Les Cathédrales de France/Testament/Nature

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Armand Colin (p. 137-140).


D’APRÈS NATURE


L’étude de la nature et l’étude des grandes œuvres accomplies par le génie de l’homme amènent l’esprit aux mêmes conclusions. Quelques mots sur le Modèle vivant ne seront donc pas déplacés, ici : ils préparent à la compréhension de la sculpture comme le moulage prépare à la compréhension de l’architecture.


(Figure couchée.)

Cette belle personne sent, je le vois, le mouvement, le gonflement de pensées qu’elle provoque, cependant qu’à son aspect la statue s’ébauche dans l’esprit de l’artiste.

Il n’a pas pris de selle, il ne s’est pas installé ; mais n’avait-il pas appelé le modèle dans l’intention de travailler d’après lui ?…

Ce bras l’a surpris, cette poitrine… Du reste, il avait déjà deviné la beauté. L’œil parcourt l’ensemble, les détails, puis revient au mouvement de très beau style remarqué tout d’abord, qu’il reconnaît dans sa grande expression et que décidément il étudie.

C’est alors qu’il voit tout ce qu’on peut voir de sculpture. Car la robe est une housse, sans plus. L’artiste désire voir plus. Et que peut-il voir ? Toujours la même splendeur : toujours la vie qui recommence et se renouvelle à chaque pulsation.


Quel éblouissement : une femme qui se déshabille ! C’est l’effet du soleil perçant les nuages.


À la première vue de ce corps, la vue d’ensemble, coup, commotion.


Comme une flèche l’œil, un instant en surprise, repart.


Dans tout modèle il y a la nature entière, et l’œil qui sait voir l’y découvre et l’y suit, si loin ! Il y a surtout ce que la plupart ne savent pas voir : les profondeurs inconnues, les fonds de la vie. Au-dessus de l’élégance, la grâce ; au-dessus de la grâce, le modelé. Mais tout cela dépasse les mots. On dit du modelé qu’il est doux : mais il est puissamment doux. Les mots manquent…


Oui, j’ai regardé et compris la forme, cela peut s’apprendre : mais le génie de la forme reste toujours à étudier.


Ce morceau d’antique vivant, avec les mêmes formes que l’antique, est là, étendu sur ce canapé, admirable. Une robe de moine brune, modelée de vive lumière, accompagne ce corps. Cette ardeur austère qu’elle exprimait dans la prière, ce ton de passion, elle l’apporte à la chair voluptueuse, dont elle voile les lignes royales.

L’antique n’a pas trouvé le costume feuille morte, plus beau que le rouge.


Ce coin de la bouche, ce trait mince d’abord qui se détourne et s’élargit en ondulant : le dauphin antique.


Ces lèvres sont comme un lac de plaisir que partagent les narines palpitantes, si nobles !

La bouche dans d’humides délices gondole, sinueuse, en serpent. Les yeux se gonflent, fermés de la couture des cils.


Les mots qui se meuvent en sortant des lèvres sont dessinés par elles, par leur si délicieuse ondulation.

Les yeux, qui n’ont qu’un coin pour se cacher, sont blottis dans des puretés de lignes et dans des tranquillités d’astres.

Comme un fruit tombé, cette figure renversée, avec cet œil horizontal qui voit mal, mais se laisse voir, qui appelle…

Toutes les courbes disent et répètent toujours la même douceur, concertent l’expression d’un monde infini : car cet œil, comme un soleil d’intelligence et d’amour, donne la vie, ne la retient pas. — Cependant, cet œil et cette bouche s’entendent l’un l’autre.

Joli profil, mais profil perdu, où l’expression s’achève, s’enlise, pour laisser le charme des joues déclinantes se joindre aux attaches du cou.


(Figure éclairée de côté.)

Avec quel bonheur l’intelligence se moule sur cette souple beauté comme le plâtre qui suit exactement les contours de la forme pour la reproduire fidèlement !


Dans l’ombre, des clairs-obscurs qui modèlent avec tant de vérité ! C’est là que se livre dans sa plénitude la grâce de la Psyché voluptueuse. Mais la ligne du modelé se dessine en traits lumineux qui suivent tout le côté du torse et de la cuisse.


Triple pêche, triple duvet ! Cette ligne gonflée est pleine de sa propre rondeur, de sa limpidité.


Des guirlandes d’ombres se décrochent de l’épaule à la hanche, et de la hanche aux bosses saillantes de la cuisse.


Chair somnolente, lac tranquille.
Pleine mer où les vibrations des ardeurs s’évanouissent.
Chair ample et blanche.


(Femme à genoux inclinée de côté.)

Ses deux mains jointes prient ; elles séparent les seins et le ventre.

Ce geste peut rivaliser, pour la grâce, avec celui de la Vénus de Médicis qui cache de ses mains les secrets de sa beauté : cette vivante se défend par cette morbide prière.

Avec quelle extraordinaire passion l’ombre étreint ce beau corps ! Les mains, que touche la lumière, s’impriment sur ce fruit délicieux, dont l’ombre cache, tout en le laissant deviner, l’éloquent mystère.

Sans le modelé en profondeur, le contour ne pourrait pas être gras et souple comme il est ; il serait sec.

Cette belle ombre droite de cette femme à genoux, cette ombre droite qui sépare le torse en deux, tombe en se barrant sur les deux cuisses, s’emparant de l’une à moitié et de l’autre complètement : opposition de cette ombre portée et de ce clair-obscur, celui-ci donnant la vie à celle-là.


Le prix de beauté n’appartient en propre à aucune femme, mais elles se le partagent toutes. Chacune d’elles s’accomplit dans sa personnelle beauté comme un fruit mûrit selon les lois de son espèce.


Pour moi, il y a longtemps que je ne sais plus ce que c’est qu’une « académie » ; mais je sais ce que c’est qu’une femme ou une fleur auxquelles on n’a pas encore fait l’outrage de les rendre académiques.