? c’était le plus grand, le plus illustre, le plus généreux poëte de la ville de Rome, c’était Juvénal !

À la vue de cet homme, l’honneur impérissable de notre siècle, partant pour l’exil à cet âge et dans cet appareil, je me pris à pleurer, et à remercier les dieux qui m’avaient donné loin de Rome les campagnes qui me restaient.


ÉTIENNE BÉQUET.
















Avant-hier est mort, presque incognito, dans la maison bienveillante du docteur Blanche, un des hommes de ce temps-ci qui ont eu le plus d’esprit, Étienne Béquet, notre collaborateur au Journal des Débats, notre ami, le plus bienveillant des humains ; âme timide, cœur généreux, style excellent, goût parfait, et si pur qu’il n’a pas été une seule fois en défaut, en un mot le meilleur disciple et le plus fervent qu’ait produit Voltaire. Ce critique, qui n’a pas été sans influence sur la littérature de son temps et qui aurait pu jouer un si grand rôle, avait quarante ans à peine. À voir sa tête chauve, son corps voûté, son regard morne, sa démarche lente, vous l’auriez pris pour un vieillard ; mais si bientôt vous remarquiez la finesse et la grâce de ce sourire, le feu caché dans ce regard, l’intelligence de ce vaste front si souvent obscurci par les plus tristes vapeurs, alors vous reconnaissiez sans hésiter que vous aviez affaire à un esprit ingénieux, à un talent dans toute sa vigueur, à un homme qui n’avait qu’à le vouloir pour être plus jeune que nous tous. Mais, hélas ! il ne l’a pas voulu.

Par son âge, par ses études Étienne Béquet appartenait à cette dernière génération de jeunes gens que l’Empire aux abois tenait en réserve pour sa dernière boucherie glorieuse, et que la Restauration avait brusquement rendus aux saines études, aux saintes doctrines littéraires, à ces langues savantes de la double antiquité dont la France impériale avait à peine appris le patois dans ses conquêtes. C’est une justice qu’il faut rendre à ces jeunes esprits échappés à cette gloire meurtrière : ils ont compris à merveille et tout d’abord le devoir que leur imposait ce bonheur inespéré. Recomposer lentement l’illustre passé de la France, revenir avec amour à ces grands poëtes délaissés, rendre un culte public aux anciens dieux littéraires, sauter par-dessus la France impériale, l’effacer du livre des nations écrivantes pour revenir aux deux grands siècles : le siècle de Louis XIV, voilà pour le goût ; le siècle de Voltaire, voilà pour la pensée ; et, une fois dans cette position formidable, repousser par le dédain, par le silence, par l’ironie les novateurs passés ou présents, telle a été la tâche constante et courageuse de cette génération trop peu nombreuse. Malheureusement, pour accomplir de plus grandes choses, cette génération toute nouvelle n’était ni assez vieille ni assez jeune. Quand elle a commencé à écrire, à parler tout haut, l’autorité de l’âge lui manquait ; dix ans plus tard, c’est la jeunesse qui lui a manqué. De plus jeunes, des enfants sont venus, qui se sont emparés du domaine de la poésie et du domaine de la critique ; et ainsi a été étouffée, pour ainsi dire, la plus savante génération d’esprits distingués, d’écrivains excellents qu’ait produits l’Université de France à la première renaissance de ses beaux jours.

Parmi ceux-là Étienne Béquet était le premier. Dès le collége, et aussitôt qu’on pût s’occuper des colléges comme si on n’y eût pas fait l’exercice, Béquet fut reconnu pour un de ces esprits d’élite sur lesquels la France nouvelle fondait à bon droit les plus grandes espérances ; il eut un grand nom universitaire à l’instant même où l’Université, dégagée de son appareil guerrier, allait redevenir la fille aînée et paisible des rois de France. Et je ne veux pour témoignage de cette gloire naissante et si précieuse que la visite qu’a reçue ce pauvre Étienne à son lit de mort. Il y a huit jours il était sur son lit, toujours calme et serein, et avec ce sourire si naturel que nous savons, quand la porte de sa chambre fut ouverte par une main tremblante. Savez-vous qui entrait ainsi chez notre ami ? C’était son vieux professeur, ce savant Planche, un des restaurateurs de la langue grecque parmi nous. Le bon vieillard venait de bien loin pour embrasser une dernière fois son cher élève. Que de larmes mal arrêtées dans les yeux du digne homme ! quelle douleur mal dissimulée dans son âme ! Voilà donc où en était arrivé ce jeune homme tant aimé ! le voilà donc sur ce lit de douleurs, le pauvre enfant élevé avec tant de sollicitude ! Lui, cependant, notre pauvre Étienne, il était heureux de revoir son vieux maître, il se félicitait de le retrouver si bien portant ; et, avec cette intelligence élevée qui ne l’a jamais quitté, il s’est mis à le consoler en lui citant des vers de Virgile et d’Horace, et même de Lucain, qu’il se reprochait d’aimer un peu trop. En effet le vieux Planche, retrouvant ainsi son savant et ingénieux disciple si merveilleusement entouré de ses souvenirs classiques, se rassurait peu à peu : il ne pouvait croire, le digne homme, qu’on pût mourir si jeune et si vite quand on avait encore présents dans la pensée de si beaux vers.

Et, je vous prie, quel est aujourd’hui l’homme de quarante ans qui se souvienne de son vieux professeur et que son vieux professeur vienne voir au lit de mort ? Cruels que nous sommes, et sans pitié pour nous-mêmes, nous avons tout brisé de nos jours, surtout ces premiers liens de l’enfance. Ceci soit dit à la fois contre le maître et contre l’élève. D’abord le maître fait peu d’attention au disciple ; après quoi, tout naturellement, le disciple oublie le maître ; dans le cours de la vie ils passent l’un près de l’autre sans même se jeter un regard, sinon de haine ou de dédain. Cette visite du vieux savant Planche à son élève, pourquoi est-elle touchante ? C’est que, sans se rien dire, ces deux hommes se sont compris.

— Tu m’es resté fidèle, disait le maître ; tel je t’ai fait et tel je te retrouve ; tu n’as pas renié nos vieux dieux ! Je t’avais élevé pour les défendre et pour les aimer ; tu les as aimés et défendus jusqu’à la fin : sois donc béni, mon fils !

— Merci, mon père, disait l’autre. Puisque je vous retrouve à mon chevet, ma fidélité a donc porté doublement sa récompense ; car jusqu’à la fin vos dieux, qui sont les miens, ont fait ma joie et ma gloire ; je leur ai dû mes seuls instants de repos et de bonheur ; ils m’ont accompagné dans tous mes délires ; ils ont été la seule consolation de cette longue fièvre qui me consume, ils ont jeté sur moi leur manteau de pourpre comme a fait le fils de Noé sur son père. Grâce à eux, quand je passais, même en chancelant, dans cette ville qui était mon domaine, chacun avait pour moi un regard de pitié et de respect. Donc, merci mon père ; et disant encore la prière des agonisants dans Horace ; le voulez-vous ?

Sorti du collége, on peut le dire, tout couvert de lauriers, la plus belle carrière s’ouvrait devant les pas de ce jeune homme. Il appartenait à une famille riche et considérée ; son père, homme exact et correct, n’avait rien épargné pour lui aplanir toutes les voies qui mènent aux honneurs. On voulut d’abord faire étudier les lois à ce jeune homme, mais là se présenta une difficulté insurmontable : cet esprit si net ne put rien comprendre à ces formules toutes nouvelles, à cette science inconnue. D’ailleurs Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot lui-même s’étaient emparés de cette jeune tête, non pas de cette façon volcanique qui jette d’abord feu et flamme et qui s’apaise bientôt sous le souffle desséchant de la réalité, mais de cette façon, bien autrement dangereuse, à l’usage des esprits droits, nets, fermes, logiques, et qui se méfient de l’enthousiasme comme on se méfie du mensonge. De pareils hommes, une fois possédés par une idée qu’ils ont bien considérée sous toutes ses faces, ne s’en dessaisissent jamais. C’est ainsi que, toute sa vie, Béquet a lu Voltaire, et de Voltaire il lisait surtout la correspondance ; et c’est là surtout, n’en doutez pas, qu’il a puisé cette grâce parfaite, cette élégance, cette urbanité, ce goût excellent, ce style limpide auxquels on ne saurait rien comparer.

Ainsi armé, il renonça bientôt à l’étude des lois ; et il fut admis sans peine au Journal des Débats, qui l’a tant regretté, et à tant de titres, non pas seulement hier, mais il y a déjà trois ans, quand le journal eut perdu l’espoir de le voir revenir de l’humble maison des champs où il s’était enfoui sous sa vigne. Pour apprendre ce grand art de la critique quotidienne Étienne Béquet ne pouvait mieux tomber : tous les hommes qui ont fondé la critique en France, ces brillants héritiers de Fréron, Geoffroy, Dussault, Hoffmann, Duviquet, vivaient, c’est-à-dire écrivaient encore. Ils tendirent une main bienveillante et fraternelle à ce jeune lauréat qui venait pour continuer leur œuvre. Le voilà donc tout de suite lancé dans la vie littéraire. Il a fait ses premières armes au bas de ce journal, où il avait pris pour initiale la lettre R, peu jaloux d’avoir un nom à lui, lui qui devait faire tant de renommées nouvelles. Ceci est au reste une des conditions de la critique : s’atteler comme un esclave à toutes les gloires contemporaines, et ne rien garder pour soi de toute cette renommée que l’on jette à pleines mains à qui veut se baisser et la prendre ; s’exposer à toutes les colères pour le plus léger blâme, n’exciter nulle reconnaissance pour la plus grande louange ; écrire, et souvent avec un grand talent, des choses qui meurent au bout de la journée par la seule raison que ces choses-là sont écrites dans un journal, œuvre légère et que le temps emporte, pendant qu’autour de vous surnagent tant de choses médiocres uniquement parce que ces choses-là sont consignées dans un volume ; être exposé en même temps aux périls de l’improvisation et aux exigences de la page écrite avec soin, méditée à loisir ; c’est-à-dire n’avoir ni les profits de la parole parlée ni les bénéfices de la parole écrite ; suivre au jour le jour, et la plume à la main, toutes les passions, toutes les émotions contemporaines, et ne pouvoir s’y mêler que de loin et avec modération, tant on a peur de ne pouvoir plus contenir le lendemain les mêmes passions qu’on aura partagées la veille ; plaire à la foule sans la flatter, coudoyer tous les amours-propres sans les heurter ; trembler toujours d’être injuste pour une gloire qui commence, cruel pour une gloire accomplie, ingrat pour une gloire qui finit ; être flatté tout haut, accusé tout bas ; faire l’aumône chaque matin d’une louange misérable à toutes les ambitions mesquines qui vous tendent la main ; regarder à loisir, tout au fond de la vanité humaine, ce qu’elle a de honteux et d’abject, et, quand on l’a bien vue dans sa lèpre, la rhabiller comme le médecin recouvre de son lambeau hideux le lépreux qui lui a montré sa plaie ; vivre ainsi au milieu des mourants et des morts, et n’avoir pour se consoler de cette horrible vie que quelques beaux vers qu’on découvre par hasard, quelque page inconnue qu’on révèle au public, quelque talent ignoré dont on se fait l’appui et le défenseur, quelle épouvantable vie ! et cependant il faut bien qu’elle ait son charme puisqu’on l’accepte ; et puis, quand on l’a acceptée, rien ne peut vous tirer de cette profession décevante et dévorante : on y vit ; et l’on y meurt parce qu’on y a vécu.

Moins que tout autre Étienne Béquet a compris les périls de cette profession dangereuse. Son insouciant abandon, sa grâce parfaite, son tact exquis, ce merveilleux talent qu’il avait de tout dire sans offenser personne, ce besoin qu’il avait de parler toujours plutôt des morts que des vivants, ce profond sentiment des convenances qui ne l’abandonna jamais, le mirent à l’abri des rudes épreuves de cette force nouvelle qu’on appelle le journal. Il évita avec le même bonheur les questions formidables de ce qu’on appelait, de son temps, l’école nouvelle : il se retira pour laisser passer ce nuage gros de rien ; et, quand ce nuage fut passé, il se mit à sourire doucement. Il avait horreur de ces émeutes grammaticales, de ces conjurations contre Boileau, de ces exclamations furibondes contre Corneille ou Racine ; toute nouveauté un peu cherchée lui causait le plus profond dégoût, et il évitait d’en parler comme on évite de toucher un serpent. Plus d’une fois les novateurs, par mille flatteries intéressées, voulurent l’attirer tout au moins sur les limites de leur camp : d’abord il s’y laissait traîner avec une répugnance marquée, puis il revenait bien vite à son point de départ. Aussi bien, après ces premières tentatives, le laissa-t-on en repos. Ne pouvant violenter la conscience de ce critique indomptable, on s’en passa, et lui il ne fut jamais plus heureux que de se voir en dehors de ces questions palpitantes d’actualité. Pauvre homme ! si tu vivais, je n’oserais pas écrire, même en riant, des mots pareils ; et, si tu ne sors pas de ton cercueil à l’instant même, voilà ce qui prouve que tu es bien mort.

Mais s’il a eu le tort de rester en arrière de toutes ces questions qu’il devait débattre, s’il s’est retranché dans son mépris et dans son silence au jour des grandes batailles, ce n’est pas à dire que Béquet ait laissé passer toujours ainsi les nouveaux venus dans l’arène. Cet homme qui était si peu ardent quand il fallait combattre, il était admirable quand il fallait servir. Tout comme il s’est enfui devant les envahisseurs éphémères de l’art moderne, il a été au devant de tous les nouveaux venus qui lui rappelaient de près ou de loin cette belle forme et cette belle langue à laquelle il était dévoué. Presque seul il a combattu pour M. Casimir Delavigne quand le poëte était abandonné de tous ; le premier il a applaudi à la comédie de M. Scribe, qu’il trouvait ingénieuse, et, c’était son expression, suffisamment écrite. Même le prospectus des œuvres de M. Scribe, c’est Béquet qui l’a écrit, et je ne crois pas que dans sa vie il ait jamais donné à personne une plus grande preuve de dévouement.

Pour ce qui regarde les artistes il avait des opinions non moins arrêtées. Il avait été l’ami de Talma, il était resté l’ami de Mlle Mars, qui certes ressentira un vif chagrin quand elle le saura mort, elle absente. Hors de ces deux grands talents, l’honneur de notre scène, il ne reconnaissait pas de talent. Cette nature outrée et violente introduite au théâtre comme la conséquence inévitable de tous les désordres poétiques lui causait un invincible effroi ; il ne comprenait pas, tout en reconnaissant leur mérite, ces comédiens qui se prennent au collet les uns les autres, et qui meurent en hurlant dans une mare sanglante comme des bœufs à l’abattoir. Quant aux pauvres diables de comédiens à la suite, il disait souvent : « Laissons-les vivre, n’en parlons pas : ils sont assez à plaindre ! Le silence protége comme il tue. Nous sommes encore trop heureux qu’ils ne soient pas bossus. »

Quelquefois, et trop souvent, après avoir écrit pendant six mois sa critique hebdomadaire, il abandonnait brusquement la besogne, et, sans prévenir personne, il allait dans quelque maison des champs éloignée de la ville, et il se replongeait avec délices dans cette paresseuse contemplation des modèles qui était sa vie. Il n’était jamais si heureux que lorsqu’il était caché dans quelque château d’emprunt, à Bardy par exemple, l’hiver, avec un livre de son choix, ou bien avec le premier livre qui lui tombait sous la main. C’était, en un mot, un de ces rêveurs de sang-froid qui vivent par eux-mêmes et qui se suffisent des mois entiers. Quelquefois, quand l’oisiveté était trop grande, alors il se mettait à traduire quelques-uns de ses vieux auteurs. C’est ainsi qu’il avait commencé à traduire Lucien, et même il a publié quelque chose de sa traduction. Et certes, s’il y eut jamais deux hommes bien accouplés l’un à l’autre, c’était celui-ci et celui-là. C’était en effet de part et d’autre la même ironie cachée, le même sang-froid dans l’esprit, la même modération dans le sarcasme, nés l’un et l’autre dans un siècle agité, peu littéraire, en proie au doute, et qui repassait lentement toutes ses croyances, procédant l’un et l’autre par la plus fine raillerie, se moquant beaucoup des dieux, un peu des hommes, et, au demeurant, s’inquiétant peu du sort de leur moquerie. En effet, que leur importe ? ils savent très-bien qu’ils ne changeront pas le monde, et enfin ils ne donneraient pas ça pour les changer.

Une autre fois, nous étions alors au siècle des romans sanglants, des nouvelles terribles, des drames effrénés, il voulut écrire un roman, lui aussi ; et par un beau jour de printemps (je l’ai vu écrire) il se mit à l’œuvre, non sans avoir longtemps médité. Il écrivait très-lentement, ne laissant rien au hasard, n’abandonnant jamais à elle-même sa phrase commencée, mais au contraire la tenant serrée de très-près et lui laissant justement assez de liberté et d’espace pour qu’elle allât au but qu’il désignait. C’était un habile artiste, qui savait à fond toutes les ressources de la vieille langue, et qui eût rougi de se servir des artifices modernes. Il écrivit donc sa nouvelle lentement, posément, évitant certains effets que d’autres eussent été heureux de trouver, s’efforçant d’être simple avant tout, et restant calme même au milieu des désespoirs qu’il racontait. Il ne lui fallut pas moins d’un mois pour écrire ce chef-d’œuvre, intitulé Marie ou le Mouchoir bleu ; mais aussi, quand parurent ces quinze pages d’un style excellent, ce fut un ravissement universel. On était si peu fait à cette narration élégante, sans apprêts, à cette forme si simple, à cet art de tout dire sans trivialité et sans emphase ! D’un autre côté, ce petit drame était si simple ! un pauvre soldat suisse qui vole un mouchoir pour Marie, sa fiancée, et que la loi militaire met à mort, et qui envoie à Marie ce mouchoir qu’il a baisé, voilà tout ce petit drame. Point de déclamations contre la rigueur des lois militaires, point de reproches amers à propos de la servitude militaire. L’écrivain raconte ce qui s’est passé au coin d’un bois, et à peine laisse-t-il entrevoir ce qu’il a au fond de l’âme. À ce touchant récit, qu’on dirait écrit par un témoin oculaire, les larmes arrivent d’elles-mêmes et sans violence ; et, par ce temps-là d’effroyables excès dramatiques, vous pensez si ces larmes paraissaient douces !

Le Mouchoir bleu courut toute la France, toute l’Europe. La France apprit ainsi, et seulement alors, qu’elle possédait un grand écrivain inconnu qui s’appelait Étienne Béquet ; ce petit récit eut presque autant de succès que Paul et Virginie. Malheureusement il était impossible d’en faire un volume, et il a passé comme une chose éphémère. C’était pourtant un chef-d’œuvre ; les plus grands maîtres en l’art d’écrire en furent ravis. Le soir où Béquet corrigea ses dernières épreuves, il lut sa nouvelle à Charles Nodier sans lui nommer l’auteur, et Nodier se jeta dans les bras de Béquet en sanglotant : « Vos larmes sauvent ma nouvelle, lui dit Béquet : si vous n’aviez pas pleuré je l’aurais jetée au feu. » Je me souviens d’avoir entendu M. Villemain en réciter plusieurs passages qu’il savait par cœur, et certes ce n’est pas pour un écrivain un honneur médiocre que d’avoir une place dans la mémoire de M. Villemain.

Qui le croirait cependant ? le grand succès de sa nouvelle et cette renommée qui lui arrivait ainsi à son insu, loin d’encourager Étienne Béquet, sembla au contraire l’effaroucher. Il avait vu de si près les vanités du renom littéraire qu’il avait pris la renommée en pitié. S’il la tolérait dans les autres, il n’en voulait pas pour lui-même ; il fuyait l’éclat, le bruit, le grand jour ; pour signer une page qu’il avait écrite il lui en coûtait plus même que pour l’écrire. Il disait souvent qu’il ne comprenait pas que les hommes eussent cette rage de tant lire et de tant écrire, surtout quand on avait devant soi le 17e et le 18e siècles ; il prétendait que Gil Blas et Don Quichotte devaient suffire aux plus intrépides lecteurs de romans, Molière et Corneille aux plus hardis amateurs de théâtre, Racine à ceux qui ont besoin de poésie, Voltaire à quiconque vit par l’esprit et par le doute. Aussi la plupart du temps écrivait-il sans plaisir, jamais sans conscience. Pour remplir tout à fait sa tâche la passion lui manquait ; il remettait toujours à demain les affaires frivoles, car il ne voyait pas tout ce qu’il y a de sérieux même parmi les frivolités de la presse. Ainsi a-t-il écrit pendant quinze ans, ne demandant jamais qu’un prétexte pour ne pas écrire. Et si vous saviez, hélas ! comment il le trouvait ce triste prétexte, et par quels malheureux sophismes il trouvait moyen de paralyser cet esprit si net, ce bon sens si droit, cette haute raison, combien vous auriez pitié de la pauvre espèce humaine et de ces malheureux grands esprits que brise le choc d’un verre à demi plein !

Et savez-vous qui était cet homme ? savez-vous tout ce qu’il pouvait faire ? voulez-vous que je vous dise de quoi il était capable quand il était tout à fait le maître de sa raison, quand sa rare intelligence brillait de tout son éclat ? savez-vous à quelle puissance s’élevait cette volonté quand elle parvenait à briser les langes où elle était retenue ? C’était au mois d’août 1829, à la fin de la monarchie de Charles X ; toutes choses se précipitaient à une conclusion fatale. Étienne Béquet, plein de tristesse, arrive au Journal des Débats, apportant, lui aussi, sa page éloquente et prévoyante pour les malheurs qui allaient venir. Ce morceau de politique excellent, dont toutes les prophéties se sont réalisées, se terminait par cette phrase terrible : Malheureuse France ! malheureux roi ! À cette parole solennelle, la France sembla se lever comme un seul homme. Ainsi se levèrent les courtisans de Versailles quand Bossuet s’écria : Madame se meurt ! Madame est morte ! À cette prophétie terrible, partie d’un cœur honnête et dévoué, d’une âme convaincue, d’un esprit éclairé, d’une voix ferme, le ministère s’arrête et tremble. Il fait au Journal des Débats ce mémorable procès qui fut l’avant-dernière défaite de la vieille monarchie jetée hors de sa voie. Ce fut alors seulement qu’on apprit quelle main invisible avait écrit ce terrible ManèTekelPharès ; car Béquet, sans prévenir personne, fut se dénoncer lui-même au procureur du Roi. Celui-ci dut être bien étonné quand il vit entrer dans son prétoire ce Mirabeau si tranquille et si calme. Mais le ministère n’en voulait pas à l’écrivain ; il s’attaquait plus haut, il s’attaquait au journal. Le ministère succomba dans ce procès. Cependant Béquet s’en allait en répétant comme Cicéron : Totam Grœciam conturbavi. Il se consolait de tout, et même de n’être pas en prison, avec une citation latine. Bientôt après, la prophétie fut cruellement accomplie ; le malheureux roi fut répété par l’Europe consternée. Ceci soit dit à la louange d’Étienne Béquet : il a formulé le dernier anathème de cette révolution qui s’avançait, il a trouvé le mot qui résume le mieux ce règne d’un moment dévoré de toutes parts, il a écrit la première ligne de la révolution de Juillet. — Oui, lui-même, Béquet, un enfant de ce feuilleton !

Que pensez-vous qu’il ait fait ensuite ? Quand sa prophétie se fut accomplie, l’a-t-on vu se mêler à la foule des vainqueurs ? s’est-il fait une place bien haute parmi les places vides ? a-t-il marché vers cette puissance nouvelle à laquelle il avait donné un de ces grands coups de main irrésistibles ? Non : il s’est effacé pour laisser passer les nouveaux venus. Partout autour de lui se réveillaient les compagnons de ses belles années ; ceux qui partageaient naguère son oisiveté lettrée, heureux et fiers de leurs destinées nouvelles, se disposaient çà et là pour être enfin le pouvoir à leur tour ; ils lui disaient : — Viens avec nous, Étienne. Fais comme moi : me voilà professeur dans ma chaire, me voilà préfet, me voilà général, me voilà conseiller d’état, me voilà ministre ! Fais comme nous, lève-toi et marche… Mais lui il restait assis, appuyé sur son coude, murmurant une ode d’Horace, et les voyant tous partir d’un œil serein pour leurs destinées nouvelles ; et, dans cette fièvre de toutes ces têtes puissantes, de tous ces esprits généreux, de tous ces cœurs oisifs, il n’eut pas un instant d’ambition, pas un seul ; il dit adieu aux amis de sa jeunesse, sans vanité mais non sans tristesse. Et que de fois, les voyant ainsi occupés loin de lui, entendant proclamer leurs louanges comme hommes d’action, se prit-il à s’écrier tout bas que cette révolution de juillet lui avait gâté ses amis, qu’elle les lui avait enlevés, et que lui seul il était resté sage, fidèle à ces mêmes passions qu’ils avaient en commun, qu’il prenait maintenant pour lui tout seul, et qu’enfin il pardonnait à tous !


Cette lassitude précoce qui l’a pris au corps et à l’âme il y a tantôt trois années était sans remède. Après avoir ainsi vécu autant qu’il pouvait vivre loin du monde littéraire et loin du monde politique, il fut tout d’un coup saisi d’une immense envie de s’en retirer tout à fait. Son père était mort : il alla s’établir dans un des plus tristes villages parisiens, dans une maison froide et misérable, au bord d’une mare fangeuse, avec quelques vieux livres et une servante presque aussi vieille ; et, une fois là, malgré toutes les prières de ses amis, on ne put plus l’en tirer ; une fois là aussi, il ne voulut plus rien écrire. Ce feuilleton, qu’il avait fait si bien, passa, à sa prière expresse, en d’autres mains qui n’auraient pas mieux demandé que de le lui rendre ; la vue seule d’un encrier et d’une plume lui faisaient le même effet que l’eau sur les hydrophobes. À dater de ce triste jour il vécut seul, tout seul ; il relut les chefs-d’œuvre épars dans sa chambre sans tapis ; il s’abandonna obscurément à cette passion qui a inspiré tant de beaux vers, trop de beaux vers, que Béquet a pris au sérieux ; malheureuse passion qui a détruit si vite, hélas ! une des plus belles intelligences de ce temps-ci, qui a emporté tout ce talent, tout cet esprit, toute cette bonté, tout ce style ! Et cependant ses amis le pleuraient !

Ils s’informaient de lui avec une inquiétude toujours croissante ; et, quand par hasard notre Étienne venait à Paris, c’était une joie universelle, une fête générale ; c’était à qui l’approcherait de plus près. On était si heureux de le retrouver ! Lui cependant, ce villageois, nous revenait toujours plus instruit des choses de la ville que ceux même qui y passent leur vie ; il savait toutes choses par un pressentiment qui n’était qu’à lui : les gloires écloses d’hier, il les connaissait sans en avoir entendu parler ; les grands hommes de la veille, il les jugeait, avec son bon sens goguenard, tout comme s’ils eussent été des grands hommes du lendemain. Rien ne pouvait l’étonner ni le surprendre, même l’absurde ; et vous pensez, à voir et à entendre tous les barbares qui glapissent de la prose ou qui hurlent des vers, si jamais un regret venait le saisir d’avoir abandonné la vie littéraire, lui qui en savait si bien tous les secrets !

Mais, hélas ! cet esprit qui le soutenait encore ne pouvait pas le soutenir toujours ; l’heure était proche où il allait expier par la mort les innocents et cruels égarements de sa vie. Sa tête était encore puissante, mais son corps était débile. Un matin qu’il était couché dans sa maison, il ne put plus se relever. Il fallut le porter chez l’habile médecin (le docteur Blanche) qui lui prodigua, mais en vain, tous les secours de l’amitié et de la science. C’en était fait hélas ! le secours arrivait trop tard. Peut-être quinze jours plus tôt, si Béquet eût proféré une plainte, aurait-on pu le sauver.

Il s’est éteint lentement en moins de trois mois, sans douleurs, sans regret, toujours le même homme si simple et si bon que nous avons tant aimé. Tout l’esprit qu’il avait en écrivant, maintenant qu’il n’écrivait plus s’était porté naturellement dans sa conversation de toutes les heures : c’était le plus fin, le plus habile, le plus ingénieux causeur qui se pût entendre. On eût dit d’un livre perdu de M. le duc de Saint-Simon, mais d’un livre de Saint-Simon sans aigreur et sans vanité. Où donc trouvait-il toutes ces anecdotes cachées ? comment se souvenait-il de tous ces noms propres ? par quelle habileté merveilleuse avait-il pénétré les secrets les plus intimes de ce grand monde dont il avait l’instinct ? Lui-même il n’aurait pas su vous le dire ; il causait comme l’oiseau chante. Jamais il n’a eu plus de verve éloquente que dans les derniers jours de sa vie, jamais il n’a été plus ingénieux et plus charmant. Si la conversation prenait un ton plus haut qu’à l’ordinaire, il la ramenait naturellement et sans effort à toute la douceur de ce murmure intime dont il emporte le secret ; parlait-on de politique, il brisait le discours sans qu’on y prît garde. En vain lui disait-on : — Mais prenez garde !… Il répondait : — J’aime mieux beaucoup de fatigue qu’un peu d’ennui… Une fois à son chevet, il était impossible de lui échapper. À votre premier geste pour sortir, il vous jetait dans une longue histoire, et malgré vous, et tout en sachant le mal que vous lui causiez, vous écoutiez avec plaisir la fin de cette histoire.


Enfin, avant-hier vendredi, il est mort le sourire sur les lèvres ; il s’est éteint comme s’éteint une lampe qui a brûlé trop vite. À voir ce regard si calme, ce sourire si fin, il était encore facile de deviner tout l’esprit qui avait passé par là.

Et aujourd’hui dimanche, à quatre heures du matin, nous gravissions tristement les hauteurs de Montmartre : nous étions quatre qui allions rendre les derniers devoirs à ce pauvre Étienne, au nom de tous ses amis qui le pleurent. Il y avait à ce convoi si peu nombreux ses deux frères (son troisième frère est en Afrique), Antony Deschamps le poëte, et moi pour qui il a été un ami si bienveillant, un si facile censeur. Il nous attendait déjà dans sa bière attelée. Nous l’avons conduit ainsi loin de Paris, dans le fond de cette pittoresque vallée de Montmorency qu’il aimait. Triste voyage ! Qui nous eût dit, quand nous parcourions ces joyeux sentiers en si belle et joyeuse compagnie, qu’un jour nous y passerions avec un mort, et que ce mort serait un homme si jeune encore ? qui nous eût dit que les sillons de la calèche printanière aux écharpes brillantes serviraient à ce char funèbre ? La journée a été bien triste et bien lente ! Nous sommes arrivés enfin à Bessancourt, dans ce village où s’est élevée son enfance ; nous avons passé devant la maison paternelle, jadis si heureuse et si fière d’ouvrir ses portes à son jeune maître. Ô triste destinée des hommes ! Dans cette même maison, quand Béquet était jeune, il y avait un jeune homme comme lui qui venait chaque année demander l’hospitalité. Une fois installé dans sa chambre, ce jeune esprit ardent, infatigable, hardi à outrance, s’abandonnait à cette science improvisée dont il est le maître. Dans cette maison ont été écrites les plus belles pages de l’Histoire de la Révolution français, ou plutôt dans cette maison a été devinée cette histoire par le seul écrivain qui fût digne de la raconter. Ah ! si Béquet à ce moment avait voulu ouvrir les yeux, s’il se fût approché de cette torche brûlante, s’il eût compris comment était conduite, à travers tant d’écueils, cette frêle barque qui portait Thiers et sa fortune, c’était bien le cas ou jamais d’emprunter une citation au poëte grec et de s’écrier comme Philoctète : Ô fils d’Ulysse ! prends-moi dans ta barque ! place-moi à la proue, à la poupe, où tu voudras !

Mais non, il n’a profité de rien, pas même de sa jeunesse, pas même de son esprit, pas même de son style. Il a évité les occasions d’arriver comme les ambitieux les recherchent ; il a laissé le premier venu se mettre devant son soleil, et il a trouvé qu’il avait toujours trop de soleil. Le malheureux ! il s’est livré tant qu’il a pu à ce lent et cruel suicide dont il est mort ! — Pleurons sur lui !

À peine arrivé dans son village, il a été placé au milieu du chœur de la petite église ; le curé, qui l’avait connu enfant et jeune homme, est venu recevoir sa dépouille mortelle. Le vénérable vieillard était ému jusqu’au larmes. Les paysans, qui savaient son nom, car il était bon et bienfaisant, ont assisté au service funèbre ; après quoi on l’a descendu dans une fosse à côté de son père, derrière un pilier de l’église. Lui-même il n’eût pas choisi une autre place : il sera aussi caché dans sa mort que dans sa vie.


L’AVEUGLE.















A. S. T.


Je vous prie de prendre à la lettre le titre de mon article. Ce chapitre n’a rien de politique ; il n’a rien de commun avec ces longues allusions, en termes souvent trop couverts, aux affaires et aux hommes du moment. Ceci est la simple histoire d’un accident funeste arrivé à l’un de mes plus chers amis ; et comme, je ne sais pourquoi, cette histoire a pris quelque peu une teinte artiste et littéraire, ne fût-ce que pour charmer les ennemis de mon cher Jules et les miens propres, j’ai entrepris de vous la raconter.

Jules est un homme d’esprit et de cœur ; c’est un sceptique sans fanatisme et sans ostentation, simple et bon toutes les fois qu’il n’est pas en colère, facile à s’indigner, aimant beaucoup les vrais plaisirs, la table, le jeu de piquet à un prix modéré, la conversation avec les femmes pourvu qu’elles ne fassent pas de romans ou de vers ; il ne déteste pas non plus le vin de Bourgogne quand il est vieux et le cigare quand il ne vient pas de la régie ; du reste bon et colère, licencié en droit, moqueur et s’inquiétant peu de ce qui s’imprime, vers ou prose, livre ou journal.

Ce jeune homme s’était fait une vie heureuse à sa manière. Il ne s’était dévoué à la politique de personne, il n’avait insulté aucune décadence, il n’avait salué aucun avénement ; il méprisait autant le fanatisme que l’admiration ; la loi lui paraissait un contre-sens dans une créature raisonnable ; il n’avait de haine que pour ses ennemis et d’amitié que pour ses amis ; ce qui est fort rare, remarquez-le bien, dans cette pauvre espèce humaine, qui se passionne à tort et à travers sans que le plus souvent elle puisse savoir pourquoi.

Ajoutez à cette égalité d’âme une absence totale d’ambition. En fait d’autorité il n’avait jamais rien désiré, pas même la présidence du conseil des ministres ; en fait de distinction honorifique, il n’avait pas même songé à demander la croix d’honneur. Il était fait ainsi, indifférent à tout ce que le vulgaire appelle de ses vœux. L’amour même le comptait au dernier rang de ses élus : c’était un enrôlé qui allait au pas, sans se presser, et toujours sûr d’arriver trop tôt.

Sans compter qu’il avait la plus sublime indifférence pour les objets extérieurs : le monde allant et venant le touchait peu ; le célébrités les plus fortes, celles de la veille, le touchaient peu. Il n’eût pas détourné la tête pour voir un pape saint-simonien. On lui eût dit pendant qu’il était à dîner : Voici une révolution qui passe ! qu’avant le dessert il ne se fût pas mis à la fenêtre pour la voir passer.

Souvent je le grondais de tant d’indifférence : — Malheureux ! lui disais-je, tu ne sauras donc jamais un mot de l’histoire contemporaine ! Tu n’as vu ni M. Périer, ni M. le général Lafayette, ni le père Enfantin, ni Béranger ! tu n’as pas été admirer le monument en bois des héros de juillet et l’éléphant en plâtre de la Bastille ! Tous nos grands hommes passeront, tous nos monuments crouleront, et tu ne pourras pas dire à tes petits enfants : Je les ai vus ! Malheureux et insensible ami ! à quoi donc te sert d’avoir des yeux ?

Ainsi je lui parlais souvent. Lui, railleur-bonhomme, se moquait de mon enthousiasme ; il traitait toute l’histoire contemporaine comme de l’histoire ancienne ; il attendait, disait-il, qu’on l’eût écrite pour l’apprendre et pour y croire ; et puis, disait-il encore, n’avons-nous pas l’Iconographie des contemporains ? n’avons-nous pas le supplément à la biographie Michaud ? Et la lithographie donc qui reproduit si bien tous les monuments et toutes les figures en plâtre ? Est-ce donc la peine de nous déranger ?

Et il allait toujours ainsi sans rien regarder ; ou bien, s’il regardait quelque chose, ce n’était pas l’histoire, ce n’était pas le fond solennel de cette riche et bizarre étoffe qu’on appelle le dix-neuvième siècle, ce fond ventre de biche et de vautour qui change éternellement, et qui pourtant est toujours le même à quelques nuances près : ce qu’il regardait, mon ami, c’étaient les franges de ce vaste tapis, c’était l’innocente bordure de cette monotone histoire : des chevaux fringants, des chiens sveltes, et quelquefois de jolies filles sveltes aussi, rieuses, boudeuses, aimable meute qui l’avait mis si souvent aux abois ! Ainsi, s’inquiétant peu d’histoire et ne sachant rien du siècle où il était, le malheureux jeune homme s’arrêtait des mois entiers à voir folâtrer ce monde d’accessoires, ce monde de superfluités, pendant que le monde grave et solennel, le monde de M. Persil et de M. d’Argout, allait toujours son train.

Moi, qu’affligeait tant d’insouciance, je répétais toujours : — Tu n’y vois pas ! tu es aveugle, ami ! Vois donc tout ce que tu as laissé passer sans le voir : l’Empereur d’abord, ce géant sous lequel tu es né, tu ne l’as pas vu avant son départ pour sa tombe, et tu pouvais le voir ! la première et la seconde restaurations, suivies et non pas précédées de cosaques, tu pouvais les voir, tu ne les as pas vues ; Louis XVIII, ce roi dans son char de triomphe et dans sa bière, mécréant et si habile, roi et cadavre, tu pouvais le voir ; tu pouvais voir la brillante calèche du sacre de Reims donnant la main au vaisseau de Cherbourg ; tu pouvais voir enfin le programme de l’Hôtel-de-Ville, que si peu de gens ont vu. Tu n’as pas vu tout cela, ami ! tu n’as rien vu de tout cela, pas même le programme ! — Et je lui répétais encore ma malheureuse phrase : À quoi donc te servent tes yeux, cher Jules ?

Avoir des yeux pour voir des grisettes et des caricatures en plein vent ! avoir des yeux pour ne rien voir ! À quoi te sert d’avoir des yeux ?

Tant et tant lui répétais-je que la phrase maudite me porta malheur et à lui aussi, mon pauvre ami. Un matin que j’allai le voir pour lui montrer l’abbé Châtel, je trouvai mon cher Jules enfoncé dans un fauteuil et dans l’attitude d’un profond recueillement. Je ne l’avais jamais vu penser comme cela.

Je pris un fauteuil à côté du sien, et j’attendis qu’il eût poursuivi son idée dans ses derniers retranchements.

Après un quart d’heure de silence :

— Pourquoi, me dit-il, ne m’as-tu pas fait encore ta question : As-tu des yeux ?

— J’attendais, lui dis-je, que tu m’eusses regardé et dit bonjour.

— Bonjour, me dit-il. Mais, je t’en prie, demande-moi : As-tu des yeux ?

Moi, sans me déconcerter, je lui dis :

— As-tu des yeux, Jules ?

Il me répondit :

— Je ne sais pas si j’ai des yeux.

Et en effet il était devenu presque aveugle. Une seule nuit avait obscurci cet œil vif et perçant ; un épais nuage s’était étendu sur ce regard qui embrassait tant d’espace. Soit que ce regard peu exercé ait perdu tout à coup sa vigueur, soit que mon maudit : As-tu des yeux ? ait porté malheur au pauvre Jules, c’était à peine s’il y voyait assez pour lire un livre de messe, en gros caractères, à l’usage de notre bonne vieille tante de quatre-vingt-dix ans.

— Diable ! lui dis-je, la question prend une telle gravité que je ne te la ferais plus qu’en tremblant à présent.

— Mais, dit Jules, à présent aussi ta question a pris un sens tellement restreint qu’il faut au contraire te hâter de me la faire ; car, entends-tu bien ? avant de n’y plus voir je veux tout voir ; tout voir, entends-tu bien ? voir tout ce que je n’ai pas vu quand j’y voyais, avant de ne plus rien voir.

Je gardai le silence. Il reprit la parole l’instant d’après :

— Tu me mèneras, entends-tu ? aux endroits les plus curieux de Paris, que je puisse dire : — J’ai vu Paris, mes enfants, tout aveugle que je suis !

Moi, voulant flatter son mal, je lui dis : —As-tu vu les catacombes.

— Oh ! dit-il, je n’ai pas besoin de voir les catacombes. Je me figure de grandes murailles d’ossements et des inscriptions latines, ou à peu près, et des vers français sans orthographe, et des passages tirés des Psaumes, des noms inconnus gravés sur la pierre. Non, ami, j’ai assez vu les catacombes comme cela.

— Et la chambre des députés, mon ami ?

— La chambre des députés ? me dit-il. Songe donc que c’est une méchante baraque en bois mal peint. Je ne puis pas me déranger pour si peu, conviens-en. Passe encore si on me laissait pénétrer dans le pavillon à côté.

— Veux-tu monter au clocher du Panthéon ou descendre dans les souterrains ?

— J’attendrai que le sort du Panthéon soit décidé et qu’on sache s’il appartient pour tout de bon à sainte Geneviève ou à Voltaire. En attendant, tous les clochers se ressemblent : je suis monté, il y a quinze ans, au clocher de Gagny, qui a cent soixante-quinze marches de hauteur.

— Si nous allions, répondis-je, à l’Institut un jour de séance, tu verrais là plus de grands hommes que tu n’en peux imaginer.

— Des grands hommes d’Institut ! un crâne chenu, une perruque pelée, un habit débrodé, un jabot sale ! D’ailleurs j’ai vu les deux extrêmes en fait de grands hommes : j’ai salué un jour monsieur Cuvier, j’ai donné le bras à monsieur Cousin. Cela me suffit, j’imagine, pour juger des plus grands et des plus petits !

— Mais songe donc, repris-je, que demain peut-être ce monde si riche t’échappe ! Profite donc de la clarté qui te reste ; hâte-toi si tu veux voir encore un homme d’état en grand costume, un maréchal en uniforme, une duchesse en robe de gaze, un empereur, un roi, que sais-je ? Les rois deviennent rares dans tous les cas. Il faut te hâter, Jules, car demain ton laquais lui-même n’aura plus de livrée pour toi.

— Que m’importe la livrée ? me dit-il. Or ou galon, gaze ou bure, tout cela n’est qu’une vaine décoration que mon œil ne regrette pas. Au demeurant, et en y réfléchissant bien, j’ai vu Paris autant qu’on peut le voir : j’ai vu la colonne, voilà pour la gloire ; j’ai vu l’Hôtel-Dieu, voilà pour l’humanité ; j’ai vu Saint-Sulpice désert, voilà pour nos croyances ; j’ai vu les Tuileries sans vitres aux fenêtres, voilà pour la sécurité des rois ; j’ai vu le Palais-Royal, voilà pour les vices du peuple. Gloire, croyances, royauté, vices populaires, qu’ai-je donc de plus à voir ?

Disant cela, il n’était pas triste, il n’était pas gai il était comme un gentilhomme flâneur qui va faire un voyage solitaire, qui ne veut pas trop surcharger sa monture et qui discute avec un ami pour savoir ce qu’il n’emportera pas dans sa valise.

Je le savais quelque peu sensible à l’art. — Au moins, lui dis-je, n’est-il pas quelque visage que tu regrettes dans nos théâtres ? quelque comédien que tu veuilles revoir avant de dire adieu à la lumière du lustre, le soleil des mondes fardés ?

Il réfléchit un instant ou deux, puis il reprit :

— J’ai beau y penser, mon cher Jules, je ne regrette la vue de personne dans le monde théâtral. Ce monde-là se divise en deux parties, le vieux et le jeune monde. Le vieux monde dramatique a été beau, j’en conviens ; mais à présent sa peau se contracte, les cheveux lui tombent, les rides le sillonnent de toutes parts. Veux-tu donc que je demande des yeux pour voir toutes ces horreurs, ces jeunes premiers d’un demi-siècle, ces ingénues de soixante ans ? Non, non, ce vieux monde n’est pas ce que je regrette ; le vieux monde du drame me faisait fermer les yeux quand j’y voyais. Quant au jeune monde, avoue, mon ami, qu’il est peu favorisé des dons de la beauté ? Quelle est la jeune fille de nos théâtres assez belle pour qu’on ne regrette pas la dent qui lui manque, ou qu’une de ses hanches ne soit trop haute, ou que sa main soit trop large, son pied trop long ? quel est le héros dramatique qui n’ait à se reprocher quelque imperfection théâtrale ? La beauté physique n’est plus dans le monde des arts ; pour ce monde-là, pauvre, humilié, malheureux, qu’il soit vieux ou jeune, à quoi me serviraient mes yeux ?

— Au moins lui dis-je, pense à toi ; pense donc qu’un jour, si tu es aveugle, tu sentiras dans ton âme le besoin d’aimer et de choisir une compagne et de la voir ! Et comment pourras-tu la voir si tu ne la vois pas à présent ? comment referas-tu son visage si tu ne la vois pas d’avance ? Viens donc, mon Jules ; allons au bal ce soir. Tu y verras la foule de jeunes filles sans époux que leurs mères traînent après elles au bruit de l’orchestre de Tolbecque ou de Colinet, espérant pour leurs filles un mari qui ne vient pas. Viens au bal ce soir, afin que tu puisses choisir et jeter ton mouchoir à la plus belle quand tu n’auras plus tes yeux !

— Ne me parle pas du bal ! reprit-il vivement : le bal est le plus horrible plaisir que je connaisse ; le bal est une prostitution anticipée, dont la fausse nudité est mille fois plus indécente que la véritable nudité. Ne me parle pas du bal ni des filles à marier au bal ! Le bal est un théâtre pour elles. Au bal elles s’étalent à plaisir et se montrent dans leur beau une heure, pour être maussades le reste de leur vie. Ne me parle pas du bal ! Quant à chercher une femme, je n’ai pas besoin de mes yeux pour la trouver : quand je serai aveugle, je la verrai à sa main, à son pas léger, à sa voix surtout, à son visage s’il rougit sur mes lèvres, à son cœur s’il bat contre mon cœur, à son haleine, au parfum virginal de ses vêtements. À ces signes je trouverai ma maîtresse ; je n’ai pas besoin d’y voir pour être encore le plus heureux des hommes, si je dois être encore heureux.

Puis il reprit sur un ton moins sévère :

— Si je deviens aveugle, mon ami, je te conseille de ne pas trop me plaindre. À le bien voir, il n’y a plus rien de beau dans le vieux monde ; le monde est laid, vieux et monotone. Que m’importe la vue, si j’ai la paix et le calme chez moi, la chaleur du soleil, la promenade du soir, les fleurs du printemps, les fruits de l’automne, les brises murmurantes du vent d’hiver ? Plaisirs d’aveugle, bonheur d’aveugle, sais-tu rien de mieux ? La vue de nos grands hommes et de nos grands monuments fait pitié. Lire nos poëtes modernes, c’est dormir. Moi, quand je voudrai de la poésie, je me répéterai deux ou trois cents vers que je sais par cœur. Moi, mon exil est fini dans ce monde mobile ; grâce à mes yeux, je suis sûr de rester le même quand tout change. Si j’y vois moins, j’entendrai mieux ; et qu’est-ce que l’histoire ? du bruit, plus encore que du mouvement.

À ces raisons, ne sachant que dire, j’allai chercher les dessins de Charlet, la gravure de Dupont, les croquis de Delaroche et de Decamps ; je montrai tout cela à l’aveugle.

— Tu as raison, dit-il, tout cela est l’art moderne : Decamps, Charlet, Ingres ; ajoutes-y quelques vers de M. de Lamartine, une page de Chateaubriand et de M. La Mennais ; et puis c’est tout !

— Donc, tu peux devenir aveugle, mon ami, et sans regret ?

— Oui, dit-il, aveugle et sans regret. Je sais tous vos visages, amis ; j’entendrai vos voix, je vivrai avec vous ; je ne verrai plus le monde extérieur : qu’importe au monde et à moi ?

Je sortis ; il me rappela.

— Cependant, reprit-il, il est deux choses que je veux voir encore avant d’être aveugle tout à fait. C’est une fantaisie qu’il faut me passer, mon ami.

— Sans nul doute, lui dis-je ; et quelles sont ces deux choses ?

D’abord je veux voir le caniche qui doit guider mes pas quand je serai aveugle tout à fait. Puis, va me chercher des yeux d’émail : je veux choisir les yeux qui remplaceront les miens. Avec des cheveux noirs comme les miens, depuis que j’existe j’ai toujours désiré des yeux bleu de ciel.

Le lendemain, je me levai de bonne heure ; j’allai chez mon ami avec mon chien à la main et mes yeux bleus dans ma poche. Mais mon ami était sorti avec ses yeux noirs plus clairvoyants que jamais, et je ne trouvai dans sa chambre que le père de Louise, sa lectrice, qui me dit :

— Où donc votre ami l’aveugle a-t-il conduit ma fille si matin ?


CROQUIS.















Séparateur


Bon ! vous attendez un chef-d’œuvre pour juger notre homme ; l’an prochain à l’exposition, n’est-ce pas ? quand son œuvre sera encadrée entre quatre bâtons d’or, numérotée, à une belle place, sous le beau jour du grand salon, et expliquée dans la très-mauvaise prose du livret ? C’est alors seulement que vous jugerez mon artiste, bourgeois que vous êtes ! C’est une si belle chose que l’exposition, le cadre d’or, le numéro d’ordre et le livret ! Attendez donc encore un an, et pendant tout ce temps gardez-vous d’acheter un seul tableau de notre peintre. Vous achèterez le tableau de l’exposition, fait pour l’exposition, fait tout exprès pour elle, jugé par les jugeurs, jugé par vous, profond connaisseur du beau ; attendez donc l’exposition.

À vous le tableau d’apparat, léché, joli, poli, vernis, paré, exposé en public avec toutes ces humiliations que l’art doit subir quand il veut plaire à la foule ; à moi le tableau naïf, rude, échappé tout à l’heure à la brosse ; à vous le tableau fait au pinceau ; à moi cette esquisse ; à vous toutes les couleurs amoncelées ; à moi ce premier jet ; à vous tout le reste ! Moi je veux encore moins que cela. Voilà un poëte qui passe : prenez son poëme épique en douze chants, prenez sa méditation la plus polie, sa méditation en bateau (c’est l’usage d’être en bateau pour les poëtes), prenez sa brochure politique (M. de Lamartine vient de faire une brochure chez Gosselin), prenez sa brochure, prenez son poëme, prenez ses vers ; moi j’attendrai que mon poëte vienne à rêver, qu’il ait un rêve bien confus, bien difforme, haut et bas, enfer et ciel, chaumière et palais, échafaud ou trône, exil, royauté, joie, douleur, amour, passions, vengeance, larmes amères, éclats de rire ; prenez tout ce que le peintre a fait de mieux, prenez jusqu’à son discours à l’Académie ; moi je prendrai son rêve tout seul, tout nu, je serai mieux partagé que vous avec vos livres reliés par Thouvenin.

Ainsi, pour le peintre (j’entends le grand peintre comme M. de Lamartine est le grand poëte), prenez ses chefs-d’œuvre, laissez-moi ses rêves. Le croquis c’est le rêve de l’artiste ; c’est sa pensée qui court, diffuse, scintillante, capricieuse, sentimentale, rieuse, folle, qui passe du portrait à la caricature, de la joie aux larmes, du grand seigneur au bourgeois. Allons, artiste fantasque, jette éparses sur ce papier toutes les folies de ton cerveau, le soir, quand il pleut au dehors, quand ton feu est allumé, quand ton livre favori est ouvert, quand ton vin de Bordeaux est débouché ! Allons, fantasque, compose pour toi et pour moi ; oublie le marchand, le bourgeois, le grand seigneur, le ministère de l’intérieur et la liste civile, ces fléaux de l’art ; sois bon homme, sois artiste en bonnet de nuit, en robe de chambre et en pantoufles, artiste comme tu l’étais à quinze ans quand tu couvrais de figures informes tes livres, tes papiers, les murs de ton père, toutes les murailles de la rue, charbonnant toujours et partout, montant sur l’échelle pour faire ton premier plafond avec un tison à peine éteint. Oh ! les délicieuses compositions que tu faisais alors ! Le dernier plafond de M. Ingres, notre Raphaël, n’égale pas ces premiers jets de ton cerveau. Encore une fois donc, mets la bride sur le cou de ta pensée, marche à ta guise ; jette la forme sur ton chemin, jette-la à pleines mains, çà et là, dans le coin de ta planche, au milieu, dans le ciel, plus bas que terre. Qu’importent, je te prie, la logique et la perspective ? le caprice sera ton dieu, le hasard sera ton guide. Heureux mentor ! Il est si facile de lui obéir à ce premier gentilhomme de l’imagination et de la pensée, le hasard, toujours prêt à approuver, à louer, à vous récompenser de votre ouvrage, quel qu’il soit !

Et voilà Charlet dans sa barque, lui aussi ! voilà Charlet qui rêve comme Hoffman ! La rêverie fantastique, c’est si admirable et si beau rêver ainsi ! Le monde au-delà des sens scintille, varie et marche dans tous les sens ; monde étrange qui se démène dans un fluide coloré, qui nage à petites brassées dans cette mer de vagues parfums ; enthousiasme incertain qui donne une vie, une forme, un langage, une animation à la table du cabaret, au verre qui gémit, à la bouteille qui éclate, au feu qui s’anime, à l’horloge qui se dandine comme un maître de danse à son premier entrechat, Eh quoi ! il n’y aurait de monde fantastique que pour le buveur, et l’amoureux, et le poëte ! il n’y aurait de sixième sens que pour ces fous privilégiés ! Oh ! que non pas ! l’artiste est fantasque aussi, et le peintre a, lui aussi, son dieu aveugle, son hasard. L’imagination vaporeuse de la nuit tend aussi à Charlet ses bras de nuages, elle le berce lui aussi sur son sein à demi nu, elle le réchauffe de ses tièdes baisers, elle le couvre de ses cheveux. Dors, mon timide Charlet ; dors, mon fils, dors, balancé par elle ; rêve ta gloire. Un instant quitte le tableau qui te fatigue ; cesse un instant de chercher des couleurs et des ombres et d’arranger méthodiquement tes personnages ; cesse de faire de la peinture pour les autres, fais-en pour toi ; renvoie avant l’heure ton charmant modèle, Jenny qui tremble, qui tient d’une main son dernier jupon, Jenny que le froid a saisie dans l’atelier, que son amant attend dans la mansarde, et qui aura à souper ce soir pour elle et pour lui. Rêve donc, Charlet. — Et voilà Charlet qui rêve, le voilà qui se laisse aller à l’imagination de la nuit, jolie courtisane aux yeux bleus, aux cheveux cendrés, à la robe grise. Rêve dans ses bras jusqu’à minuit si tu veux, bon Charlet ; enivre-toi une nuit avec elle, Charlet ; encore un rêve dans ses bras, bon amoureux Charlet ; nous aurons un tableau de moins, mais aussi un croquis de plus.

Voyez son rêve : il rêve de ses amours de la veille. Le chasseur rêve de chasse, le chien aboie contre un cerf imaginaire, le comédien s’entend applaudir par un parterre enthousiaste, l’amant embrasse les blanches mains de sa maîtresse, l’écolier s’échappe à travers champs et il entre dans la vie littéraire, pauvre enfant qui ne voit pas l’abîme caché sous les fleurs ; à cette heure le rêve est partout, prenant toutes les formes, usurpant toutes les places : l’exilé est sur son trône, la duchesse qui revient du bal règne encore et galope dans ses vastes palais ; la courtisane a tendu son piège le plus habile, elle a appliqué son plus beau rouge, elle tient à la main son plus fin mouchoir, elle a graissé ses cheveux de la meilleure pommade, elle s’est embaumée de son parfum le plus fort, elle attend, bouche béante, un chaland qui va passer. Oh le rêve ! le rêve ! que c’est beau et bon, le rêve dans un temps de révolution, dans un temps sans progrès, époque d’ennuis, de déceptions cruelles, de mortifications sans fin pour nous artistes ! Le rêve qui fait jaillir le vin à longs flots, qui fait jaillir l’amour ; le rêve qui venge, qui punit, qui récompense ; le rêve c’est la vie, c’est le bonheur, c’est notre vie colorée, diminuée, amoindrie, embellie, rendue supportable ; c’est le croquis de notre existence, si belle encore quand on a à ses ordres du style ou de la couleur.

Voyez comme rêve Charlet ! Il a les rêves tout neufs du chien ou de l’enfant. Il est tout à sa passion ; il rêve, il sait rêver, il n’a pas de cauchemar, on le voit. Il ne tient pas la bouche ouverte en rêvant, il ne trouve pas à son réveil son gosier aride et desséché ; il rêve la tête penchée, bien couché, mollement couché ; il rêve alors des enfants qu’il a faits ; jolis enfants tout nus, tout riants, tout ébouriffés, vrais bohémiens de grandes villes. Ces enfants sont à lui, Charlet ; il les a habillés en blouse et en casquette, il leur a donné un nom et une couleur, il leur fait des mots comme M. Beugnot en faisait à Louis XVIII ; c’est Charlet qui lève ces enfants le matin, c’est lui qui les promène le matin, qui leur donne à déjeuner ; c’est lui qui les mène à l’école avec les mutuels ; enfants curieux, enfants malins, bons enfants. Entourez le rêve de Charlet, penchez-vous sur son front et rafraîchissez-le de votre souffle parfumé. Puis l’enfant s’en va ; Charlet reste seul dans la rue. Soyez tranquilles, Charlet trouvera quelque chose dans la rue, quelque jeune femme blanche portant son enfant dans ses bras, ou bien un enfant sur un cheval, ou bien quelque pauvre diable cheminant avec le sac sur le dos, ou bien quelque vieillard sur sa porte dans son fauteuil ne pensant à rien ; Charlet verra tout cela. Heureux, il verra tout un drame aux mêmes lieux où nous ne voyons rien, nous autres qui passons ; il saisira la vie vulgaire et il en fera une poésie. Charlet dormant, Charlet en croquis va animer toutes ces places, faire marcher toutes ces formes ; il a des rires et des grimaces pour tous ces visages ; il a des ombres pour lier entre eux tous ces personnages épars, pour donner une vérité quelconque à son rêve. Il est là tout entier dans cette page si vague, si rêveuse, si vivante. Il a des femmes, des enfants, des chevaux, des hommes qui se reposent, des hommes haletants, des figures qui grimacent. Cherchez la figure de l’Empereur dans cette planche : l’Empereur y est sans doute. Où l’Empereur n’est-il pas dans les ouvrages de Charlet ? dites-moi où il n’est pas dans les chansons de Béranger. Charlet, comme Béranger, comme Byron, a deviné des premiers que l’Empire était tout une poésie ; il a vu les camps, il a bu avec les vieux soldats, il a embrassé la jeune cantinière, il s’est découvert quand le grand homme passait, il s’est mis à deux genoux et le front prosterné dans la poussière quand il a appris sa mort. Aussi Charlet est un des rois de ce monde impérial, vu sous son côté poétique ; à lui ce monde, à Byron ce monde, à Béranger ce monde, à eux trois ce monde ; ce monde sous les tentes, dans les camps, dans les corps de garde, au bivouac. D’autres peut-être le prendront plus haut, ce monde impérial, ils le reprendront en batailles rangées, dans les palais, dans les villes conquises, au Saint-Gothard, à Dresde ou à Berlin : à Charlet la comédie de l’Empire, le drame de l’Empire, le drame bourgeois du soldat ; aux autres l’histoire et la tragédie en cinq actes ; à Charlet le croquis, à Béranger la chanson ; aux autres le volume, le poëme, le grand tableau, la gravure de Forster ; à moi, s’il vous plaît, l’esquisse, le trait, le croquis à moi le rêve.

Je suis le mieux partagé de tous après Béranger, après Charlet.


À CHARLET.















Séparateur


Charlet, j’aime vos enfants autant que j’aime vos soldats.

Vos soldats sont goguenards, spirituels, insouciants, flâneurs ; vos enfants sont vifs, jolis, musards, malins ; mais il me semble que, comparés à ce que vous faites pour vos grognards, ou seulement pour vos conscrits, vous êtes un père bien dur pour vos enfants, mon bon Charlet !

Vous donnez à vos soldats tout ce que vous pouvez leur donner du pain, du vin, de la poudre, du fromage, des fusils, qui ne sont pas des fusils-Gisquet du tout ; du tabac à fumer, à priser et à chiquer, des cuisinières qui mettent en réserve le premier bouillon de l’amour ; tous les délices de la vie, en un mot, vous les donnez à vos soldats ; après la bataille d’Austerlitz, Napoléon ne faisait pas mieux pour sa bonne armée que vous pour la vôtre, Charlet.

En effet, que manque-t-il à vos soldats ? Ils jouent, ils chantent, ils se battent, ils font l’amour, ils s’en vont de chez leurs parents, ils rentrent chez leurs parents ; autrefois même vous leur donniez la croix d’honneur ; et aujourd’hui, par une nouvelle et touchante sollicitude, depuis nos légionnaires par boisseaux vous ne donnez plus la croix d’honneur, même aux plus vieilles moustaches. Vous veillez sur la considération qui leur est due, et, plutôt que d’en faire des chevaliers, vous aimeriez autant les appeler ducs et marquis ; d’autant plus que vous en avez le droit, Charlet, comme cela a été suivi il y a trois jours.

Enfin, mon ami, je serais trop long si je voulais énumérer tous vos bienfaits pour votre armée. Vous êtes un bon compagnon pour les braves, mon général. Quelle armée est plus heureuse que la vôtre ? Je suis sûr qu’à voir seulement vos guerriers se réjouir et à les entendre parler, aux portes des vitriers, dans les boutiques de barbiers, et chez nous tous, qui préférons l’ombre d’un Charlet au plus excellent tableau de genre en chair et en os, il s’est fait plus d’engagements volontaires que n’en saurait faire le gouvernement lui-même, tout gouvernement qu’il est.

Or ceci me préoccupe et m’afflige pour toi, mon général, pour toi, le petit caporal en redingote grise de tant de corps de garde et de bivouacs : c’est que si tu es essentiellement bon et complaisant pour les guerriers, en revanche tu es essentiellement dur et impitoyable pour les enfants.

Je te le demande, quel mal t’ont donc fait ces jolis enfants pour être si acharné contre eux ? À peine as-tu fait un enfant mutin, railleur, espiègle, l’œil vif, la peau blanche, la dent saine, la main friponne, le pied petit, il faut absolument que tu mènes cet enfant à l’école, méchant que tu es ! Vite, donnez aux enfants de Charlet un livre, un cornet, une écritoire, un bonnet d’âne, un maître d’école ; conduisez-les chez les Frères ou chez les Mutuels, ainsi le veut Charlet ; il faut que les enfants de Charlet aient un livre à la main et un pédagogue derrière le dos. Pauvres, pauvres enfants ! Et les voilà qui bâillent à se décrocher les mâchoires ! les voilà qui tendent la main au châtiment, qui font deux heures de faction à genoux ; les voilà qui se moquent impitoyablement de leur maître, sûrs d’être fouettés à leur retour. Appelles-tu donc cela être bon et paternel, Charlet ? Quand tu te regardes dans la glace, n’es-tu pas honteux de ton personnage et de ton air dur pour ces enfants, ta création ? T’es-tu donc figuré qu’il n’y avait dans la vie d’un enfant que ceci : Apprendre à lire ! Ô quelle erreur, mon pédagogue ! quel crime, mon bon père ! Que diable voulez-vous que vos enfants deviennent s’ils savent lire ? Voici encore un enfant que vous faites ! L’enfant n’est pas plus tôt fait que vous le placez entre les genoux d’un vieillard qui lui apprend à lire. Mais, encore une fois, vous perdez cet enfant, cruel Charlet ; vous lui abrutissez l’intelligence, vous déformez cet esprit si naïf et si jeune ! Charlet, Charlet ! il en est temps encore, c’est à peine s’il sait épeler votre nouvel enfant : arrachez l’alphabet des mains de cet enfant, rendez-le à ses jeux folâtres, prenez pitié de lui, Charlet !

Prenez pitié de lui ! essayez de ne pas lui apprendre à lire. Quand il saura lire, qui vous dit, Charlet, qu’il sera assez sage pour ne jamais ouvrir un livre ? et s’il ouvre un livre, n’est-il pas perdu sans retour ? À vous voir faire ainsi le maître d’école, ne dirait-on pas que nous sommes dans un temps de chefs-d’œuvre et qu’on publie tous les jours des livres lisibles ? Ô mon ami, vous qui ne lisez jamais, j’imagine, car sans cela comment auriez-vous tout l’esprit que vous avez ? mon ami Charlet, dans votre ignorance complète, dans votre atelier en désordre, dans votre molle et béate paresse, improvisateur nonchalant qui jetez au vent vos chefs-d’œuvre comme le vieil Homère jetait ses vers à la foule, pourquoi voudriez-vous, Charlet, qu’il n’y eût que vous exempt de lire nos chefs-d’œuvre de chaque matin ? Voyez-vous ? l’art de lire, aujourd’hui, c’est le crétinisme poussé à son dernier degré ; savoir lire, aujourd’hui, c’est être exposé à chaque instant aux romans de nos femmes bel-esprit, aux mémoires des valets de chambre et des dames de compagnie, aux histoires écrites par les préfets de police, aux statistiques à trois couleurs, aux comédies en cinq actes de M. Bonjour ; savoir lire, aujourd’hui, c’est n’avoir en soi-même aucun moyen d’éviter les journaux, les brochures, les revues, les prospectus, les chansons séditieuses et autres, les injures des écrivains du ministère, en un mot tout l’attirail de la pensée littéraire et politique qui déborde de toutes parts et qui menace d’inonder, si cela continue, nos esprits, nos âmes, nos cœurs. Et tu voudrais, avec de pareils dangers, continuer à faire apprendre à lire à tes enfants, Charlet !

Tu ne songes donc pas, malheureux, que presque tous les coupletiers savent lire ? que, sur trois faiseurs de mélodrames, il y en a deux qui savent lire, et que le troisième connaît presque toujours ses lettres ? As-tu songé à cela, toi, insouciant philosophe, père dénaturé, homme immoral, avec ta rage de faire épeler les enfants ? as-tu songé à cela que peut-être tu nous élevais des faiseurs de romans en quatre volumes, des créateurs de vaudevilles par moitié et par tiers ? as-tu songé à tout cela, toi leur ami, toi leur père ? as-tu songé à l’ennui qui persécutera ces enfants s’ils savent lire, à l’ennui qu’ils nous donneront s’ils se mettent à écrire ? Je sais bien que cela t’est bien égal à toi, flâneur qui bois et qui fume, et qui t’épanouis au soleil comme une huître ; mais à nous qui lisons, à nous qui allons au théâtre, à nous oisifs occupés de livres et de drames, il nous importe beaucoup qu’on n’apprenne plus à lire à personne, plus à écrire à personne, que le monde des écrivains s’éteigne d’épuisement, afin que nous soyons tous aussi libres, aussi heureux, aussi insouciants que toi, mon Charlet, afin que nous n’ayons plus rien à entendre, plus rien à juger, plus rien à voir que ton œuvre à toi, mon génie, ou, pour mieux dire, les trois et quatre coups de crayon que tu appelles ton œuvre, cette espèce de hasard qui ressemble si fort au fini du génie, ce quelque chose que tu sais faire les yeux fermés, si fort ton cœur est ouvert ! tant il y a d’intelligence dans ton âme ! Ainsi, donc arrache-moi le livre des mains de cet enfant.

Plus de livres pour les enfants ; plus de livres, plus de maîtres. Laisse-les courir dans la rue comme des Bohémiens, laisse-les se vautrer dans la fange comme des canards, laisse-les se moquer de tout ce qui respire comme ferait Molière lui-même, comme tu fais toi-même, innocent et redoutable Charlet. C’en est fait, jette la bride sur le cou de tes enfants comme sur le cou de tes soldats ; sois aussi bon pour les uns que pour les autres, sois la providence des uns comme tu es la providence des autres ; qu’on bénisse ton nom dans les quinconces comme dans les casernes. Soldats et enfants, joignez vos mains et répétez votre pater, la bouche pleine : Notre père Charlet, qui êtes à Vaugirard entre tes fleurs et ta femme, ton pot de bière, ta pipe et quelques grognards de la première espèce, priez pour nous !

Voilà ce que j’avais à te dire, Charlet. Prends pitié de tes enfants ; et puis bénis-moi quelque peu, mon grand artiste. Envoie-moi un morceau de ta vieille chemise ; laisse-moi fumer dans ta pipe la plus noire, Charlet, mon héros, mon grand saint, mon sublime patron, que je puisse baiser quelqu’une de tes reliques ; car je suis dévot à ton génie, car je suis le très-humble serviteur de tes soldats et l’ami le plus niais de tes petits enfants.

Bonjour, Charlet !


fin du tome quatrième.