Aller au contenu

Les Catholiques libéraux et l’Église de France de 1830 à nos jours/02

La bibliothèque libre.
Les Catholiques libéraux et l’Église de France de 1830 à nos jours
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 796-840).
◄  01
ETUDES
POLITIQUES ET RELIGIEUSES

LES CATHOLIQUES LIBERAUX DE L'EGLISE DE FRANCE DE 1830 A NOS JOURS

II.[1]
L’EMPIRE, LE SYLLABUS, L’INFAILLIBILITÉ.

Quand, avec l’assentiment public du clergé et des catholiques, Montalembert revendiquait à la tribune la liberté de l’église au nom des libertés modernes, ses collègues et ses adversaires ne se faisaient pas faute de l’accuser d’être dupe de son inexpérience. Des hommes plus mûrs ou plus prévoyans pouvaient, lui répondait-on, sans cesser d’être libéraux, se croire tenus de refuser ou de marchander une liberté qui, une fois acquise et complète, serait déniée comme un péril ou comme un crime à tous ceux qui n’acceptent pas le joug de l’orthodoxie. « Je regimbais alors avec une bonne foi indignée, écrivait plus tard l’orateur désabusé, contre ce que je croyais une calomnie sans prétexte et sans excuse. Je suis obligé de reconnaître que l’objection de mes contradicteurs était fondée et que leur appréhension a été cruellement vérifiée[2] »

Cette objection, l’éternelle objection opposée aux « cléricaux » chaque fois qu’ils osent se réclamer de la liberté, il suffit de l’apparition d’un maître, qui semblait promettre un protecteur, pour que la presse religieuse se hâtât de la justifier avec une impudente ingénuité. On comprend la tristesse et l’irritation des hommes qui s’étaient pour ainsi dire portés garans de la sincérité de leurs coreligionnaires. Non-seulement ils se voyaient abandonnés de leurs soldats, mais ils voyaient les déserteurs leur enlever leurs armes, ce qui seul leur pouvait permettre de vaincre, la confiance publique dans leur bonne foi. Devant une défection qui les réduisait pour longtemps à l’impuissance, les catholiques pour lesquels la liberté n’avait pas seulement été un déguisement tinrent à prouver qu’ils n’étaient pas « complices de cette duplicité ; que, s’ils n’avaient pas, eux aussi, jeté le masque, c’est qu’ils n’en avaient jamais porté. » Aussi personne, dans aucun parti, ne se montra plus sévère que ces catholiques pour ce qu’ils appelaient le revirement effronté, l’éclatante palinodie de la presse religieuse. Jamais ils ne la lui pardonnèrent : ils tinrent par-dessus tout à ne pas laisser oublier que si, depuis le milieu du siècle, les champions de l’église étaient divisés, la faute n’en était pas aux partisans de la liberté, que ce n’étaient pas eux qui avaient modifié leurs voies et changé les couleurs du camp catholique. Sur ce point, en effet, aucun doute : les lettres privées confirment, nous l’avons vu, les documens publics[3]. Cette scission, qui, en réalité, dure encore, a été le fait des intransigeans qui, après s’être, durant quinze ans, réclamés des libertés modernes, se sont tout à coup avisés qu’elles étaient contraires aux principes sociaux et au dogme chrétien. Pour comprendre l’attitude réciproque des deux factions durant plus de trente ans, leurs ardentes controverses politiques et religieuses, les débats auxquels leur rivalité a condamné l’église, il ne faut pas perdre de vue ce point de départ. Ainsi seulement s’expliquent les différentes phases de la longue lutte dont nous allons essayer de retracer les péripéties et de rechercher les conséquences.

I

Dès le lendemain de la scission, les divergences entre ces frères ennemis s’accentuèrent sur le terrain scolaire et politique pour bientôt s’étendre au domaine religieux. Une fois émancipé de la tutelle des politiques, l’esprit excessif et intolérant de la presse catholique se donna partout carrière. A peine l’Univers avait-il, sur l’injonction de Rome, suspendu sa campagne contre la loi de 1850, qu’il en entreprenait une autre contre l’enseignement classique et les auteurs païens. C’était une manière détournée de revenir, malgré l’intervention du nonce, sur la loi de l’enseignement, qui reconnaissait au gouvernement le droit de fixer les programmes. Dans sa répulsion pour la libre antiquité grecque et romaine, la feuille ultramontaine semblait vouloir proscrire tout ce qui n’était pas de l’Écriture et des pères, de même que le calife Omar condamnait au feu tout ce qui n’était pas le Coran. Les Grecs et les Latins ont de tout temps été suspects aux ennemis de la liberté ; l’Univers les accusait de corrompre le cœur aussi bien que l’esprit de la jeunesse. A l’entendre, Homère et Virgile n’étaient bons qu’à paganiser les générations chrétiennes. C’était toucher à l’un des points sensibles l’évêque d’Orléans, qui prenait plaisir à faire jouer par les élèves de son petit séminaire Sophocle en grec. En vain ce défenseur des classiques se retranchait-il derrière l’autorité de saint Basile et des pères de l’église ; en vain rappelait-il que les humanités avaient été l’honneur du clergé français et des congrégations enseignantes. Pour mettre fin à cette controverse, il ne fallut rien moins qu’une nouvelle intervention de la nonciature. Dans l’intervalle, tout le clergé en avait été ému. La question se liait à la direction des séminaires, et la presse catholique avait pour la première fois laissé percer la prétention de régenter l’épiscopat. L’église n’était pas encore accoutumée à de pareilles façons ; M. Dupanloup avait lancé un mandement contre l’Univers et quarante-six évêques avaient signé une déclaration portant que les actes épiscopaux n’étaient pas justiciables des journaux. Quinze ans plus tard, on n’eût pas rencontré une telle hardiesse dans l’épiscopat.

C’était de la politique qu’étaient nés les dissentimens des catholiques, c’était dans la politique surtout qu’ils devaient se manifester et s’envenimer. Le coup d’état de 1851 et la constitution de 1852 avaient consommé la scission. Le principal organe catholique, qui, selon le mot d’un de ses adversaires, changeait de drapeau sans changer de caractère, avait tour à tour été orléaniste, républicain, fusioniste, bonapartiste, se montrant disposé à soutenir les régimes les plus divers, sans doute parce qu’il n’était dévoué qu’à L’ultramontanisme. Il semblait alors avoir pour devise le Victrix causa diis placuit du poète païen. Faisant bon marché des libertés publiques et de la parole jurée, il avait au nom de l’église salué le coup d’état et applaudi au rétablissement de l’empire. Non cotnent d’acclamer la dictature subrepticement relevée en France, l’Univers s’était plu à railler les vaincus, à les conspuer et à les bafouer, piétinant avec joie sur le » libertés et les libéraux. « La France, disait-il quelques jours après le premier plébiscite, la France rejettera le parlementarisme comme elle a rejeté le protestantisme, ou elle périra en essayant de le vomir… Le peuple a dit à un homme : « Mes orateurs me fatiguent, débarrasse-moi, gouverne-moi[4]. » A cette époque où le pays, si longtemps enclin à l’idolâtrie de la parole, se montrait dédaigneux des joutes oratoires, les pieux panégyristes de l’absolutisme allaient jusqu’à faire l’apologie du silence au nom de l’évangile, qui proscrit les paroles inutiles. Ces nouveaux adeptes du culte de la force et de la fortune condamnaient le fond comme la forme des revendications libérales ; ils ne craignaient pas de nier la notion même du droit humain, interdisant le mot droit à la bouche des peuples comme à celle des individus, sous le prétexte, erroné du reste, que ce mot ne se rencontre point dans l’Écriture.

On vit ainsi durant des années le tribun ultramontain prêcher, au nom de Dieu et au nom du peuple, l’absolutisme spirituel et temporel, se complaisant à foire l’éloge de l’inquisition, de la Saint-Barthélémy, de la révocation de l’édit de Nantes, de tous les crimes et de toutes les fautes dont l’église avait le plus d’intérêt à se laver ; se faisant, au profit du nouveau césarisme, le théoricien de la force et du despotisme militaire ; enseignant, suivant un sophisme que, par une significative rencontre, j’ai retrouvé à l’autre extrémité de l’Europe chrétienne, — chez les slavophiles moscovites, — que toute constitution rompait l’unité sociale et établissait un dualisme dont le résultat était d’annuler l’un par l’autre les deux termes du régime constitutionnel.

Or, parmi les vaincus du coup d’état et de l’empire, parmi les orateurs dont l’Univers se réjouissait devoir les lèvres closes, se trouvaient les plus vaillans champions de l’église, notamment les auteurs de la loi de 1850. Ils étaient tombés, avec la tribune, d’où, leur voix avait si fortement retenti pour la défense de la religion et de la papauté. L’un d’eux, il est vrai, leur premier chef, esprit ardent, impétueux, primesautier, Montalembert, s’était, durant quelques jours, en partie sous l’influence de l’Univers, rallié, lui aussi, au coup d’état ; ce fut la tache et le remords de sa vie. Lui qui, dès sa jeunesse, s’était fait gloire d’être l’amant de la liberté, il avait, depuis les journées de juin, devant les excès commis en son nom, oublié que, selon la belle image empruntée à l’Arioste par Macaulay, celui qui adore vraiment la liberté doit savoir lui garder sa foi sous quelque déguisement qu’elle se présente. Lorsque celle qu’il s’était habitué à vénérer comme une fée bienfaisante lui avait apparu sous la forme d’un serpent, il l’avait reniée et l’avait laissé écraser. Ce jour-là, Montalembert, pourrait-on dire, avait montré le côté faible des libéraux catholiques et, par malheur aussi, de bien d’autres, car le crime le moins pardonnable de l’anarchie, c’est, en la défigurant, de rendre la liberté odieuse. L’amour de Montalembert pour elle n’allait pas sans une certaine dose d’illusion, et il avait eu peine à lui pardonner ses déceptions, a Les rois sont remontés sur leurs trônes, s’écriait-il avec amertume le 19 octobre 1849 ; la liberté n’est pas remontée sur le sien, elle n’est pas remontée sur le trône qu’elle avait dans nos cœurs. »

Cette défaillance ne fut pas de longue durée ; quelques jours de dictature suffirent à le désabuser. Avant même que l’empire fût officiellement rétabli, Montalembert protestait avec une fougue indignée contre l’avilissement des doctrines hardiment servîtes qui, au nom de l’évangile, prétendaient vouer la France à l’absolutisme. S’il avait paru lui-même admettre le renversement de la tribune, ce n’était, affirmait-il, que comme une punition temporaire des fautes passées, comme une courte diète de malade, jamais comme un régime normal et définitif. Aussi mettait-il, dès 1852, une sorte de passion à flétrir ce qu’il appelait l’éphémère coalition du corps de garde et de la sacristie, et, d’une plume brûlante comme un fer rouge, il marquait sans pitié le front de ces pontifes de la force, de ces chantres du succès qui, après s’être prosternés devant la démocratie de 1848, avaient déjà rallumé leurs encensoirs pour de nouvelles idoles[5].

La présidence décennale avait laissé Montalembert entrer au corps législatif, l’empire restauré l’y poursuivait bientôt devant ses tribunaux pour lui en fermer la porte aux premières élections. L’orateur catholique ne pouvait avoir de place sous un régime qui s’annonçait comme le règne du silence. Si sa voix retentit encore en dehors d’une assemblée dont les murs étaient calfeutrés de façon à ce qu’aucun écho n’en arrivât au public, ce fut à l’étranger, à Matines. Pendant que Montalembert descendait de la tribune pour n’y plus remonter, le compagnon de ses premières luttes, Lacordaire, abandonnait la chaire de Notre-Dame et, bientôt après, Paris et la prédication. Il sentait, lui aussi, sans qu’on lui eût formellement interdit la parole, que sa voix avait quelque chose de trop vibrant pour le voisinage des Tuileries, de trop strident pour la nouvelle ère impériale.

Le nouveau régime se piquait de protéger la religion, mais cette protection même inspirait peu de confiance à la plupart de ceux qui se souvenaient de la restauration et des périls d’une étroite alliance du trône et de l’autel. Dès le 3 décembre 1852, dans un mandement épiscopal, M. Dupanloup, un de ces hommes auxquels aucun régime n’eût pu fermer la bouche, demandait pour l’église « la seule chose qui ne la compromît jamais, la liberté, » ajoutant, non sans intention, qu’il n’y avait pas moins d’honneur pour elle « à garder sa liberté sous Constantin, qui la protégeait, qu’à se montrer héroïque sous Dioclétien, qui la persécutait. » Les laïques, à plus forte raison, sous la direction de M. de Falloux et de Montalembert, ne dissimulaient pas qu’ils n’avaient de confiance dans la liberté religieuse que lorsqu’elle était assurée par les libertés générales. Les anciens chefs du parti catholique se trouvaient ainsi, comme sous Louis-Philippe, mais en de bien autres conditions, rejetés dans l’opposition et, comme sous la république, enchaînés à l’alliance des libéraux, dont l’Univers leur faisait, dès 1849, un crime.


II

Pendant toute la durée du second empire, la lutte entre les deux fractions du camp catholique devait continuer avec des armes inégales, les libéraux, privés du grand instrument de la polémique moderne, n’ayant aucun journal quotidien à opposer aux ultras. Grâce à ce défaut de concurrence et à la tacite complicité du gouvernement impérial, l’organe attitré du servilisme politique et religieux, le champion de la théocratie entée sur le césarisme, s’empara peu à peu dans l’église de France d’une véritable dictature. Le clergé, qui avait longtemps témoigné tant de défiance pour la presse, en devint en quelque sorte le prisonnier. Nulle part elle n’a exercé une autorité plus absolue et moins discrète. L’Univers avait repris les procédés et les méthodes de l’Avenir en en répudiant les doctrines. Non moins que La Mennais en 1830, il prétendait, inconsciemment peut-être, gouverner l’épiscopat et dominer l’église, parlant avec la même hauteur une langue presque aussi éloquente, plus souple et plus vive, mais dont le ton moqueur et le tour trivial semblaient souvent déplacés sous le portique du temple. Et cette fois l’apôtre, tour à tour léger et véhément, incisif et pathétique comme un acteur propre à tous les rôles, le tribun religieux tenant à la fois de Bossuet et de Voltaire, de Molière et de Rabelais, qui du haut de sa chaire quotidienne morigénait le clergé, jouant devant lui, chaque matin, amis et ennemis, travestissant et chargeant sans scrupule grands et petits, mêlant le comique au sacré et l’injure à l’onction, n’appartenait même pas à la hiérarchie. C’était un simple laïque, sans théologie, sans philosophie, sans lettres même et sans latin, dont il ne retint jamais que quelques bribes ramassées ça et là, aussi peu ecclésiastique, aussi peu chrétien par tempérament qu’il était journaliste de vocation, dont l’empire s’expliquait peut-être moins par la verve endiablée de sa polémique que par la terreur de ses sarcasmes sans merci, de son persiflage acéré, de ses morsures envenimées. On comprend que, dans le haut clergé, les représentans de la tradition et de la hiérarchie eussent peine à supporter une telle domination au profit d’une sorte de radicalisme ultramontain ; mais la tyrannie était si forte que la plupart la déploraient en secret sans oser s’en plaindre en public. « L’église de Dieu, écrivait dès 1849 M. Dupanloup, ne peut, en aucune façon, être ainsi gouvernée par le journalisme. Tous les évêques, sauf deux ou trois (et encore, je n’en connais qu’un), en gémissent. Si le saint-siège par le nonce n’arrête pas le laïcisme journaliste, le mal ira loin[6]. » Les jésuites, tels que le P. de Ravignan, partageaient à cette époque les appréhensions de M. Dupanloup[7]. Le Vatican, bien que cette puissance nouvelle dans l’église s’exerçât dans le sens des prétentions romaines, n’avait pas les yeux entièrement fermés sur les périls de cette intrusion du journal dans le sanctuaire, et encore moins sur les inconvéniens des vivacités mondaines et des violences profanes de cette polémique. Plus d’une fois, comme nous l’avons déjà vu, Rome en arrêta les attaques et en modéra la passion ; mais, tout en regrettant parfois les écarts, les excès de langage ou d’idées de la feuille qui prétendait parler en son nom, tout en lui donnant souvent d’inutiles conseils de charité et d’esprit chrétien, le saint-siège était trop loin pour apprécier l’impression de pareils procédés sur le public français. En outre, depuis ses déceptions de 1848, Pie IX était lui-même enclin aux idées extrêmes ; il se montrait en tout cas moins soucieux de prudence et de politique que la plupart de ses prédécesseurs. La papauté enfin, de tous côtés en butte aux attaques d’une presse sans scrupule, trouvait dans le grand journaliste ultramontain un athlète trop redoutable, une plume trop faite à la guerre, un instrument trop sûr pour le briser ou le désavouer. Rome est du reste peu pressée d’intervenir dans les querelles de ses enfans, elle n’aime pas à trancher d’autorité les discussions qui se livrent autour d’elle. Qu’on se rappelle la première grande feuille ultramontaine : l’Avenir. En dépit de toutes ses témérités de forme et de pensées, malgré l’antipathie générale du haut clergé, La Mennais n’eût pas été condamné s’il n’eût lui-même exigé un jugement du pape.

Quoi qu’il en soit, la domination d’un journal dans l’église, à l’heure même qu’elle affichait officiellement le plus de dédain ou de méfiance de la presse, restera l’un des spectacles les plus singuliers de l’histoire religieuse du siècle. La plus grande partie de l’épiscopat en était attristée, M. Dupanloup surtout, qui, avec son tempérament de lutteur, sentait mieux que personne la puissance de la presse dans le monde moderne. Il craignait qu’avec des journaux dirigés par des laïques, la direction des affaires ecclésiastiques ne risquât de se déplacer et d’échapper aux chefs naturels de l’église, de manière à ce qu’on vît chez elle la queue mener la tête. Aussi l’un de ses projets favoris, durant toute sa vie, avant 1848 comme après 1870, fut-il d’avoir à sa disposition un organe quotidien, vœu qu’il put réaliser durant quelques années, avec l’Ami de la religion en 1848, avec la Défense plus tard. Mais, si précieux que soit pour le clergé un pareil instrument, la possession n’en est pas sans dangers. Il y a là de toute façon pour l’église une sérieuse difficulté pratique. Aux mains des laïques, la presse religieuse menace de subalterniser le clergé et les évêques ; aux mains des chefs de la hiérarchie, rédigé par des plumes épiscopales ou ecclésiastiques, un journal présente des inconvéniens d’un autre genre et souvent non moindres. Toujours est-il que, durant sa longue guerre avec l’Univers, l’évêque d’Orléans se vit le plus souvent réduit pour toute arme aux brochures, aux revues, aux mandemens, aux lettres à son clergé. C’était là un duel inégal où, faute de pouvoir porter les derniers coups, la victoire devait rester au journaliste.

En vain, dans un mandement de 1852, l’évêque demandait-il publiquement « si quelques laïques, abusant de la puissance que leur donnait un journal, pouvaient dans l’église, chaque matin, parler de tout et à tous, décider à temps et à contretemps, prendre dans les plus graves questions de doctrines et de conduite l’initiative du jugement, de la décision, de la condamnation ; si, lorsqu’un évêque donne à ses prêtres des instructions pour les éclairer et les diriger, il serait permis à l’Univers de venir se mettre entre l’évêque et ses prêtres pour enseigner les prêtres après et contre leurs évêques[8]. » Le laïcisme, ainsi dévoilé par une bouche épiscopale, régnait en maître sur la portion la plus nombreuse du clergé, et ce qui navrait l’âme des évêques et des pasteurs les plus clairvoyans, c’est que, à l’inverse de ce qu’on aurait pu croire, cet ascendant des laïques s’exerçait toujours dans le sens le plus opposé à l’esprit de la société laïque, dans le sens le plus étroit, le plus outré ; c’est que toute leur politique n’était qu’une sorte d’anachronisme fait pour scandaliser les peuples et effaroucher le siècle. Malgré les protestations de l’évêque d’Orléans et les plaintes éloquentes de Montalembert contre les modernes inquisiteurs, un journal n’en continuait pas moins à s’établir en face des évêques et du saint-siège comme le défenseur de la foi et le censeur de l’épiscopat. Et ce rôle dénoncé par M. Dupanloup comme contraire à l’esprit et aux règles de l’église, comme attentatoire à l’ordre hiérarchique, ce journal le remplissait avec une superbe assurance, se réservant le monopole de l’orthodoxie, traçant à son gré autour des consciences fascinées le cercle hors duquel il n’y a plus de catholiques, « tranchant précipitamment, témérairement, violemment toutes les questions religieuses, et, quand une fois il les avait tranchées, ne tolérant aucune dissidence, de quelque part et de quelque haut qu’elle vînt. » Tous ceux qui n’acceptaient pas docilement ses oracles se transformaient pour lui en ennemis de l’église ou de la papauté, en mécréans, en hérétiques. Ainsi en fut-il de ses anciens amis les catholiques libéraux, devenus les plus odieux de ses adversaires[9].

Selon ses procédés habituels, V Univers chercha à transporter le différend du terrain politique, où il avait pris naissance, sur le terrain religieux, où les ultras espéraient avoir définitivement raison des libéraux, se flattant, après les avoir rendus suspects à Rome, de leur faire clore la bouche par la suprême autorité ecclésiastique. Pendant que les uns, demeurés fidèles aux croyances de leur jeunesse, persistaient, en dépit de la banqueroute de leurs espérances, à maintenir la compatibilité de la foi et des libertés publiques, les autres érigeaient hardiment leur incompatibilité en dogme, faisant du libéralisme une révolte contre l’église et l’enseignement du Christ. L’orthodoxie des Montalembert, des Lacordaire, des Dupanloup même, était habilement et sournoisement mise en suspicion, si bien que, dans le clergé, beaucoup se demandent encore si c’étaient là de vrais catholiques. Les contempteurs de la société moderne qui se plaisaient à confondre l’ordre spirituel et l’ordre temporel prêtaient à leurs adversaires la même confusion, s’imaginant ou feignant de croire que le libéralisme des catholiques libéraux débordait sur le domaine religieux. C’était là une erreur ou un artifice de polémique. Ce que ses adversaires s’obstinaient à dénommer le catholicisme libéral, comme si c’eût été un catholicisme de nouvelle sorte, est toujours, nous l’avons déjà remarqué, resté purement politique, étranger à la sphère religieuse ou théologique, à la discipline aussi bien qu’au dogme. Les plus hardis de ses adeptes ont pris eux-mêmes soin de le constater : s’ils invoquaient la liberté, ce n’était pas à la façon de Luther, contre le pouvoir spirituel et l’église ; c’était la liberté dans le sens moderne, vis-à-vis du pouvoir civil et de la force brutale. C’était, comme disait Lacordaire, « la liberté, qui n’est que le respect des convictions d’autrui, qui ne touche en rien au dogme, à la morale, au culte, à l’autorité du christianisme, qui lui retire seulement le secours du bras séculier, se confiant à la force intime et divine de la foi qui ne saurait faillir faute d’un glaive matériel levé contre l’erreur[10]. « Il est vrai que cela même en était trop pour les panégyristes convaincus des plus sombres pages de l’histoire du moyen âge. Il n’en reste pas moins certain que, dans cette école « catholique libérale, » il n’y eut jamais sous ce rapport, rien de comparable à ce qu’on a plus récemment appelé le protestantisme libéral. Pour trouver quelque chose d’analogue chez des catholiques, il faut descendre à l’obscure et impuissante école de Bordas-Demoulin et de Huet.

Une pareille équivoque servait trop bien les intérêts des ultras pour qu’ils y renonçassent. Faute de mieux, on affichait la crainte que les avances des libéraux ou des politiques à la société moderne s’étendissent à l’esprit moderne et à la science incrédule. On donnait à entendre qu’ils étaient prêts à transiger sur le dogme, « qu’ils conseillaient d’abroger quelques disciplines surannées, de rayer du symbole quelques articles insignifians[11]. » Un catholique se permettait-il de combattre la rouille de la superstition qui ternit si souvent la vertu des âmes simples, montrait-il de la défiance pour de prétendus miracles, pour de nouvelles apparitions de la Vierge ou pour les ineptes prophéties en circulation dans certain milieu, il était accusé de rationalisme et de naturalisme en même temps que de libéralisme, triple note infamante, que, tout en se déclarant captif de l’orthodoxie, Montalembert, vieilli, réclamait avec une fierté triste[12]. Au lieu d’attribuer toutes les victoires du christianisme à l’intervention directe du ciel et à des prodiges surnaturels, un écrivain avait-il l’audace de découvrir dans les grandes révolutions religieuses la trace des lentes influences historiques et de l’enchaînement naturel des faits, on lui jetait à la face le nom barbare de « naturiste. » Tel fut, par exemple, le reproche encouru par le prince Albert de Broglie, quand il préludait à ses belles études sur l’histoire moderne par ses curieuses recherches sur l’église et l’empire romain au IVe siècle. Il est vrai que la critique de cette étroite et jalouse orthodoxie s’en prenait également aux morts, à commencer par les gloires les plus solides de l’église de France, de Bossuet aux bénédictins de Saint-Maur. On eût dit que, non contens de proclamer l’antagonisme de la religion et de la liberté, ces singuliers défenseurs du catholicisme eussent voulu persuader le siècle de l’incompatibilité de la foi et de la science, de l’orthodoxie et de l’histoire.

Mais le grand crime, le grand grief pour les doctrinaires du double absolutisme, l’hérésie contenant en germe toutes les autres, c’était toujours le libéralisme, à la fois fils et père de « l’indifférentisme. » Dénaturant les idées les plus connues des catholiques demeurés fidèles à la liberté, l’Univers devait finir par les convaincre d’avoir secrètement formé dans les ténèbres une secte nouvelle. La fameuse formule que Montalembert eut le regret de se voir dérober par Cavour : « L’église libre dans l’état libre, » fut présentée comme la devise ou le mot d’ordre de la secte, et interprétée dans un sens manifestement étranger à Montalembert et à ses amis, comme si elle comportait la séparation de l’église et de l’état on la subordination de l’église au pouvoir civil. Une inscription commémorative, placée par Montalembert dans la chapelle de son château de La Roche-en-Brénil, devait, au plus fort des malheurs de la France, entre le siège de Paris et la commune, être dénoncée comme le manifeste de cette secte et le témoin révélateur des « mystères » célébrés par Montalembert et ses amis, MM. de Falloux, de Broglie, Cochin, sous les auspices de M. Dupanloup[13]

III

Cette hérésie, dont la feuille ultramontaine dévoilait ainsi tardivement les fastes occultes, on s’était flatté de l’étouffer à jamais sous l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus. On voyait dans ce dernier la bulle Unigenitus de ces nouveaux jansénistes, non moins dangereux et non moins haïs que les solitaires de Port-Royal, et l’on se réjouissait qu’un pareil coup leur vînt d’un pape qui les avait naguère encouragés de ses exemples, du pontife patriote et libéral dans lequel l’Italie et la France avaient salué « l’ange de la conciliation. » Le Syllabus éclata comme un coup de foudre en décembre 186â, quelques jours après la divulgation de la convention du 15 septembre, comme une réponse du Vatican à un arrangement qui disposait de lui sans lui.

Ce n’était cependant pas, ainsi que l’a écrit le père Curci[14], un document bâclé à la hâte ou un coup de tête de Pie IX. Chez le pape, revenu de ses premières illusions et leur gardant les rancunes d’un esprit déçu et d’un cœur blessé, c’était un projet déjà ancien. Dès 1862, lors de la canonisation des martyrs japonais, il avait confidentiellement fait consulter les évêques, rassemblés à Rome, sur un semblable catalogue d’erreurs ; le mot syllabus, on le sait, n’a pas d’autre sens. M. Dupanloup, qui ne pouvait être soupçonné de redouter de nouveaux combats, avait averti le cardinal Antonelli de l’orage que ne manquerait pas de soulever une pareille publication[15]. Ce premier Syllabus, emprunté, paraît-il, presque mot pour mot, au mandement d’un évêque français, fut mis de côté ; mais, sous le règne de Pie IX, la Prudence, dont la figure allégorique décore tant de salles du palais apostolique, avait perdu au Vatican une bonne part de son vieil empire. Un nouveau Syllabus, cette fois extrait des actes mêmes du pontificat de Pie IX, parut à l’improviste, et de toutes parts, dans la presse comme dans les chancelleries, cette sorte de manuel des erreurs contemporaines ou de code des anathèmes fut accueilli comme une déclaration de guerre à la société moderne. Ainsi l’entendaient d’un commun accord et les catholiques, qui en avaient provoqué l’apparition, et les incrédules, contre lesquels étaient dirigées les foudres pontificales. L’église, à la grande joie de ses pires adversaires comme de ses enfans aveugles, semblait confesser elle-même son incompatibilité avec la civilisation et le progrès modernes. Elle semblait prendre à son compte le terrible dilemme posé aux peuples, depuis le XVIIIe siècle et la révolution, par les ennemis déclarés du catholicisme, et dire à son tour qu’il fallait choisir entre elle et la liberté, entre les convictions du citoyen et les espérances du chrétien. La papauté paraissait souscrire officiellement à la plus grave des accusations lancées contre elle ; elle se proclamait d’accord avec les adversaires irréconciliables du christianisme sur le point qu’elle avait le plus d’intérêt à leur contester. Le coup, en apparence dirigé contre le libéralisme catholique, frappait tout droit le catholicisme lui-même, ainsi voué des deux bords opposés à la haine des peuples libres non moins qu’aux défiances des gouvernemens.

Les catholiques libéraux, que les ultras prétendaient directement visés, en étaient consternés moins pour eux-mêmes que pour l’église et la papauté, si inconsidérément découverte. Qui se sentait de force à faire face à la fois aux incrédules et aux fanatiques, également triomphans des anathèmes de Pie IX ? Un laïque, un simple prêtre, eût manqué d’autorité ; l’évêque d’Orléans s’en chargea, et l’on ne saurait nier qu’il le fit avec autant d’habileté que de résolution. Comme un général qui, sur le champ de bataille, répare les fautes de son souverain, M. Dupanloup, dégageant l’église de ses enfans perdus et abandonnant les téméraires lancés en avant au milieu de l’ennemi, couvrit une retraite devenue nécessaire. Avec un singulier coup d’œil stratégique, il joignit la question romaine à l’encyclique, prenant l’offensive contre la convention de septembre, gardant la défensive sur l’encyclique et le Syllabus. Ce dernier, il ne le contestait point, ainsi que d’autres l’ont essayé, comme un document anonyme ne portant pas la signature du pape, n’ayant par suite aucune valeur doctrinale, ne pouvant du moins prétendre à l’autorité d’un article de foi. Il l’acceptait au contraire comme émanant du souverain pontife, et, à ce titre, il le défendait à l’aide des procédés théologiques habituels, à l’aide de distinctions et de définitions. Remontant aux documens originaux d’où étaient extraites les propositions condamnées, il soutenait qu’on les avait mal comprises, qu’on en avait étendu la portée ou altéré le sens, chose en effet souvent incontestable, mais dont la première faute revenait au Syllabus, à cette manière de présenter à la foi des fidèles des propositions détachées et souvent tronquées, par là même, obscures ou ambiguës, jusqu’au point de sembler parfois de véritables énigmes[16].

Non content de cette apologie ainsi appuyée sur les pièces et pour ainsi dire documentaire, l’avocat du Syllabus pesait et analysait « ces vastes et vagues mots » de société moderne, de civilisation, de progrès, de libéralisme, qui, sur les lèvres des hommes, sont loin de toujours avoir le même sens, affirmant que ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans les lois, le catholicisme n’a jamais repoussé le vrai progrès, la vraie liberté, la vraie civilisation ; réclamant hardiment tous ces grands mots et ces grandes choses pour le christianisme contre des adversaires qui les dénaturent en s’en emparant.

Un fait certain, c’est qu’en dehors même des catholiques, nos contemporains sont bien loin d’entendre de la même manière et la liberté et la civilisation et le progrès. Si, au lieu de se contenter de mots aussi vagues qu’amples et sonores, ils voulaient, sous chacun de ces termes qui flattent notre imagination par leur vague même, placer une idée précise, combien imiteraient les théologiens dans le nombre et la subtilité de leurs distinctions ! Pour la liberté, l’évêque d’Orléans en faisait une dont les ultra-catholiques n’étaient pas seuls à avoir besoin ; c’était celle de la liberté civile, de la liberté politique, et de la liberté morale. Plus d’un esprit indifférent aux anathèmes de Rome reproche aux libéraux, tout comme certains catholiques, d’admettre indistinctement, sous prétexte de libéralisme, la liberté du mal avec la liberté du bien, la liberté de l’erreur comme celle de la vérité ; ce qui, dit-on, assimile en principe l’erreur à la vérité et le mal au bien. C’est là une confusion. Devant la morale, de même que devant la religion, la liberté civile et la liberté de conscience ne supposent nullement l’égalité du bien et du mal, l’égalité du vrai et du faux, ou leur liberté au même titre. La liberté politique n’implique pas plus, au point de vue moral, le droit au mal, que la liberté de conscience n’implique le droit à l’erreur. Comme le disait l’évêque d’Orléans dans son commentaire du Syllabus, la conscience, pour être libre, n’en est pas moins obligée en face du devoir et en face de la vérité. La liberté politique ne saurait la soustraire à aucun devoir. Libre devant l’état et la loi humaine, l’homme reste obligé devant Dieu et devant sa conscience. Sur ce point, tous les philosophes seraient d’accord avec les théologiens, et ce n’est peut-être pas le seul.

Pour qui veut aller au fond des choses sans se laisser rebuter par le jargon scolastique, on est surpris de découvrir que, loin d’être toujours spéciales à l’église ou de découler uniquement de ses dogmes, les condamnations prononcées par le Syllabus se retrouvent souvent dans les objections des moralistes, dans les réserves des philosophes ou des politiques, en face de certaines manières de comprendre la démocratie, la liberté, le progrès.

Sous la plume de l’évêque d’Orléans ou de l’archevêque de Paris, M. Darboy, — l’épiscopat, à la différence de la presse religieuse, était presque unanime à interpréter les actes pontificaux dans le sens le plus modéré, — les propositions en apparence les plus choquantes du Syllabus se résolvaient parfois en simples axiomes de morale, en une espèce de truismes d’une incontestable vérité. Ainsi, par exemple, le suffrage universel, salué en 1848 par M. Parisis et d’autres évêques comme une application pratique de l’égalité chrétienne[17], paraissait en 1864 au nombre des aberrations contemporaines anathématisées par le saint-siège. En remontant aux textes originaux, les interprètes mitres du Syllabus démontraient qu’il n’en était rien. Loin de toujours condamner le suffrage universel, le pape se bornait à rappeler que le nombre ne fait pas le droit ; que, pour savoir où est la vérité, il ne suffit pas de compter les voix, que la multitude elle-même n’a pas le droit de tout faire, en d’autres termes, que la force n’est pas le droit. Ainsi entendu, le Syllabus se trouvait converti en défenseur du sens commun, de l’éternelle morale et de la liberté elle-même contre les sophismes des courtisans de l’absolutisme populaire et les violences de la force brutale.

Comme pour l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI, dont l’encyclique Quanta cura et le Syllabus n’étaient guère qu’une reproduction grossissante, les deux points les plus malaisés à expliquer dans un sens conforme aux idées modernes, c’était ce qui concernait la liberté de la presse et la liberté des cultes. Pour la première, les glossateurs s’en tiraient en soutenant que Pie IX, de même que Grégoire XVI, n’avait condamné que la liberté illimitée, omnimodam libertatem, c’est-à-dire la licence effrénée, à laquelle l’intérêt public ou l’intérêt privé ont presque partout contraint de marquer une borne.

Quant à la liberté des cultes, à la liberté de conscience, le dissentiment entre ce que nous appelons les idées modernes et les vues de l’église était plus profond ; aucun ecclésiastique n’eût pu le nier ; mais, tout en le reconnaissant en principe, un catholique pouvait en restreindre les conséquences pratiques, et représenter qu’en fait cette divergence de vues n’avait pas dans l’application l’importance que lui attribuaient les ennemis de l’église ou ses imprudens amis. C’est ce que faisait l’évêque d’Orléans, déclarant que, si elle ne pouvait admettre la liberté des cultes comme un droit primordial, antérieur, absolu, la papauté l’admettait comme un droit politique fondé sur un fait ; rappelant que le saint-siège ne condamne pas les constitutions où cette liberté est inscrite ; disant seulement que l’église garde un autre idéal et qu’il ne faut pas lui demander « de transformer en vérités absolues des nécessités relatives. » Nous touchons ici à ce qui est le caractère propre du Syllabus et de tous les actes pontificaux du même genre. Pour les apprécier, il ne faut pas oublier que ce sont avant tout des déclarations de principes, visant les doctrines plutôt que leur application, « la thèse et non l’hypothèse, » les systèmes philosophiques ou politiques et non les législations ou les constitutions existantes[18]. Les papes et les théologiens qui émettent ces principes raisonnent en quelque sorte dans l’abstrait, pour une société ayant conservé l’unité de foi et filialement soumise à l’autorité pontificale. Ils font à leur manière, si j’ose ainsi parler, leur île d’Utopie, leur Salente, ou leur République de Platon, exposant, d’après leurs maximes, les lois d’une société parfaite, sans se préoccuper des nécessités contingentes et des réalités actuelles, ce qui ne les empêche nullement d’en tenir compte dans la pratique, de s’y accommoder et de se faire aux circonstances. Quand les règles idéales ainsi posées seraient en contradiction manifeste avec les principes de notre droit public, y aurait-il là de quoi alarmer sérieusement les gouvernemens et les peuples modernes ? Non, en France du moins, car chez nous, les fanatiques ou les illuminés, qui rêvent de construire sur la terre une sorte de copie de la Jérusalem céleste, sont les seuls à voir en de telles maximes une règle de conduite applicable à notre temps et à notre état social. Les autres, non-seulement les catholiques qui, au contact du siècle, se sont plus ou moins entachés d’idées libérales, mais tous ceux qui ont quelque esprit politique ou quelque sens pratique sentent la folie de pareils songes et prennent à tâche de s’en disculper. Ils s’efforcent de rassurer les princes et les peuples en leur rappelant qu’en fait, dans la sphère concrète, l’église n’a jamais condamné aucune forme de gouvernement ni aucune constitution politique.

C’est par cette réflexion que l’évêque d’Orléans terminait sa défense du Syllabus, et, quelque réserve que pût susciter tel ou tel point de son argumentation, quelque défiance que dût inspirer la conduite des catholiques au pouvoir en telle ou telle circonstance, il était malaisé pour les esprits non prévenus, pour les esprits libéraux notamment, avant tout préoccupés des intérêts de la liberté et soucieux de ne lui aliéner personne, de ne pas se féliciter de pareilles conclusions. Sur le terrain des faits, disait l’interprète ecclésiastique, dans la sphère pratique, nous pouvons nous entendre : n’est-ce pas là l’essentiel ? Il ne s’agit pas de décider si, aux yeux de l’église, les constitutions politiques reposent sur des déclarations de principes vraies ou erronées. La question est de savoir si les catholiques peuvent accepter les libertés politiques modernes comme des lois ou des institutions amenées par les nécessités d’un temps ou d’un pays : or, à ce titre, où le Syllabus, où l’Encyclique les condamnent-ils ? Nulle part.

Une telle interprétation, qui n’était en réalité qu’une glose éloquente de thèses déjà anciennes, ne pouvait plaire aux violons d’aucun parti, ni à ceux qui prétendaient anathématiser la société moderne, ni à ceux qui voulaient excommunier le catholicisme de la civilisation. Aussi les uns et les autres déclarèrent-ils à l’envi que l’évêque d’Orléans et ses amis n’avaient fait que défigurer les actes pontificaux. Les intransigeans de l’ultramontanisme ne se contentaient pas de traiter de timides les catholiques qui contestaient l’opportunité du Syllabus et d’habiles ceux qui essayaient d’en atténuer la portée ; ils mettaient une telle passion à soutenir sur ce point les ennemis avérés de l’église, à fermer toute porte de sortie aux apologistes ecclésiastiques, qu’ils flétrirent l’interprétation de M. Dupanloup du nom d’Antisyllabus. Comme s’ils n’eussent eu d’autre but que de révolter la raison et de scandaliser les peuples, ils maintenaient que tout libéral tombait nécessairement sous la réprobation de l’encyclique, que le libéralisme pouvait être comparé au manichéisme, qu’en aucun sens un catholique ne pouvait être ni se dire libéral. Ils tenaient à ce que, pour les fidèles, ce libéralisme détesté ne fût pas une affaire d’opinion politique, mais une affaire de dogme, persistant à contraindre les adversaires de l’Univers, les catholiques dits libéraux, à reconnaître leurs doctrines dans les propositions censurées[19].

Tout le clergé, quelque plié qu’il fût au joug, quelque façonné qu’il fût aux doctrines extrêmes, ne pouvait aller jusque-là. L’épiscopat surtout ne pouvait demeurer sourd aux cris de joie que le Syllabus avait fait pousser d’un bout à l’autre du camp hostile. Aussi, de tous les coins de l’Europe et du monde, fait unique sans doute dans l’histoire ecclésiastique, plus de six cents évêques (630), ce qui équivalait à une sorte de déclaration œcuménique, adhérèrent à l’interprétation de M. Dupanloup, et parmi eux se trouvait le cardinal Pecci, le futur Léon XIII, qui, dans sa cathédrale de Pérouse, a plus d’une fois tenu un langage analogue.

Le Vatican lui-même, dans son isolement aux extrémités désertes de Rome, n’était pas assez fermé aux bruits de ce monde pour ne pas entendre un écho des retentissantes clameurs soulevées par l’encyclique Quanta cura. On ne pouvait se dissimuler autour du pape qu’en Italie, comme en France, en Belgique, en Allemagne jusqu’en Amérique, le Syllabus avait, dans tout le monde civilisé, ranimé les haines et les défiances contre l’église. La propagande anticatholique, appuyée sur les commentaires du journalisme ultramontain, y avait trouvé une arme nouvelle, un épouvantail dressé par ses adversaires même, avec un cri de guerre d’autant plus dangereux pour ceux qui l’avaient imprudemment fourni qu’il sonnait d’une manière plus étrange et était moins intelligible à la foule[20]. Les catholiques belges qui, quelques mois plus tôt, applaudissaient au congrès de Malines, les Montalembert, les Dupanloup, les Falloux, en avaient été particulièrement émus. Il semblait que de Rome on eût pris plaisir à miner derrière eux le terrain constitutionnel sur lequel ils tenaient péniblement tête à leurs adversaires. Aussi la grande revue romaine, la Civiltà cattolica, se crut-elle obligée de constater que le Syllabus et l’encyclique n’attaquaient « ni la constitution belge, ni les droits et les devoirs des citoyens belges, ni leurs légitimes libertés politiques[21]. » Cette seule déclaration de l’organe romain eût renversé tout le système des ultras. Pie IX lui-même, soit qu’il eût été surpris du tumulte soulevé par son catalogue d’erreurs, et qu’il désirât en atténuer l’effet, soit qu’il sentît simplement la nécessité de ne pas prendre au compte du saint-siège les extravagans commentaires d’une certaine presse, Pie IX adressa à l’évêque d’Orléans un bref de félicitations. Le saint-père le remerciait de la manière dont il avait défendu et interprété le Syllabus, le louant d’avoir réprouvé les erreurs condamnées au sens où le pape les réprouvait lui-même[22]. Après une pareille approbation, il semblait difficile de répéter que M. Dupanloup avait trahi et dénaturé la parole pontificale. Cela ne gêna point les adversaires de l’Antisyllabus d’Orléans. « L’hérésie libérale » condamnée par le pape, ils n’en persistèrent pas moins à la retrouver dans l’interprétation sanctionnée d’un bref de Pie IX, faisant eux-mêmes ce qu’ils reprochaient à M. Dupanloup, épiloguant sur le bref pontifical, prétendant y découvrir sous les éloges un blâme dissimulé, comme si le pape dont ils célébraient l’indomptable énergie eût pu s’oublier assez pour applaudir publiquement à des doctrines entachées d’erreur ou pour déguiser subrepticement son blâme sous des paroles ambiguës[23].

Toujours est-il que la question dont les ultras lui demandaient la solution, le Syllabus ne l’a pas tranchée. Le libéralisme n’a pas été officiellement classé parmi les hérésies. L’opinion des catholiques reste libre à cet égard après l’encyclique Quanta cura de Pie IX aussi bien qu’après l’encyclique Mirari de Grégoire XVI. La distinction du fait et du droit, de l’hypothèse et de la thèse, permet au croyant le plus timoré de mettre sa foi d’accord avec son patriotisme et sa conscience avec ses opinions politiques. Et cette liberté de fait dont les anathèmes du Syllabus n’ont pu le dépouiller, il n’est pas probable qu’aucun des successeurs de Pie IX la lui dispute jamais, ni qu’aucune encyclique aille dans ce sens au-delà du Syllabus, L’église a pour cela trop d’intérêt à laisser la question ouverte.


IV

Les divisions intestines des catholiques ne les empêchèrent jamais de s’unir contre les ennemis spirituels et temporels de la papauté. De 1849 à 1870, à l’époque même où ils étaient en proie à une Véritable guerre civile, les deux camps rivalisèrent de zèle et de dévoûment pour la défense de la royauté pontificale, veillant avec une égale sollicitude sur les murs en ruines de la Rome papale, déjouant les surprises, repoussant les attaques sans se laisser endormir par les feintes ni lasser par les assauts de l’ennemi. Durant cette sorte de siège de plus de vingt ans, Montalembert, M. de Falloux et, en avant de tous, M. Dupanloup se distinguèrent par l’ardeur et la vigueur de leurs coups. Certes, si l’éloquence était un rempart pour les états, et si un trône pouvait être sauvé par la vaillance de la plume et de la parole, les murailles de la ville sainte n’eussent pas été violées et la croix de Savoie n’eût pas au Capitole remplacé l’écusson aux clés de Saint-Pierre.

La question romaine est de celles que nous avons trop souvent traitées ici et ailleurs pour y revenir longuement aujourd’hui[24]. A nos yeux, on le sait, la monarchie pontificale était vouée à une chute fatale ; la révolution italienne et l’unité de la péninsule n’en ont été que la cause seconde, non la cause première. Le respect et les regrets que les catholiques ne sauraient refuser à la royauté temporelle de leur chef, les argumens que la religion et la politique apportaient en faveur de son maintien ne pouvaient longtemps la faire survivre à la sécularisation, partout ailleurs accomplie, des états modernes. Deux choses presque également malaisées en eussent seules pu prolonger l’existence, la sécularisation spontanée de l’administration, et, en 1859 comme en 1848, une politique résolument nationale. Or, si un tel rôle n’était pas au-dessus du cœur de Pie IX, il était au-dessus de ses forces et peut-être des forces humaines. Quelques-uns parmi les catholiques, Lacordaire notamment, eussent voulu réveiller chez le pape-roi de 1860 le Pie IX d’avant 1848 ; mais ce dernier était mort de ses déceptions, et la monarchie pontificale était bien vieille pour se laisser transformer en quelques années. Ses plus illustres défenseurs en avaient le sentiment. Bien qu’ils ne fassent pas de ceux qui voyaient dans la petite monarchie théocratique une sorte de cité modèle et de type idéal de gouvernement, croyant cette monarchie nécessaire à l’indépendance de la papauté, ils ne pouvaient l’abandonner pour des défauts que leur piété leur rendait moins choquans, ni la sacrifier, parce qu’ainsi que le disait nettement Lacordaire, le gouvernement du saint-siège était un gouvernement d’ancien régime. Tous, du reste, avaient pour la chaire apostolique cet amour exalté qui est comme l’âme du catholicisme contemporain. Ceux qu’on prétendait flétrir du nom de libéraux, ceux qu’on traitait de catholiques selon Cavour étaient les premiers à adorer le « Christ de nouveau crucifié dans son vicaire. » S’ils ne pouvaient se dissimuler les erreurs de la politique vaticane, ils les voilaient avec la piété des enfans de Noé. C’étaient vraiment, comme le proclamait Montalembert, des fils combattant pour leur mère et des fils non moins respectueux que tendres.

Puis, en tant que catholiques, comment n’auraient-ils pas eu les yeux ouverts sur les difficultés et les périls que devait entraîner pour la papauté la chute de sa royauté séculaire ? Comment s’étonner qu’ils se soient enrôlés dans cette sorte de croisade de plume qui remuait tout le monde catholique, qu’ils aient combattu au premier rang pour une cause qui, parmi ses défenseurs, comptait à côté d’eux les Thiers, les Guizot, les Villemain ? alors surtout que l’intérêt national leur semblait d’accord avec l’intérêt religieux ; que, dans la jeune unité italienne, ils apercevaient avec M. Dupanloup, dès 1861, « la mère prochaine et très menaçante de l’unité allemande ? » Ce que l’histoire leur pourrait reprocher, au point de vue même des intérêts ecclésiastiques, c’est d’avoir, par l’inflexibilité de leur attitude vis-à-vis des exigences italiennes, par leur zèle filial à tout couvrir et à tout défendre, contribué à maintenir le Non possumus, lequel, en fermant la voie à tout compromis, devait aboutir à l’entière dépossession du pape. Certes, il peut sembler aujourd’hui que d’autres conseils eussent été plus politiques, mais Rome ne les eût pas tolérés ; elle ne s’en fût pas moins tenue au Sint ut sunt ; puis, avant comme après 1870, il eût fallu être aveugle pour ne pas apercevoir combien de difficultés morales et matérielles se dressaient devant toute transaction.

Chose contraire à ce qu’on eût pu prévoir, si les pratiques du gouvernement pontifical à Rome offraient un argument aux contempteurs de toutes les libertés, l’attitude des catholiques français dans la question romaine, leur invincible obstination à défendre le trône pontifical, loin de les éloigner davantage du libéralisme, entretint ou réveilla chez beaucoup d’entre eux le goût de la liberté et des institutions parlementaires. La brusque déclaration de guerre de 1859, l’ambiguïté de la politique impériale dans toutes ces épineuses affaires, ranimaient les défiances contre le pouvoir personnel et contre le maître irrésolu que Montalembert signalait comme le Pilate de la papauté. C’est ainsi qu’en 1863, dans une sorte de consultation sur la conduite à tenir durant les élections, sept des principaux évêques de France, et à leur tête M. Dupanloup, déclarèrent que, dans nos sociétés agitées, la liberté religieuse n’a pas de meilleur appui que les libertés politiques[25]. Les appréhensions pour la royauté du pape rendirent l’indépendance à plus d’un candidat officiel ; dans le corps législatif, qui menaçait de rester la chambre du silence, elles rouvrirent les bouches et délièrent les langues de la majorité. En 1863 et 3869, comme en 1849, les catholiques libéraux se trouvèrent rapprochés de M. Thiers et des parlementaires, et cette fois, non pour la défense de l’ordre, à la cause duquel les uns et les autres avaient peut-être, sous la présidence, fait d’imprudens sacrifices, mais pour la revendication des libertés perdues. Les survivans de ces « cléricaux » peuvent ainsi se vanter d’avoir pour leur part contribué au réveil du libéralisme, d’avoir entretenu chez nous un idéal politique, alors que la société française, tout entière aux préoccupations matérielles, semblait absorbée dans la recherche du luxe et du lucre.


V

Les partis religieux ne sont ni plus clairvoyans ni plus reconnaissans que les partis politiques. Les services rendus à la royauté pontificale par M. Dupanloup et ses amis ne devaient pas leur faire pardonner leur attitude au concile du Vatican. Leur opposition à la proclamation de l’infaillibilité papale est, pour beaucoup de fidèles, demeurée à leur front une tache indélébile. Les laïques, qui avaient fait de l’infaillibilité du souverain pontife leur cause personnelle, devaient faire un crime aux évêques d’avoir osé se prononcer quand on les interrogeait, de n’avoir pas craint, sous les voûtes de Saint-Pierre, de porter à l’ambon une parole libre, comme si les conciles n’étaient réunis que pour se taire ou saluer de leur docile placet toutes les propositions émanées des congrégations romaines. Les partisans de la définition eussent voulu qu’elle fût prononcée sans discussion, par acclamation ; ils n’ont jamais pardonné à ceux qui ont fait échouer ce plan. Dès 1867, lors de la réunion des évêques pour le centenaire de Saint-Pierre, certains prélats se demandaient si le véritable but de cette convocation n’était pas la promulgation de l’infaillibilité pontificale. Plusieurs appréhendaient que les exaltés ne voulussent profiter de la présence à Rome de tant d’évêques pour faire proclamer à l’improviste le nouveau dogme[26]. La plupart s’en montraient fort éloignés ; ils désiraient que, si la définition devait avoir lieu, ce fût avec des formes solennelles, en concile.

La réunion d’un concile était depuis longtemps l’un des vœux du pape, qui en toutes choses aimait à faire grand. Il s’en était ouvert, dès 1864, à une séance d’une congrégation romaine, et plus tard, en 1865, dans une lettre confidentielle adressée à trente-six évêques, dont celui d’Orléans ; mais, s’il avait en vue l’infaillibilité, Pie IX le taisait. On a généralement oublié, parmi les catholiques comme parmi les hétérodoxes, que la nouvelle définition dogmatique, qui semble avoir été l’unique résultat et le principal but du dernier concile, ne figurait même point dans ce qu’on en pourrait appeler le programme officiel. À s’en rapporter aux bulles d’indiction, il n’y devait être question que de la discipline du clergé régulier et séculier, de l’amendement des mœurs, de l’éducation de la jeunesse, de la paix universelle, et, d’une manière générale, des moyens de remédier aux maux de l’église et de la société. Aussi, loin de s’effrayer de la réunion d’un concile œcuménique, les catholiques libéraux étaient-ils plutôt disposés à s’en féliciter, comme d’une preuve de la vitalité de l’église. M. Dupanloup fut des premiers et des plus ardens à y applaudir. Il avait, en 1867, été de ceux qui décidèrent la majorité des cinq cents évêques réunis à Rome à demander, dans leur adresse au pape, la convocation d’un concile. Il la désirait si vivement, qu’un peu plus tard il pressait le pape Pie IX de publier les bulles d’indiction, et lui adressait en 1868 une note sur les périls de trop longs délais.

Si l’infaillibilité a été introduite au concile, si elle a été mise en discussion avant même que les évêques fussent rassemblés, c’est que la question fut soulevée par la presse religieuse, laquelle n’admettait point qu’elle ne fût pas posée et résolue. Lors donc que, laïques ou ecclésiastiques, des catholiques s’opposaient à la définition, demandant qu’elle ne fût pas portée au concile, loin d’aller contre les désirs avoués du saint-siège, ils se renfermaient strictement dans les bulles pontificales et ne combattaient que des journaux dont l’opinion ne pouvait avoir force de loi dans l’église.

La controverse soulevée à ce propos par le journalisme agitait déjà tout le monde catholique, que les adversaires de la définition pouvaient encore se flatter de ne pas se mettre en travers des vœux du Vatican. Les lettres d’un des prélats les plus éclairés de Borna, alors archevêque de Thessalonique, depuis secrétaire d’état de Léon XIII, après avoir partagé avec lui les voix du conclave de 1878, Mgr Franchi, permettaient de croire que la prudence l’emporterait autour du saint-père[27]. De presque tous les points de l’Europe, d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie particulièrement, l’épiscopat agissait dans le sens de la modération. Les évêques allemands, réunis à Fulda, avaient adressé au Vatican un mémoire où ils déclaraient unanimement que, dans l’état actuel des esprits, ils considéraient comme un malheur qu’une question aussi délicate fût introduite au concile. Ce mémoire avait fait impression à Rome. Pour triompher des hésitations du Vatican et des répugnances des évêques les plus en vue par la situation et le talent, les infaillibillistes de la presse recoururent à un procédé inouï en pareille matière, mais conforme à l’esprit de la démocratie sacerdotale, sur laquelle ils semblaient vouloir édifier une sorte de césarisme théocratique. Ils imaginèrent un immense pétitionnement, « une sorte de plébiscite en matière de dogme » dans les colonnes de l’Univers. L’église enseignée, disait M. Dupanloup, prétendait dicter d’avance ses décisions à l’église enseignante ; le bas clergé et la laïcité s’immisçaient indirectement au concile ; et leur voix, multipliée par les échos de la presse, menaçait d’y couvrir celle des évêques. Il semblait que la place autrefois laissée dans ces assises de l’église aux princes catholiques eût été usurpée par le journalisme et que, à l’instar des empereurs ou des rois du passé, ce nouveau souverain se crût le droit d’y faire prévaloir ses volontés.

Un des traits les plus particuliers de ces querelles ecclésiastiques, c’est qu’en réalité les deux camps adverses étaient d’accord sur le fond de la question. Leur dissentiment ne portait que sur la conduite à tenir au concile. Ceux qu’on appelait les libéraux, en France du moins, étaient pour la plupart aussi romains, aussi ultramontains, au sens propre du mot, que leurs adversaires. Ils avaient en toute occasion non moins amoureusement proclamé l’autorité du saint-siège. Cela, sauf de rares exceptions, était vrai de ceux qu’on nommait les derniers gallicans, des élèves de Saint-Sulpice, tels que M. Dupanloup, lequel avait passé sa thèse de docteur en théologie à Rome et précisément sur la question de l’infaillibilité. Cela était non moins vrai des anciens amis de La Mennais, tels que Montalembert et Lacordaire. Dans les fameuses libertés de l’église gallicane, ils n’avaient jamais vu que des servitudes vis-à-vis du pouvoir civil. Le gallicanisme, avec son faux air de césaro-papisme, avait révolté leur jeunesse par son zèle pour le pouvoir absolu des rois. Ils ne lui avaient pas pardonné l’esprit de servilité vis-à-vis du trône, dont, à tort peut-être, ils accusaient l’ancien clergé. Les doctrines romaines, les maximes politiques de saint Thomas, de Bellarmin, de Suarez, de Mariana même leur avaient, non sans raison, paru singulièrement plus libérales, plus démocratiques, plus modernes, en un mot, que celles de Bossuet et de nos vieux gallicans, fauteurs du droit divin des rois[28].

Ils s’étaient imaginé qu’en cherchant son point d’appui à Rome, l’église de France se montrerait à la fois plus indépendante vis-à-vis du pouvoir et plus amie des libertés publiques. C’était compter sans les passions et la secrète logique de l’ultramontanisme, qui, oublieux de ses anciens docteurs, devait perdre de vue leurs théories sur l’origine du pouvoir civil et les droits de la communauté, pour appliquer à la société civile et à l’état les mêmes procédés et les mêmes maximes qu’à la société religieuse. On l’a remarqué avant nous, le journalisme catholique, rattachant à l’ultramontanisme une conduite politique que jusque-là il n’avait pas paru impliquer, l’avait associé à la complaisance envers les pouvoirs héréditaires et absolus[29]. C’était justement le contraire de ce qu’avait rêvé, vers 1830, l’école ultramontaine de l’Avenir, pour laquelle la plus haute personnification de la papauté, c’étaient les grands pontifes du moyen âge luttant, avec les communes libres, contre l’absolutisme des empereurs. Si l’ancien gallicanisme avait dégoûté les âmes fières par sa platitude vis-à-vis des princes, le nouvel ultramontanisme leur avait offert sous le second empire un spectacle non moins répugnant. Ne l’avait-on pas vu, comme s’en indignait encore Lacordaire à ses derniers jours, déshonorer l’église en saluant César d’une acclamation qui aurait excité le mépris de Tibère[30] ?

Au point de vue religieux même, dans la sphère où l’obéissance leur paraissait une vertu, et l’humilité une noblesse, les premiers promoteurs de l’ultramontanisme en France avaient, ainsi qu’il arrive souvent, été bientôt distancés dans la voie qu’ils avaient ouverte. Après avoir, sous Louis-Philippe, devancé la plus grande partie du clergé dans l’exaltation de la chaire romaine, ils s’étaient trouvés dépassés par les adorations et les adulations excessives des ultras de l’ultramontanisme. Montalembert, dont c’était la propre histoire, qui, moins de dix ans plus tôt, appelait le gallicanisme la plus redoutable et la plus invétérée de nos erreurs, qui se félicitait de voir les articles de 1682 abandonnés de tout le clergé, et les idées du Pape de J. de Maistre devenues des lieux communs pour la jeunesse catholique[31] ; Montalembert notait avec tristesse, dès 1861 ou 1862, cette rapide évolution. « Les prêtres, disait-il, qui inquiétaient le clergé gallican de 1830 par leurs sympathies ultramontaines ont assez vécu pour pouvoir protester contre les extravagances des ultramontains d’aujourd’hui[32]. »

On a dit que les catholiques libéraux s’étaient vengés du Syllabus sur l’infaillibilité, qu’anciens champions des doctrines ultramontaines, ils avaient déserté au gallicanisme par représailles[33]. De pareilles imputations sont démenties par leur langage avant l’apparition du Syllabus. Il n’est, du reste, aucun besoin d’y recourir pour expliquer leur attitude à l’époque du concile. Des hommes, dont la répulsion pour le gallicanisme avait été parfois poussée jusqu’à l’injustice envers l’ancien clergé, s’étaient, grâce au mouvement des esprits autour d’eux, retrouvés un jour gallicans par comparaison. C’est là une aventure fréquente dans l’histoire des partis, religieux ou politiques, qui tendent presque toujours à renchérir sur leurs propres doctrines et tôt ou tard traitent les esprits modérés en suspects ou en renégats. Plus d’un des catholiques qui avaient naguère amoureusement couvé les tendances ultramontaines en était de cette façon revenu à ce que Lacordaire, si je ne me trompe, appelle quelque part le gallicanisme instinctif, gallicanisme éternel qui fait redouter tout pouvoir sans limite et qui, par là même, est l’opposé du nouvel ultramontanisme, lequel prétend courber la société civile aussi bien que la société religieuse sous le joug d’un despotisme omnipotent.

Dans la controverse qui précéda et accompagna le concile, les partisans de la définition de l’infaillibilité ne se firent pas faute d’évoquer contre leurs adversaires ce spectre du gallicanisme afin de susciter contre eux les ombrages de Rome. C’était de leur part, du reste, une vieille tactique qu’ils avaient comme bien d’autres choses empruntée à La Mennais et à l’Avenir. En fait, le gallicanisme était mort, la plupart des évêques qu’on flétrissait de cette marque n’avaient jamais été gallicans ; Presque tous croyaient non moins que les infaillibilistes les plus bruyans à l’infaillibilité personnelle du pape. Ils l’avaient assez prouvé lors de la proclamation de l’immaculée conception en leur présence par Pie IX, et depuis, dans les adresses rédigées ou signées par eux lors des réunions de l’épiscopat pour la canonisation des martyrs japonais ou le centenaire de Saint-Pierre. S’ils s’effrayaient de la promulgation officielle d’un dogme auquel ils adhéraient personnellement, c’était uniquement pour l’effet que pourrait produire au dehors un pareil dogme et pour l’usage que certains catholiques en prétendaient faire. Ils sentaient que cette définition était indirectement dirigée contre eux, et contre leurs idées les plus chères ; qu’aux yeux de ses plus ardens promoteurs, c’était moins un moyen de pacification dans l’église qu’une arme de guerre contre la société moderne. On se flattait parmi les ultras que l’éclat ainsi rehaussé de la tiare se réfléchirait tout autour d’elle, au-delà même de la sphère dogmatique. Selon le mot d’un ecclésiastique français, on voulait déclarer le pape infaillible dans les matières de foi pour le faire croire infaillible dans les autres.

Ce qui faisait redouter des uns la nouvelle définition, c’était précisément ce qui la faisait souhaiter de leurs adversaires. Tandis que, avec un des prélats les plus éclairés de l’Europe[34], les uns croyaient que, de notre temps, à notre époque sceptique, l’église ne pouvait rien gagner à accroître le nombre de ses dogmes ; qu’en face des assauts de l’impiété et devant la sape du rationalisme contemporain, elle avait tout intérêt à ne pas étendre les lignes qu’elle avait à défendre ; les autres, raillant comme indignes de l’église ces préoccupations d’humaine prudence, se complaisaient à humilier l’orgueilleuse raison du siècle sous le joug d’un dogme de plus, et en apparence du plus provocant de tous les dogmes. Au scepticisme et à l’incrédulité modernes, se plaignant d’être enfermés par le catholicisme dans un champ trop étroit, ils se faisaient gloire de répondre en resserrant le cercle des croyances obligatoires et rétrécissant le domaine abandonné à la libre raison.

De même au point de vue politique. Pendant que les uns s’effrayaient de voir accentuer le contraste entre l’organisation intérieure de la société religieuse et celle de la société civile, inquiets de voir la première concentrer tous les pouvoirs en une seule main, faire découler toute autorité d’une seule source, d’une seule bouche, alors que de toutes parts la société civile tend de plus en plus à faire dériver le pouvoir de la libre volonté des gouvernés, les autres se félicitaient de cette opposition, de cette marche en sens inverse, espérant qu’entre deux sociétés animées d’un esprit aussi différent et cheminant à l’encontre l’une de l’autre, l’antagonisme serait inévitable, le conflit certain, le choc prochain. Ce conflit que les premiers appréhendaient, les derniers, joyeux de l’affronter, l’appelaient de leurs vœux, se flattant d’en voir sortir le réveil des catholiques et le triomphe de l’église. Alors que l’Univers, persuadé que l’église avait toute la société à reconstruire, entrevoyait dans l’avenir, après un nouveau déluge envoyé par la miséricorde de Dieu, une confédération des peuples présidée par le pape[35], M. Dupanloup et ses amis craignaient que l’infaillibilité, et avec elle le schéma de Ecclesia, ne fissent que provoquer les gouvernemens à rompre avec le saint-siège, éloigner les peuples de l’église, fournir une objection de plus aux rationalistes, dresser entre Rome et les églises séparées une nouvelle et plus haute barrière.

Il semblait qu’il y eût alors pour le saint-siège des raisons de prudence particulières. Le Vatican avait d’autant plus de ménagement à garder qu’il ne régnait à Rome qu’à l’abri du drapeau tricolore, et qu’en blessant les gouvernemens et l’opinion publique, il s’exposait à faire retirer nos troupes ou à en rendre le maintien plus malaisé. C’était là, pour les partisans de la modération, un argument qu’ils ne pouvaient se dispenser de faire valoir. On les accusa de vouloir exercer une pression du dehors ; on alla jusqu’à les soupçonner de trahir la cause de l’indépendance pontificale, dont ils avaient été les plus vaillans soldats. Tel est, du reste, l’aveuglement de l’esprit de parti, tel était l’espèce d’illuminisme, prédominant dans certains cercles, qu’à Rome les zelanti regardaient la définition de l’infaillibilité comme une sauvegarde du pouvoir temporel, se figurant qu’une fois proclamé infaillible, le pape imposerait davantage à la révolution et trouverait de plus ardens défenseurs dans les nations ou les princes catholiques.

En se mettant en travers du torrent impétueux qui emportait l’église, les adversaires de la définition sacrifiaient leur popularité dans le clergé et parmi les masses catholiques, car, en religion non moins qu’en politique, la faveur des partis va presque toujours aux opinions les plus tranchées et aux thèses les plus outrées. Les conseils de la prudence sont taxés de lâcheté ou de faiblesse ; les hommes qui osent les donner s’offrent à la suspicion et aux calomnies de ceux mêmes dont ils servent la cause. Les prélats opposés à la définition n’échappèrent pas à cette loi commune. On leur fit voir que les haines religieuses et les rancunes théologiques ne sont ni les moins violentes, ni les moins soupçonneuses, ni les moins tenaces ; mais, pour la plupart d’entre eux, le chagrin le plus cuisant, ce fut de contrister le cœur d’un pontife qu’ils aimaient et vénéraient par-dessus tout, de paraître faire acte d’opposition à un père persécuté dont leur piété filiale eût voulu adoucir les amertumes. Toute leur conduite au concile devait se ressentir de ce qu’avait de douloureux et de pénible un pareil rôle[36]. Contraints de combattre un pouvoir qu’ils étaient les premiers à révérer, embarrassés dans leurs scrupules, paralysés par leur amoureuse dévotion au saint-siège, ils luttaient pour ainsi dire à genoux, se prosternant après chaque essai de résistance.

Une semblable opposition était d’avance condamnée à la timidité, aux reculs, aux hésitations, aux petites mesures, aux voies détournées, et conséquemment à la défaite. Quelque parti qu’elle prît, qu’elle luttât de pied ferme, offrant le combat aux adversaires, ou qu’elle évitât la bataille, se contentant de légères escarmouches, cherchant à gagner du temps et à retarder l’engagement final, elle était, non-seulement certaine d’être battue, mais assurée de voir ses procédés et ses motifs aussi durement appréciés de ses adversaires. Et, de fait, parmi les infaillibilistes comme parmi les incrédules, on lui a presque également reproché ses résistances et ses timidités, son indépendance et sa résignation.

Aucune tactique n’eût pu arrêter le triomphe des infaillibilistes. Une fois posée au concile, la question était sûre d’être tranchée dans le sens de l’affirmative. Après des siècles de lente élaboration et de patiente propagande, l’heure de la proclamation définitive de l’infaillibilité papale avait enfin sonné dans l’église. L’erreur des opposans fut d’avoir espéré l’empêcher, de s’être un instant fait illusion. A Trente déjà, trois siècles plus tôt, l’infaillibilité personnelle du pape aurait été érigée en dogme, à la face du protestantisme, sans l’opposition des gouvernemens. Depuis le dernier grand concile, depuis la révolution surtout, qui, en France et ailleurs, avait relâché les liens du pouvoir temporel et de l’aristocratie épiscopale, le prestige du siège apostolique et l’ascendant des doctrines romaines n’avaient fait que croître. Dans les pays comme la France qui avaient le plus longtemps répugné aux prétentions pontificales, la majorité du clergé et des catholiques militans avait fini par y être peu à peu conquise. La révolution, qui semblait devoir ébranler jusqu’en leurs fondemens les bases de l’église, — la révolution, qui allait bientôt et si aisément renverser le trône temporel de la papauté, — avait, par une de ces réactions de tout temps communes, par un de ces contre-courans si fréquens dans l’histoire, tourné à l’exaltation de la chaire de Saint-Pierre et provoqué, par contre-coup, un nouvel ultramontanisme plus agressif et plus intempérant, autrement impatient et téméraire que celui des Bellarmin et des Liguori. La reconnaissance de l’infaillibilité pontificale était, du reste, le couronnement naturel de tout l’édifice catholique, le dernier mot d’une centralisation religieuse que tous les bouleversemens contemporains et toutes les découvertes modernes n’ont fait que rendre plus étroite et plus facile. C’était le terme logique auquel aboutissait toute l’histoire de l’église et de la papauté depuis les siècles où, sous les pieds de la Rome impériale, dédaigneusement ignorante des obscurs pontifes qui devaient succéder aux césars, la main d’un peintre des catacombes, faisant de Pierre le nouveau Moïse, le chef du peuple de Dieu, donnait au frère d’Aaron les traits traditionnels du pêcheur de Galilée et, à côté de la symbolique figure de Moïse qui frappe le rocher d’Horeb, écrivait Petrus, comme pour bien indiquer que toute grâce vient par Pierre et ses successeurs.

Dans un concile réuni, en 1869, à Rome, à l’ombre du palais pontifical, sous les voûtes de la grande basilique élevée à la gloire du prince des apôtres ; dans un concile en majorité composé de prélats italiens, grossi de nombreux vicaires apostoliques et d’évêques in partibus dépendant directement du Vatican et de la Propagande, avec le mode de recrutement actuel de l’épiscopat, pour la plus grande partie nommé en dehors de l’état, uniquement par le saint-siège, les doctrines romaines, repoussées ou tenues en échec par des conciles tout autrement constitués et rassemblés sous des influences différentes, étaient manifestement assurées de triompher. Les adversaires de la définition de l’infaillibilité avaient beau avoir pour eux le prestige des grands sièges épiscopaux, la science des hommes et des choses, l’appui moral des gouvernemens, la vive éloquence latine des Haynald et des Strossmayer et l’autorité de ces grands évêques dont un historien du concile nous a donné une si vivante galerie de portraits, leur cause, dès qu’elle était portée à Saint-Pierre, était perdue d’avance.

Une seule chose eût pu prévenir leur défaite : l’intervention des puissances civiles. La plupart le sentaient. C’est pour cela qu’en cette occasion, les catholiques d’ordinaire les plus enclins à se réclamer uniquement de la liberté, les évêques les plus défians de toute protection séculière se montrèrent les plus favorables à l’action des puissances, non qu’ils voulussent à leur tour recourir au bras séculier, comme l’insinuaient les panégyristes avoués de l’inquisition, mais parce que l’intervention des gouvernements ne pouvait s’exercer que dans le sens de la modération et qu’elle était conforme à toutes les traditions, les puissances et les princes ayant, de Nicée à Trente, toujours été représentés aux grandes assises de l’église. L’intervention directe des gouvernemens, aucun des pères du concile ne semble néanmoins l’avoir formellement invoquée, bien que quelques-uns, tels que l’archevêque de Paris, M. Darboy, aient plus d’une fois réclamé l’aide morale du gouvernement français et que, malgré son antipathie pour le régime impérial, M. Dupanloup ait, avant de partir pour Rome, fait une visite aux Tuileries. A. ne consulter que leur intérêt bien entendu, l’intérêt de leurs bonnes relations, l’église et l’état eussent eu tout profit à laisser la salle conciliaire ouverte aux représentans attitrés des sociétés laïques ; mais le sentiment public et les mœurs nouvelles y répugnaient de part et d’autre. Ni la cour de Rome, ni la majorité du concile, ni les gouvernemens, ni les partis politiques n’y étaient disposés. Un seul état, et de troisième ordre, la Bavière, en manifesta le désir et entama des négociations dans ce sens. Aussi Pie IX s’était-il abstenu d’adresser, selon l’usage, aux souverains catholiques l’invitation de se faire représenter au concile, bien qu’à tout événement il eût d’abord fait préparer, à Saint-Pierre, une place pour leurs « orateurs. » L’absence des représentans du pouvoir laïque devait remplir de joie les promoteurs de la définition. L’Univers en triomphait bruyamment d’avance. L’organe des ultras n’y voyait pas seulement, ce qui était conforme aux faits, un signe de la séparation, aux trois quarts effectuée, de l’église et de l’état, il y voyait la consommation de la rupture entre la société moderne et l’église, le prélude de l’abrogation des concordats, et il osait s’en féliciter, déclarant en langage fatidique qu’au temps des alliances allait pour l’église succéder l’ère des conquêtes[37].

Le cabinet français, auquel la présence de nos soldats à Rome donnait en cette question une influence et une responsabilité particulières, était, à cet égard, inégalement partagé. Le ministre des affaires étrangères, M. Daru, inclinait à l’intervention. Lié de longue date avec Montalembert, il croyait de l’intérêt de l’état d’arrêter la définition de l’infaillibilité et de soutenir la minorité du concile. Le chef du cabinet, au contraire, M. Émile Ollivier, avec la majorité de ses collègues, tenait pour la politique de « respectueuse abstention, » considérant l’infaillibilité pontificale comme une affaire intérieure de l’église, où les états n’avaient sien à démêler. On n’en pouvait dire autant de toutes les questions politico-ecclésiastiques qui, d’après les bulles d’indiction, devaient être soulevées à Rome : les tendances de la majorité des pères laissaient craindre qu’elles ne fussent tranchées d’une façon peu conforme aux droits de l’état. Aussi les partisans de l’intervention revinrent-ils à la charge lors de la divulgation, par une indiscrétion de la presse allemande, du schema : de Ecclesia. Ce schema, dont les canons reproduisaient en plein XIXe siècle la théorie du pouvoir indirect du spirituel sur le temporel, de la papauté sur les couronnes, était si manifestement contraire au droit public moderne que toutes les chancelleries s’en étaient émues. Notre ministre des affaires étrangères, désireux de prévenir les conflits qu’il voyait s’amasser, trouvait là un nouveau motif d’intervention. Il eût voulu envoyer au concile un ambassadeur spécial ; son choix même, affirme-t-on, était déjà fait dans la personne de M. le duc de Broglie. Tel n’était pas l’avis de M. Ollivier, soutenu par la majorité des ministres et par l’empereur. Comme terme moyen, le cabinet des Tuileries se décida à faire remettre au saint-père un mémorandum appuyé par les autres puissances, mais dépourvu de toute sanction, et, ce mémorandum « agenouillé, » selon l’expression du chef du cabinet, le gouvernement impérial le laissa bientôt, lors de la retraite de M. Daru, « s’évaporer en vain manifeste[38]. »

La cour de Rome, après avoir décliné les représentations des puissances, finit du reste par calmer leurs inquiétudes en retirant ce malencontreux schema : de Ecclesia, soit pour l’amender, soit pour gagner du temps. On n’en laissa venir au concile que ce qui touchait le pape, mais dans cette partie on inséra, contrairement au projet primitif, l’infaillibilité pontificale. Près de quatre cents évêques avaient, dès leur arrivée, demandé dans un poslulatum l’introduction de cette question, se fondant sur ce qu’en ce moment même elle soulevait trop de controverses pour n’être pas définitivement tranchée. La minorité française, et allemande eut beau présenter un contre-postulatum, Pie IX, une fois rassuré sur les projets d’intervention des gouvernemens, introduisit la question, et, dès qu’il s’y fut résolu, il se jeta de sa personne dans la lutte avec sa fougue habituelle, envoyant des brefs aux journaux et aux prêtres qui défendaient la suprématie pontificale, recevant des députations d’infaillibilliste, blâmant et à l’occasion tançant durement les évêques ou les cardinaux qui se permettaient de s’opposer à la promulgation d’un dogme, que, sans attendre la décision du concile, il avait solennellement affirmé en proclamant de son autorité l’immaculée conception à la face d’une assistance d’évêques. Cette fois, Pie IX n’épargna rien pour le triomphe définitif des prérogatives du suprême magistère qu’il vénérait en sa propre personne.

Les adversaires de la définition eussent voulu qu’à l’exemple de Trente, aucune résolution, en matière dogmatique du moins, ne fût prise qu’à l’unanimité morale, sinon à l’unanimité absolue. À cette prétention, le Vatican, qui, malgré les précédens, avait seul dressé les règlemens du concile, répondit en édictant d’avance que toutes les décisions seraient prises à la simple majorité. Plus de cent évêques protestèrent en vain contre cet article d’un règlement qui avait déjà soulevé leurs stériles réclamations, sans oser revendiquer le droit de statuer eux-mêmes, ainsi que les pères de Trente, sur l’ordre et les conditions de leurs travaux. La session s’avançant et les chaleurs de l’été menaçant de suspendre le concile avant que l’infaillibilité fût venue en discussion, les légats pontificaux, en dépit des représentations d’un grand nombre de pères des deux partis, intervertirent l’ordre du jour de l’assemblée, renversant l’ordre logique et traditionnel des canons sur les droits de l’église, sans s’arrêter à l’objection qu’avant d’aborder l’infaillibilité pontificale, il eût été bon de définir en quelle matière l’église elle-même est infaillible. La question, venue enfin au concile, les débats, déjà longs, il est vrai, furent écourtés. La majorité ardente, impatiente de délais, obtint des chefs de la minorité, de M. Haynald notamment, qu’ils renonçassent à la parole. Cette concession, traitée au premier moment de trahison par l’évêque d’Orléans, n’était pas du goût de tous. Quelques-uns, M. Dupanloup entre autres, eussent voulu maintenir leur droit à la parole : l’attitude de l’assemblée les contraignit à se résigner également au silence. On accusait déjà l’opposition de s’être entendue pour prolonger indéfiniment la discussion en la faisant reprendre tour à tour par chacun de ses membres. Des évêques dans un concile ne pouvaient, comme des Irlandais à la chambre des communes, s’exposer volontairement au reproche d’obstruction. Ils préférèrent se taire. Aussi vit-on en une seule séance vingt-deux orateurs de la minorité renoncer successivement à monter à l’ambon. Ce spectacle se renouvela deux jours de suite. A l’appel des secrétaires : Dominus Episcopus *** accedat ad ambonem, les évêques ne se levaient plus. Enfin, le 13 juillet, la définition était votée en congrégation, autrement dit en comité secret, par 451 voix sur 601 votans ; 88 pères avaient répondu Non placet ; 63 n’avaient donné qu’un oui conditionnel (placet juxta modum). Quelques jours après avait lieu, en séance publique, le scrutin définitif sous les yeux mêmes du souverain pontife, qui avait enfin attaché à la tiare cette couronne si longtemps contestée. La minorité, sentant toute résistance inutile, s’était résolue à ne pas affliger Pie IX en renouvelant publiquement devant lui ses votes dissidens. Qu’elle l’ait fait ou non de propos délibéré, le dogme récemment inscrit au Credo catholique a de cette façon, comme elle le réclamait d’avance, obtenu du concile la presque unanimité. Deux voix seulement contre 533, la majorité ayant grossi d’un scrutin à l’autre, s’obstinèrent à la négative. Les chefs de l’opposition avaient quitté Rome la veille après avoir inutilement envoyé une ambassade au pape pour tenter de faire atténuer les termes de la définition. Cette sorte de retraite au moment décisif leur a été presque aussi sévèrement reprochée que l’avait été leur persistance à se mettre en travers de l’opinion dominante et leurs efforts pour faire échouer ou ajourner l’infaillibilité. Il serait assurément facile de relever chez la minorité plus d’une inconséquence, de signaler chez elle des alternatives de décision et de découragement, de résistance et de reculade ; mais un concile n’est pas une assemblée politique, où des partis sans foi commune, séparés par des haines invétérées, se font un devoir de rester jusqu’au bout fidèles à leurs principes ou à leurs passions. Des évêques, délibérant la mitre au front, dans une basilique, sous les yeux du père commun des fidèles et sous les ailes invisibles de l’Esprit saint, que tous sentaient planer au-dessus d’eux ; des évêques, également dévoués à l’église et au saint-siège, redoutant par-dessus tout le scandale des discordes intestines en face de l’impiété aux aguets, résignés d’avance pour le maintien de l’unité à toutes les défaites et les humiliations, mettant leur vertu et leur honneur à se soumettre, ne pouvaient combattre en irréconciliables, avec les révoltes de la chair et l’orgueil de l’esprit, un dogme dont le triomphe paraissait de jour en jour plus assuré, auquel croyaient, pour la plupart, ses adversaires mêmes et que tous étaient résolus d’avance à accepter du concile. Ce qui devait triompher au Vatican, ce n’était pas seulement la papauté élevée définitivement sur la tête de l’épiscopat, c’était, grâce à la soumission de tous les pères, l’unité, la cohésion de l’église rendue plus frappante par l’ardeur de ses controverses, remarquable privilège et force singulière en un temps où toutes les influences traditionnelles semblent en train de se dissoudre.


VII

Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les résultats pratiqués, c’est l’impartial jugement des faits que rendent tôt ou tard les années, et qu’aucune autorité ne saurait casser ni contester. Or, si l’on regarde la sentence portée par le temps, qui marche si vite aujourd’hui, sur ces controverses déjà si loin de nous, on s’aperçoit, nous semble-t-il, qu’ainsi qu’il arrive souvent dans la chaleur du combat, les différens partis et les divers acteurs ont attaché à leurs luttes une importance outrée ; que, d’un côté et de l’autre, ils s’en exagéraient les conséquences, et qu’à tout prendre, la nouvelle définition dogmatique n’a valu à l’église ni tout ce qu’en redoutaient les uns, ni tout, ce qu’en espéraient les autres.

Est-ce à dire que toutes les appréhensions de la minorité du concile fussent vaines ? Non, assurément. En Orient, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en France même, la proclamation de l’infaillibilité personnelle du pape a été le signal, a été la cause ou le prétexte de scissions et de défections qui, pour n’avoir entraîné qu’un petit nombre de fidèles, ou mieux, d’indifférens sans foi, n’en ont pas moins été une plaie nouvelle au sein de l’église. Chose plus grave que le schisme mort-né des vieux catholiques, l’érection de l’infaillibilité pontificale en dogme a partout réveillé contre le saint-siège les défiances des peuples et des gouvernemens. L’ombre en a paru s’étendre sur la société civile, et les pouvoirs laïques en ont été offusqués. Les cours ou les états non catholiques n’ont pas été les derniers à s’en alarmer. En Allemagne et en Angleterre, on a vu deux hommes d’état, de principes et de tempérament bien différens, mais à certains égards les deux plus remarquables de leur âge et tous deux se piquant également d’être chrétiens ; l’un, défiant des innovations modernes, contempteur des assemblées et du régime parlementaire, apologiste convaincu des pouvoirs forts ; l’autre, apôtre du libéralisme et pionnier infatigable de l’ère démocratique : M. de Bismarck et M. Gladstone, exprimer publiquement par la parole ou la plume les appréhensions suscitées chez eux par le nouveau dogme. A plus forte raison en a-t-il été ainsi chez les masses populaires sur lesquelles les mots et les formules ont tant de prise. L’infaillibilité a, sous ce rapport, ravivé l’impression du Syllabus, fourni aux railleries banales et aux sarcasmes populaires un trait de plus. Elle n’a pas été étrangère à la recrudescence de haines, contre l’église, et à la campagne anticléricale qui, en Allemagne, en Suisse, en France, en Belgique, en Autriche même, a presque partout signalé la fin du long pontificat de Pie IX.

Tout cela est incontestable : sur tous ces points, l’événement a justifié les craintes de la minorité du concile, et néanmoins les promoteurs de la définition seraient en droit de soutenir qu’elle n’a pas attiré sur l’église tous les maux ou les périls qu’en redoutaient leurs adversaires. Il a suffi de quelques années pour en affaiblir singulièrement l’effet au dehors comme au dedans du sanctuaire. Les hommes d’état qui s’en étaient montrés les plus inquiets en ont vite pris leur parti, et l’on a vu les Bismarck et les Gladstone, après avoir affiché les craintes que leur inspirait l’autocratie pontificale, chercher à foire tourner au profit de leur politique, en Allemagne ou en Irlande, cette omnipotence papale dent ils avaient dénoncé les périls pour le pouvoir civil[39]. Bien plus, les infaillibilités peuvent se vanter d’avoir raffermi la charpente séculaire de l’église, consolidé tout le vieil édifice catholique en fortifiant la papauté, qui en est la clé de voûte et la maîtresse pièce. Au moment où le successeur de Pierre allait perdre son sceptre temporel, ils lui ont assuré une couronne que ni révolution, ni conquérant ne lui sauraient arracher. À l’heure où l’église, dépouillée de ses états territoriaux, ayant cessé de régner en souveraine sur sa capitale, pouvait sembler exposée aux divisions intestines et aux schismes nationaux, ils en ont étroitement resserré et pour ainsi dire vissé l’unité, si bien que l’église n’a jamais été plus papale et plus romaine, que depuis le jour où Rome a cessé d’appartenir au saint-siège. C’est une chose en effet digne de remarque, que l’année où le pape a été officiellement reconnu infaillible a été l’année où le saint-siège a perdu sa royauté dix fois séculaire. Dans la concordance de ces deux fait ; dont l’un atténue singulièrement les conséquences de l’autre, les ultramontains sont libres de montrer le doigt de la Providence, qui n’a laissé tomber la petite monarchie italienne des papes qu’après avoir assuré leur monarchie spirituelle et affermi leur empire dans l’église. Il est vrai que les promoteurs de la définition, loin de s’attendre à la chute du trône temporel de Pie IX, s’imaginaient le fortifier et l’étayer avec l’infaillibilité ; mais n’est-ce pas ainsi d’ordinaire, en aveugles inconsciens de l’œuvre à laquelle leurs mains travaillent, que les hommes sont les instrumens des desseins de la Providence ?

Toujours est-il (et tel est au point de vue politique le fait capital) que c’est au moment où les papes ont cessé de compter parmi les princes qu’ils sont devenus définitivement les monarques absolus de l’église ; c’est la veille du jour où ils ont perdu leurs minces états temporels, que d’un bout à l’autre du monde catholique ils ont vu toutes les vieilles résistances nationales abdiquer solennellement à leurs pieds, de façon qu’en réalité jamais le saint-siège n’a été plus puissant dans l’église, jamais il n’a plus régné sur les âmes que depuis qu’il a cessé de donner des lois aux bords du Tibre et que le pape vit en prisonnier au Vatican. Telle est, en somme, pour qui regarde les choses de haut, la principale conséquence du dernier concile, et c’est là un fait que les hommes d’état ne sauraient perdre de vue : si, depuis le mois de septembre 1870, les papes, frustrés de leur ancienne souveraineté, restent humainement et politiquement désarmés, jamais dans le domaine religieux, ils ne se sont trouvés mieux équipés pour la lutte.

En dehors de là, en dehors du prestige et de l’ascendant qu’elle assure au pape, l’érection de l’infaillibilité pontificale en dogme a peu modifié la situation intérieure de l’église, et encore moins ses relations avec l’état et la société laïque. Envisage-t-on les questions débattues parmi le clergé et les fidèles avant 1870, on trouve que le concile du Vatican n’y a presque rien changé. Il n’a pas suffi de la proclamation de l’infaillibilité romaine pour mettre fin aux divisions ou aux dissentimens des catholiques.

Quant au pouvoir même du pape, devant lequel tous s’agenouillaient d’avance, le différend soulevé entre les infaillibilistes et leurs adversaires a seulement été reculé et reporté plus loin. En proclamant le souverain pontife infaillible, le concile n’a pas précisé les conditions dans lesquelles s’exerce cette infaillibilité. Le pape est infaillible en matière de foi quand il parle ex cathedra, mais quand parle-t-il ex cathedra ? C’est ce qui n’est pas nettement défini, ce qui pour l’être semblerait demander un autre concile. A cet égard, se retrouvent parmi les catholiques les deux tendances qui les divisaient avant 1870. Les uns, de tout temps jaloux de faire intervenir le Roma locuta est, sont portés à étendre démesurément la sphère de l’infaillibilité pontificale ; les autres restent enclins à la renfermer dans d’étroites limites et à en subordonner l’exercice à des conditions qui se présentent rarement[40]. En fait, aucune controverse n’a encore, croyons-nous, été tranchée par là. A en juger par les quinze dernières années, l’infaillibilité reste une souveraine prérogative dont, loin d’abuser, la sagesse pontificale semble peu disposée à faire un fréquent usage.

Aussi ne saurait-on s’étonner si le dogme promulgué en 1870 n’a pas mis un terme aux dissensions des catholiques français ou belges, si, pas plus que le Syllabus, l’infaillibilité n’a résolu la question des rapports de l’église et de la société moderne, c’est-à-dire le point sur lequel portent aujourd’hui et porteront longtemps encore les dissentimens des catholiques. Les controverses doctrinales, qui, durant des siècles, ont tenu l’église plus ou moins divisée, ont cessé. Les querelles parallèles des jansénistes et des molinistes, des gallicans et des ultramontains ont été les dernières ; mais l’unité absolue, la concorde parfaite n’est pas de ce monde. L’esprit de dispute et de contention survit à la conformité des doctrines ; ou, pour ne pas être injuste, les humaines divergences d’idées et de sentimens se font jour jusque dans l’église qui a poussé le plus loin l’unité, parmi les fidèles qui acceptent le même Credo et se courbent sous la même autorité. Le terrain de la lutte a seul changé. Aux anciennes controverses dogmatiques, aux vieilles querelles théologiques, qui ne touchaient qu’indirectement la politique et la société, ont succédé des divisions d’une tout autre importance pratique. C’est sur l’attitude de l’église vis-à-vis de la société moderne que se partagent désormais les catholiques ; et ce dissentiment, il est malaisé à la papauté de le trancher, même à l’aide du glaive de l’infaillibilité. Il y a là des questions trop délicates et trop complexes pour être résolues d’autorité, et les expériences faites sous Pie IX, les controverses et les équivoques suscitées par le Syllabus ne sont pas propres à y encourager le saint-siège. Oserait-il reprendre à cet égard la tentative de Pie IX, au risque de froisser les gouvernemens ou les peuples et de faire passer les opinions politiques dans la sphère immuable du dogme ; Léon XIII, cédant à certaines sollicitations, se déciderait-il à préciser sur ce point l’enseignement de l’église, que nous reverrions probablement les mêmes discussions, ou du moins les mêmes divergences d’interprétation, que lors de l’encyclique de 1864. Pratiquement, après l’infaillibilité comme après le Syllabus, les catholiques demeurent maîtres de suivre la politique qui leur agrée ; ils sont libres de leur opinion, et cette liberté, Rome ne saurait tenter de la leur enlever.

C’est là, il est vrai, une faculté dont la plupart des catholiques ne se servent guère aujourd’hui. Dans le clergé, dans le bas clergé surtout, les idées libérales sont odieuses ou suspectes. L’esprit de réaction, fomenté dans son sein par la presse religieuse, a depuis la révolution du 4 septembre et les désillusions des dernières années pris sur lui un nouvel ascendant. A aucune époque peut-être les libéraux n’ont rencontré moins de sympathie dans ses rangs, quoiqu’il se voie contraint d’invoquer lui aussi le nom de liberté et de chercher un refuge au pied de cette profane idole. La faute en est-elle uniquement aux préventions de son éducation, étrangère au monde et isolée du siècle, aux conseils des feuilles qui, loin de l’éclairer sur une société qu’il ignore, persistent à le bercer de dangereux souvenirs et de décevantes espérances ? Non, pour n’être pas injuste, nous devons reconnaître que la faute en est en partie à d’autres, à ceux qui, se targuant du nom de libéraux ou de démocrates, arrêtent leur libéralisme à leurs amis et à Leurs doctrines ; à ceux dont l’exclusivisme sectaire entretient la répulsion des catholiques pour les libertés modernes et travaille à les dégoûter de la société contemporaine. Chose triste, et, par où l’on voit le peu de progrès des hommes, des partis et de l’esprit public, aujourd’hui tout comme il y a plus de cinquante ans, tout comme aux jours où La Mennais inscrivait en lettres d’or sur les bannières de l’église le mot de liberté, les défiances sont réciproques et, qui pis est, elles sont mutuellement fondées. Aujourd’hui de même qu’en 1830, le libéralisme se confond encore pour trop de catholiques avec la haine du catholicisme et, comme le disait alors La Mennais, « il faut avouer qu’on a peu fait pour les détromper de leur erreur[41]. »

Qu’on le célèbre dans la presse ou qu’on le grave sur les murailles, les catholiques se méfient du nom de liberté ; et ce même mot, sur leurs lèvres, n’inspire que défiance, depuis surtout qu’après l’avoir solennellement invoqué durant vingt ans, un grand nombre d’entre eux l’ont renié et désavoué. Ils provoquent autour d’eux un sourire incrédule, quand ils se reprennent à balbutier ce nom qu’ils ont trop longtemps désappris et qui, dans leur bouche, semble prendre un accent étranger. On sent que ce n’est pas leur langue qu’ils parlent ; s’ils s’essaient à la bégayer, la plupart le font sans conviction, parce que c’est le jargon du jour. Parmi eux, comme chez nombre de leurs adversaires, ce mot trop profané ne semble qu’une fastueuse étiquette qui ne trompe plus personne, de façon que, dans le camp catholique, les autoritaires ont fini par enlever aux libéraux toute créance. Non contens de les discréditer dans l’église comme de faux catholiques, ils ont réussi à les discréditer au dehors comme de faux libéraux.

Si courte qu’ait été la vieillesse des Montalembert et des Lacordaire, ces initiateurs du libéralisme catholique ont assez vécu pour assister à la ruine de leur noble rêve sous les coups de leurs anciens amis. Plus tristes encore eussent été leurs dernières années si le nombre en avait été moins parcimonieusement mesuré. On a dit que les catholiques libéraux avaient fait faillite, et, en réalité, grâce à l’abandon de leurs anciens associés, les hautes espérances de leur jeunesse ont été trahies ; mais, à y bien regarder, est-ce là la seule faillite de ce genre ? Les libéraux catholiques ont-ils été les seuls à perdre leur crédit auprès du public ou de leur ancienne clientèle ? Leurs adversaires de 1830 à 1848, devenus leurs alliés de 1850 et de la fin de l’empire, ont-ils été beaucoup plus heureux ? Le libéralisme tout court, le libéralisme bourgeois de 1830, n’a-t-il pas été également déçu ? Si l’on essayait d’en dresser le bilan, d’en compter les désillusions, d’en évaluer les insuccès et les pertes, ne serait-on pas en droit de conclure que lui aussi a fait banqueroute ? Un pessimiste pourrait dire que ce qui a fait faillite, que ce qui a été ruinée ce sont les superbes espérances de la première moitié du siècle ; mais, dans la sphère des idées, à travers la manche tout à la fois lente et saccadée des sociétés, la fortune a parfois de brusques retours, et ce qui aujourd’hui semble en ruine peut demain se relever.

En attendant, malgré le Syllabus, malgré les étroites doctrines et les enseignemens surannés en honneur dans les séminaires et le clergé, il serait encore moins difficile aux catholiques de revenir à l’esprit de Montalembert et de Lacordaire, qu’à la société politique, à la démocratie, qui envahit tout, de refluer jusqu’au Guizot et aux Thiers. Le triomphe même de cette démocratie, dont les orageuses destinées ont été jadis annoncées, par La Mennais et ses amis, ne fera que donner plus de poids à leurs idées et à leur politique en en démontrant pratiquement la valeur. Tôt ou tard, il se retrouvera dans l’église des hommes pour comprendre et pour oser dire qu’ait sein de nos sociétés égalitaires, fondées sur la ruine des privilèges, il n’y a pour la religion d’autre terrain que la liberté, d’autre droit que le droit public. Les événemens, la démocratie elle-même, se chargeront de convaincre les catholiques qu’ils ne peuvent trouver d’abri durable en dehors des principes de cette société moderne, tant honnie de certains d’entre eux. La liberté apparaîtra de plus en plus comme l’unique refuge laissé aux croyances chrétiennes. Ses temples, ouverts à tous, sont les seuls qui puissent rester en possession du droit d’asile. Le malheur des catholiques qui, aux heures de détresse, viennent y chercher un refuge, est que, après l’avoir bénie et avoir embrassé, ses autels, ils n’ont pas craint de l’outrager et d’en enseigner le mépris.

Les catholiques français ont singulièrement à faire pour pendre à l’église la situation qu’elle occupait au milieu du siècle. Ils ont beaucoup à apprendre et beaucoup à faire oublier. La plupart sont loin de le sentir ; en dépit des déceptions, du passé, ils s’obstinent à demeurer enfoncés dans les obscurs fourrés de l’absolutisme. Ils n’ont pas entendu les leçons de l’histoire, ils n’ont pas su lire les signes du temps. Stimulés, par leurs victoires dans l’intérieur du sanctuaire, les ultras, les théoriciens de l’absolutisme religieux et politique se sont retournés contre la société moderne, et, par un étonnant égarement, plus elle s’écarte d’eux, plus ils se croient assurés de la ressaisir et de la dompter. La grande tempête de 1870, leurs défaites répétées des dernières années ne les ont pas éclairés. Ils n’ont pas vu que, si la troisième république les a traités d’une manière si différente de la seconde, cela tenait en grande partie au changement d’attitude du clergé et des catholiques vis-à-vis de la république et vis-à-vis des libertés modernes. Loin de là, leurs organes les plus écoutés, les moniteurs attitrés du clergé, n’ont eu de satisfaction qu’en accentuant ce revirement, qu’en fournissant des alimens aux haines et aux préventions populaires, qu’en se jetant témérairement au travers des vœux et des sympathies du pays. Oublieux de la recommandation de Montalembert de dégager la religion de toute solidarité politique, oublieux que « l’alliance de l’église avec les partis, à plus forte raison avec les coteries, est le pire des régimes qu’on lui puisse souhaiter[42], » ils se sont plu à confondre les intérêts spirituels avec les intérêts temporels, ils n’ont rien épargné pour enchaîner le catholicisme à un parti politique, et, dans ce parti, à la fraction la plus exaltée, la plus impopulaire, la plus chimérique. Par leurs bravades téméraires et leurs fols défis, ils n’ont cessé d’attirer sur le clergé, avec les rancunes de la démocratie, les représailles des vainqueurs du jour, et, ce qui est plus grave, l’antipathie des masses, l’aversion du peuple. Auxiliaires inconsciens du radicalisme révolutionnaire, ils ont contribué de toutes leurs forces à discréditer la religion et à déchristianiser la France. Les politiques l’avaient prévu dès longtemps : « Les doctrines les plus saintes deviendront odieuses, écrivait M. Dupanloup au commencement de l’empire ; nous verrons toutes les haines, toutes les colères, tous les mépris qu’un journalisme emporté amasse contre lui se tourner contre nous. » A quoi ont-ils abouti, ces Fauteurs de l’intolérance et ces trop sincères apôtres de l’absolutisme ? « A permettre aux ennemis de l’église d’en faire, comme au temps de Tacite, l’objet de la haine du genre humain. » Ce n’est pas nous, c’est un cardinal qui l’affirme[43] ; et, si l’on regarde aux couches populaires, l’expression n’est pas trop forte.

Cette menaçante impopularité de l’église, et, avec elle, de toute religion, dans les classes qui lui doivent le plus, ne s’explique que trop aisément. Montalembert et Lacordaire avaient pour mot d’ordre le nom de liberté ; quelle devise ont choisie ceux qui les ont supplantés dans la direction des catholiques ? Ils ont pris comme cri de ralliement le mot le plus irritant pour le siècle, le plus répugnant pour le pays : contre-révolution. Sous le règne du suffrage universel, quand la nation n’est unanime que sur un point, l’aversion pour l’ancien régime, ils n’ont pas craint d’adopter ce nom de guerre provocateur qui, selon la remarque d’un catholique peu suspect de sympathies révolutionnaires, « confond dans une obscurité déplorable ce qu’on doit conserver et ce qu’on doit combattre[44]. » On comprend les tristesses et l’effroi, on comprend les colères de certains catholiques en voyant arborer comme symbole un nouveau labarum sur lequel, au lieu du monogramme de Constantin, est inscrit ce mot de contre-révolution, érigé en signe de salut ; en voyant, sous cette bannière plus politique que religieuse, de naïfs et bruyans agitateurs s’efforcer d’entraîner l’église à l’assaut de la société moderne.

Et, qu’on ne s’y trompe pas, pour ces orateurs ou ces journalistes qui se flattent de détruire la France nouvelle, ce n’est pas là une vaine devise, mais bien un programme qu’ils prétendent imposer et appliquer. Alors que l’église, qui a vu naître et mourir les empires et les dynasties, l’église, plus vieille que tous les états et toutes les constitutions, s’est toujours fait un devoir de ne s’inféoder à aucun régime, à aucune de ces mobiles formes de gouvernement qui varient avec les siècles comme la coupe des habits, les docteurs du nouvel ultramontanisme vont répétant qu’il n’y a d’acceptable pour la religion que ce qu’ils appellent la monarchie chrétienne. Hors de là pas de salut ! il n’y a, pour la France, qu’une sorte de damnation politique. Et cette monarchie chrétienne, qu’en 1852 leurs maîtres s’imaginaient avoir retrouvée dans l’empire plébiscitaire sous l’aigle pseudo-romaine de la dynastie corse, ils l’ont depuis redemandée aux fleurs de lis du drapeau blanc et au Versailles de Louis XIV et de Louis XV.

La royauté absolue, aux trois quarts païenne d’esprit et d’origine, où le monarque se vantait d’être l’état ; le régime du roi-soleil, qui avait poussé l’adoration du trône jusqu’à l’idolâtrie et renouvelé à la face du christianisme les apothéoses des césars romains ; le régime du bon plaisir, des favoris et des favorites, décoré par eux du titre de royauté chrétienne, ils l’ont audacieusement érigé en idéal et en modèle, oubliant qu’à l’époque où cette monarchie était dans tout son éclat, le plus évangélique des évêques de France en détournait les yeux avec tristesse et cherchait un refuge au fond des fictions dans sa romanesque Salente.

Non moins aveugles sur le présent que sur le passé, ils se sont attachés avec passion à ce que l’ancienne royauté avait pour les générations modernes de plus répulsif ; et quand la fortune ou la Providence leur a offert une occasion de rétablir cette monarchie dont ils attendaient le salut, ils en ont, par leurs exigences, rendu la restauration impossible. C’est une chose à signaler en effet que les radicaux de l’ultramontanisme ont, plus que tout autre parti, contribué à l’échec de la forme de gouvernement qu’ils prêchaient au peuple ; que personne, dans aucun camp, n’a autant fait pour acclimater en France un régime qu’ils ne cessaient de proclamer incompatible, avec les intérêts catholiques. L’histoire dira qu’ils ont été les plus précieux auxiliaires des fondateurs de la troisième république, et ce qui achève de faire juger leur politique, pendant qu’ils aidaient inconsciemment les Thiers et les Gambetta à installer la république, ils n’ont rien omis pour soulever les susceptibilités des républicains et s’attirer les vengeances du régime qu’ils rendaient inévitable.

Il est difficile de calculer le mal qu’une telle politique a fait au catholicisme ; l’église en portera longtemps le poids. Heureusement pour elle que les imprudences et les excès des intransigeans de l’ultramontanisme sont en partie réparés et équilibrés par les violences et les folies des fanatiques de l’irréligion. Ce sont là des compensations fréquentes dans l’histoire. Il est habituel de voir les partis extrêmes travailler réciproquement l’un pour l’autre. C’est ainsi que l’intolérance de L’athéisme doctrinaire commence à rendre aux catholiques, avec les sympathies des libéraux, le sens et le goût de la liberté. On peut compter sur le zèle persécuteur des apôtres du matérialisme pour refaire, à cet égard, l’éducation des croyans et les contraindre à se couvrir de ce bouclier de la liberté, le seul qui les puisse défendre. Les souffrances, les humiliations, les défaites sont la meilleure leçon des partis et des religions aussi bien que des peuples. Si dure que semble l’oreille de leurs conseillers favoris aux enseignemens de l’histoire et des faits, la majorité des catholiques n’y demeurera pas toujours sourde. Lorsqu’ils auront vu s’évanouir leurs derniers rêves de domination, quand ils auront enfin compris l’inanité des promesses et des enfantines prédictions dont on les abuse ; ils renonceront à lutter contre la société moderne comme l’ange de la Genèse se lassa de lutter avec Jacob. Ils feront en France ce qu’ils ont dès longtemps lait ailleurs : ils s’accommoderont, tout comme en Amérique, de la démocratie, de la révolution et du droit commun. Quelque éloigné qu’en semble le jour, si incrédules qu’ils restent à de pareilles prophéties, ils reviendront tôt ou tard à la liberté, et ils finiront par s’y attacher, ils en prendront l’amour avec l’habitude. Bien plus, si paradoxal que cela semble, ces hommes, qui ne cessent de la dénigrer, contribueront peut-être à son triomphe par leurs résistances mêmes. Le christianisme, en effet, — et c’est par là que nous terminerons ces trop longues et incomplètes considérations, — le christianisme, quelles qu’en soient les doctrines et les tendances, théoriques, reste à bien des égards un élément de liberté, parce qu’en tant que force indépendante du pouvoir, il demeure une digue ou une limite à l’absolutisme. Nous n’irons pas rechercher aujourd’hui si, comme le prétendait Montalembert, la notion mente du pouvoir absolu n’est pas, dans son principe non moins que dans sa filiation historique, plus païenne que chrétienne. Il nous suffit de rappeler que le catholicisme ne saurait servir le despotisme que si ce dernier se met à son service. Or, dans l’Europe contemporaine, dans notre France démocratique surtout, c’est là un péril chimérique. Il n’y a plus, pour en douter, que les esprits extrêmes des deux bords opposés, que des illuminés, presque également aveugles, abusés les uns par leurs regrets, les autres par leurs craintes, qui, dans l’opposition même de leurs vœux, font simultanément à la société moderne, à la société laïque, l’injure de n’avoir pas confiance dans la solidité de ses conquêtes. Si la liberté, dont le règne est si facile à proclamer et si laborieux à établir, si les libertés publiques courent un danger, ce qui les menace, ce n’est assurément ni la théocratie ni la monarchie de droit divin. L’écueil, pour elles, aujourd’hui comme aux premiers siècles de notre ère, c’est l’omnipotence de l’état, l’asservissement de l’individu, de la famille, de la société par l’état, absorption rendue plus facile et plus dangereuse par l’avènement de la démocratie, par la souveraineté impersonnelle du peuple substituée à l’empire d’un seul.

Or, qu’il le veuille ou non, le christianisme est aujourd’hui, comme au temps des césars païens ou des kaisers germaniques, une barrière à cette confiscation de l’individu, un obstacle à la mainmise de l’état. Il y a, chez lui, dans le secret sanctuaire de la conscience où il réside, une force incompressible dont aucune violence, aucune puissance ne saurait triompher. À ce titre, que le souverain s’appelle autocrator ou démos, empereur ou peuple, que ce soit un prince divinisé par l’adulation ou une multitude enivrée à £on tour des fumées du pouvoir, le christianisme, le catholicisme se dresse devant lui comme une Rome à l’absolutisme, un frein à la tyrannie. À ce titre, le catholicisme, quels que soient les enseigne-mens de ses docteurs, est, tout comme au temps des catacombes, libéral malgré lui ; il redevient un facteur de liberté, un agent d’indépendance, un rempart de l’autonomie de la conscience.

C’est au christianisme, on le sait, que remonte la distinction des deux pouvoirs, et, si défectueuse, si mal fondée en droit que semble à nos juristes cette théorie surannée, elle n’en contient pas moins une distinction essentielle, et avec une part de vérité, une notion de liberté. Si la liberté humaine était naguère intéressée à ne pas laisser le sacerdoce assujettir la société civile, elle ne l’est pas moins à ne pas voir la puissance civile, l’état, le seul pouvoir reconnu de nos jours, asservir ou se subordonner les droits de la conscience. Pour cela précisément la liberté peut compter sur le christianisme. Il a débuté dans l’histoire en refusant de brûler l’encens devant la statue des empereurs ; il ne s’inclinera pas davantage devant le culte de l’état, la moderne idolâtrie qui tend, en la remplaçant, à renouveler l’apothéose des césars.

« Le christianisme, a dit quelque part Rousseau, ne prêche que servitude et dépendance : son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours ; les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves. » Cette sentence du philosophe de Genève, que trop de catholiques semblent prendre à tâche de confirmer, l’histoire ne la ratifie point. Rousseau, ici comme d’habitude, n’a vu qu’une face de la question et, partant d’une observation incomplète, il aboutit à une conclusion erronée. L’évangile a beau enseigner l’humilité, la soumission aux puissances établies, il est une chose, et non la moindre, que le chrétien prétend soustraire à leur autorité, c’est son âme, sa conscience. Sur ce point, il est intraitable, et le catholique plus que tout autre, parce que la constitution cosmopolite de son église en rend la subordination au pouvoir civil non seulement malaisée, mais impossible. Sur ce point, le catholique pousse la résistance aux empiétemens de l’état jusqu’au martyre, qui est la révolte des âmes et la plus opiniâtre des rebellions. Les disciples de Rousseau, les théoriciens de la souveraineté illimitée de l’état, s’en sont aperçus lors de la révolution, quand ils ont eu l’imprudence de toucher à cette Rome invisible et de s’y heurter. Les vingt derniers siècles offrent plus d’un exemple de ce genre, et il y a là des leçons pour les peuples non moins que pour les rois. Si puissante et si justement confiante en ses forces que soit la superbe et jeune souveraine des temps nouveaux, la démocratie moderne, ses prédécesseurs à l’empire du monde lui ont laissé des enseignemens qu’elle a intérêt à ne pas oublier. Tout pouvoir, il est vrai, pouvoir récent surtout, est impatient de frein, de limite. Rois et conquérans ont toujours eu peine à supporter une barrière à leur domination. Peut-être ce sentiment n’est-il pas étranger à l’aversion de certains démocrates pour le christianisme.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Montalembert, Œuvres complètes, Avant-propos, p. XXXV.
  3. On s’étonne qu’un écrivain, d’ordinaire aussi bien informé et aussi soucieux de la vérité que l’historien du dernier concile, ait pu prendre le change à cet égard et dire que les catholiques libéraux s’étaient séparés de leurs amis pour former un petit groupe à part. (Émile Olivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, t. I, p. 303.)
  4. Univers du 26 décembre 1851.
  5. Des Intérêts catholiques au XIXe siècle, 1852.
  6. Lettre de M. Dupanlonp à la princesse B… (15 septembre 1849.)
  7. Dans une lettre de l’évêque d’Orléans du 27 février 1850, je rencontre ces lignes- ; « Quant à l’Univers, le père de Ravignan me disait avant-hier qu’il enlevait aux évêques le gouvernement de l’église : c’est vrai ; et je lui ai répondu qu’il enlevait aux supérieurs le gouvernement de sa compagnie. »
  8. L’abbé Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup, t. II, p. 130.
  9. Il est à remarquer que les défiances de M. Dupanloup et de ses amis pour l’Univers et le journalisme étaient bien antérieures à leur rupture avec M. Veuillot. Dès 1844 et 1845, alors qu’il ne s’était encore manifesté entre eux aucune divergence de principes, les chefs du parti catholique, inquiets des procédés de l’Univers, avaient essayé de le placer sous la surveillance d’un comité ayant à sa tête M. Dupanloup. Le plan avait échoué devant les résistances du directeur du journal.
  10. Lacordaire, Discours sur la loi de l’histoire, 1834.
  11. Voir M. de Falloux, le Parti catholique.
  12. Montalembert, Introduction des Moines d’Occident.
  13. Voyez l’Univers du 8 mars 1871 et le Correspondant du 25 mai 1874. La formule de Montalembert avait de son vivant même été l’objet de tels commentaires qu’il lui avait fallu l’interpréter, et finalement l’amender, si ce n’est l’abandonner. À : « L’église libre dans l’état libre » il substitua : « L’église libre dans la nation » ou « la patrie libre, » afin d’enlever tout prétexte à ceux qui lui reprochaient de vouloir mettre l’église dans l’état. L’inscription de marbre de la Roche-en-Brénil, dont l’Univers fit tant de bruit, porte déjà : Ecclesia libera in libera patria. La soupçonneuse orthodoxie de la feuille ultramontaine n’en vit pas moins une hérésie dans la préposition in, dans, si bien qu’à la fin Montalembert et ses amis se contentèrent de dire : « L’église libre et la patrie libre. » On voit jusqu’à quelles arguties descendaient ces polémiques. Ce qu’il y a de curieux, c’est que l’inscription de la Roche-en-Brénil fut en 1871 opposée par certains catholiques à M. Cochin, et que, de nouveau, en 1874, elle fut l’occasion de virulentes attaques contre le duc de Broglie et le ministère qu’il présidait.
  14. Il Vaticano Regio tarlo superstite della Chiesa, 1884.
  15. L’abbé Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup, t. II.
  16. Un prélat distingué, Mgr de Mérode, ai je ne me trompe, disait à ce propos dans son libre et spirituel langage : « On ne met pas ainsi la vérité en charades. »
  17. Instruction pastorale de l’évêque de Langres pour les élections.
  18. C’est ce que, en dehors des interprètes ecclésiastiques du Syllabus, a parfaitement mis en lumière M. Émile Olilvier : l’Église et l’État au concile du Vatican, t. II, p. 373, 374.
  19. Ceux-ci, Montalembert tout le premier, se défendaient d’avoir jamais soutenu les libertés modernes dans le sens condamné par le Syllabus, et renvoyaient ce reproche à l’Univers d’avant 1849.
  20. J’en puis citer comme exemple une anecdote caractéristique. Un prêtre de ma connaissance, passant en 1872 ou 1873 sur une des avenues de Versailles, entendit un ouvrier dire derrière lui à un autre : « Tu disais qu’il n’en restait plus de Syllabus ? Eh bien, en voilà un qui se promène. »
  21. « L’enciclica non offende punto la costituzione belga nè i diritti e i doveri dè citadini di colà ne le legitime loro libertà, politiche. » (Civiltà cattolica, février 1865.)
  22. …. Et codem plane sensu quo a nobis fuerant reprobati. Bref adressé dès le 4 février 1865.
  23. Voici le texte ainsi retourné contre l’évêque honoré du bref. Le pape, en terminant, se déclarait assuré que l’évêque d’Orléans expliquerait le véritable sens du Syllabus avec d’autant plus d’exactitude qu’il avait mis plus d’énergie à en repousser les interprétations calomnieuses : Gratum itaque tibi significamus animum nostrum, pro certo habentes te eo accuratius traditurum esse populo tuo germanam nostrarum litterarum sententiam quo vehementius calumniosas interpreationes explotisti.
  24. Voyez particulièrement : un Empereur, un Roi, un Pape ; Paris, 1878, et, dans la Revue du 1er janvier 1884 : le Vatican et le Quirinal depuis 1878.
  25. Déclaration de 15 mai 1863.
  26. Voyez les lettres de l’évêque de Grenoble et de l’évolue de Mayence : l’abbé Lagrange, t. III, p. 48-49.
  27. « Je puis, écrivait à M. Dupanloup Mgr Franchi, le 15 octobre 1869, vous confier une chose très importante. Tout le monde commence à se convaincre des dangers que nous ont faits ceux qui se disent nos amis. Dans ma dernière audience, j’ai trouvé le saint-père parfait dans toutes les appréciations et dans toutes les questions, et j’ai une immense confiance que le concile sera l’œuvre de pacification que nous voulons pour ramener la société, non pour l’éloigner davantage. ». (L’abbé Lagrange, t. III, p. 138.)
  28. Il est vrai qu’à sonder les intentions, les docteurs ultramontains, et spécialement les jésuites espagnols, tels que Suarez et Mariana, l’apologiste du tyrannicide, semblent avoir été moins soucieux de relever les droits du peuple que d’abaisser le pouvoir des rois, afin de rehausser d’autant la puissance ecclésiastique. (Voyez, par exemple, M. Ad. Franck, Réformateurs et Publicistes de l’Europe au XVIIe siècle, p. 42 et 80.)
  29. Émile Ollivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, t. I, p. 303.
  30. Lettre du 13 avril 1861 : le Père Lacordaire, par Montalembert, p. 257.
  31. Des Intérêts catholiques au XIXe siècle, chap. II et VI.
  32. L’abbé Lagrange, t. II. Il est du reste à noter qu’à l’époque même où il se félicitait du discrédit des gallicans, l’ultramontanisme de Montalembert n’allait pas jusqu’à ériger la papauté en une sorte d’autocratie religieuse. « Selon les doctrines ultramontaines, écrirait-il, les seules vraies, suivant moi, le pape est le monarque de l’église ; mais ce n’est pas un monarque absolu. » (Des Intérêts catholiques au XIXe siècle, ibidem.) Avec de pareilles vues, on comprend qu’irrité par les exagérations de ses anciens amis, Montalembert, malade et aigri, soit allé un jour jusqu’à traiter ce nouvel ultramontanisme d’idolâtrie.
  33. Ainsi s’exprime un ouvrage fort répandu dans le clergé, le Manrèze du prêtre, par le père Caussette, t. I, 2e édition.
  34. M. de Ketteler, évêque de Mayence, lettre à M. Dupanloup, en 1869 : l’abbé Lagrange, t. III, p. 49.
  35. Univers, du 11 juillet 1868, Article de Louis Veuillot.
  36. M. Dupanloup s’en ouvrait à Pie IX lui-même dans une lettre confidentielle.
  37. Article du 11 Juillet 1868.
  38. Émile Ollivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, t. II, p. 241 et 226.
  39. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1883, le Vatican et le Quirinal depuis 1878.
  40. Il est bon de noter en passant que, malgré sa défaite, la minorité du concile a obtenu, dans la définition même qu’elle combattait, certaines atténuations de forme qui ont leur importance. (Voyez l’abbé Lagrange, t. III).
  41. Avenir du 16 octobre 1830.
  42. M. de Falloux, Mélanges.
  43. Lettre du cardinal Lavigerie (1884) à l’abbé Lagrange : Vie de Monseigneur Dupanloup, t. III, introduction.
  44. M. de Falloux, Mélanges, t. II, p. 365.