Les Cathédrales de France/Les ornements

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Armand Colin (p. 124-133).


XIII


LES ORNEMENTS


La décoration de nos églises est l’œuvre des siècles, œuvre lente, réfléchie, collaboration de plusieurs courants. L’homme semble avoir obéi, ici, à des influences mystérieuses, à des lois qu’il ne pouvait pas transgresser. Il a fait ces œuvres d’art, comme l’abeille fait son miel, avec une fatalité heureuse.

Une différence, pourtant. Sur le thème donné, l’homme varie, mais s’épuise. Les douces bêtes se répètent inlassablement. Quand l’homme arrive au terme d’une de ses voies, c’est la décadence, la nuit naturelle ; elle était aussi nécessaire que le jour lui-même. L’humanité périrait si elle employait toujours son génie dans le même sens, si elle ignorait le repos du changement, si elle ne subissait des alternatives de mort et de renaissance ; témoin la science à notre époque. Toutefois : il est sûr que l’homme parvient au repos par l’épuisement, et nous sommes, dans son histoire, parvenus à une telle phase. — Que la renaissance tarde !


Que d’études pour retrouver dans sa pureté la pensée ancienne ! C’est une fouille, non pas dans la terre, mais dans le ciel, dans ce qui, pourtant offert aux yeux de tous, reste, en pleine lumière, plus profondément enseveli que s’il fallait le disputer aux entrailles du sol. On dirait que la lumière, aujourd’hui, fait à toute cette beauté un linceul.


Ce qui est le plus difficile, ce n’est pas de penser avec la primitive ingénuité de l’enfance : c’est de penser avec la tradition, avec la force acquise, avec tous les résultats thésaurisés de la pensée. Or, l’esprit humain ne peut aller très loin qu’à cette condition : que la pensée de l’individu s’ajoute, avec patience et silence, à la pensée des générations.

Mais l’homme moderne ne tient plus compte de la pensée des générations.


L’art du Moyen Âge, dans son ornementation comme dans ses constructions, procède de la nature. C’est donc toujours à la nature aussi qu’il faut recourir pour le comprendre.

Voyez Reims : dans ses tapisseries nous retrouvons la couleur, les feuilles et les fleurettes de ses chapiteaux. Ainsi de toutes les Cathédrales.

Donnons-nous donc la joie d’étudier ces fleurs dans la nature, pour nous faire une juste idée des ressources que leur a demandées le décorateur des pierres vives. Il a pénétré dans la vie des fleurs en considérant leurs formes, en analysant leurs joies et leurs douleurs, leurs vertus et leurs faiblesses : ce sont nos douleurs et nos vertus.

Et les fleurs ont donné la Cathédrale.

Il suffit d’aller à la campagne et d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre.

Vous recevrez à chaque pas une leçon d’architecture. Les hommes de jadis ont regardé avant nous, et compris. Ils ont cherché la plante dans la pierre, et maintenant nous retrouvons leurs pierres immortelles dans les plantes éternelles. Et (n’est-ce pas le plus grand hommage qu’ils eussent pu souhaiter ?) la nature, qui pourtant ne fait, sans doute, guère état de nos dates, sans cesse nous parle du XIIe siècle, du XIIIe, du XIVe…, du XVIIe… C’est elle qui se charge de défendre contre toutes les critiques les anonymes de ces grandes époques.


Pour moi, ces belles études en plein air me sont bienfaisantes. — Ma chambre me fait mal, comme des souliers trop petits, qui me blesseraient. — Et la ville, donc ! la ville nouvelle ! — C’est dans le plein air des champs et des bois, je dois le redire, que j’ai appris tout ce que je sais.


Les champs de fleurs de Verrières.

Jeté comme tout à coup dans cet immense jardin, dans le beau soleil, je me sens vivre, par mes yeux, d’une vie nouvelle, plus intense, inconnue. Mais tant de splendeur m’étourdit. Ces fleurs qu’un horticulteur cultive pour la graine, en carrés massifs de plantes semblables, ces nappes de couleurs juxtaposées donnent l’idée de vitraux et me font vivre avec eux.

C’est trop radieux. Mes forces n’y suffisent pas. Je ne puis supporter l’éclat de cette beauté, de cette immobile beauté !

Et je cours me réfugier, m’abriter dans la simple verdure, où le vent frais, un zéphyr, fait doucement trembler les feuilles de mon carnet…

Mes yeux intimidés ont néanmoins reçu et gardent l’impression de cette stupéfiante magnificence. Il n’y a que quinze jours, c’était presque l’hiver, et soudainement tout s’est épanoui, les nuages et les arbres comme les fleurs. C’est une folle abondance, un bouleversement de jeunesse ! Richesse éblouissante. On n’ose choisir parmi tant de trésors. À l’étude il faut un champ plus restreint.


Dans une fleur il y a presque toutes les fleurs. Dans la moindre promenade à la campagne, c’est la nature tout entière qu’on rencontre, et tous les sentiers dans l’herbe sont les chemins du paradis.

… À coup sûr, je ne suis qu’un botaniste manqué. Je comprends tout de même, à ma façon. Pendant que les « autos » font leur bruit et leur poussière sur les routes, j’étudie, penché sur les fleurs de mon sentier.

Que d’expressions curieuses, différentes, innombrables, à la disposition de l’artiste !


À des plans inégaux, toutes les fleurs sont égales ; les petites et les grandes ont la même fierté.

Il semble que, le matin, on les distingue mieux au bout des tiges. C’est le moment où elles nous tournent toutes le dos, si gracieusement !

Il y en a qui luisent en splendeur quand elles écartent l’ornement de leurs pétales. Ah ! l’ornement floral ! Conseil sans prix pour les statuaires !

Beaucoup de plantes imitent les oiseaux et volent sur place. — Les feuilles attachées à la tige volettent, très éloignées l’une de l’autre.

D’autres feuilles pendent comme des drapeaux en berne. — D’autres : comme du linge accroché aux fenêtres.


Petites fleurs que j’ai rencontrées dans les jardins et les bois, vous m’avez fourni des observations comme vous en fournissiez, aux belles époques d’ornements, aux sculpteurs et aux verriers.


Ces deux feuilles, l’une de droite, l’autre de gauche, se gaufrent et se rejoignent. À leur base, il en pousse deux autres, puis deux plus petites encore, et ainsi de suite. Elles jettent de leur cœur deux tigelles qui s’éloignent, portant deux fleurs, deux boutons, et un groupe de boutons plus petits.


Que les veines de ces feuilles sont précieuses ! Les délicats éventails ! — Et ce ne sont que des plantes du chemin…


Une petite rosace de culots. Fleurines autour d’une fleur sombre.


Certaines fleurs sauvages ont des casques, comme Minerve.


Les fibres des plantes partent, en nervures fines et nettes, dès le principe de la tige, s’élancent et entrent dans la feuille en courant, sans s’arrêter.


Ces feuilles qui reviennent, qui font sur elles-mêmes un demi-tour : elles se ferment au tiers, puis laissent leurs bords s’échapper et les rappellent. Volant de robe.

La tige qui les porte a des rainures comme la colonne.

Les rameaux se jettent çà et là dans des sentiments variés dont l’expression n’oublie jamais d’être gracieuse.


Ces arbres abattus, couchés, sont des moulures. Certes, la valeur en est gothique : ronde-bosse.

… Elle avait toute sa racine dans ma main. Mais la communication avec la terre était interrompue. L’amour ne peut accepter la séparation. — Pourquoi nous étonner qu’elle soit morte en moins d’une demi-heure ? Vivrions-nous plus longtemps qu’elle loin des éléments nécessaires de la vie ?


Quand la feuille va mourir, son cloisonné devient plus sensible, plus saillant ; comme les veines du vieillard. Elle s’enroule, se crispe. Mais ses transformations lui laissent sa beauté, et ses modelés morbides sont ceux d’une Joconde.

Puis, elle se détache, elle tombe, sans résistance.


Voyez, ces fleurs sont en catalepsie. Quand la feuille devient vieille, elle prend un aspect de fleur artificielle : l’âme s’est évaporée. Toujours ainsi la fleur se raidit, se durcit avant d’arriver à la folie, à la mort des pétales.

Jeune, elle ramène, rassemble ses pétales, elle cache son cœur. Vieille, lamentable, si on la tient droite sur son culot, elle tombe, les pétales écartés. Mais elle meurt en produisant la vie.

Est-ce de la même manière que se transforme la société ? On croit tout perdu, et on ne voit pas le bien, le travail qui prépare le fruit, comme notre mort ou notre maladie produit de la vie ou de la santé…


Quand les plantes se fanent, elles perdent tout respect réciproque, elles se touchent, se bousculent, tombent les unes sur les autres. En bonne santé, elles observent toujours entre elles les distances.

Elles se tiennent droites, mais avec élasticité, flexibilité, avec je ne sais quoi d’aérien, quelque chose comme l’élastique et souriant équilibre balancé de la danseuse, qui cherche l’hommage, qui l’appelle. Quelle beauté peu appuyée, et toujours pressée de s’offrir !

Je crois qu’elles sont fières de leur souveraineté, et j’adore leur orgueil.


Deux fleurs malades ; l’une s’appuie sur l’autre en passant devant elle, et celle-ci soutient sa sœur, en se penchant elle-même. Il y a de la tristesse et de la tendresse.

À l’endroit où la tige se noue et renvoie ses digitations en membranes, la feuille embrasse la tige, puis, assurée d’un point d’appui solide, se rejette en arrière.


Les pignons ont toujours la forme des sommets de plantes.


Tulipes.

Elles se jettent, elles s’étendent comme des courtisanes heureuses ; elles montrent leur cœur dans un mouvement libre, qui n’est peut-être pas chaste, qui est sûrement adorable.

Celle-ci, tombée, la « gueule » large ouverte, est évanouie.

Cette autre pend en fil à plomb. Ses tressaillements de détresse, que je vois en dépit de son immobilité, marquent la folie de la fleur ; la vieillesse.

Le plus riche des trois rois Mages et la Reine de Saba n’étaient pas plus somptueusement vêtus que cette tulipe or et rouge mélangés.

Celle-ci, or et rouge aussi dans une autre disposition, est-ce l’oiseau des îles ? N’est-ce pas plutôt l’aile de l’archange Gabriel ?


Et dans presque toutes je crois retrouver le geste d’une Sapho, le geste qui provoque et qui donne. Il persiste jusque dans celles qui sont évanouies, qui pendent, la tête en avant. — On dirait aussi des bulles colorées, restées dans l’air.


En voici d’effrayantes : ces tulipes rouges de sang strié d’or, comme de la chair vivante écorchée, en plein soleil ; celles-là, qui imposent la sensation de viandes pas fraîches, par places. Ces lanières si finement dentelées, tout à l’heure si belles, sont maintenant des fibrines pourries. Plus de jaune doré dans le cœur. Une horrible blessure, du sang coagulé, un morceau de charogne ; ce rouge d’une maladie qui brûle, ce mucus qui suinte… Lamentable fleur qui fait peur ! Et pourtant elle n’est pas morte, elle subit la transformation nécessaire à la fécondation. — Est-ce l’image de notre mort ?

Dans certaines tulipes il y a tout un coucher de soleil, merveilleux.

Entre leurs pétales on distingue un crucifix sanglant.

Quant à celle-ci, elle a perdu sa forme. La vie s’est réservée dans la tige, à laquelle la fleur pend tristement. Ses pistils sortent des pétales comme les pattes d’un saurien. Mais elle garde des rouges éclatants, eucharistiques, reluisants comme si ces pétales avaient été soigneusement brossés. Cette tulipe a la richesse des soies d’Orient, des soies de Gênes.


Tulipes dentelées. Leurs pétales rouges et jaunes sont comme des flammes d’incendie ; frisés par places, ils font des effets de feu tourmenté par le vent.

Car il y a des fleurs qui brûlent. Celles-ci sont en pleine incandescence. Penchées hors du vase, soutenues par leurs tiges, ces tulipes flambent dans l’air. On croirait voir des flammes chassées par le vent, qui s’échappent de tous côtés.

Et il y a des fleurs qui jettent des sorts. Ne lancent-elles pas une projection fluide ?


C’est à ses feuilles, particulièrement, que la marguerite blanche a confié sa beauté. Tandis que la tige s’élève, la feuille dessine un cran d’abord, puis, plus haut, deux autres plus larges, et chacun de ces crans a la forme d’une petite langue.

À des feuilles privilégiées est réservée la joie d’entourer le bouton, orgueil de toute la plante, superbe déjà de méplats, et qui sera une fleur très belle dans sa simplicité.

La marguerite, qui ressemble au soleil, est la fleur des enfants et des amoureuses. L’amoureuse l’offre aux poètes, aux artistes.

Dans ses feuilles montantes, elle affecte la forme d’un vase à jour, en fer forgé. Elle fait rinceau lorsqu’elle se penche, fanée. Elle se penche, et, quand elle va tomber, c’est une petite main, une petite patte aux trop nombreux doigts, crispés. Plusieurs marguerites fanées : de petits lambrequins.

Jeune et fraîche, cette fleur est un principe admirable de décoration. Tous les ornemanistes des beaux temps l’ont étudiée. Sa feuille, c’est l’acanthe française.

Le muguet des prairies fleurit en même temps que le coucou, parce que la beauté de ces deux fleurs les destine à des places symétriques dans le bouquet de la belle saison.

Elles sont l’une et l’autre très féminines.

Une autre fleur des bois évoque une périssoire avec ses rameurs. Elle fait un coude pour revenir sur elle-même.


Cette plante a les feuilles toutes tachées d’encre. Je ne la connais pas. Serait-ce la fleur des écoliers ? des scribes ?


La feuille de la violette a la forme d’un cœur.


Le genêt a de petites feuilles vertes comme des lentilles ; sa tige a quatre angles, comme l’église Sainte-Gudule.


Ce petit trèfle, qui vient d’être repassé à l’instant même, reste plissé comme sont les vêtements sacrés.


Pissenlit, oseille : fer de lance, hallebarde.


Cette pensée bleue, ses pétales, chasuble de velours bleu foncé, soie crème.


Les lilas sont si frais ! Ils offrent comme un aperçu, une image du beau temps.

Leurs feuilles, un peu ondulées d’ombres inconsistantes, sont pleines de vigueur.


L’œillet est la fleur Louis XV. Elle se portait en nœud de ruban aux pantoufles. Mais déjà les Gothiques la sculptaient à l’arrivée des arcs des ciels de voûte.


Tout ce qu’il a dans le ventre, ce pissenlit nous le montre ! Il ne pense qu’à la reproduction.

Le myosotis sauvage a l’air un peu étourdi ; il n’a pas beaucoup de mémoire, il est trop petit.


L’herbe : l’oriflamme.


La feuille du mûrier, sur sa face, a des touches vives. C’est une feuille essentiellement gothique ; vous la retrouverez souvent au musée du Trocadéro.


Le plantain, cette herbe de « coupasse » qu’on emploie pour les coupures, est une lance soutenue par des côtes. Sa feuille est flammée.


Cet œil de l’anémone, irrité et sanglant. Je ne connais rien d’aussi poignant que cette fleur. Celle que j’ai sous les yeux a l’âge du retour ; elle est pleine de fines rides, ses pétales sont comme disjoints ; elle va tomber. Le vase persan où je l’ai mise, bleu, blanc, crème, lui fait un tombeau digne d’elle. — Ses sœurs, épanouies, dessinent de belles rosaces.


Cette grande fleur, du violet que j’aime dans un certain vitrail de Notre-Dame, me touche comme un souvenir, surtout maintenant que nous retournons à Dieu, elle et moi. Son cœur triste, où pointe un bouton noir, s’entoure d’une couronne noire aussi, que les pétales exagèrent, et ces pétales violets laissent le vitrail passer devant la lumière. C’est une veuve.


Toutes mes fleurs sont là, sous mes yeux, répondant à mon appel.

Hier, j’y voyais des bras, des mains, des profils.

Aujourd’hui, elles se redressent comme des branches de candélabres, s’offrant à tenir des lumières. Une seule, tombée, pend, comme un serpent mort.

Nul doute que la beauté des fleurs et leurs mouvements n’expriment des pensées ; comme nos propres mouvements et notre beauté. Mais elles parlent en chœur, elles ont une conscience collective, une pensée unanime.

Elles nous commandent, donc, de ne pas perdre le sentiment de l’ensemble, tout en faisant notre profit des détails charmants qu’elles nous laissent voir.

Toutes ces fleurs, et bien d’autres, et toutes les autres, ont fourni des modèles au sculpteur, au verrier. Pendant que le peintre-verrier prenait ses tons, le sculpteur prenait ses harmonieux refends.

— Verrier, tu as crucifié les fleurs, dans tes vitraux rouge-sanglant de la Passion.