Les Cerises du Franciscain (recueil)/Les Cerises du Franciscain

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LES CERISES
du
FRANCISCAIN


LES CERISES DU FRANCISCAIN

LÉGENDE


Au XIIIe siècle, toute la partie de la rive de la Tamise occupée maintenant par les faubourgs Sud-Est de Londres était couverte de marais, lesquels présentaient en été un aspect enchanteur ; mais n’en recélaient pas moins des miasmes pestilentiels pour les malheureux obligés d’y vivre.

Au nombre de ceux-ci se trouvait Hugues le batelier, dont la hutte était située sur le bord du fleuve ; il gagnait péniblement sa vie et celle de sa femme et de son enfant, en passant les voyageurs d’une rive à l’autre. Cette année-là, les fièvres avaient été particulièrement mauvaises.

Le fils du passeur, le petit Dick, âgé d’une dizaine d’années en avait été gravement atteint, et depuis de longues semaines il ne quittait plus son grabat, sans autre secours que les soins de sa mère, car les médecins et les remèdes n’étaient pas dans les moyens de ces pauvres gens.

C’était le 23 décembre. Le batelier était allé ramasser du bois dans les taillis voisins, chose difficile, car la terre était couverte de neige ; la mère et l’enfant étaient seuls au logis lorsqu’on entendit heurter à la porte ; la jeune femme alla ouvrir.

Sur le seuil se tenait un tout jeune homme, nu-tête et pieds nus ; il était vêtu d’une robe de bure grossière retenue à la taille par une corde formant plusieurs nœuds. Il demanda d’une voix douce si on ne pourrait lui faire traverser la rivière et lui indiquer le chemin de Londres.

La bonne femme répondit brusquement que son mari n’était pas là ; elle s’apprêtait à refermer la porte au nez du voyageur qu’elle prenait pour un jongleur ambulant et qui, pensait-elle, n’aurait pas le moyen de payer, quand le petit Dick cria de son lit : « Ô mère, laissez-le entrer, il fait si froid ! »

Dame Aloyse obéit à contrecœur, mais elle ne savait rien refuser à son enfant malade. L’étranger entra en disant : « Que la paix soit avec vous » et s’approcha du lit du malade qui lui demanda naïvement s’il était jongleur et s’il voulait lui faire quelques tours pour le distraire.

Le jeune homme répondit qu’il n’était pas saltimbanque, mais seulement un pauvre Frère Mineur ce qui fit ouvrir de grands yeux à la batelière qui n’avait jamais entendu parler de l’Ordre de saint François d’Assise, tout nouvellement fondé.

À ce moment, Hugues rentra, portant un fagot sur l’épaule. Le Frère lui demanda s’il voulait bien le passer. « Impossible ce soir, répondit-il, le brouillard est si épais, que moi-même je ne m’y risquerais pas ; restez avec nous cette nuit, et demain je vous passerai. »

Le jeune homme lui dit alors qu’il était moine mendiant, qu’il se nommait Frère William, qu’il ne possédait absolument rien au monde et qu’il ne pourrait lui payer son hospitalité, ni même le prix de son passage : « Eh bien ! dit Hugues, je vous donnerai le tout pour l’amour de Dieu. »

Ceci ne faisait pas l’affaire de dame Aloyse, aigrie par la misère et moins généreuse que son mari ; Hugues lui imposa silence et la pria de servir le repas, ce qu’elle fit d’assez mauvaise grâce. Le frugal repas terminé, le batelier questionna le Frère sur saint François et son œuvre.

Frère William avec empressement se mit à lui conter la vie admirable du pauvre d’Assise, les prodiges qu’il accomplissait et comment, quelques années auparavant, la nuit de Noël, l’Enfant Jésus lui était apparu environné de lumière. Dick était suspendu aux lèvres du conteur.

Hugues l’écoutait avec le plus grand intérêt, mais dame Aloyse, tout en pétrissant la pâte pour les galettes d’avoine, haussait les épaules avec incrédulité : « Ce sont des contes, disait-elle, je croirai à ces sornettes quand je verrai notre cerisier aride et dénudé couvert de fruits pour le jour de Noël. »

Le Frère Mineur sourit : « Dieu a fait de plus grands miracles, » dit-il. Comme l’heure s’avançait, Hugues offrit à son hôte un lit de paille ; mais il le refusa, et tandis que les parents de Dick se retiraient dans la pièce voisine pour dormir, Frère William resta toute la nuit auprès de l’enfant malade qu’il enthousiasmait par ses récits.

Au matin, le brouillard s’étant dissipé, le moine remercia les pauvres gens de leur hospitalité ; prit congé de Dick, qui versa des larmes en le voyant partir, puis prit place dans le bateau du passeur qui l’eut bientôt transporté sur l’autre rive. Une dernière fois le Frère William salua le passeur en priant Dieu de le bénir.

Hugues rentra ensuite chez lui, il y trouva son fils tout triste et sa femme maussade. Le pauvre repas offert au moine avait épuisé leurs dernières provisions, et il était clair que, pour Noël, ils devraient se contenter d’eau claire et de pain noir. La journée se passa fort triste ; pas un seul voyageur ne se présenta pour demander le passage.

Vers le soir, un brillant cortège de carrosses et de cavaliers traversa la grande route. Hugues qui s’était empressé au dehors pour voir de quoi il s’agissait, apprit que c’était le roi Henri qui se rendait avec sa suite à l’abbaye de Westminster pour y passer les fêtes de Noël. Il s’attarda un moment à regarder le cortège qui était fort brillant.

Le lendemain matin qui était le 25 décembre, Dick, en s’éveillant, s’écria : « Papa, maman ! écoutez, j’ai rêvé cette nuit que notre cerisier était couvert de cerises et à côté il y avait le bon saint François dont le Frère nous a conté l’histoire, qui me regardait et me souriait. Je vous prie, allez voir le cerisier. »

Les parents haussèrent les épaules, mais le petit malade insista tant et s’agita si fort, que pour le contenter, ils allèrent ouvrir la porte. Tous deux poussèrent un cri de surprise : au milieu des autres arbustes desséchés et à demi ensevelis sous la neige, le cerisier se dressait vert comme au printemps et couvert d’une multitude de fruits vermeils.

« Il faut bien vite les porter au seigneur-abbé de Westminster, fit dame Aloyse, quand elle fut un peu revenue de sa surprise. Oh ! mon Dieu, quel grand miracle ! Et moi qui ai rudoyé le pauvre Frère ! » Hugues saisit son plus beau panier et l’emplit des fruits merveilleux, puis il prit rapidement le chemin de l’abbaye.

Il eut grand’peine à s’en faire ouvrir les portes en raison de la solennité du jour et de la présence du roi, le Père abbé ne pouvait recevoir personne ; alors Hugues, soulevant la serviette qui recouvrait son panier, montra les fruits au Frère portier stupéfait et déclara qu’il ne les remettrait qu’au Père abbé lui-même.

On se décida enfin à le mener devant le seigneur abbé qui le reçut en compagnie d’un enfant richement vêtu et assis dans un fauteuil de parade ; il pouvait avoir dix à onze ans et n’était autre que le roi d’Angleterre, Henri III. Il poussa des cris de joie à la vue des cerises. Interrogé par le Père-abbé, Hugues raconta son histoire.

Le petit roi, émerveillé, déclara qu’il achetait les fruits et fit donner au batelier plusieurs pièces d’or, le seigneur abbé y joignit un cordial pour le malade et un panier de provisions. Le batelier revint chez lui plein de joie, et il y eut un beau festin de Noël dans la chaumière. Ce fut une fête de famille pieusement et joyeusement célébrée.

Dick revint à la santé. Dès qu’il eut l’âge d’être novice, il entra dans l’Ordre des Frères Mineurs, dans un couvent où leur hôte d’une nuit, Frère William d’Essely, était gardien. Pendant longtemps on montra sur les bords de la Tamise le cerisier merveilleux et la maison du pauvre passeur, et leur légende est perpétuée jusqu’à nos jours.