Les Cathédrales de France/Nevers

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Armand Colin (p. 73-75).


VI


NEVERS


Cette Cathédrale est l’échafaudage du ciel.

Elle prend un premier élan, elle monte, puis s’arrête une première fois, se repose sur l’appui de la première assise ; puis, la construction reprend le chemin du ciel : elle s’arrête aux limites humaines des forces.


Je ne cueille mes pensées utilement et joyeusement que dans le plein air des façades, dans l’ombre des nefs et dans la valeur des claires matinées.

Je suis propriétaire de ma vie, aujourd’hui.


Ces belles masses d’ombre, ces belles masses de lumière, ces belles masses de demi-teintes : quelle énergie ! Le Gothique va modeler tout cela. Et je sens la sève gothique passer dans mes veines comme les sucs de la terre passent dans les plantes. C’est le sang de nos pères, qui furent de si grands artistes ! Combien rares aujourd’hui les esprits initiés à leur géométrie, qui est toute la sagesse humaine, toute la conscience ! Mais, des générations nouvelles viendront, après la tourmente que nous traversons : elles payeront à ces pierres, sacrées parce qu’elles sont tout imprégnées d’une pensée qui ne meurt pas, le tribut de vénération qui leur est dû.


Dès le premier regard, quelle impression profonde m’impose cette majestueuse ordonnance ! Cela confine au parfait.

Cette épaisseur, qui est la beauté morale de l’architecture, s’offre ici dans toute sa richesse.

Les rayons de clarté, qui traversent l’intérieur de l’édifice, animent sa solitude.


Quelle erreur de croire que le style gothique est constitué par l’ogive ! L’église de Saint-Étienne de Nevers est absolument plein cintre : romane, donc ? Mais non ! Tous les caractères essentiels du Gothique sont là et il ne suffit pas d’un détail pour caractériser un ensemble.


Cette décoration romane composée de grandes niches profondes, superposées, c’est un souvenir du columbarium.


Un pont à arcatures, contrefort extérieur, vient consolider les murs. Au-dessus, ces colonnettes courtes, fortes, épaisses, à grosses têtes ; leurs arcatures, animées de volonté, semblent des cariatides.


Cette nef est inondée de lumière dégradée, cette lumière qu’aimait Raphaël. Et il y a aussi des clartés à la Clouet.

Les Grecs ont compris avant tout et avant nous cette magie de la lumière. Les Gothiques l’ont reprise d’eux-mêmes, parce qu’il est dans la nature de l’homme d’adorer les effets du soleil, de les exprimer en les conduisant selon leur sens naturel. — Ici, l’effet est donné par les fermetés que les colonnettes accentuent.


L’esprit qui créa le Parthénon est le même esprit qui créa la Cathédrale. Divine beauté ! Il y a seulement, ici, plus de finesse : il y a, si j’ose dire, un brouillard lumineux, où la lumière non striée dort, comme dans les vallons. Ceux qui ont visité ces nefs aux heures du matin me comprennent.


Ces trois niches, triple conseil d’enthousiasme !

Partout, cependant, je respire cette atmosphère d’humidité, d’humilité, qui sent la prison. Elle ramène mon esprit à cette pensée initiale — douleur, sacrifice, amour — qui produisit la Cathédrale.

L’abside extérieure de cette église, avec ces petites chapelles agglomérées et celle plus haute qui les groupe, rappelle le tombeau d’Adrien.

L’adorable Vierge étonnée : l’enfant cherche le sein ; mais elle, lointaine, joue avec lui, oubliant, n’étant pas tout à fait mère, qu’il faut qu’elle nourrisse.

Au fond du chœur, le noir du Saint des Saints donne une intensité plus vive à l’éclat doré des lampes suspendues. Nulle autre part ailleurs que dans les Cathédrales cette magie de la lumière des cryptes n’a été plus amoureusement traitée. Cette lumière rayonne sur la dalle ; elle projette des reflets, des barres de clarté qui traversent horizontalement, en biais, les ombres massives. Et partout elle est chez elle, ici, cette reine du clair-obscur.

Derrière l’autel, l’ombre s’épaissit dans l’abside divisée en alvéoles. C’est la grange où dort le grain, c’est la cave d’où doit ruisseler un jour le vin du Seigneur… Seuls, de petits vitraux, où le martyre du Saint est retracé en un dessin violent qui se détache sur cette séraphique couleur bleue, éclairent ces chapelles sombres, ces tombeaux.


Louis XIV avait ajouté à cette église des grilles d’une magnifique élégance, qui s’harmonisaient avec l’ensemble de l’édifice. C’est que le style Louis XIV est une déclinaison du Gothique. C’était beau. On a substitué aux grilles Louis XIV une nouvelle grille gothique, caricature du Gothique. C’est laid. C’est la lettre, mais non l’esprit du Gothique, et ce n’est donc point gothique, en réalité, car ce qui est laid n’appartient à aucun style.


Tonnerre.

Pour notre bonheur, ce chef-d’œuvre a été négligé par les architectes. Il reste cassé, mais intact : on n’a pas réparé ces cassures et elles ne nous empêchent nullement de jouir de la beauté des plans et des proportions.

Des rondes-bosses puissantes supportent des dentelles en forme d’espalier. Ce temps gris, ce léger deuil des jours de pluie, avec ses taches d’encre lavées dans tout le ciel, habille l’église d’une brume tendre. Et les oiseaux chantent, mais non pas les cloches. Bientôt, pour entendre la voix des cloches, ne faudra-t-il pas aller jusqu’à Rome ?…