Les Causes directes du dix-huit brumaire/01

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Les Causes directes du dix-huit brumaire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 481-511).
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LES CAUSES DIRECTES
DU
DIX-HUIT BRUMAIRE

I
LES RÉVOLUTIONNAIRES NANTIS
ET LA DERNIÈRE POUSSÉE JACOBINE[1]

Le Directoire avait hérité à l’intérieur de tout le passif de la Révolution ; entouré de difficultés immenses, il n’en surmonta durablement aucune ; il ne sut rien réparer et rien fonder ; il ne donna aux Français ni l’ordre ni la liberté. La faute en fut aux institutions, aux hommes et aux circonstances : à l’insuffisance de la constitution, qui créait partout le conflit et ne mettait nulle part l’autorité ; à l’incapacité politique des révolutionnaires, à la violence sectaire de leurs passions, à l’ignominie profonde d’une grande quantité d’entre eux ; enfin à la persistance de la guerre étrangère et de la guerre civile, l’une nourrie par l’autre. Parmi les hommes que la Révolution avait dépouillés de leurs privilèges et de leurs biens, meurtris, torturés, désespérés, beaucoup ne renonçaient pas à rentrer violemment en possession de la France. Ligués avec l’étranger, ils renouvelaient des invasions et des descentes, fomentaient des complots, troublaient Paris, agitaient les campagnes, maintenaient l’Ouest en feu, inondaient le Midi de bandes assassines ; il y avait simultanément terreur rouge et terreur blanche. Disputée à main armée entre deux peuples issus d’une même race, entre partisans et adversaires militans de la Révolution, la France, malgré le luxe dévergondé qui avait surgi dans sa capitale, demeurait un champ de bataille couvert de ruines, un sol de désolation, un sanglant chaos.

Sous le combat des factions, la masse de la nation gisait inerte, morte aux grands enthousiasmes, morte à toute foi poli- tique, dégoûtée profondément des révolutionnaires et hostile à l’ancien régime. On était loin de ces temps de patriotisme exaspéré et furieux, où l’amour de la République s’était confondu vraiment avec l’amour de la France. A présent, le vœu le plus, ardent de la nation était la paix avec l’étranger, car la guerre lui imposait d’écrasans sacrifices. A l’intérieur, elle eût voulu surtout la liberté religieuse, la faculté de retourner à sa foi et à ses observances traditionnelles, le droit pour chacun de prier à son jour et à son gré, la sécurité des personnes, l’abolition des lois persécutrices, la cessation des troubles ; elle ne voulait point le rétablissement des privilèges, entendait maintenir le partage des biens nationaux et l’affranchissement de la terre. Les volontés qu’elle exprimait avec un accent de misère, elle ne se sentait plus la force de les faire prévaloir ; « l’apathie tempère le mécontentement, » écrivait un chaud républicain, et l’affaissement des esprits égalait la désagrégation matérielle.

Comme une nation ne saurait vivre indéfiniment à l’état inorganique, il était évident que la France se dissoudrait totalement, à moins que l’on ne vît s’ériger un pouvoir assez fort et assez intelligent pour imposer la paix publique, pour opérer d’autorité les conciliations nécessaires, pour ressusciter en même temps les énergies éteintes : un gouvernement qui referait de l’ordre et qui referait aussi de la vie. Cependant l’universel besoin qu’on avait de ce régime ne suffit pas à le créer, à le faire jaillir du sol par éclosion subite. L’homme qui le portait en son cerveau existait, mais Bonaparte, avec tout son génie, avec son formidable prestige, n’eût pas réussi peut-être à s’approprier l’État, si une partie des gouvernans ne lui eussent, à leur insu, aplani les voies, si un travail antérieur à son retour d’Egypte et s’accomplissant dans le sein des pouvoirs publics, un travail interne, n’eût préparé fortuitement son œuvre et ne lui eût mis en main, au moment donné, tous les élémens de succès. La dictature a pu être considérée comme l’aboutissement nécessaire de la Révolution telle qu’elle s’était comportée ; son établissement eut toutefois, à côté de causes lointaines et profondes, des causes déterminantes et directes, qui agirent pendant plusieurs mois. Il est possible que la chose se fût faite en tout cas ; il n’est pas indifférent de voir comment elle se fit.


I

Depuis la chute de Robespierre jusqu’à l’avènement de Bonaparte, un fait domine l’histoire politique de la Révolution : l’effort des révolutionnaires nantis, en possession des places principales et de l’influence, pour se maintenir au pouvoir, pour s’y perpétuer obstinément, malgré et contre la nation. Ces révolutionnaires nantis n’eurent jamais à leur tête que des personnages de second ordre, les grands chefs ayant péri. Ils ne formaient pas un parti discipliné et compact, mais une association intermittente d’intérêts et de passions. Les Thermidoriens en composaient le noyau primitif et central. Le 9 thermidor avait été l’acte de terroristes dissidens, ennemis de Robespierre, mais aussi cruels que lui et plus vils, que la révolte de l’opinion et la décroissance du péril extérieur rendirent relativement modérés. A eux s’étaient joints des Girondins rentrés en grâce, des Montagnards descendus en plaine, la grande majorité des conventionnels, la presque totalité des régicides, en un mot tous ceux qui, ayant fait la République et survécu à la Terreur, voulaient jouir de leur œuvre.

C’étaient eux qui avaient décidé, après le vote de la constitution, que les deux tiers de la Convention se perpétueraient dans les Conseils. Depuis cet attentat législatif, par trois fois, légalement ou violemment, la volonté de Paris ou de la France entière s’était levée contre eux ; par trois fois, en vendémiaire an III, en fructidor an V, en floréal an VI, ils l’avaient canonnée ou durement comprimée. Ils vivaient de coups d’Etat, traînaient de violence en violence une existence cahotée, inhabiles à gouverner, acharnés à se défendre, stimulés par la pensée qu’à perdre le pouvoir, ils perdraient tout, y compris vraisemblablement la vie : or, « entre les hommes qui veulent arriver et ceux qui craignent d’être pendus, il y a toujours plus à parier pour les derniers[2]. » Dans l’intervalle des grandes crises, les révolutionnaires arrivés se disputaient entre eux, se décriaient et s’incriminaient. Toutefois, dès qu’un péril commun surgissait, le groupement se reformait, faisait corps, faisait front, et les plus modérés, en gémissant parfois, suivaient les violens.

Cet agrégat ne se composait pas uniquement de politiciens véreux, d’anciens proconsuls terroristes, d’êtres chargés de crimes, bien que ceux-là y fussent en très grand nombre. Il renfermait aussi quelques hommes restés purs, de foi révolutionnaire profonde ; à côté d’eux, beaucoup d’hommes de loi, anciens juristes et procureurs, ceux qui avaient obscurément et utilement besogné dans les comités de la Convention, ceux qui entreraient plus tard dans l’équipe consulaire. Il y avait aussi les théoriciens, les penseurs, l’Institut derrière les assemblées. Ce grand corps savant, qui tenait son existence de la constitution au même titre que le Directoire et les deux Conseils, et qui formait presque dans l’Etat un quatrième pouvoir, était le conservatoire de la doctrine. Il fournissait aux corps gouvernans beaucoup de leurs membres, s’y recrutait lui-même en partie. Des illustrations scientifiques l’honoraient, mais les survivans de l’Encyclopédie, les philosophes appartenant à l’école de Condillac, les futurs idéologues, le dominaient et le gouvernaient. C’étaient pour la plupart des hommes d’aspect grave, de mœurs douces et d’esprit orgueilleux. Parce qu’ils étaient pour leur temps très savans dans leur partie, ils se croyaient appelés à régenter l’esprit public. Dans la France grossièrement réaliste du Directoire, ils aspiraient à recomposer un pouvoir spirituel ; laissant à l’autorité temporelle les attentats contre les personnes, les laides violences, devant lesquelles ils s’inclinaient toujours, ils s’étaient réservé une autre tâche et essayaient de façonner l’âme française conformément à leur haut et froid idéal.

Entre tous les révolutionnaires nantis, il existait d’ailleurs d’autres liens que le simple intérêt matériel : certaines idées, certaines passions leur étaient communes. D’abord, ils étaient foncièrement antichrétiens. À cet égard, les hauts sectaires de l’Institut ne pensaient pas autrement que les bas prêtrophobes des administrations et des assemblées. Pendant la Terreur, la guerre à la religion n’avait été qu’une sanglante saturnale ; sous le régime de l’an III, elle s’organisa, se raffina. La liberté des cultes, proclamée en principe, fut anéantie par des procédés tour à tour violens et sournois. Pour mieux détruire la religion, on essaya de la remplacer. L’Institut s’efforçait à tirer de sa doctrine un ensemble de préceptes formant règle de vie ; c’était à quoi Bonaparte faisait allusion, quand il disait, voulant flatter ses confrères : « Je suis de la religion de l’Institut. » Le gouvernement favorisait la théophilanthropie, qui faisait rire le peuple, et inventa le culte décadaire, qui l’ennuyait. Dans son effort contre le catholicisme, il se heurtait à une résistance qui l’indignait et le déconcertait, à l’attachement irréductible des masses pour leurs vieilles et nationales croyances ; car la Révolution avait bouleversé la France, mais ne l’avait point changée.

Les révolutionnaires nantis avaient aussi la haine profonde des anciens nobles ; ils avaient eu beau proscrire et ruiner ces hommes, s’acharner contre eux et les disperser, misérables, aux quatre coins de l’Europe, ils n’arrivaient pas à ne plus les envier. Ils détestaient d’autant plus l’ex-classe dirigeante qu’ils aspiraient à en former une. En politique, ils affichaient certains principes effrontément méconnus dans la pratique, souveraineté absolue du peuple, système représentatif, séparation des pouvoirs, élection et renouvellement fréquent des collectivités gouvernantes. Au fond, beaucoup n’étaient rien moins que républicains. Leur arrière-pensée, leur obsession secrète, était de donner plus de stabilité à leur oligarchie en plaçant au sommet un roi choisi dans une dynastie étrangère ou dans la branche cadette, un roi qui ne serait pas le roi, qui serait leur créature et gouvernerait pour eux, par eux, avec des régicides comme pairs du royaume. Un tel établissement, qui consoliderait leur pouvoir et les ferait inamovibles, leur paraissait un abri plus sûr qu’une république inconsistante et précaire.

Odieux à la majorité des Français, condamnés par l’opinion, ils avaient à combattre, comme partis plus ou moins organisés, les vrais modérés d’abord, les républicains libéraux ; puis, toutes les variétés de royalistes, depuis les bourgeois monarchiens, constituai de 1789, constitutionnels de 1791, jusqu’aux partisans intransigeans de l’ancien régime, conspirateurs de Paris, rebelles et égorgeurs du Midi, chouans de Normandie, de Vendée et de Bretagne ; à l’autre extrémité de l’opinion, les Jacobins, dénommés aussi anarchistes ou exclusifs. Ceux-là étaient, dans leur majeure partie, les débris de la horde qui, en 1793 et 1794, avait supplicié la France, le reliquat de la Terreur.

Avec ce parti, les gouvernans n’étaient pas en lutte permanente ; ils le lâchaient parfois contre les modérés et les royalistes, quitte à le refréner ensuite. Pour eux, c’était tantôt l’adversaire, tantôt un corps de réserve. Le parti jacobin demeurait sur la lisière du pouvoir, un pied dedans, un pied dehors. Beaucoup de ses membres restaient dans les emplois : les autres en avaient été exclus et aspiraient à y rentrer. Ils avaient quelques meneurs en chef et des meneurs en sous-ordre, les « sous-officiers » de la troupe anarchiste, comme disait Bonaparte, mais ces cadres demeuraient vides, car le peuple de Paris et des grandes villes ne les remplissait plus.

Désabusée et dégrisée, la population ouvrière de Paris, celle des faubourgs, n’ajoutait plus foi aux faiseurs de systèmes, aux marchands de bonheur public ; un journal la montre ne demandant plus que de l’ouvrage, résignée à « chercher dans le travail un remède à ses maux... ; trompée par tant de promesses illusoires, la défiance est aujourd’hui le sentiment qui la domine ; » volontairement, elle détournait ses regards de la scène politique et s’éloignait de ce grand tréteau. Son effort dernier avait été sa furieuse poussée contre la Convention, en germinal et prairial an III, lors de l’épouvantable disette, pendant la grande crise de la faim ; ceux qui voulaient des places avaient réussi alors à entraîner ceux qui voulaient du pain. Aujourd’hui, le peuple vivait mal, mais vivait à peu près ; d’ailleurs, on avait retiré aux faubourgs leurs canons, leurs piques, une grande partie de leurs fusils ; la garde nationale n’était plus guère qu’un simulacre. Au milieu de la masse désarmée et inerte, les Jacobins formaient des groupes épars et isolés, des essaims bourdonnans, des « petites colonies » de perturbateurs ; leur force réelle ne répondait plus à la frayeur qu’ils inspiraient.

Les révolutionnaires nantis ne disposaient pas non plus du peuple, mais ils avaient les armées. Lors du péril national, les camps étaient devenus le foyer des passions nobles. La Révolution avait non seulement exalté, mais moralisé l’armée, au moins dans ses rangs inférieurs, en y faisant affluer le plus pur de la sève française. On vit alors les héros stoïques, sans peur et sans tache, les preux de la Révolution. Depuis qu’à la guerre de défense avait succédé la guerre de propagande et ensuite de conquête, un souffle corrupteur avait atteint et sali l’armée ; la soif des profits matériels, de l’or et des jouissances s’y était violemment éveillée. Pourtant beaucoup d’officiers et de soldats, surtout dans les armées du Rhin et d’Helvétie, demeuraient fidèles au vieil idéal de désintéressement et de simplicité. Ils se modelaient sur ces Romains de convention, sur ces Spartiates de tragédie dont leur imagination était pleine, et ils créaient un type de haute vertu guerrière, quand ils croyaient seulement le reproduire. Ceux-là étaient très grands ; les autres restaient en général admirablement braves, aguerris, endurans, aventureux, pleins de sang, pleins de sève, et la flamme révolutionnaire brûlait toujours en eux. Se jugeant d’essence supérieure au reste de l’humanité parce que le Verbe libérateur leur avait été révélé, ils croyaient affranchir les peuples en brisant les vieilles formes sociales, substituaient leur tyrannie à celle des anciennes castes, portaient, imposaient partout la loi nouvelle, en furieux missionnaires. Les armées restaient en somme ardemment républicaines, avec tendance au jacobinisme. A l’intérieur, dès qu’on leur montrait une apparence de réaction, un effort contre-révolutionnaire, elles voyaient rouge et fonçaient dessus brutalement. Mêlées ainsi à nos discordes, elles sentaient la tentation d’envahir et de dominer l’État. Parmi leurs chefs, les plus nobles, comme les plus ambitieux et les plus grands, entrevoyaient un rôle de régulateur et d’arbitre. En attendant, ils restaient avec les gouvernans actuels, avec ceux qui leur semblaient tenir en mains le dépôt de la Révolution et qui l’avaient effectivement ; Hoche s’offrait à eux dès qu’il s’agissait de mettre à la raison les « réacteurs » et les aristocrates ; Bonaparte se faisait leur homme, pour devenir leur maître.


II

Au printemps de 1799, en germinal et floréal an VII, c’est-à-dire au moment où les causes directes du dix-huit Brumaire commencent à se distinguer, les chefs officiels du groupement révolutionnaire étaient les cinq directeurs, Rewbell, La Révellière-Lépeaux, Barras, Merlin et Treilhard. La corruption légendaire du Directoire a peut-être été exagérée. Dans sa majorité, il ne fut pas composé à l’état permanent de concussionnaires. Plusieurs de ses membres furent des gouvernans indélicats plutôt que de francs voleurs. Quelques-uns n’étaient pas dépourvus de capacité. Sans parler de Carnot et de Barthélémy, que leurs collègues proscrivirent, Merlin était un procureur très habile, qui excellait à légaliser le crime ; il eût fait un bon « garde des sceaux de Louis XI. » Treilhard devait rendre sous un autre régime d’utiles services. La Révellière, parfaitement probe, n’était qu’une âme de sectaire chimérique dans un corps de magot, mais l’Alsacien Rewbell, cupide, intéressé, retors, grand abatteur de besogne, paraît avoir été la forte tête de la bande.

Sauf Barras, le panache du Directoire, sauf Barras qui étonnait Paris par la splendeur de ses vices, ces hommes vivaient en général sans luxe, habitaient bourgeoisement le Luxembourg, dont les beaux appartenons avaient été découpés en cinq logemens. Carnot invitait familièrement ses amis « à manger la soupe : on se met à table entre quatre heures et quatre heures et demie, et je ne mange jamais dehors. » La Révellière et sa fille s’en allaient le soir chez ut : ménage ami, les Thouin, « passer une couple d’heures dans leur modeste cuisine. » La femme de Treilhard était une ménagère affreusement commune, — une madame Angot, disait Bonaparte. Avec les économies réalisées sur leur traitement, les D’recteurs se faisaient un fonds commun que chacun d’eux emportait en quittant le pouvoir, — la cagnotte du Directoire. Ils avaient droit aussi de conserver leur voiture, une voiture bourgeoise, qui faisait leur joie et leur orgueil.

Le trait distinctif de presque tous ces hommes, c’est la bassesse morale. Chez eux, nulle conception élevée de leurs devoirs et de leurs droits ; nul effort pour pacifier et rassembler la nation, nulle pitié pour la France, qui souffrait tant de maux. Ils gouvernèrent bassement, brutalement, grossièrement. Leur politique consistait à frapper tantôt à droite, tantôt à gauche, à se maintenir par des violences alternatives : ce fut le fameux système de bascule, « qui n’abaissait un parti que pour élever l’autre. » En 1797, un double vote populaire ayant fini par modifier la composition des Conseils et mis les conventionnels en minorité, une majorité de modérés, compromise malheureusement par des intrigues et des complots royalistes, votait des mesures de réparation. On touchait à un changement de personnel et de système, sinon de régime. Les trois directeurs qui perpétuaient la tradition thermidorienne, Barras, Rewbell, La Révellière, les « triumvirs, » rallièrent alors autour d’eux tous ceux qui n’entendaient pas se laisser exproprier de la chose publique. Avec des régimens empruntés à Hoche et un général fourni par Bonaparte, ils firent le coup d’État du 18 fructidor. Ils violèrent la constitution pour la sauver, car le triomphe des Conseils eût abouti vraisemblablement à la renverser. Deux directeurs, cinquante-trois députés, des agens royalistes, deux généraux, furent condamnés sans jugement à la déportation, cent cinquante-quatre représentans éliminés des Conseils. La liberté de la presse fut suspendue, la magistrature épurée. Le corps législatif amputé conféra au Directoire ou plutôt au triumvirat des pouvoirs exceptionnels et presque dictatoriaux. Un renouvellement de rigueurs s’ensuivit contre les prêtres, les émigrés rentrés, les nobles, les écrivains indépendans, tous les suspects ; les triumvirs et les députés de leur bord frappèrent d’autant plus cruellement que l’alarme avait été plus chaude, qu’ils s’étaient sentis plus menacés, et la Terreur recommença sous le règne de ces trembleurs sinistres. Ce fut la terreur sèche, sournoisement homicide, qui substituait aux guillotinades le supplice lent de la Guyane ; encore faut-il ajouter que des commissions militaires, transformées en pelotons de condamnation, firent tuer beaucoup de monde.

Sous cette grande compression, l’opinion publique s’affaissa misérablement. Au dehors, les victoires de nos armées, les prodiges de Bonaparte, les belles campagnes de Moreau et de Hoche, l’Italie conquise, l’Allemagne envahie, la paix de Campo-Formio imposée à la maison d’Autriche entouraient d’une resplendissante auréole de gloire cette France en proie à de bas tyrans. Mais les directeurs, pour se défaire des modérés et des royalistes, avaient dû s’appuyer sur les pires élémens de désordre. Les ultra-révolutionnaires relevèrent la tête. Aux élections partielles de l’an VI, les Jacobins l’emportèrent. Le péril était maintenant à gauche. Pour y pourvoir, le triumvirat, qui s’était adjoint Merlin et puis Treilhard, procéda par épuration préventive. Le 22 floréal, il obligea les Conseils à invalider les choix des assemblées électorales au profit de candidats nommés par des minorités dissidentes. Il écarta ainsi les démagogues et aussi des républicains prononcés, mais purs, ou même de simples opposans. A cet attentat cynique, il gagna quelque répit ; il commit un nouveau crime pour vivre un an de plus.

Ce régime éhonté devait succomber finalement dans une crise extérieure, compliquée à l’intérieur d’une crise de scandales. Après le départ de Bonaparte pour l’Egypte, où il était allé mûrir sa gloire hâtive au soleil du Levant, le Directoire avait continué une politique de conquêtes ou plutôt de rapines, occupant des territoires pour faire de l’argent, rançonnant les gouvernemens, pillant les populations, rendant la France un objet d’exécration. Rome fut envahie, la Suisse littéralement mise à sac. Après la conquête de Naples par Championnet, l’Autriche, qui n’avait considéré la paix que comme une trêve, rouvrit les hostilités ; le congrès de Rastadt avec l’Empire fut rompu, nos plénipotentiaires assassinés ; l’Allemagne entière, sauf la Prusse, reprit les armes ; l’Angleterre fournit des vaisseaux et des subsides ; enfin une armée de Russes descendit du Nord. La deuxième coalition était formée, menaçant nos conquêtes et bientôt nos frontières, s’aidant partout d’insurrections ; ce fut contre nous la seconde guerre des rois et la première guerre des peuples.

Le Directoire était dans une pénurie d’argent atroce. Il n’avait su remédier aux suites d’une crise monétaire sans exemple et à l’anéantissement des finances. Au dehors, les territoires conquis ne rendaient plus ; à l’intérieur, les contribuables refusaient l’impôt, et le gouvernement se sentait hors d’état de les contraindre, n’ayant su établir un mode régulier de recouvrement. Il tomba de plus en plus aux mains d’une immense bande d’exploiteurs.

La nuée des fournisseurs, traitans et sous-traitans, s’abattit sur la République. Appelés à pourvoir aux besoins des divers départemens ministériels et surtout de la guerre, ils en firent objet de spéculation et de trafic. En face d’un gouvernement mauvais payeur, en face de fonctionnaires aux mains crochues, ils ne songèrent qu’à s’assurer des garanties usuraires et des bénéfices illicites. Ils firent payer à l’État les pots-de-vin donnés à ses agens, imposèrent des marchés draconiens, drainèrent le peu d’argent liquide qui restait dans les coffres du Trésor et ne livrèrent qu’un matériel de rebut. Cette friponnerie presque universelle, s’introduisant dans les ressorts de l’État, les submergea et les noya sous un flot de boue ; lorsqu’il fallut les tendre contre l’étranger, tout se trouva décomposé et pourri.

Nos soldats sans vivres, sans souliers, « sans bidons, sans marmites, sans gamelles, » sans linge pour les blessés, sans médicamens pour les malades, eurent à combattre des adversaires autrement redoutables que ceux de 1792 et de 1793 : en Allemagne, l’archiduc Charles ; en Italie, cet étrange Souvorof, qui unissait aux bizarreries d’un maniaque les talens d’un grand conducteur d’hommes et l’âme d’un croisé. Chez nous, la politique dictait souvent le choix des généraux. De plus, notre ligne d’opérations, se développant du Texel à Naples, offrait par son extension démesurée des facilités à l’attaque. Ces causes réunies amenèrent une succession de désastres : Jourdan battu à Stockach et rejeté sur le Rhin, Schérer et Moreau battus en Italie, la Lombardie perdue, la République cisalpine balayée, le Piémont entamé par Souvorof, Naples évacuée, la déroute de tous les gouvernemens institués par la France en Italie. A l’intérieur, l’Ouest s’agitait plus sérieusement ; dans le Midi, une campagne de brigandages et d’assassinats recommençait. A la lumière de ces événemens désastreux, l’impéritie du Directoire apparut à nu ; les fautes et les hontes de cette dictature de l’incapacité s’accusèrent en plein relief, et, bien que la presse fût étroitement surveillée, bien que l’agitation des partis se superposât à un fonds d’indifférence générale, une clameur de dégoût et de réprobation s’éleva.

Les Conseils étaient hors d’état de porter efficacement remède. Deux fois mutilés, ils ne montraient qu’une ombre de représentation nationale ; la majorité y suivait servilement l’impulsion des triumvirs. Les Anciens conservaient quelque prestige par la gravité de leurs délibérations. Aux Cinq-Cents, la tenue était mauvaise, sans être notablement inférieure à celle des Communes d’Angleterre, avec quelque chose de théâtral en plus. Chaque assemblée avait sa musique, qui jouait lors de l’entrée en séance et accompagnait la célébration des anniversaires solennels par une sorte de trémolo pathétique. Les représentans délibéraient en toge ; les Anciens avaient la robe rouge, « la pourpre sénatoriale, » les Cinq-Cents avaient la toge noire, par-dessus « leurs grosses houppelandes et leur crasse natale. » Affublés à l’antique, ils se croyaient tenus de parler romain ; les réminiscences classiques, les figures tirées de l’éloquence grecque et latine, les prosopopées retentissantes avaient toujours le don de soulever les esprits et de les faire vibrer. L’instant d’après, l’assemblée des Cinq-Cents retombait aux rivalités haineuses, aux contestations ignobles, aux propos poissards, car la Révolution eut à un égal degré la manie de l’emphase et la passion de l’injure.

Parfois un homme de cœur proteste contre l’arbitraire et les excès, rappelle la Révolution à ses principes : « C’est encore ce fou de Rouchon qui parle ! » disent ses collègues. Plusieurs étaient notoirement tarés, compromis dans de sales affaires d’argent, mêlés à des entreprises de fournitures, inféodés à des compagnies. Le Directoire avait aussi parmi eux ses louangeurs à gages, ses orateurs entretenus, ses « chanterelles. » En général, les talens manquaient moins que les caractères : il y avait des hommes intelligens, peu d’hommes utiles, des capacités mal employées, et l’ensemble composait un monde remué d’intrigues, s’épuisant en compétitions stériles, reconnaissant que tout allait mal et se souciant peu de rien réparer, un monde déclamateur et vain, gesticulant et grossier, dépourvu de cette décence extérieure qui recouvre, en temps de monarchie, les laideurs de la politique.

Pourtant, dans le personnel gouvernemental et législatif, quelques hommes, d’esprit plus ferme et plus avisé que les autres, se lassaient de vivre au jour le jour. Ils souffraient de voir la Révolution tourner aussi mal et tomber aussi bas ; ils s’en affligeaient d’autant plus qu’elle était leur carrière et leur bien. Du parti thermidorien se dégageait un groupe de politiques qui aspiraient à remplacer la tyrannie haletante du Directoire par un pouvoir aussi strictement révolutionnaire, mais plus stable, mieux assis, plus concentré, capable de faire connaître enfin au pays l’ordre public, de restaurer les finances, de signer la paix, de se rendre supportable en somme à la majorité des Français. Les principaux de ces hommes étaient, dans les Conseils ou à l’Institut : Boulay de la Meurthe, Chazal, Lemercier, Cornet, Cornudet, Régnier, Garât, Desmeuniers ; dans le ministère, Talleyrand, dont l’intelligence merveilleuse perçait l’avenir ; Rœderer leur prêtait dans la presse le secours de sa plume. Ce n’étaient nullement de vrais modérés et des libéraux ; la plupart avaient participé aux plus odieux excès ou aux pires défaillances. Seulement ils avaient assez de perspicacité pour s’apercevoir que l’édifice où ils s’étaient logés craquait de toutes parts et allait les écraser de sa chute ; ils songeaient donc à le reconstruire sur place, par une reprise en sous-œuvre, et à lui substituer un établissement plus solide et mieux clos.

Encore vague et latent, leur projet comportait une révision de l’acte constitutionnel. Ce qui paraissait en ce point simplifier leur tâche, c’est que la chose était dans l’air. Comme les vices de la constitution frappaient tout le monde, beaucoup d’hommes distingués s’imaginaient qu’à en modifier quelques articles, on remédierait au mal de la France. Parmi les écrivains et les penseurs, c’était à qui formulerait son plan, proposerait sa recette : présidence à l’américaine, garanties de capacité à exiger pour être législateur, institution d’un corps destiné à modérer les autres, toutes ces idées s’agitaient confusément dans les esprits.

L’opération à pratiquer, il est vrai, ne pouvait s’accomplir par les moyens légaux, car toute demande de révision se trouvait soumise, aux termes de la constitution même, à une procédure compliquée, lente, qui n’était susceptible d’aboutir qu’après neuf ans. Les membres du parti naissant s’en inquiétaient peu, le recours à la violence étant universellement admis dans les mœurs politiques de l’époque. Il fallait seulement trouver l’occasion, saisir le joint, et surtout avoir avec soi un général notable, qui prêterait à la portion des pouvoirs publics devant agir contre l’autre le secours de son épée. C’est dans cet état d’esprit que se découvrent l’origine et la conception primitive du coup d’État de brumaire, que le retour de Bonaparte faciliterait seulement dans son exécution et transformerait dans ses conséquences. Chez ses moteurs civils, cette entreprise procéderait exactement du même esprit que le 18 Fructidor et le 22 Floréal : elle s’inspirerait d’un âpre désir de conservation personnelle. A la différence d’autres coups de force, accomplis par des hommes qui n’avaient rien à perdre et qui avaient tout à gagner, ce serait l’acte de ceux qui avaient horriblement peur de tout perdre. À ce mobile s’ajoutait, chez quelques-uns, le désir honnête d’assainir, de régénérer la République, de lui ouvrir enfin une existence normale, et d’assurer, par une dernière illégalité, le règne des lois.

Ce parti se reconnut pour chef ou plutôt pour oracle un personnage de pure race révolutionnaire, un civil. Au début de la Révolution, nul n’avait plus marqué que l’abbé Siéyès ; plus tard, apostat et régicide, il s’était éclipsé à l’heure des grands périls ; il avait reparu ensuite, se dérobant au pouvoir et recherchant l’influence. C’était lui, disait-on, qui, dans la coulisse, avait joué. pendant les derniers temps de la période conventionnelle et au moment du 18 Fructidor, le rôle d’inspirateur occulte ; habile à discerner le ressort caché qui détermine les événemens et les hommes, il excellait à le toucher d’une main discrète et inaperçue, en quoi il était resté prêtre. Jamais il ne s’était compromis ouvertement ; en un temps où tant d’hommes s’étaient usés et consumés dans l’action, il bénéficiait de la force immense attachée à celui qui a su attendre, se réserver, et sa réputation avait grandi de tout ce qu’il n’avait pas fait. On lui attribuait une puissance d’esprit extraordinaire, un génie constructif. Il avait étudié les lois, considéré les peuples, comparé les gouvernemens. On savait qu’une constitution de rechange résidait tout entière dans son cerveau, et elle paraissait d’autant plus admirable qu’il ne la laissait entrevoir que partiellement et par échappées. Enigmatique et volontairement inintelligible, il semblait porter en lui un grand mystère de salut public. S’étant garé actuellement dans l’ambassade de Berlin, il passait pour s’y être initié aux affaires européennes, pour s’être lié avec le haut personnel diplomatique ; qui pourrait mieux que lui réconcilier la France révolutionnaire avec la vieille Europe ? Par tous ces motifs, son heure parut venue ; un mouvement d’opinion se fit en sa faveur. Chaque année, les conseils renouvelaient le Directoire par cinquième. Le 27 floréal an VII, quand il s’agit de remplacer Rewbell, directeur sortant, les Cinq-Cents mirent Siéyès sur leur liste de candidats et les Anciens l’élurent.

En tout temps, Siéyès eût attiré l’attention et repoussé les sympathies. Son abord était froid, peu engageant, sa tournure gauche, sa physionomie muette et pincée. Spirituel et caustique à l’occasion, il devenait, dès qu’on le mettait sur le chapitre de ses théories constitutionnelles, tranchant, dogmatique, autoritaire ; il affirmait et ne daignait discuter ; à force de proclamer son infaillibilité, il arrivait à y faire croire.

On l’a pourtant trop dépeint comme un pur spéculatif, ne descendant jamais des hauteurs de la théorie ; il y avait chez lui des côtés terriblement pratiques. S’il jouissait vraiment, lorsqu’il recomposait en esprit la machine politique, de multiplier les rouages, de les agencer ingénieusement, de les combiner avec art, tout ce mécanisme s’appropriait dans sa pensée à une fonction spéciale, à un but unique : maintenir au pouvoir Siéyès et son parti, les y fixer et les y incruster à jamais. Les mots : système conservateur, idées conservatrices, revenaient sans cesse dans sa bouche. Il contribua pour beaucoup à les introniser dans notre langage politique, mais il ne les appliqua jamais qu’à une classe d’intérêts et de personnes.

Nul ne fut plus que lui homme de parti ou plutôt de caste, homme de tiers état, dans toute la force restrictive du terme. Il avait l’horreur des nobles et le mépris du peuple. C’était lui qui naguère refusait de dire la messe « pour la canaille. » D’autre part, après Fructidor, il avait inventé contre les nobles un plan d’ostracisme colossal, proposé d’exiler en masse tous les restes de cette classe et d’amputer définitivement la France d’un membre. Faux républicain d’ailleurs, laissant dans sa fameuse constitution une porte ouverte à un roi qui serait le prête-nom de l’« oligarchie révolutionnaire » et son répondant vis-à-vis de l’étranger, il ne rêvait pas une France rayonnant sur le monde, bouleversant l’Europe par le glaive ou par l’idée, mais une France où il aurait ses aises, qui lui serait commode et confortable, car ce qu’il chérissait par-dessus tout, « avec sybaritisme, » c’était son repos, un repos moelleux et bien garanti. Il aimait âprement l’argent et ne recherchait pas les jouissances du grand luxe ; ses plaisirs étaient furtifs, ses voluptés sournoises. S’il voulait aller en voiture et non à pied, c’était surtout, disait-il, pour que les ci-devant ne pussent plus « l’éclabousser ; » la pensée seule de partager les bénéfices du pouvoir avec une aristocratie autre que la sienne, l’aristocratie des régicides, le mettait dans une rage froide. S’il se rapprochait aujourd’hui de certains modérés, s’il voulait les associer à l’œuvre de réformation brusque qu’il méditait posément, il entendait limiter strictement leur part dans le régime à venir. L’idée d’un gouvernement largement national, ouvert à tous, supérieur aux partis, n’entra jamais dans l’esprit de ce faux sauveur.


III

Tandis que Siéyès quittait Berlin pour prendre rang au Directoire, le corps législatif se renouvelait encore une fois par tiers. C’est au Directoire qu’il incombe d’avoir inauguré en France la candidature officielle ; il en usa cyniquement dans la circonstance, mais il était tellement discrédité, honni, que le fait seul d’être patronné par lui devint un titre d’exclusion. Depuis le 18 Fructidor, les royalistes de toutes nuances et les libéraux n’osaient guère affronter le scrutin. Les Jacobins se présentèrent hardiment et, s’annonçant moins comme tels que comme opposans, surprirent le succès en plusieurs départemens. Le Directoire se sentait trop faible pour renouveler le 22 Floréal et imposer aux Conseils des invalidations en masse ; les élus furent admis sans que l’on regardât de trop près à la régularité des opérations, et cet afflux d’hommes nouveaux, s’introduisant surtout dans le Conseil des Cinq-Cents, brisa soudainement la majorité.

Un parti d’opposition très fort se forma contre le Directoire. Désigné sous le nom de parti jacobin, il comprenait en réalité des élémens divers : de francs démagogues, s’appuyant au dehors sur les groupes anarchistes ; des politiciens ardens, avides de renommée et impatiens d’escalader le pouvoir ; des généraux mécontens, comme Jourdan et Augereau ; enfin des hommes d’un républicanisme exalté, qui s’alarmaient sincèrement du péril national, croyaient à la nécessité de retremper l’énergie du peuple au feu des passions révolutionnaires et de faire succéder aux turpitudes du Directoire un gouvernement violent et probe.

Le parti entier adopta ce mot d’ordre, ce cri de ralliement : guerre aux voleurs ! c’est-à-dire guerre aux fournisseurs qui avaient mis nos armées en détresse ; guerre aux agioteurs, spéculateurs, tripoteurs de tout ordre, qui s’étaient engraissés de la ruine générale ; guerre aux fonctionnaires qui s’étaient laissé corrompre, aux gouvernans impurs qui avaient toléré ces désordres et en avaient profité, à tous ces criminels de lèse-nation, à tous ces vendeurs de la chose publique. Même, dans un accès de rigorisme effréné, on multipliait arbitrairement le nombre des coupables ; on exagérait leurs forfaits. Il y avait énormément de voleurs ; on en vit partout. Une folie de soupçons, un délire accusateur sévirent. Enfin, par la pente naturelle des passions humaines, la prise à partie s’étendit à tous les hommes d’affaires et de finances ; le cercle des revendications s’accrut démesurément. Sans que des doctrines socialistes se soient formulées positivement, la guerre aux grands voleurs devint la guerre aux grosses fortunes mobilières et même à toutes les fortunes en portefeuille, considérées comme mal acquises.

Or, parmi ces fortunes, presque toutes s’étaient créées ou rétablies pendant la Révolution, après la Terreur et sous le régime de l’an III. La tourbe des fournisseurs avait alors fait sa main ; les gros banquiers, ceux qui avaient eu les reins assez solides pour supporter la crise des assignats, qui avaient alors dominé le marché et gouverné les cours, étaient arrivés à ranimer quelque mouvement d’affaires. Méprisant le régime établi, les possesseurs de capitaux mobiliers s’en accommodaient néanmoins, parce qu’ils le dominaient et l’opprimaient ; c’étaient eux les rois du jour, et voici qu’à leur tour ces enrichis deviennent suspects, au moins autant que les riches de naissance, dix fois taxés et frappés. Cette espèce de ploutocratie révolutionnaire se voit à son tour signalée, désignée aux pires traitemens, par suite jetée violemment dans l’opposition. Après avoir détruit l’ancienne richesse territoriale, après avoir ruiné les rentiers, qui étaient eux-mêmes des ci-devant et tenaient leurs titres du régime déchu, la Révolution s’en prend maintenant aux fortunes qu’elle a laissées se faire ou s’accroître ; elle s’attaque à une foule d’intérêts matériels dont le sort s’est jusqu’à présent confondu avec le sien et met contre soi cette force ; il y a là un fait nouveau, très important, qui exercera sur les destinées finales du régime une influence réelle.

Dès les premiers jours de prairial, la tribune des Cinq-Cents retentit des imprécations jacobines contre les agens et ministres concussionnaires ; c’était la lutte des violens contre les pourris. Si les premiers arrivaient à former une majorité, on irait à un choc redoutable, car la constitution, qui n’avait pas établi la responsabilité ministérielle, ne donnait aux Chambres aucune prise légale sur le gouvernement et refusait d’autre part à l’exécutif le droit de dissolution ; en cas de conflit entre les deux pouvoirs, elle les acculait à la violence. Le 17, le Conseil vota une adresse aux Français, stigmatisant les abus et annonçant un système d’inquisition sévère. Les Jacobins firent aussi prononcer l’affranchissement de la presse, sous couleur de revenir aux principes. On abrogea la loi du 19 fructidor an V, renouvelée en l’an VI, qui avait établi la censure, mais les Conseils ne purent jamais s’entendre pour la remplacer par une loi sur les délits de presse ; c’était faire succéder à un régime de compression l’absolue licence.

Sur ces entrefaites, Siéyès arriva de Berlin. Sa venue fut annoncée au peuple, comme un événement, par douze coups de canon. Dès son installation au Luxembourg, il s’isola de ses collègues, dont il avait été complice en fructidor, mais qu’il jugeait irrévocablement perdus ; haïssant les Jacobins, dont il avait horriblement peur, il croyait nécessaire, avant tout, d’évincer les directeurs actuels, d’éliminer ce poids mort, de déblayer le terrain de ces encombrans cadavres. Ses amis dans les deux Conseils, « les républicains organisateurs, » ceux qui rêvaient déjà de mesures violemment conservatrices de leur pouvoir et de leur influence, lièrent d’abord partie avec les partisans d’une politique effrénée ; entre ces élémens dissemblables, il y eut entente d’un moment et coalition pour détruire. Ce fut ce qui permit l’acte du 30 prairial, la dislocation du Directoire par les Conseils. Le peuple n’y prit aucune part. Tandis que tout se soulevait dans les Conseils, la rue restait calme, les endroits de promenade et de plaisir très fréquentés ; à peine un peu plus de monde qu’à l’ordinaire autour des Tuileries et du Palais-Bourbon, où se réunissaient les Anciens et les Cinq-Cents. Paris tranquille, méprisant, regarda s’organiser l’insurrection parlementaire.

Le 28 prairial, — 16 juin, — les Conseils se déclarèrent en permanence. L’attaque directe contre l’exécutif commença et fit brèche. On découvrit que l’élection de l’un des directeurs, Treilhard, avait été faite inconstitutionnellement, l’ayant été moins d’un an après que Treilhard avait résigné son mandat législatif. Bien que l’irrégularité datât de l’an VI et qu’il parût y avoir prescription, les Conseils annulèrent l’élection. Treilhard, connu pour sa morgue et sa rudesse, s’effondra néanmoins sous le coup ; les larmes aux yeux, il quitta la salle où délibéraient les directeurs et disparut du Luxembourg. Sans désemparer, les Conseils le remplacèrent par Gohier, président du tribunal de cassation, Jacobin assez notable, honnête et court.

Il ne restait des anciens directeurs que Barras, La Révellière et Merlin. Barras assura son salut par une trahison : il se retourna contre ses deux collègues et s’offrit à les exécuter, tantôt employant la menace et venant au conseil avec un grand sabre, tantôt usant de paroles mielleuses. Cependant La Révellière et Merlin tenaient bon, se cramponnaient au pouvoir ; on s’acharna alors sur eux, on les chargea de tous les péchés du Directoire. Dans la journée du 30, ce fut au Luxembourg un envahissement, de députés de toutes nuances, qui les sommaient de partir.

Comme ils résistaient toujours, le recours à la force parut imminent. Des généraux s’offraient à trancher dans le vif : les sabres s’agitaient dans le fourreau. Joubert, qui commandait la 17e division militaire, c’est-à-dire Paris et ses environs, ne demandait que « vingt grenadiers » pour en finir ; Bernadotte, qui se trouvait alors à Paris et sans emploi, n’en demandait pas tant : « Vingt grenadiers, c’est trop ; un caporal et quatre hommes, c’est bien assez pour faire déguerpir les avocats. » Les deux directeurs cédèrent enfin ; à cinq heures du soir, leur démission fut portée aux Conseils. Il n’y eut pas, à proprement parler, coup d’État, mais épuration du Directoire sous une pression parlementaire, appuyée par des menaces de violence. Merlin disparut pour quelque temps ; La Révellière se retira dans sa maison d’Andilly, près de Paris ; lorsqu’il rentrait en ville, à pied, pour assister aux séances de l’Institut, les gens de la campagne l’insultaient grossièrement. Avant de démissionner, il avait fait allusion à de noirs projets qui s’agitaient dans les assemblées, à des trames homicides : « Les couteaux sont tirés, » avait-il dit ; déjà les couteaux, les poignards, fictifs poignards, existant seulement dans l’imagination de ceux qui avaient intérêt à les invoquer ! Quatre mois plus tard, Lucien et Napoléon Bonaparte les retrouveront dans l’arsenal des métaphores révolutionnaires.

Les Conseils remplacèrent immédiatement La Révellière par le général Moulins, une plate nullité, et Merlin par Roger-Ducos, ancien conventionnel, aujourd’hui législateur et dans l’intervalle juge de paix à Dax. Après ces nominations, les Conseils se maintiennent onze jours encore en permanence, et dans la chaleur des discussions haletantes, dans la fièvre des séances nocturnes, l’exaltation des esprits parvient à son comble ; elle durera près d’un mois. Pendant cette période, le corps législatif tend à se faire le centre du pouvoir et de l’action, comme s’il n’était sorti de son long servage que pour usurper à son tour. Les Cinq-Cents donnent l’impulsion, les Anciens la suivent. Aux Cinq-Cents, les Jacobins dominent ; non qu’ils soient les plus nombreux, mais ils ont l’audace, la discipline, l’élan ; sous leur pression, l’assemblée du Palais-Bourbon se transforme en une fournaise de fanatisme révolutionnaire, d’où sortent des lois de feu, brûlantes et corrosives. C’est la loi dite des otages, nouvelle loi des suspects, dont on verra le mécanisme persécuteur. C’est la loi appelant sous les drapeaux les conscrits de toutes classes non encore mis en activité ; pour subvenir aux frais de cet immense levée, le principe d’un impôt progressif de cent millions « sur la classe aisée » est voté ; l’application de ce principe, qui restait à déterminer par des actes ultérieurs, mettrait tous les biens en proie aux exactions d’une fiscalité arbitraire. Ces besognes accomplies, les Conseils se refroidirent un peu ; mais la France frissonna : elle avait vu le spectre de la Convention.


IV

Le nouveau Directoire, définitivement composé de Barras, Siéyès, Gohier, Roger-Ducos et Moulins, crut devoir modifier le ministère et l’administration dans un sens avancé. L’intègre Robert Lindet, ex-membre du comité de Salut Public, fut mis aux Finances, Quinette à l’Intérieur, Bourguignon à la Police. Il parut impossible de maintenir Talleyrand aux Relations extérieures, à cet instant où l’on inscrivait le puritanisme à l’ordre du jour. Talleyrand dut s’éclipser, mais sut au moins se faire remplacer par un homme de confiance, Reinhardt, qui lui garderait la place ; il resta ainsi dans la coulisse, préparant sa rentrée. Par une mesure très grave, le portefeuille de la Guerre fut confié à Bernadotte, qui s’était jeté éperdument dans le courant jacobin. Le général Marbot[3] dut à ses opinions « exagérées » le commandement de Paris. Beaucoup d’administrations locales furent épurées et peuplées d’hommes violens.

Siéyès n’avait pu s’opposer aux choix nouveaux ; il sut en faire tourner plusieurs à son profit. On avait placé à la Justice Cambacérès, parce que l’ancien Directoire l’avait tenu en disgrâce ; Siéyès reconnut tout de suite en lui un esprit rassis, mûri, prédestiné aux besognes réorganisatrices, et, lui dévoilant en partie ses desseins, s’en fit un utile auxiliaire. Dans le Directoire, il s’empara de Roger-Ducos, qui ne pensait jamais que par autrui. Il essaya même d’attirer à soi quelques députés influens du parti jacobin, les moins compromis par leur passé, ceux avec lesquels on pouvait causer. Jourdan et d’autres furent invités par lui à de mystérieux colloques : tout le monde reconnaissant que la constitution ne suffisait plus aux besoins de la France, pourquoi ne pas s’entendre pour la changer ? Le malheur était que, chacun voulant une révision, chacun la voulait à sa façon. Comme Siéyès évitait de s’expliquer sur ce que l’on mettrait finalement à la place du régime actuel, Jourdan et ses collègues le trouvèrent indéchiffrable ; ils se défiaient d’ailleurs de lui prodigieusement et le jugeaient plein d’arrière-pensées ; ils repoussèrent ses avances. Siéyès rompit alors en visière avec eux ; ses amis dans les Conseils formèrent un parti de résistance, un parti de modérés, qui défendraient la constitution contre les attaques révolutionnaires, en attendant qu’ils pussent la violer pour leur compte et la réformer à leur gré. On ne saurait trop répéter que ces hommes n’étaient modérés que par rapport aux Jacobins, c’est-à-dire d’une modération toute relative et de fraîche date.

Ainsi les vainqueurs de prairial se divisaient. Il en résulta que toute unité d’action et d’impulsion disparut plus encore du gouvernement. La confusion devint inexprimable, le gâchis affreux : c’était ce que La Fayette, suivant les événemens du fond de son exil, appelait le « margouillis national. » Dans le Directoire, Siéyès ne sortait de sa réserve boudeuse que pour critiquer et blâmer ; quoi que l’on décidât, il y trouvait à reprendre, « tout coloquinte et tout fiel. » Suivi de Ducos, il tirait dans une certaine mesure à droite ; Gohier et Moulins tiraient à gauche ; Barras oscillait entre les partis et les trahissait tour à tour. Sans rompre ses liaisons avec la plus vile canaille anarchiste, il traitait par momens avec les Bourbons, cherchant moins à préparer leur retour qu’à se prémunir contre les conséquences d’une restauration. Les principaux directeurs intriguant en particulier, le Directoire en corps « ne voulait rien, n’écoutait rien, ajournait tout. Les directeurs ne lisaient que les journaux ; ils ne dissertaient que sur quelques articles qui les chagrinaient. Ils entraient en séance à onze heures ; ils y restaient jusqu’à cinq heures et demie ou six heures. Les ministres arrivaient d’heure en heure et étaient toujours entendus séparément, quoiqu’il eût fallu les entendre ensemble. On parlait à chacun d’eux des journaux, des plaintes, des dénonciations contre les particuliers...

« Après la séance, les. directeurs allaient dîner ; toujours nombreuse compagnie à dîner et toute la nuit, jusqu’à leur coucher. Le matin, ils lisaient les journaux, des lettres, pour être à portée d’en parler ensemble pendant leur mortelle séance[4]. » On les entendait se plaindre « de n’avoir pas assez de pouvoirs, et cependant ils ne faisaient aucun usage de leurs pouvoirs légitimes. » Au reste, chacun d’eux sentait qu’il n’était là qu’en passant ; Moulins le disait à Cambacérès, dont il était actuellement le supérieur, et se recommandait pour l’avenir à la protection de son subordonné.

Les ministres se voyaient peu et se tenaient mutuellement en défiance, écrasés d’ailleurs de besogne. Robert Lindet « s’abîmait dans le gouffre des finances. » Cambacérès avait tout à faire pour remettre un peu d’ordre dans son département. Bernadotte travaillait infatigablement et parlait encore plus. Ses proclamations, ses circulaires, ses appels « aux camarades, » font un curieux monument d’éloquence révolutionnaire et gasconne. Il montrait en réalité de remarquables qualités d’intelligence et d’entrain, s’évertuait à hâter la formation des recrues, à recréer des armées, à recréer un matériel, à ragaillardir le moral des officiers et des troupes ; contre le chaos de difficultés qui s’élevait devant lui, il s’acharnait de toute sa remuante et bourdonnante activité. Mais les administrations le secondaient mal : les bureaux étaient « une fourmilière indescriptible de fripons ou de fainéans. » En province, les autorités se dérobaient à toute décision, inertes ou affolées : des bruits alarmans couraient « sur la situation politique de Paris et la dissolution du gouvernement républicain. »

La presse démuselée s’était jetée tout de suite aux extrêmes violences. A côté des journaux de droite ressuscites en masse, diffamant le gouverne nient à outrance et trouvant moyen de le calomnier, le Journal des Hommes libres s’était fait le moniteur officiel du jacobinisme ; on le surnomma le Journal des Tigres ; il traitait ses adversaires de « feuillistes d’infamie. » Avec quelques autres de son espèce, il rappelait les pires journaux de 1793 ; c’était le même ton populacier, la même persévérance dans l’insulte, la même manie dénonciatrice. Quiconque avait part aux affaires fut traîné dans la boue ; aucune réputation ne fut plus à l’abri. Les hommes les plus attachés aux principes de liberté, le vertueux Cabanis entre autres, s’épouvantaient devant « ce torrent qui menaçait de tout engloutir. »

A côté des journaux, des brochures pullulent, circulent à grand fracas dans les rues, annonçant la décomposition de tout et la fin du régime : le Testament de la République, et ça va mal ; Quatre pendus et un cinquième qui file sa corde ; l’Ancien Directoire nous vendait, le nouveau nous fera pendre. La police les saisit, le jury les acquitte ; d’autres paraissent. Aux abords du Palais-Bourbon, on criait un libelle, œuvre du député pamphlétaire Poultier, intitulé : Changement de Domicile ; l’auteur proposait de mettre les Anciens à Montmartre, — jadis lieu de pendaison, — les Cinq-Cents à l’égout, le ministre de la Guerre rue de la Mortellerie, les conscrits rue des Boucheries, les royalistes au cap de Bonne-Espérance.

Les Conseils subissaient tour à tour et repoussaient l’influence des violens. Celui des Anciens s’était ressaisi le premier et cherchait, avec quelque hésitation encore, à se mettre en travers du mouvement jacobin. Les Cinq-Cents jouaient toujours à l’assemblée souveraine, mais n’osaient aller au bout de leurs audaces ; saisis de pétitions tendant à traduire en justice les ex-directeurs, ils repoussaient, après de longs débats, la mise en accusation, craignant de rétablir l’échafaud politique. Une partie des séances se passait à dénoncer des scandales financiers. Plusieurs commissaires et agens du Directoire, Trouvé, Faypoult, Rapinat surtout, dont le nom prédestiné semblait la raison sociale de tout un régime, obtinrent une célébrité honteuse. L’ex-ministre de la Guerre Schérer était continuellement attaqué, mais on hésitait à le poursuivre, parce qu’il passait pour trop bien armé et en possession de secrets compromettans ; il aurait dit : « Je ne crains rien, j’ai des papiers ; il faut que quarante hommes me défendent ou qu’ils tombent avec moi. » Les modérés, sans trop s’émouvoir, laissèrent les Jacobins épuiser contre lui leur répertoire d’invectives.

En somme, aucune majorité stable ne se dégage. Les deux fractions de l’assemblée l’emportent alternativement l’une sur l’autre et s’émiettent elles-mêmes en groupes agités. De part et d’autre, les meneurs, les orateurs, sont peu nombreux, mais constamment sur la brèche : parmi les Jacobins, Jourdan, Briot, Talot, parleurs infatigables ; de l’autre côté, Marie-Joseph Chénier, dont l’éloquence académique ne porte guère ; Boulay, « figure ronde et sanguine, » qui montre du tempérament oratoire et de la vigueur ; et subitement, Lucien Bonaparte se met hors de pair. À tout propos, il discute, pérore, déclame ; tragédien et comédien politique, c’est en outre un bon manœuvrier parlementaire, et il trouve le temps, entre tous ses combats, de brasser des affaires et de roucouler aux pieds de Mme Récamier. La situation de son frère Joseph, affable, accueillant, bien posé, grandit dans le monde en même temps que la sienne s’affirme au parlement ; tous deux exploitent le souvenir du grand frère et par momens se jugent aptes, avec ou sans lui, à faire le gouvernement de demain.

Leur coterie avoisine celle de Siéyès, sans se confondre avec elle. Au reste, chaque coterie se croit un parti ; chaque parti devient une faction. Les votes de l’assemblée sont enlevés par surprise ou par intrigue, les discussions tumultueuses. A tout instant, des motions d’ordre, portant sur des objets politiques, interrompent les discussions d’affaires et déchaînent les passions. Chaque message important du Directoire suscite un orage : « Une grande partie des membres se lèvent, s’agitent, s’apostrophent. En vain le président agite sa sonnette pour rappeler les membres à l’ordre ; les huissiers s’égosillent à rappeler au silence ; le tumulte est à son comble ; on n’entend plus le lecteur ; on ne s’entend plus soi-même. » Et le public, écœuré de ces scènes, prenait encore plus en dégoût le régime des assemblées.


V

Paris avait trop de deux Chambres ; avec un inexprimable effroi, il en vit surgir une troisième, qui s’instituait de sa propre autorité et ne tenait son mandat que d’elle-même. Pour ranimer l’enthousiasme populaire, il avait paru utile de rendre la main aux associations politiques. La plus grande et la plus fameuse de toutes, le club des Jacobins, supprimé en brumaire an IV, jugea l’occasion bonne pour se reconstituer. Sa résurrection fut un événement. Sous le titre de Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité, les Jacobins obtinrent permission de délibérer dans la salle du Manège, où s’étaient tenues la Constituante, la Législative et, pendant un certain temps, la Convention ; le Manège, voisin des Tuileries, faisait partie des locaux affectés au Conseil des Anciens, qui siégeait dans le château.

La réouverture du club se fit dans le milieu de messidor, les séances devant avoir lieu tous les soirs. Quelques centaines de personnes, dont beaucoup de députés, s’étaient inscrites à la réunion ; pour éluder certaines prohibitions constitutionnelles, on nomma au lieu de président un régulateur, des annotateurs en guise de secrétaires ; il y eut une tribune aux harangues, des ordres du jour et des votes, un public nombreux, des comptes rendus insérés dans les journaux, une parodie de parlement.

Les énergumènes prirent immédiatement le dessus. Une rivalité s’établit entre eux ; c’était à qui crierait le plus fort, et, comme les nouvelles de la guerre restaient mauvaises, comme notre armée d’Italie venait d’essuyer de sanglans échecs au bord de la Trebbia, comme la citadelle de Turin avait capitulé, ce fût une occasion pour tonner plus violemment contre les vendus et les traîtres, pour réclamer des épurations, des vengeances, des décrets contre les riches et des piques pour le peuple. Tout en se défendant de vouloir rétablir le régime de 1793, les néo-Jacobins en reprenaient le ton et en imitaient les gestes. Et ce n’était rien auprès de ce que l’on entendait aux abords de leur salle. Dans le café Godeau, donnant sur les Tuileries, des hurleurs jacobins avaient établi une sorte de club extérieur. Ils parlaient couramment d’immoler des milliers de victimes aux mânes de Robespierre et de Babeuf. Derrière ce terrifiant tumulte, il parut que la Révolution hideuse et dégouttante de sang se remontrait, la Révolution bras nus, en sabots, en carmagnole, celle qui travaillait dans les prisons et coupait les têtes. Plus que jamais, le cauchemar jacobin revint hanter le sommeil douloureux où s’affaissait la France ; longtemps on se rappellerait cet affolement général, à l’aspect du rouge fantôme, et la grande peur de l’an VII.

La renaissance du club jacobin aboutit à ce que Paris ne connaissait plus depuis deux ans : le désordre dans la rue. Les fureurs du Manège provoquèrent une agitation contre-révolutionnaire. Les restes de la jeunesse dorée reparurent ; on revit les muscadins ou plutôt leurs cadets, les agréables.

Une sorte d’affiliation se maintenait entre jeunes Parisiens de classes très diverses, pour bâtonner la Révolution sur le dos des Jacobins et s’opposer par la force du poignet au retour du régime scélérat. Depuis les beaux temps de la réaction thermidorienne, les muscadins avaient changé de nom et un peu de costume ; beaucoup avaient été enrôlés dans les armées ; de plus jeunes avaient comblé les vides. Sous le régime fructidorien, durement comprimés, ils avaient fait les morts ; l’effervescence succédant au 30 Prairial parut les ressusciter. L’opinion et la mode les soutenaient ; en ce temps où le développement de la force physique était en spécial honneur, rosser les Jacobins était une façon d’attester la vigueur de ses muscles et la solidité de ses principes, un exercice méritoire et distingué, un sport, — dirait-on aujourd’hui. Les « jeunes gens » reprirent les attributs de leur ancienne profession, « collets noirs et violets, » qu’ils posèrent sur « de vieux habits. » Ainsi accoutrés, coiffés du chapeau tromblon à larges bords, la grosse cravate de batiste moussant sous le menton, le gourdin ou la « canne à dard » sous le bras, les pistolets en poche, ils se remirent en campagne contre la bande jacobine, agressifs et batailleurs.

D’après des témoignages minutieux, il est facile de se figurer Paris pendant ces jours de petite guerre, qui fit plus de peur que de mal. Les « jeunes gens » ont leur quartier général au Palais-Égalité, ci-devant Palais-Royal. Parcourant les galeries tumultueuses, enfiévrées, regorgeant de filles et d’industries interlopes, ils se groupent, s’animent en lançant contre leurs adversaires des mots cinglans et des sarcasmes ; puis, par la rue Honoré et le fouillis des ruelles, ils se portent en colonnes pressées vers l’endroit où les Jacobins dressent leurs remontrances furibondes et accomplissent leurs rites, injurient et pontifient.

Le 22, les Jacobins ayant planté solennellement un arbre de la Liberté dans la cour du Manège, les rixes commencèrent. Le lendemain soir, une foule houleuse occupait les abords de la salle, la terrasse des Feuillans, l’allée des orangers située en contre-bas. La séance levée, comme les sociétaires sortaient en chantant des airs patriotiques, une formidable bordée de sifflets et de huées les accueillit ; on leur lança des pierres ; une forte bousculade s’ensuivit. Au cri de : « A bas les chouans ! » répondaient ceux-ci : « A bas la guillotine, à bas les Jacobins ! » et tout à coup des « Vive le roi ! » percèrent. Le jardin s’emplissait de tumulte ; les bourgeois venus pour prendre le frais, les promeneuses en long fourreau de gaze, à chapeau fleuri, se sauvaient de tous côtés ; dans les allées, c’était une déroute d’hommes, de femmes et d’enfans « se culbutant les uns les autres. » La garde du Corps législatif sortit et tomba sur les manifestans. Vingt-huit furent arrêtés pour cris royalistes. C’étaient moins des ex-nobles que de jeunes bourgeois, voire même des gens de petit commerce et de boutique.

Les soirs suivans, le tumulte se renouvela, à la grande désolation des promeneurs et de leurs familles, « qui se retiraient de fort mauvaise humeur. » Les autorités crurent devoir prendre des mesures militaires, consignèrent une partie des troupes, firent venir aux Tuileries deux pièces de 4. Il n’y avait pourtant que des échanges de coups de canne, des horions, des luttes de gros mots, parfois des gamineries : sur une tente dressée au-devant du Manège, les Jacobins avaient érigé un superbe bonnet rouge ; on le surmonta d’une couronne royale. Le 24 messidor, au plus fort des violences, la pluie survint heureusement et noya la bagarre.

Dans le reste de la ville, les deux partis manifestaient ; çà et là des figures sinistres, des figures de 93, commençaient à reparaître ; ailleurs, les bandes adverses parcouraient les rues, criant et chantant. La journée du 24 fut particulièrement agitée. Autour de la Porte Martin, des attroupemens jacobins se forment ; il faut de la cavalerie pour les dissiper. Sur le boulevard Italien, à l’endroit dit Coblence, lieu élégant et contre-révolutionnaire, où les restes de l’ancienne société tiennent séance chaque jour sur une quadruple rangée de chaises, un rassemblement entonne le Réveil du peuple, l’air proscrit, la Marseillaise de la réaction. Le soir, dans les rues Feydeau, des Colonnes et de la Loi, des individus passent courant à toutes jambes et criant : « Main-forte contre les terroristes ! » Il n’en faut pas plus pour glacer d’effroi tout le quartier et faire fermer les boutiques : « L’épouvante gagne, disent les rapports de police, et quantité de citoyens se disposent à se retirer à la campagne. » Et les moins mécontens n’étaient pas les vrais ouvriers, les travailleurs, ceux qui formaient la grosse masse prolétaire. Autant que les chevaliers de la réaction, les Jacobins s’étaient rendus odieux à cette population malheureuse, qui demandait avant tout sécurité et repos.

A la fin, le Conseil des Anciens jugea intolérable qu’une secte prétendît établir à ses portes, chez lui, contre lui, un foyer de troubles. Le Manège, comme tous les locaux et jardins dépendant des Tuileries, était placé sous la surveillance des inspecteurs de la salle, sorte de questeurs, députés investis par leurs collègues d’attributions étendues en matière de juridiction et de police. Par délégation de l’assemblée, la commission des inspecteurs signifia aux Jacobins qu’ils eussent à délibérer ailleurs ; ils passèrent alors la Seine et transportèrent rue du Bac, dans l’ancienne église des Jacobins de Saint-Thomas-d’Aquin, leurs tumultueuses assises.

L’opinion publique les prenait de plus en plus à partie. Une nuée de libelles s’acharnait sur cette engeance, à coups d’invectives et de quolibets : Pendez les Jacobins, ce sont des scélérats ; horrible conspiration, liste des chefs. Et les publicistes sérieux attaquaient dans son principe la liberté d’association et de réunion, qu’ils présentaient comme la source des plus grands dangers ; elle ne devait plus se relever en France du coup que lui porta la dernière explosion démagogique : « Il semble, écrivait Mme de Staël dans une lettre particulière, que les Jacobins se chargent d’être l’épouvantail de tous les principes de liberté, pour empêcher que la nation ne s’y rallie[5]. » C’est à propos des troubles de 1799 que se formule, à titre de vœu public, la disposition célèbre qui va bientôt réduire à néant le droit d’association et qui pulvérise encore l’action politique des Français. Rœderer lança une brochure dont la conclusion était celle-ci : « La loi ne doit plus autoriser que les sociétés politiques dont le nombre des membres n’excède pas cinquante ; » mettez vingt au lieu de cinquante, et vous aurez l’article 291 du Code pénal, rédigé d’avance par un futur conseiller d’État de l’Empire.


VI

Les Jacobins tourmentaient ainsi Paris sans le soulever ; repoussés avec horreur par les « quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la population, » ils n’en maintenaient pas moins tout le pays en crise et en transe. Cette poussée d’en bas troublait profondément la plupart des gouvernans ; elle surexcita Siéyès plus encore qu’elle ne l’émut. Il se mit, agissant dans les dessous, à préparer son coup d’Etat, destiné à établir un pouvoir non moins exclusif que l’incohérent Directoire, non moins hostile à quiconque n’aurait pas donné de gages à l’ordre nouveau, mais plus stable et mieux constitué, formant digue contre l’anarchie. Ici se saisit la différence entre l’intrigue traînante de Barras avec le prétendant et le projet fortement médité et ruminé par Siéyès. Au milieu de l’effondrement général, Barras ne cherchait que son salut personnel et se ménageait à tout hasard une issue pour s’évader de la république ; Siéyès voulait opérer le sauvetage de tout un parti, en recréant, au moins provisoirement, une république à l’usage des révolutionnaires pourvus, menacés aujourd’hui et serrés de près par les révolutionnaires dépourvus. Le public n’aimait pas les premiers, méprisait ce résidu tenace de la Révolution, mais préférait tout aux seconds ; son assentiment était certain. Néanmoins, pour faire réussir matériellement l’entreprise, un général était indispensable, et encore fallait-il que ce général fût populaire, c’est-à-dire vainqueur ; par ce temps de défaites, les vainqueurs étaient rares ; on essaya d’en faire un tout exprès.

Dans la génération des jeunes chefs de guerre, Joubert brillait au premier rang. Ayant appris la victoire à l’école de Bonaparte, il avait à son actif de beaux faits d’armes, d’insignes exploits. On le disait pur, chevaleresque, désintéressé. Il y avait en lui quelque chose de fier et de fort, un air vague de ressemblance avec Hoche, le héros chéri et pleuré que la fortune envieuse avait ravi aux Français. La voix publique lui promettait d’éclatans destins : tu Marcellus eris. Siéyès le vit, s’efforça de l’endoctriner, puis lui fit confier le commandement de l’armée d’Italie, reconstituée avec beaucoup de soin derrière les Apennins, en avant de Gênes. Composée de nos vieilles bandes italiques, grossie de nombreux renforts, cette armée présentait un effectif d’environ cinquante mille hommes. Souvorof était en face d’elle, mais avait moins de monde à lui opposer, car il avait dû laisser en arrière une partie de ses Austro-Russes, occupés au siège de Mantoue et des forteresses lombardes. Toute la combinaison militaire et politique de Siéyès reposait sur cette disproportion momentanée entre les forces de l’adversaire et les nôtres.

Joubert rejoindrait tout de suite et secrètement le quartier général ; soulevant l’armée d’une vigoureuse impulsion, il tomberait sur Souvorof et, selon le calcul de Siéyès, le battrait ; ce succès ferait de lui presque un sauveur et achèverait de créer une grande réputation militaire, que les réformateurs civils exploiteraient à leur profit. Joubert serait promptement rappelé par eux à Paris et y entrerait au milieu des acclamations populaires ; alors Siéyès dévoilerait ses projets, dénoncerait le péril anarchiste, proclamerait la nécessité « de donner à la France de nouvelles institutions et plus de pouvoir au gouvernement[6] ; » puis, ralliant la majorité des Anciens et toute une partie des forces gouvernementales, il inviterait le jeune vainqueur à procéder militairement contre les dissidens et à recourir aux moyens péremptoires. Le résultat serait d’instituer une république dont Joubert aurait peut-être la présidence et Siéyès tout au moins la direction réelle. La révolution ne s’accomplirait point par mouvement spontané des troupes, par tumulte prétorien, chose qui n’entrait alors dans l’esprit de personne et à laquelle l’armée se fût très vraisemblablement refusée. L’initiative viendrait d’une fraction des autorités civiles, des hommes en place les plus renommés pour leur talent et leur savoir, qui lanceraient l’armée à l’assaut d’une légalité croulante ; dans le langage du temps, cela se définissait ainsi : « Appeler la force au secours de la sagesse[7]. »

C’était tout le plan de Brumaire, formé quatre mois avant l’événement. Les grandes lignes étaient tracées ; le personnel se rassemblait ; il ne manquait que l’acteur principal et le véritable bénéficiaire. Siéyès croyait ouvrir les voies à Joubert et surtout se les ouvrir à soi-même ; il les frayait à un troisième. Bonaparte, emprisonné dans sa conquête, séparé de France par la mer ennemie, semblait actuellement hors de cause. Cependant, comme il pouvait revenir, après tout, et qu’alors aucune gloire ne brillerait plus auprès de la sienne, comme rien ne serait exécutable que par sa main, Siéyès se cherchait un contact indirect avec lui, voyait Joseph en particulier et flattait beaucoup la faction des frères. Talleyrand, son plus adroit coopérateur, pensait aux moyens de communiquer directement avec l’Egypte ; Joubert paraissait néanmoins un instrument bien préférable à Bonaparte, celui-ci s’étant montré trop grand, trop ambitieux, et dépassant le rôle.

Travaillant à faire un lendemain, Siéyès s’occupait même du surlendemain. Dans l’avenir tel qu’il le disposait, Joubert n’était qu’une transition, Bonaparte un en-cas ; la solution était ailleurs, dans une royauté de fabrication révolutionnaire, qui achèverait de consolider les positions prises et les intérêts acquis. Un prince étranger, allemand, protestant, eût parfaitement convenu à l’homme qui posait en principe la nécessité de rompre avec toutes nos traditions, qui disait : « Les prétendues vérités historiques n’ont pas plus de réalité que les prétendues vérités religieuses. » Il n’était pas seul de son avis, et le prestige exercé sur toute une partie des hauts révolutionnaires par le protestantisme et par la Prusse, par les souvenirs du roi-philosophe, les jetait parfois à d’étranges aberrations. Ils s’imaginaient volontiers qu’en se donnant à un descendant ou à un élève du grand Frédéric, à un « prince philosophe, » quoique officiellement luthérien, la Révolution ferait la plus avantageuse des fins, qu’il en résulterait satisfaction pour tout le monde : pour le personnel gouvernant, impunité, sécurité, jouissance ; pour le peuple, qu’on n’était point parvenu à détacher de toute idée religieuse, un minimum de christianisme. Ces destructeurs étaient aujourd’hui tourmentés d’un besoin de recréer, de reconstruire ; seulement, comme ils étaient pour la plupart renégats ou régicides, comme ils ne pouvaient admettre le retour aux traditions fondamentales, comme ils ne voulaient ni du roi ni du catholicisme, ils rêvaient d’une religion à côté et d’une pseudo-monarchie.

Dans les milieux jacobins et violemment patriotes, Siéyès était fort accusé d’avoir préparé, pendant son séjour à Berlin, une combinaison prussienne ou du moins allemande ; certains aveux permettent de supposer qu’il y pensa. Durant son passage au Directoire, il chercha plutôt ailleurs l’objet de ses vœux, le roi des révolutionnaires à opposer finalement au roi des émigrés. D’après le témoignage d’un homme bien placé pour savoir[8], il accepta d’entrer en rapports avec les agens du jeune duc d’Orléans. Talleyrand, dont la main se retrouve dans toutes les intrigues, servait d’intermédiaire. Peut-on dire qu’il y ait en partie liée avec la branche cadette, accord établi ? Il y avait tout au moins de ce côté inclination secrète et tendance. L’opération que le retour d’Egypte ferait dévier brusquement au profit de Bonaparte, Siéyès et ses affidés la concevaient comme une entreprise à point de départ républicain et à conclusion orléaniste.


ALBERT VANDAL.

  1. Nous avons consulté, indépendamment des ouvrages et mémoires imprimés : les correspondances administratives et les rapports conservés aux Archives nationales ; la Correspondance générale au Ministère de la Guerre ; la collection des journaux ; une notice inédite de Jourdan sur le Dix-huit Brumaire, dont nous devons la communication à M. le vicomte de Grouchy ; les Mémoires de Cambacérès, rédigés sous le titre d’Éclaircissemens, et dont M. le comte de Cambacérès a bien voulu nous donner connaissance ; enfin d’autres documens de source privée, dont nous indiquerons au fur et à mesure la provenance.
  2. Lettre de Mme de Staël à Rœderer.
  3. Père du célèbre chroniqueur.
  4. Lettres de Robert Lindet, publiées dans l’ouvrage récent de M. Montier.
  5. Lettre à Garat, tirée des archives de Coppet, que M. le comte d’Haussonville a bien voulu nous ouvrir.
  6. Notice de Jourdan.
  7. C’est ainsi que le Moniteur caractérisera l’acte de Brumaire. Après le 18 Fructidor, le Directoire avait dit exactement la même chose ; il avait dit, dans une proclamation : « La sagesse a conduit la force. »
  8. Cambacérès.