Les Châtiments/Le Bord de la mer

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Les ChâtimentsHetzel-QuantinO.C. tome 4 (p. 181-184).


XV

LE BORD DE LA MER


HARMODIUS.

La nuit vient. Vénus brille.


L’ÉPÉE.

La nuit vient. Vénus brille.Harmodius, c’est l’heure !


LA BORNE DU CHEMIN.

Le tyran va passer.


HARMODIUS.

Le tyran va passer.J’ai froid, rentrons.


UN TOMBEAU.

Le tyran va passer. J’ai froid, rentrons.Demeure.


HARMODIUS.

Qu’es-tu ?


LE TOMBEAU.

Qu’es-tu ?Je suis la tombe. — Exécute, ou péris.


UN NAVIRE À L’HORIZON.

Je suis la tombe aussi, j’emporte les proscrits.


L’ÉPÉE.

Attendons le tyran.


HARMODIUS.

Attendons le tyran.J’ai froid. Quel vent !


LE VENT.

Attendons le tyran. J’ai froid. Quel vent !Je passe.
Mon bruit est une voix. Je sème dans l’espace
Les cris des exilés, de misère expirants,
Qui sans pain, sans abri, sans amis, sans parents,
Meurent en regardant du côté de la Grèce.


VOIX DANS L’AIR.

Némésis ! Némésis ! lève-toi, vengeresse !


L’ÉPÉE.

C’est l’heure. Profitons de l’ombre qui descend.


LA TERRE.

Je suis pleine de morts.


LA MER.

Je suis pleine de morts.Je suis rouge de sang.
Les fleuves m’ont porté des cadavres sans nombre.


LA TERRE.

Les morts saignent pendant qu’on adore son ombre.
À chaque pas qu’il fait sous le clair firmament,
Je les sens s’agiter en moi confusément.


UN FORÇAT.

Je suis forçat, voici la chaîne que je porte,
Hélas ! pour n’avoir pas chassé loin de ma porte
Un proscrit qui fuyait, noble et pur citoyen.


L’ÉPÉE.

Ne frappe pas au cœur, tu ne trouverais rien.


LA LOI.

J’étais la loi, je suis un spectre. Il m’a tuée.


LA JUSTICE.

De moi, prêtresse, il fait une prostituée.


LES OISEAUX.

Il a retiré l’air des cieux et nous fuyons.


LA LIBERTÉ.

Je m’enfuis avec eux ; — ô terre sans rayons,
Grèce, adieu !


UN VOLEUR.

Grèce, adieu !Ce tyran, nous l’aimons. Car ce maître
Que respecte le juge et qu’admire le prêtre,
Qu’on accueille partout de cris encourageants,
Est plus pareil à nous qu’à vous, honnêtes gens.


LE SERMENT.

Dieux puissants ! à jamais fermez toutes les bouches !
La confiance est morte au fond des cœurs farouches.
Homme, tu mens ! Soleil, tu mens ! Cieux, vous mentez !
Soufflez, vents de la nuit ! emportez, emportez
L’honneur et la vertu, cette sombre chimère !


LA PATRIE.

Mon fils, je suis aux fers ! Mon fils, je suis ta mère !
Je tends les bras vers toi du fond de ma prison.


HARMODIUS.

Quoi ! le frapper, la nuit, rentrant dans sa maison !
Quoi ! devant ce ciel noir, devant ces mers sans borne !
Le poignarder, devant ce gouffre obscur et morne,
En présence de l’ombre et de l’immensité !


LA CONSCIENCE.

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.


Jersey, octobre 1852