Les Champs de bataille prédestinés - Histoire et géologie

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Les Champs de bataille prédestinés - Histoire et géologie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 35-63).
LES
CHAMPS DE BATAILLE PRÉDESTINÉS

HISTOIRE ET GEOLOGIE

La terre est, pour nous, à part quelques incidens qui nous étonnent une heure, le symbole de la stabilité. Nous sommes portés à la croire immuable autant qu’immobile, et le calcul seul nous rappelle parfois, sans que notre pensée s’en préoccupe, les mouvemens complexes et rapides dont cette petite planète est animée. Cependant on nous a appris que, par l’effet de sa rotation sur elle-même, chaque point de son équateur décrit 1 674 kilomètres à l’heure. Dans sa révolution autour du soleil, la même durée d’une heure lui fait parcourir 106 800 kilomètres. Et, à son tour, ce soleil, centre de son orbite, se déplace avec une vitesse plus vertigineuse encore au milieu des constellations dont le dessin lumineux ne semble rester rigoureusement pareil que pendant la courte durée de quelques vies humaines. Mais il y a plus ; et chacun de ces astres, en même temps qu’il parcourt ainsi le vague éther, subit une évolution intérieure qui le modifie sans cesse. Des forces internes travaillent en lui, ou se tiennent prêtes à agir par explosion comme dans l’obus lancé sur sa trajectoire. Soleil, planètes, satellites, participent à une sorte de vie, donc, comme tout ce qui vit, tendent vers la mort. Un jour, le globe incandescent s’éteint. Puis sa croûte de scories se recroqueville, se ride et se crevasse. D’autres phénomènes également éphémères peuvent alors apparaître à sa superficie : le mouvement de l’atmosphère et des eaux, le développement des organismes végétaux et animaux, jusqu’à la destruction finale. Près des millénaires embrassés par cette histoire cosmique dont la géologie cherche, pour notre Terre, à reconstituer quelques phases, qu’est-ce que le peu de siècles auxquels se borne l’histoire des races humaines, des peuples ou des dynasties ? Néanmoins, capitale pour nous par la part que nous y prenons, cette histoire humaine, que l’on peut envisager comme un détail de l’histoire géologique, demeure elle-même subordonnée aux lois qui ont régi la constitution matérielle de la terre. Et le passé de notre support terrestre, ce support dont les réactions ont une origine très profonde ou très lointaine, influe fortement sur les événemens humains qui troublent un moment sa surface. Il détermine le mode de vie, les cultures, les industries, les échanges commerciaux, les voies de communication, les places fortes, les points de conflit...

Je ne voudrais pas aller aussi loin que ceux pour lesquels tout, jusqu’à la volonté, à l’énergie, au libre arbitre, est une résultante fatale et directe des forces physiques. Je ne prétends pas non plus, on le pense bien, comme les astrologues de Chaldée, montrer l’intervention immédiate des mouvemens célestes dans les événemens humains. Ce préambule apparaîtra donc un peu ambitieux peut-être pour aboutir à quelques réflexions rapides sur nos champs de bataille actuels. Mais on ne saurait guère prier un géologue de « passer au déluge, » puisque là, pour lui, se termine l’histoire et, inversement, pour le lecteur peu familier avec les considérations géologiques, il était utile de rappeler d’abord cet éternel devenir qui, dans les évocations lointaines du passé, modifie sans cesse, pour les substituer les unes aux autres, les montagnes les plus hautes, les plaines tranquilles et les profondes mers.

C’est par l’intermédiaire de la topographie surtout que la géologie influe sur l’histoire, et chacun sait quelle place tient le relief du sol dans les préoccupations stratégiques. Les moindres détails de l’orographie s’expliquent et se coordonnent par la connaissance géologique du passé. Mais la géologie nous montre également ce que le relief du sol n’accuse pas seul : pourquoi les champs de froment succèdent aux prairies ou les prairies aux forêts, les villages groupés autour d’un puits profond ou d’une source aux habitations disséminées le long d’un niveau aquifère, les demeures prospères des régions sédimentaires aux pauvres cahutes du granit, une industrie de la laine à des meuneries, à une filature de textiles ou à des usines métallurgiques ? A cet égard, on peut dire qu’une carte géologique apporte aussitôt à celui qui sait la lire une foule de renseignemens qui n’apparaissent pas sur les cartes ordinaires et que les géographes cherchent tout au plus, en des ouvrages d’enseignement, à grouper d’une façon plus ou moins lisible. Comme je l’ai déjà rappelé, c’est tout le passé qui s’y résume. Le géologue, en examinant un de ces documens auxquels je vais faire allusion sans cesse, apprend qu’à telle ou telle époque, telle portion du territoire a été occupée par un continent ou envahie par la mer, ou de nouveau transformée en une chaîne alpestre, qui un peu plus tard a disparu sans laisser de saillie apparente. Là est l’intérêt scientifique de son étude. Mais il y déchiffre aussi quelles sont les compositions des terrains à la surface ou à des profondeurs diverses, quelles sont leur dureté, leur compacité, leur résistance aux agens de destruction qui burinent sans cesse la forme de la terre, et c’est de ces observations qu’il lui est permis de tirer des conséquences pratiques.

Dans le passé extrêmement long de la terre, tous les événemens n’ont pas été d’une importance égale. Pour un exposé aussi rapide que celui-ci, on doit attacher une valeur toute spéciale à deux phases, l’une ancienne, l’autre récente, dont nous allons dire quelques mots en commençant, pour éviter ensuite d’inutiles redites.

Tout d’abord, une région quelconque a rencontré, dans son histoire, un point culminant, une de ces périodes critiques comme il s’en produit dans la destinée des individus et dans celle des peuples, où il semble qu’un compartiment de l’avenir soit tombé d’un bloc dans un sens ou dans l’autre pour suivre longtemps l’impulsion donnée ou rester immobile. C’est en des périodes semblables que les diverses parties de notre sol français ont acquis, à des époques très espacées les unes des autres, l’individualité qui les caractérise, avec leurs traits constitutifs les plus marquans. Rien n’est là sans doute définitif, rien dans cet ordre matériel n’étant à jamais durable ; mais il fut cependant pris alors une décision d’assez longue portée pour que la physionomie du pays considéré en ait été, dans ses grandes lignes, déterminée pour nous. La cause première en est d’ordinaire dans les mouvemens de contraction, de refoulement ou d’affaissement local auxquels notre superficie terrestre a été constamment soumise par le jeu d’actions internes tenant à son refroidissement progressif ; c’est un plissement qui se traduit en une saillie montagneuse, un effondrement qui crée une cuvette de sédimentation. Une fois plissée, la chaîne de montagnes se détruit par l’érosion ; mais il subsistera toujours sa base profonde, sa racine, où ces phénomènes, accompagnés de manifestations ignées, ont réalisé une homogénéité factice, une compacité, une dureté, qui en font désormais un bloc compact. Quand la chaîne considérée est ancienne comme celle qui a occupé la plus grande partie de notre France à l’époque carbonifère, il est arrivé ensuite que, sur sa longueur, elle se soit tronçonnée en blocs distincts, et à leur tour individualisés. Les uns ont paru animés d’un mouvement ascensionnel comme un coin pressé par ses flancs et ont formé des saillies telles que l’Ardenne, les Vosges, la Forêt-Noire, le Plateau Central (indépendamment de ses éruptions volcaniques) ou la Bretagne. Quelque autre voussoir, analogue au début, a eu tendance à s’affaisser et à constituer un bassin peu à peu enfoncé, où sont venues s’amasser les eaux avec leurs sédimens : tout le Nord-Est de la France autour de Paris en offre un exemple frappant. Ailleurs enfin, nous aurons des chaînes de plissement plus jeunes, et ce sont les Pyrénées, le Jura ou les Alpes.

De ces quelques phénomènes prédominans résultent les traits fondamentaux, qui, dans un exposé sommaire, pourraient sembler devoir suffire ; mais ce n’est laque l’ossature d’une physionomie, à laquelle il faut encore, pour obtenir la ressemblance, ajouter, presque jusqu’à l’exagération, les détails actuels de costume, de coiffure, de teint, d’expression, d’attitude. Surtout pour des considérations pratiques comme celles dont nous voulons parler ici, on ne doit pas oublier qu’à ces grands événemens anciens se sont superposés tout récemment des incidens beaucoup moindres, mais dont l’importance provisoire paraît capitale, du fait que nous examinons le pays au moment même où ils viennent de se réaliser. Le relief, en particulier, est, pour une très grande part, la conséquence des circulations d’eaux qui ont parcouru la surface terrestre dans une dernière période tout à fait brève, commencée tout au plus il y a quelques dizaines de milliers d’années : période si courte que souvent l’homme, dont les races durent à peine un jour, a pu être le témoin surpris de leurs débordemens. On sait que, vers le milieu de l’époque tertiaire, il s’est produit de grandes surrections montagneuses qui ont substitué les hauteurs des Alpes à ce qui, peu auparavant, était encore une mer dont les coquilles se sont alors trouvées soulevées vers leurs cimes. De tels événemens n’ont pas eu lieu sans que, dans les régions voisines, on ait vu : ici des reflux de la mer ; là, des ondulations du sol sous l’impulsion de ces sortes de vagues qui ont plissé et tordu les couches terrestres ; ailleurs, des dislocations et des affaissemens de compartimens entiers, comme la vallée du Rhin ou la Limagne ; puis des changemens de climat, des manifestations glaciaires et des fontes de neiges. De cette histoire très complexe, il est résulté finalement des évacuations d’eau formidables dont nous rencontrerons bientôt quelques exemples particuliers, avec des entraînemens énormes de matériaux démantelés venant combler des lacs, encombrant des estuaires ou roulant de proche en proche jusqu’à la mer. Pendant toute une période géologique qui n’est pas encore terminée, la nature a travaillé à remettre de l’ordre dans le chaos provoqué par ce plissement alpin que les géologues d’autrefois auraient appelé une convulsion ; elle a surtout abouti à régulariser le régime des rivières et des fleuves de manière à leur assurer vers la mer un écoulement régulier à pente continue ; et cet écoulement dont la disposition nous est familière, nous le trouvons tout simple, parce qu’il a été préparé et réglé avant nous, mais sa complication réelle est égale à celle des canalisations et des égouts, par lesquels l’eau arrive ou s’écoule dans les sous-sols d’une grande ville. L’érosion, qui a été accomplie alors dans un bassin de sédimentation tel que la cuvette parisienne, a eu pour premier résultat d’entailler plus ou moins profondément une série de couches ou de sédimens d’abord empilés les uns par-dessus les autres au fond des mers ou des lacs. Ces empilemens ont été alors perforés et découpés à partir d’en haut comme peuvent l’être les feuillets d’un livre en proie aux tarets dans une vieille bibliothèque. Ils l’ont été avec une vitesse inégale et avec des résultats variables suivant que le niveau attaqué était quelque couche dure de calcaire compact, de meulière, de grès, ou quelque couche affouillable de marne ou d’argile. Rencontrant généralement des alternances de ces terrains durs et de ces terrains friables, les eaux ont dû s’arrêter par étapes à la rencontre de chaque couche résistante pour franchir ensuite rapidement la zone d’argile placée au-dessous et venir faire un temps d’arrêt nouveau sur un banc inférieur. D’où cette disposition, si caractéristique en certains pays, qui donne aux profils des horizons l’aspect de trapèzes et de triangles posés verticalement sur une plaine, avec généralement un retranchement naturel, un abrupt, une falaise au sommet, là où se trouvait le banc calcaire, et, plus bas, une pente douce produite par le glissement des argiles. Bien souvent ces pitons isolés sont devenus des points d’appui pour un travail humain de défense. En tout cas, ils peuvent servir à un retranchement improvisé. C’est, par exemple, la coupe si caractéristique de ces pitons, de ces kopjes, sur lesquels se sont défendus les Boërs dans le veld transvaalien ; c’est la forme des Kalaat qui sèment la province de Constantine et la Tunisie. C’est la disposition, plus proche de nous, des forts de Reims ou des avancées de Nancy.

Dans ce travail des eaux, les pitons isolés constituent des témoins épars, des arrière-gardes d’un état de choses antérieur à nous. Généralement, quand on va plus loin dans le sens de l’écoulement des eaux, soit de leur écoulement actuel, soit d’un écoulement ancien qui a pu se faire en sens contraire, on vient se heurter à une falaise, au haut de laquelle on retrouve de semblables couches dures formant saillie. Si les terrains sont restés horizontaux, la couche dure peut occuper un vaste plateau. S’ils sont inclinés, ce plateau peut se réduire à une pente plus ou moins longue, coupée brusquement par sa tranche, avec un profil d’ensemble qui, lorsqu’il se répète plusieurs fois, donne des dents de scie. C’est la disposition de la falaise de la Champagne au-dessus de Reims, avec ses plateaux tertiaires dominant les plaines de la craie. C’est le cas des côtes de Meuse au-dessus de la Voivre. C’est la forme de la forêt de Haye au- dessus de Nancy, précédée là vers l’Est par les retranchemens du plateau d’Amance. Par endroits, sous la poussée de ces eaux qui sont venues battre la falaise et la démolir peu à peu, il s’est produit un grand cirque d’érosion qui l’entame : commencement de brèche, premier travail d’approche dans cette sorte de siège. C’est bien souvent un emplacement marqué d’avance pour une ville. Mais cette ville a eu des chances toutes particulières de naître et de grandir quand s’est réalisé un dernier ouvrage naturel dont il nous reste à parler : la traversée du plateau par une vallée qui fait communiquer, malgré cette barrière, deux régions sans cela distinctes.

Ce dernier phénomène s’explique de la manière suivante : au moment où les érosions ont sculpté le relief actuel, le régime des eaux n’était généralement pas ce qu’il est aujourd’hui ; non seulement parce qu’il possédait une intensité singulièrement supérieure, mais aussi parce que la direction et le sens des courans pouvaient être transversaux ou contraires. Les mers n’étaient pas toujours exactement à la même place ; les saillies n’avaient pas pris partout la même accentuation ; les niveaux de drainage lointains formaient plans de base à des hauteurs qui n’entrent plus maintenant en jeu. On a vu alors des rivières couler vers un fleuve autre que celui auquel elles vont s’unir désormais, ou prendre et conserver une direction opposée à celle que devrait leur imposer logiquement la topographie actuelle. Ultérieurement, ce relief général s’étant modifié, diverses hypothèses ont pu se réaliser. Tantôt les eaux courantes, poursuivant fidèlement et irrationnellement leur première course, ont été amenées ainsi à se creuser un lit de plus en plus profond à travers un massif qui montait peu à peu devant leurs coups de burin ou de rabot. Ainsi la Meuse s’est trouvée traverser l’Ardenne de part en part, ou l’Aisne recouper le bastion tertiaire de l’Ile de France. Ailleurs, il y a eu divorce : l’ancienne vallée n’est plus parcourue aujourd’hui que par un cours d’eau insignifiant, ou parfois même reste asséchée. La rivière a trouvé plus simple de choisir un nouveau maître ; il y a eu capture, comme dans le cas de la Moselle qui formait autrefois le cours supérieur de la Meurthe avant d’abandonner son ancien lit entre Toul et Pagny. De telles modifications ne se sont pas produites sans combats, et souvent ces batailles des eaux, qui ont précédé celles des hommes, leur ont préparé de larges espaces propres au mouvement des armées : espaces au milieu desquels les pitons, les îles dont nous avons parlé forment encore des bastions tout prêts à recevoir des retranchemens. Le cas de Lunéville est, nous allons le voir, un des plus typiques à citer pour cette influence directe du modelé hydrographique sur l’histoire.

En résumé, voici ce que nous aurons à retenir pour expliquer tout à l’heure nos champs de bataille, et voici les grandes étapes historiques qui ont donné au sol de notre France son équilibre si bien pondéré, son balancement de lignes si harmonieux. Tout d’abord, il nous reste des temps primaires certaines saillies pas très hautes, ne s’imposant pas toujours de loin au regard, mais formant les piliers stables, depuis longtemps presque immuables, de son édifice. Sur leurs pénéplaines dominent les forêts et les prairies. Là sont les portions les plus intangibles du territoire national, où souvent semblent s’être réfugiées de très vieilles races. De tout temps, les armées ont tourné autour de ces massifs primaires plutôt que de les attaquer et surtout de les franchir. Puis la période secondaire, pendant laquelle les eaux des mers profondes ont parfois occupé la presque totalité de notre pays, a réalisé les empilemens de sédimens qui donnent leurs traits caractéristiques à toutes les régions périphériques de la cuvette parisienne, à la Lorraine, à l’Argonne, à la Champagne, à la Bourgogne, ou encore aux deux autres bassins de la Garonne et du Rhône. Le tertiaire a déterminé nos meilleures frontières naturelles en soulevant les Alpes, le Jura et les Pyrénées de plusieurs kilomètres, en enfonçant la plaine du Rhin d’au moins 2 500 mètres sur la longueur de l’Alsace. Enfin des temps plus récens ont modelé ce relief encore fruste et l’ont diversifié, tantôt supprimant le manteau tertiaire comme en Champagne, tantôt le respectant comme dans l’Ile de France. Alors ont achevé de se construire les lignes de retranchement qui occupent les ceintures successives du bassin parisien ; alors se sont ouvertes, dans ces bastions ou dans leurs falaises, des voies transversales qu’ont suivies plus tard nos voies ferrées ; alors a été entamé en hémicycle le pied de ces falaises en provoquant ainsi l’emplacement naturel d’une grande cité ; alors enfin sont restés solitairement, au milieu de la plaine dévastée par les eaux, des pitons isolés comme ceux des forts de Reims ou du Grand Couronné de Nancy. Chaque temps a ainsi contribué à une œuvre dont les hommes d’aujourd’hui profitent ou mésusent, comme de tout le passé, et que leur devoir est de connaître.


Nous bornant ici au côté stratégique, il est facile de conclure plus particulièrement qu’il existe, — et chacun le sait, — des champs de bataille éternels. On s’est toujours battu et on se battra encore sans doute longtemps encore sur les mêmes points où la charrue pourrait retrouver, avec les crânes épais des préhistoriques, les glaives rouilles des Romains. La topographie l’exige, nécessitée elle-même et complétée par les lois antérieures de la géologie. Telles sont : la grande route des invasions asiatiques par la vallée du Danube ; les voies de pénétration autour du noyau bohémien par Cracovie et Vienne ou par Ratisbonne et Passau ; l’antique voie egnatienne entre l’Orient et l’Occident avec son étape de Philippes ; la plaine de Pharsale ; la frontière franco-allemande aux trouées de Belfort, de Lunéville, de Sarrebourg et de Sarreguemines ; le golfe de Luxembourg avec son débouché sur l’Argonne ; le Hainaut et la Flandre sur l’autre bord de l’Ardenne ; les détroits de Poitiers et de Dijon entre le nord et le midi de la France sur les deux flancs du Plateau Central, etc. Tels sont plus généralement tous les seuils déprimés entre deux bassins fluviaux ou mieux entre deux océans, toutes les voies permettant de contourner un grand obstacle naturel, tous les débouchés des cols ou des vallées sur la plaine.

Mais on aurait pu se demander si les temps modernes, avec leurs engins infiniment plus perfectionnés, n’échapperaient pas à ces nécessités qui se sont imposées aux anciens hommes. La science travaille chaque jour à nous affranchir des forces naturelles, et il faut bien reconnaître que toutes les énergies de cette science, toutes les forces de la « culture » viennent d’abord converger vers les meurtres et les destructions de la guerre. Or, que devient le relief, quand il est si facile de le franchir par des voies ferrées et par des automobiles, quand les aéroplanes le surplombent, quand le tir indirect des pièces lourdes envoie ses obus à 10 ou 12 kilomètres par-dessus côtes et vallées vers un but qu’il n’est même plus nécessaire de voir ? Que signifient les distances avec la télégraphie sans fil et le téléphone ? Qu’importent les cultures locales aux ravitaillemens, quand on peut amener ses vivres sur le front dans les autobus de toute une capitale ? Et quel besoin a-t-on encore de nombreuses routes pour manœuvrer une armée quand, sur n’importe quelles voies sans chemins de fer, on est en mesure, à un moment donné, de lancer plusieurs centaines de mille hommes dans 70 000 automobiles ? Ainsi des prophètes avaient annoncé également que la prochaine guerre serait très courte en raison de ses dépenses excessives en vivres et en munitions ; que les belligérans seraient bientôt affamés par la suppression de toute industrie nationale ; que la guerre ne pourrait même plus avoir lieu, parce qu’elle serait trop épouvantable...

Or, il est arrivé, au contraire, que l’énormité même des masses remuées, créant des besoins disproportionnés avec les ressources, suivant l’éternelle tendance des hommes, a ramené les belligérans aux procédés des guerres les plus primitives, dont les deux ou trois derniers siècles avaient paru davantage s’écarter. On a vu les fantassins revenir aux terrassemens des Romains, recommencer des guerres de mines et de contre-mines, s’approcher assez près les uns des autres pour s’invectiver ou plaisanter ensemble comme des héros d’Homère, monter avec leurs mitrailleuses dans les arbres, multiplier à la façon des Peaux-Rouges les attaques de nuit, les embuscades et les surprises dans les bois, en rampant silencieusement pour s’élancer d’un bond soudain, mettre en œuvre tous les subterfuges, imiter les sonneries, revêtir les uniformes de l’adversaire, construire de vains épouvantails, se couvrir de branchages comme les soldats en marche contre Macbeth, découper des plaques de tôle pour s’en faire des boucliers, réinventer la grenade à main et la catapulte... On s’est battu presque aussi longtemps que devant un mur de Troie pour emporter une tranchée ou une carrière du Soissonnais. La prise d’un pont sur un canal de Flandre a donné lieu à des combats où sont tombés des milliers et des milliers d’hommes. Dans ces conditions, avec une guerre qui, pendant près de trois mois, s’est immobilisée sur le même front, le moindre incident local a repris toute son importance de jadis. Combien de vies humaines n’auraient pas été épargnées, si l’érosion quaternaire avait achevé d’enlever les mamelons de Brimont et de Nogent-l’Abbesse près de Reims, si elle avait adouci les pentes des coteaux de l’Aisne, de Vailly ou d’Heurtebise !...

Et, par une application frappante de la loi précédemment énoncée, il se trouve en définitive que le front de bataille de Guillaume II présente depuis trois mois la plus étonnante coïncidence avec celui que, quinze siècles plus tôt, avaient occupé les bandes farouches d’Attila. Le rapprochement entre les deux fléaux de Dieu venus de Germanie est venu à l’esprit de tous. Pour montrer à quel point l’analogie se poursuit dans tous les détails, il n’est peut-être pas sans intérêt d’emprunter textuellement à une histoire des Huns, sans modification ni commentaire, en modernisant seulement les noms de lieu, les passages principaux qui s’y rapportent.

Lorsqu’on 451, Attila eut mobilisé une armée de 500 000 guerriers pour anéantir l’inférieure « culture latine, » ce général, qu’on a tort de se représenter comme un pur barbare et qui était au contraire un calculateur et un politique, étendit cette horde immense sur un front de 300 kilomètres depuis Bâle jusqu’à la Mer du Nord. Tandis qu’il établissait son quartier général à Trêves, son aile gauche traversait le Rhin en amont de Mulhouse et se dirigeait par la trouée de Belfort vers Besançon. Le centre se mettait en marche pour occuper Strasbourg, Spire, Worms et Mayence. L’aile droite s’avançait par Liège sur Arras et venait détruire Dinant et Laon. Attila lui-même était parti de Trêves pour Metz qu’il assiégea, et se dirigeait de là sur Reims. Partout les populations s’enfuyaient devant lui, mais les provinces Belgiques surtout étaient dans l’épouvante. Quand il approcha de Paris, les magistrats de la ville résolurent de se réfugier plus au Sud ; l’intervention de sainte Geneviève les rassura. Et l’on vit les bandes d’Attila, qui s’étaient rassemblées entre la Somme et la Marne, bifurquer soudain vers l’Est pour gagner les provinces du Midi. Leur but, en le faisant, était stratégique. Ayant affaire à deux ennemis, les Visigoths et les Romains, Attila voulait écraser d’abord le premier pour se retourner ensuite contre le second. Il rassembla donc ses deux ailes, et se mit en route par des chemins où, de longue date, il s’était fait précéder par des espions. Pour cette expédition, il avait le choix, à partir de Reims et de Châlons, entre deux routes : l’une par Dijon et Lyon montueuse ; l’autre par Reims, Troyes, Sens, Montargis, Orléans, plus aisée. Il préféra cette seconde voie qui est demeurée une importante ligne stratégique et vint prendre Orléans dont le pillage fut commencé avec méthode, les chariots en station recevant le butin enlevé dans les maisons pour le ramener en Germanie. C’est alors qu’Aétius, arrivant enfin, le força à fuir et à reprendre au plus vite en sens inverse la route par laquelle il était venu. Il y eut des combats à Méry-sur-Seine et à Vitry-le-François ; mais, arrivé aux Champs Catalauniques, Attila s’arrêta. Sa position dominait les principales routes de retour vers l’Allemagne : l’une par les défilés de l’Argonne et le Luxembourg vers Trêves ; la seconde à l’Est par Nancy et la vallée de la Moselle ; et même une troisième au Sud-Est par Besançon et Belfort. À quelques kilomètres Nord-Est de Châlons se trouvait un vaste camp romain abandonné, camp destiné à couvrir les villes de Reims et de Châlons. C’est en prenant pour centre d’opération cette position retournée contre sa destination primitive qu’Attila se retrancha et fut défait. Il laissa là, dit-on, 160 000 morts ou blessés et battit définitivement en retraite vers le Rhin ; mais il continua à prétendre toujours qu’il n’avait pas été vaincu et réussit à le faire croire à son peuple…


Ce rapprochement historique suffirait déjà à rappeler combien la marche des armées est déterminée, dans ses grandes lignes, par la configuration du sol ; mais ce ne serait là qu’une vérité banale, si nous ne montrions pas maintenant, par l’exemple de la guerre actuelle, comment chaque étape, chaque point de combat correspond à des nécessités géologiques.

Dans son ensemble, la région que nous allons parcourir ainsi s’appelle, en géologie, le Bassin de Paris. Ne la confondons pas avec le Bassin de la Seine, qui en occupe seulement une partie. Nous apercevons aussitôt ici le désaccord qui existe entre la topographie et la géologie, assurant à la seconde science une portée beaucoup plus vaste qu’à la première. Le Bassin de Paris est un vieil élément constitutif de notre sol ; la manière dont nos rivières ont pu se distribuer est, au contraire, de date récente. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, certaines rivières qui appartiennent à ce bassin géologique ont trouvé moyen de s’en évader ou se sont laissé capturer par les fleuves d’un autre bassin. Tout le système hydrographique de la Loire en amont d’Angers appartient au Bassin de Paris. Le cours supérieur de la Meuse, de la Meurthe et de la Moselle s’y rattache aussi, comme la partie haute des rivières flamandes, de l’Yser ou de la Lys. L’unité de ce bassin parisien s’accuse de la manière la plus évidente, malgré ces anomalies hydrographiques, par les zones concentriques de terrains géologiques divers qui dessinent tout autour de lui une série d’auréoles, et que nos cartes ont l’habitude de peindre dans la gamme des bleus, des verts et des jaunes, en contraste avec les massifs primaires rouges ou bruns de la périphérie.

Paris occupe à peu près le centre de ces auréoles concentriques, le centre de ce bassin, comme Londres et Vienne sont au centre de pareils bassins tertiaires ; et ce n’est pas par un hasard ni par l’effet d’un caprice souverain que la capitale de la France a grandi là, et non ailleurs. La disposition conchoïdale de ce Bassin parisien, esquissée dès la fin des temps primaires, a préparé la centralisation française et provoqué cette convergence de nos voies ferrées qui semble drainer tout le sang, toute l’activité de la France vers un point unique. La région où viennent se rassembler la Seine, la Marne et l’Oise était toute désignée par la nature pour concentrer les produits du Sud, de l’Est et du Nord, d’autant que, vers l’Ouest, aucun obstacle naturel ne s’opposait à des facilités de communication analogues. La large extension quaternaire de la Seine, en préparant une vaste plaine, semée de quelques saillies fortifiables, restes de terrains tertiaires érodés, a favorisé l’établissement d’une grande agglomération humaine qui avait commencé dès l’époque préhistorique. La constitution si favorable du sous-sol a fait le reste, fournissant sur le même point l’argile pour les briques et les tuiles, une pierre de taille abondante, un plâtre incomparable.

Il a fallu tant de bonnes raisons pour que la capitale du pays s’établit, grandit et subsistât dans une situation militairement aussi mauvaise, forçant tant de fois, au cours de notre histoire, le gouvernement à émigrer. Des villes qui, géographiquement, occupent une place beaucoup plus centrale, comme Bourges, Orléans, Blois ou Tours, sont, par rapport au bassin géologique, dans une position excentrique d’où résulte pour elles une infériorité manifeste. Ainsi Bourges, où s’est un moment réfugiée la royauté, se trouvant déjà sur la bordure jurassique, est accolée aux parties saillantes du territoire : ce qui la prive de débouchés faciles dans le sens de l’Est et du Sud-Est. Les eaux, qui viennent du Plateau Central, n’ont pas encore eu le temps de s’y rassembler pour former une grande voie fluviale. Orléans, qui doit son importance au coude de la Loire par suite duquel elle est le point de transit naturel entre Paris et le Centre, n’a pas non plus les moyens de commerce parisiens.

C’est pourquoi, la conquête de Paris étant l’objectif principal d’un ennemi, les lignes de défense que la nature nous a fournies autour de cette position offrent pour nous un intérêt de premier ordre. Assurément, Paris n’est pas toute la France et les Allemands y seraient entrés, comme ils le pensaient, au début de septembre, que notre pays n’aurait pas pour cela capitulé. Mais il n’en est pas moins évident qu’une grande force matérielle et morale serait ce jour-là, de ce fait même, passé d’un camp dans l’autre. Autour de Paris, la disposition géologique semble, au premier abord, défavorable. Les terrains forment, en deux mots, une série de cuvettes emboîtées qui plongent vers le sous-sol parisien, partant par exemple des collines de l’Argonne pour passer au-dessous de Paris à 700 mètres de profondeur. Dès lors, tous ces terrains qui présentent une pente générale vers le centre, donnent à l’envahisseur une supériorité sur l’envahi. Paris paye ainsi l’avantage d’être facilement accessible par voies d’eau et par voies ferrées.

Heureusement, ce défaut se trouve corrigé par l’inégale façon dont les terrains de compacités diverses ont résisté à l’érosion. Ce n’est pas seulement dans le détail que des calcaires durs alternent, comme nous le remarquions tout à l’heure, avec des argiles affouillables. Le même fait se reproduit en gros pour des étages entiers. L’infrajurassique argileux contraste avec le suprajurassique calcaire comme les sables et argiles de l’infra-crétacé avec les craies du crétacé supérieur. Il en est résulté, sur les zones argileuses, des plaines basses et humides, souvent couvertes de prairies, qui précèdent les véritables retranchemens des étages calcaires. Chacune de ces zones calcaires forme ainsi une ligne de défense dont le rôle dans notre défense nationale est trop vulgarisé pour que nous y insistions ici. Il suffit de rappeler le parti que Napoléon en a tiré dans la Campagne de France. C’est surtout vers l’Est et le Nord-Est que joue ce phénomène. Les incursions allemandes ayant été vite arrêtées dans ce sens, on ne s’est pas vu forcé d’utiliser ces retranchemens autant qu’on aurait pu le craindre. Nous allons néanmoins avoir à nous en rappeler souvent l’existence en parcourant maintenant la longueur du front, tel qu’il existe avec une persistance inusitée, au moment où ces lignes sont écrites, à la fin de novembre.

Cette excursion facile sur la ligne de feu va commencer par la trouée de Belfort. C’est, sur notre frontière de l’Est, un point d’invasion naturel, mais une porte d’entrée bien défendue. On est là géologiquement à la limite de deux mondes, et nul contraste ne saurait être plus net que celui des plissemens tertiaires régulièrement alignés dans le Jura avec le massif primaire des Vosges. Entre le Jura et les Vosges, la trouée de Belfort peut être, à certains égards, envisagée comme le prolongement d’une troisième région qui confine aux deux premières et qui en diffère non moins complètement : la plaine effondrée de l’Alsace, qu’une zone de fractures fait communiquer, par Belfort et Auxonne, avec une autre plaine d’effondrement, celle de la Saône et du Rhône.

Voici comment se reconstitue l’histoire de ce pays. A l’époque carbonifère, la chaîne des Vosges s’est plissée et soulevée, reliée alors, par une crête montagneuse, à la Forêt-Noire d’un côté comme au Plateau Central de l’autre. Les mers secondaires accumulèrent alors leurs dépôts sur les deux versans de cette saillie vosgienne. Puis vinrent les mouvemens tertiaires, en relation avec le grand plissement plus méridional des Alpes. Quand les Alpes se mirent en marche du Sud au Nord vers leur avant-pays carbonifère, on vit tous les terrains jurassiques et crétacés du Jura poussés devant elles par longs flots parallèles venir se briser contre les Vosges et, comme une mer furieuse dont les vagues se congèleraient, leur série d’ondulations demeura matériellement fixée à jamais dans les plissemens du sol. En même temps ou peu après, le môle ancien, contre lequel s’était écrasé et arrêté cet océan soulevé, se disloquait à son tour et tout un grand compartiment du sol s’enfonçait dans la profondeur entre les Vosges et la Forêt-Noire, pareil à une voûte minée par le génie qui s’écroule derrière une armée en retraite, et dont les culées seules se dressent encore à peu près intactes.

Cet effondrement rhénan, dont la proximité donne sa valeur à la position militaire de Belfort, nos cartes le montrent occupant une longue zone rectangulaire comme tracée à la règle sur 300 kilomètres de long et 30 à 50 kilomètres de large, depuis Bâle et Delle au Sud jusqu’à Bingen et Wiesbaden au Nord, entre Guebwiller et Fribourg, entre Wissembourg et Karlsruhe. Pour y pénétrer et pour en sortir, le Rhin décrit deux fois des coudes à angle droit. Tandis qu’il le parcourt, ce fleuve que nous considérerions volontiers comme une frontière et une limite, reste modestement dans son axe. Des deux côtés, les observations accusent un brusque dénivellement de 2 300 mètres. On vient de quitter un terrain à 5 ou 600 mètres d’altitude sur la culée vosgienne ; il faut s’enfoncer de 1 800 mètres sous l’Alsace pour en découvrir le prolongement. Quand on explore par sondages les terrains intermédiaires, comme on a eu l’occasion de le faire pour chercher les sels potassiques de Mulhouse ou les pétroles de Pechelbronn, on constate que l’affaissement s’accentue de proche en proche par gradins successifs en allant des Vosges vers le Rhin. Sur la bordure, les tronçons de terrains penchés vers le fleuve sont adossés au massif primaire : ils atteignent leur profondeur maxima dans la partie centrale. Ainsi toute la tranquillité de cette plaine alsacienne est l’effet d’un cataclysme : ses strates tertiaires bien horizontales se sont accumulées sur des ruines.

Au Sud de l’Alsace, un système de ces cassures limites, celui de l’Ouest, que l’on a pu suivre de Schlestadt à Guebwiller et Thann, se prolonge vers Belfort pour obliquer au Sud-Ouest dans la direction de Besançon et de Chalon-sur-Saône. Le long de cette faille qui met en contact des terrains d’inégale résistance et qui a donné leur direction aux érosions récentes, il s’est créé une route d’armées toute naturelle, une voie d’invasion, par laquelle on a passé de tout temps entre le bassin du Rhin et le bassin du Rhône. Sur cette route, les strates inclinées des durs calcaires à polypiers, des calcaires à oolithes jurassiques s’accolent contre le massif vosgien en déterminant des crêtes, au haut desquelles des fortifications ont dû se dresser dès les premiers temps de l’histoire.

Belfort même est à l’intersection de cette limite fortement marquée par l’orographie avec une vallée perpendiculaire Nord-Sud, celle de la Savoureuse, que suit la ligne de Belfort à Giromagny. En une vingtaine de kilomètres, on s’abaisse de près de 900 mètres quand on descend du Ballon d’Alsace ; il y a là, sur 24 kilomètres de long, depuis le Ballon de Servance, comme un véritable mur de retranchemens garni de forts. Puis vers le Sud, de Belfort à Délie, sur la largeur de la trouée, le terrain reste à des cotes assez basses, ouvrant passage longitudinalement à la rivière du Doubs, à l’ancienne voie romaine, au canal du Rhône au Rhin, à la ligne Belfort-Besançon, qui sont presque accolées les unes aux autres. Belfort, par suite de sa position à la limite des deux systèmes géologiques, a certains de ses forts, comme le Salbert (cote 647), sur le massif primaire ; d’autres au Sud sur des redens formés par les calcaire récifaux du jurassique (fort de la Miotte), ou même sur le tertiaire (Chevremont), entre 350 et 400. Le contraste pittoresque s’ajoute au contraste géologique : forêts sombres au Nord sur le primaire, fertiles cultures au Sud sur le jurassique.

Le résultat historique de cette situation, on le connaît assez. Sans remonter très loin, il suffit de rappeler les sièges successifs subis par Belfort pendant la guerre de Trente Ans et pendant la campagne de Turenne ; les trois sièges de 1814, 1815 et 1871, où glorieusement la place forte résista jusqu’au bout à l’invasion. Cette fois, Belfort, puissamment défendu par une ligne de fortifications qui occupent une circonférence de 48 kilomètres, n’a même pas été attaqué et a seulement servi de base pour une offensive rapide sur Dannemarie, Altkirch et Mulhouse. Notre front de l’automne 1914 entame là une partie du Sundgau, transversalement à la plaine d’Alsace ; mais il va bientôt rejoindre, vers Thann et Guebwiller, une limite géologique naturelle, celle des formations primaires vosgiennes. Après quoi, on le voit couper à travers le massif des Vosges vers le col du Bonhomme et Saint-Dié.

Le rôle géologique de ce massif vosgien s’est trouvé déjà indiqué dans les pages précédentes. C’est une ancienne saillie de l’époque carbonifère, qui longtemps a formé une île, alors que tous les pays avoisinans étaient recouverts par la mer, et qui a dû progressivement s’élever de plus en plus au-dessus de l’Alsace. Aujourd’hui, le déplacement relatif de ces deux compartimens juxtaposés a atteint 2 kilomètres et demi. Le saut est suffisant pour constituer une fortification naturelle qui, pendant près d’un demi-siècle, vient de former limite entre l’Allemagne et la France. Les Vosges granitiques et gneissiques ont, pendant ce demi-siècle, dressé leurs forêts de sapins entre les deux peuples ennemis.

Au Nord de Saint-Dié, le caractère géologique des Vosges se modifie. Aux mamelons ondulés de granit que traversent les cols du Bonhomme et de Sainte-Marie, succèdent les grès rouges et les conglomérats permiens, puis les grès triasiques qui alignent leurs hautes crêtes escarpées et couvertes de hêtres dans la direction du Donon ; des dénivellations de près de 500 mètres y rendent la défense facile, A Saint-Dié, où l’on s’est tant battu, la Meurthe et la Fave viennent confluer sur une ligne qui marque, en même temps, cette substitution géologique.

Puis nous entrons dans une zone totalement différente où il n’existe plus, jusqu’à l’Ardenne, de frontière naturelle nettement déterminée, mais seulement un immense champ-clos, avec des accidens de détail tout préparés pour des combats. Sur la carte, on remarque une limite très nettement tracée qui va d’Épinal à Rambervillers, Baccarat, Badonviller, Cirey, Lorquin et Phalsbourg. A l’Est, font saillie les grès des Vosges, aux bancs massifs et résistans. A l’Ouest, se développe la partie supérieure du trias formée d’assises marneuses et argileuses, qui n’ont opposé aucune résistance à l’érosion et dont les pentes adoucies se prêtent au lent cheminement ou à l’accumulation des eaux. Là on échappe à la servitude des vallées et des cols vosgiens, comme à l’obscurité de leurs forêts. Le pays, irrégulièrement mamelonné au hasard et sans plan théorique, n’a plus que des dénivellations à faibles pentes, hautes à peine de 20 à 30 mètres, sur lesquelles s’allongent les prairies, ou s’étalent même, vers le Nord, les marais et les lacs. La nature du sous-sol riche en matières solubles, gypse et sel, a contribué à provoquer des affaissemens superficiels, dans lesquels se sont rassemblés les ruisseaux.

Et cet état de choses, qui est en partie d’origine très ancienne, s’est trouvé accru par un phénomène de ravinement récent qu’il a contribué lui-même à localiser. Parallèlement aux strates triasiques, la carte accuse une traînée extraordinairement développée d’alluvions quaternaires, sur 20 à 25 kilomètres de large et sur 100 kilomètres de long, depuis Charmes jusqu’à Sarreguemines. Pour trouver quelque chose d’équivalent, avec des proportions encore plus vastes, il faudrait suivre le flanc Nord des Alpes entre ces montagnes et le Jura dans la zone déprimée des lacs de Genève, de Neuchâtel, de Bienne, Sempach, etc. Ce rapprochement peut faire deviner l’explication du phénomène. A la suite des derniers mouvemens alpins de la croûte terrestre, qui ont eu pour effet connexe de relever les cimes des Vosges, un travail de dénudation considérable, auquel il a déjà été fait allusion, s’est exercé sur ces crêtes nouvelles et en a entraîné les déblais au pied de la montagne, contribuant ainsi de deux manières, par le sommet et par la base, à en amoindrir le relief. Jusqu’à 70 mètres au-dessus des vallées actuelles, les alluvions anciennes occupent, sur de vastes étendues, les régions où viennent se rassembler la Mortagne, la Meurthe, la Vezouse et le Sanon à l’Est de Lunéville, comme la plus grande partie du pays des lacs au Nord de Rechicourt. Elles sont les témoins et les restes de cet énorme effort de démolition : premier exemple de détail que nous ayons à citer d’un régime hydrographique ancien singulièrement intense, auquel on peut faire remonter les anciens cours fossilisés de la Meurthe et de la Meuse.

A travers ces régions déprimées, il a été facile de multiplier les voies ferrées et les canaux. La grande ligne de communication entre la France et les pays orientaux passe là, allant de Nancy à Strasbourg. Voie d’invasion en même temps, sur laquelle on a dû accrocher des défenses à tous les reliefs transversaux du terrain. Les communiqués nous ont appris à connaître les petites villes de Cirey, de Domèvre et de Baccarat, le fort de Manonviller qui fit une si héroïque défense, la forêt de Parroy et celle de Vitrimont, où, le 26 août, on trouva 7 000 morts allemands sur 7 kilomètres de long. A Manonviller, le trias qui émerge au-dessus des alluvions a servi d’assiette au fort. Les forêts de Parroy, de Mondon et de Vitrimont sont, au contraire, tout entières sur les alluvions.

Plus loin, quand on dépasse Lunéville, vers l’Ouest, la vallée de la Meurthe se resserre depuis Dombasle en abordant le jurassique, où elle restera désormais jusqu’à son débouché dans la Moselle près de Frouard. Les Allemands ont occupé Lunéville pendant trois semaines et, comme nous allons le voir, ils ont prétendu un moment marcher de là vers Neufchàteau ; mais leur principale attaque sur Nancy s’est faite plus au Nord en suivant la ligne de Sarreguemines et s’est heurtée à tout un système de défenses naturelles qui constituent le Grand Couronné de Nancy.

Ce « Grand Couronné, » dont le nom ne figure sur aucune carte, est une ceinture discontinue de hauteurs jurassiques, par laquelle se trouve enveloppée et défendue la dépression de Nancy. On peut y comprendre : au Nord, entre Custines et la Seille, le Plateau du Bois de Faulx protégé en avant par le Bois du Chapitre et Sainte-Geneviève, et le piton d’Amance (cote 410) qui en forme le glacis Nord ; puis, vers l’Est et le Sud, une série de hauteurs moindres (275 à 325) aboutissant à Pont-Saint-Vincent sur la Moselle ; enfin, à l’Ouest, la forêt militaire de Haye (350 à 400). La coupe de cette région présente, à la base, du lias marneux, surmonté par le fameux minerai de fer de Lorraine et du Luxembourg, dont le cubage se chiffre par milliards de tonnes. Ce sont les bancs les plus durs de ce lias qui constituent les faibles collines de l’Est. Mais, dans l’ensemble, le lias souvent argileux donne des pentes adoucies, au-dessus desquelles le véritable terrain propre à fournir une défense militaire est le jurassique moyen (calcaires à entroques du bajocien, calcaires oolitbiques du bathonien). Les tables à peu près horizontales de ce jurassique occupent les plateaux de Faux, de Sainte-Geneviève, d’Amance et la forêt de Haye, où leur pierre que l’on appelle la roche rouge est exploitée pour moellons. Sur les flancs des vallées, elles sont souvent coupées en escarpemens. Leur résistance à l’érosion a fait doublement la fortune du pays : en protégeant au-dessous les minerais de fer plus friables, qui, une fois atteints, auraient été détruits ; en assurant une défense solide à la position de Nancy. L’idée de les retrancher est ancienne et on avait commencé les travaux dès 1875. Les Allemands déclarèrent alors qu’ils considéreraient comme une provocation grave la construction de forts permanens dont l’artillerie pourrait lancer des projectiles en terre allemande ; il fallut renoncer aux plans préparés ; mais le projet demeura et, à chaque alerte nouvelle, notamment après Agadir, on a établi là rapidement des fortifications volantes. Celles que l’on a eu le temps d’exécuter en août 1914 ont joué un rôle considérable dans les batailles de Nancy, dont l’importance réelle a passé un peu inaperçue à un moment où toute l’attention publique était absorbée par l’invasion du Nord, et dont il peut être bon, par suite, de rappeler les grandes lignes.

L’attaque allemande sur Nancy, qui devait se combiner avec la marche des armées du Nord, s’est faite à la fois par quatre voies : de Pont-à-Mousson au Nord par Sainte-Geneviève ; de Château-Salins au Nord-Est ; enfin de Blamont-Cirey à l’Est ou de Saint-Dié au Sud-Est par Lunéville, en suivant les vallées de la Moselle, de la Scille, de la Vezouse et de la Meurthe.

C’est le 22 août que les Allemands, venant de Blamont, occupèrent Lunéville après avoir pris le fort de Manonviller, tandis qu’une autre armée, arrivant de Saint-Dié, prenait Rambervillers et Gerbéviller. Ces armées se mirent aussitôt en marche dans la direction du Sud-Ouest vers Neufchâteau et Chaumont, avec l’intention d’aller couper par derrière notre armée de la Marne. Arrêtés par les généraux de Castelnau et Dubail, les Allemands furent vaincus à Bayon, puis à Vitrimont, du 24 au 27.

En même temps, l’armée de Metz partait le 22 de Pont-à-Mousson pour attaquer par le Nord le plateau d’Amance et venait se heurter à la forte position de Sainte-Geneviève. En trois jours, 4 000 obus furent lancés sur le village sans atteindre les batteries françaises. Le 24 au soir, l’assaut est donné en colonnes compactes. A 300 mètres de nos tranchées, un ordre bruyant et convenu d’avance entre Français : « Baïonnette au canon ! » fit relever les Allemands qui s’étaient couchés à terre avant un dernier bond. Les Français, restés à l’abri de leurs tranchées, leur firent, en quelques instans, 4 000 morts.

Deux semaines plus tard, une seconde attaque sur Nancy, plus violente encore, eut lieu, du 4 au 9 septembre, pendant la bataille de la Marne.

Cette fois, les Allemands s’étaient assemblés à l’Est de la Seille, à Chambrey, Grémecey et Pettoncourt sur le territoire annexé, au Nord-Est de Nancy, en face de la haute position d’Amance, qui devint le but de leurs assauts. Après plusieurs jours d’efforts, le 8 septembre, date fixée pour l’entrée triomphale de Guillaume II à Nancy, les troupes allemandes voulurent déboucher de la forêt de Champenoux. Amance, qui domine d’environ 160 mètres la lisière de la forêt, les tenait sous son feu. Leurs canons lourds bombardèrent en vain le plateau pendant cinq jours. Les Français réussirent à tenir bon et finirent par balayer l’ennemi de Champenoux. A la suite de ces combats victorieux, le 13 septembre, Lunéville était délivrée...

Si nous continuons maintenant à suivre le front de nos armées, au nord de Nancy, nous le voyons s’écarter peu à peu de notre ancienne frontière. Il existe là, depuis deux mois, une pointe singulière des Allemands vers Saint-Mihiel dans une sorte de couloir resserré entre Thiaucourt et les Eparges (près de Fresnes-en-Voivre). Le but de nos ennemis en descendant à Saint-Mihiel était bien clair : il s’agissait de passer sur la rive gauche de la Meuse pour prendre à revers les troupes françaises, arrêtées d’autre part au Nord par l’armée du kronprinz, avant Montfaucon et Varennes dans l’Argonne ; il s’agissait aussi d’envelopper Verdun. N’ayant pu traverser la Meuse, ils se sont immobilisés dans l’attente de jours meilleurs. Cependant, la défense mobile de Verdun, élargissant peu à peu ses cercles concentriques, a déblayé la partie nord des Hauts de Meuse. Il résulte de là une situation compliquée, tenant plutôt à des circonstances momentanées qu’à des causes naturelles, mais dans laquelle on voit cependant intervenir la disposition très particulière et intéressante pour notre sujet qu’affectent les terrains de cette région.

Ceux-ci présentent un alignement Nord-Sud tout à fait typique, avec une série de zones déprimées et de saillies propres à la défense, que nous avons déjà signalée d’une façon générale, mais que le moment est venu d’examiner.

En ce pays, toutes les couches plongent vers l’Ouest et sont coupées à l’Est par des éboulemens formant côtes, ainsi qu’on l’observait déjà pour la falaise bajocienne de Nancy. De l’Est à l’Ouest, c’est d’abord, sur les marnes et argiles oxfordiennes, la zone déprimée de la Voivre : pays humide, aisément brumeux, dont les reliefs ne dépassent guère 250. Brusquement se dressent au-dessus vers l’Ouest, jusqu’à plus de 400, les crêtes calcaires des Hauts de Meuse, formées d’anciens récifs coralliens. C’est une véritable muraille que l’érosion a découpée en plan suivant des angles alternativement saillans et rentrans. La principale saillie forme le promontoire d’Hattonchatel. A l’angle rentrant, s’ouvre la descente de Liouville sur Lérouville. L’histoire hydrographique des vallées sèches qui traversent perpendiculairement les Hauts de Meuse, serait curieuse, mais nous entraînerait trop loin. Elle a donné son dernier modelé à un sol que les colonies de polypiers avaient commencé par construire jadis dans les calmes et transparentes profondeurs des mers chaudes à l’époque jurassique.

Les mêmes faciès coralliens se poursuivent vers l’Ouest jusqu’à la Meuse. Les récifs de Saint-Mihiel, au milieu desquels la rivière s’engouffre, en sont un exemple connu. Puis l’on traverse, à l’Ouest de la Meuse, les terrains du jurassique supérieur, parmi lesquels les calcaires portlandiens du Barrois dressent encore de nouvelles côtes, et, quand on dépasse la ligne de Clermont-en-Argonne, Waly, Vaubécourt, Bar-le-Duc, on trouve une répétition très nette de phénomènes semblables sur la zone crétacée de la forêt de Hesse et de l’Argonne.

Le crétacé inférieur comprend là, de bas en haut, des sables verts à nodules phosphatés, dont les infiltrations aqueuses constituent les nappes artésiennes de Paris, puis environ 30 mètres d’argiles (gault), auxquelles succèdent les formations dites de la gaize (sorte de roche tendre et légère utilisable en moellons) qui atteignent 100 mètres vers Varennes et Grand-Pré, et enfin quelques rares lambeaux de craie. De ces terrains, les sables et argiles forment la zone basse que suit le cours de l’Aire. Au-dessus se dressent déjà à l’Est quelques pitons isolés qu’un couvercle de gaize a préservés de la destruction : par exemple à Montfaucon, dont le nom seul fait prévoir l’intérêt stratégique ou, plus au Nord, à Andevanne, et au Bois de la Folie.

A l’Ouest de l’Aire, cette formation de gaize prend la prédominance, et ce sont ses masses poreuses qui constituent le sous- sol dans toute la Forêt d’Argonne et les Bois de la Grurie. Des lits de rivière, au fond desquels réapparaissent les argiles du gault imperméables aux eaux, la traversent et constituent les défilés classiques des Islettes et Vienne-le-Château ou de Grand-Pré. La Ghalade et le Four de Paris, dont les noms ont été si souvent prononcés, se trouvent sur le premier de ces passages un peu au Nord des Islettes. Ces bois de l’Argonne, qui avaient déjà joué un rôle important pendant la désastreuse retraite prussienne de 1792, laisseront sans doute également un souvenir pénible à l’armée allemande qui s’y est engagée après la défaite du kronprinz.

Les terrains géologiques que l’on rencontre ensuite vers l’Ouest accusent une transformation nouvelle. Après ces régions accidentées, sinon montagneuses, on entre pour longtemps dans les grands plateaux uniformes de la craie qui composent la Champagne et sur lesquels se trouvent Reims, Suippes, Châlons (avec les Champs Catalauniques au N.-E.), Sommesous, Fère-Champenoise, Arcis-sur-Aube, Méry-sur-Seine : tous noms marqués par des combats. Les champs de bataille de Valmy (à l’Ouest de Sainte-Menehould) et de Vitry-le-François plus au Sud, en marquent à peu près le commencement à l’Est. La limite Ouest en est tracée de Craonne à Reims, Epernay, Sézanne, par la falaise de Champagne qui borde le bastion tertiaire de l’Ile de France.

La Champagne, éternelle route d’invasions, c’est le pays propre aux grands déploiemens de troupes ; c’est le terrain de manœuvres classiques ; c’est le « Camp de Châlons. » Dans ses étendues de craie, les coupures successives de la Seine, de l’Aube, de la Marne, de la Vesle, de la Suippe, de l’Aisne, tracent pourtant de larges fossés Est-Ouest qui interrompent des mouvemens du Nord au Sud ou du Sud au Nord comme ceux de la guerre actuelle. Mais, quand on se dirige sur Paris depuis la Lorraine ou l’Argonne suivant la marche normale des armées ennemies, c’est surtout à l’extrémité Ouest de cette plaine, au pied de la falaise tertiaire et, notamment, à la rencontre de cette falaise avec les vallées transversales épousées par les voies ferrées, à Fère-Champenoise, à Epernay, à Reims, à Craonne, que les points de défense sont indiqués contre un envahisseur supérieur en nombre. Nous venons d’assister, sur cette bordure tertiaire, à bien des combats.

Comme nous le remarquions plus haut pour le pied occidental des Vosges et la région de Lunéville, les attaques humaines semblent ici encore avoir été précédées et préparées par le formidable assaut des eaux quaternaires allant aussi dans le sens de Paris et détruisant, elles aussi, les obstacles rencontrés sur leur passage, ces couches tertiaires qu’il faut se représenter superposées jadis à presque toute l’étendue du socle crétacé. Les rivières de Champagne sont aujourd’hui peu de chose en temps normal, quoiqu’elles décrivent, à travers les solitudes, des rubans de verdure et de vie ; mais ces minces cours d’eau, toujours prêts à se dérober sous terre, ont hérité d’anciens lits gigantesques. Près de Méry-sur-Seine, les alluvions anciennes de la Seine occupent plus de 10 kilomètres de large. Sur le Petit-Morin, les marais de Saint-Gond, où fut rejetée avec pertes la garde prussienne, couvrent un bas-fond d’alluvions tourbeuses large de 5 kilomètres. La vallée de la Marne en a couramment 4 à 5 de Châlons à Epernay, et l’on trouve la même disproportion pour les filets d’eau que sont aujourd’hui la Coole, la Berle, la Somme-soude, la Vesle, etc. Tous ces lits de rivière vont en grossissant rapidement vers l’Ouest, où se trouve l’obstacle du massif tertiaire, contre lequel les eaux courantes se sont heurtées autrefois et dans lequel, se faisant toutes minces, elles ont réussi avec peine à s’infiltrer. Le dernier grand combat géologique a eu lieu sur la bordure, aux points où ont lieu de nos jours les combats humains. Il s’est passé là ce que nous voyons se reproduire chaque jour sur nos côtes escarpées de la Seine-Inférieure, à Etretat, à la Hève, où la mer, s’attaquant à la falaise, y dessine d’abord ce qu’en terme de mineur on appelle un traçage préliminaire, avant d’abattre les îlots, les aiguilles, les arches, les piliers qu’elle a commencé par isoler. Ces torrens d’eau quaternaires, qui se cherchaient une issue, avaient réussi déjà à débarrasser la Champagne de son manteau tertiaire ; ils s’acheminaient vers l’Occident en continuant à se frayer une large route, quand leur travail s’est trouvé interrompu par leur épuisement. Nous pénétrons maintenant en curieux dans leur chantier abandonné, qu’occupent seulement encore quelques vieux ouvriers attardés, paresseux et las, et nous pouvons apprécier leur méthode, comme lorsque nous allons voir, près de Baalbeck, dans la carrière romaine, les monolithes géans qui sont restés soudés au sol. Voici deux îlôts, pour lesquels un bien faible effort de plus aurait suffi. L’un, déjà occupé par des villages celtiques, est celui de Berru et de Nogent-l’Abbesse, qui domine Reims d’environ 120 mètres à une distance de 6 à 7 kilomètres. Il est couronné par les couches solides du calcaire grossier lutétien. Un peu plus bas, la nappe de l’argile plastique y forme un plateau boisé. Brimont, à 8 kilomètres Nord de Reims, ne monte guère qu’à une quarantaine de mètres au-dessus de la plaine : ce qui reste de tertiaire y est représenté par des sables et grès siliceux. Pourquoi, hélas ! l’érosion n’y a-t-elle pas été poussée plus loin ? On sait comment, sur ces deux emplacemens d’anciens forts, abandonnés, oubliés par notre défense, les Allemands ont établi des batteries qui ont causé la ruine de Reims.

Immédiatement à l’Ouest de cette ville, la falaise tertiaire est entamée par un large golfe, par un estuaire inversé où pénètre la Vesle. Au Sud, la montagne de Reims, préservée contre l’érosion par les solides meulières de Brie qui occupent le plateau, s’élève à 170 mètres au-dessus de la ville.

Vers le Nord-Est enfin, à l’Est de Brimont et de Berry-au-Bac, l’élimination du tertiaire a été amorcée par des coups de gouge qui ont attaqué l’une après l’autre de haut en bas ses diverses assises solides, profitant des couches d’argile ou de sable interposées pour provoquer des éboulemens. Le résultat, d’un aspect assez singulier, ce sont, entre les rivières de la Vesle, de l’Aisne et de la Lette, de longs pédoncules dentelés dont le découpage rappelle, en plan, la disposition de certaines algues. Au sommet de coteaux longs et étroits qui, sur 15 ou 20 kilomètres de long, se réduisent souvent à 1 ou 2 de large, il subsiste un dernier lambeau protecteur de calcaire grossier. Au-dessous viennent, en pente plus douce, deux couches de sable englobant un banc d’argile intermédiaire, sur lequel sourdent les eaux souterraines. Peu à peu, aujourd’hui encore, sables et argiles coulent au dehors, entraînant la plate-forme calcaire disloquée. Déjà celle-ci est réduite à 200 mètres en tel point comme la ferme Heurtebise à l’Ouest de Craonne, dont le nom indique assez qu’elle est exposée à tous les vents. L’intérêt militaire de telles positions est aisé à concevoir.

Quand on pénètre plus loin vers l’Ouest dans l’intérieur du massif tertiaire, le changement dans la configuration du sol et dans les aspects pittoresques qu’annonçaient déjà ces lambeaux tertiaires devient définitif. Un autre pays commence. On est sorti maintenant de la Champagne crétacée pour entrer dans la région centrale du Bassin Parisien, où les terrains tertiaires, ailleurs supprimés, subsistent, et ces terrains tertiaires présentent une variété qui tranche sur la monotonie de la plaine champenoise. Au lieu des vastes horizons aux ondulations lentes qui étalaient leurs pauvres blancheurs à peine verdies par une herbe rase et leurs quelques bois malingres, nous trouvons des pays accidentés, où des alternances réitérées de sables, de calcaires et d’argiles provoquent des cultures inégales avec des végétations changeantes. Dès la montagne de Reims, ces côtes ensoleillées du tertiaire portent des vignobles fameux. Dans les parties hautes du pays, vers le Tardenois, les meulières de Brie forment des plateaux boisés et un lit d’argile à leur base entretient un niveau de sources, jalonné souvent par des saules, des aulnes ou des peupliers. L’étage du gypse parisien se traduit par les éboulemens résultant de son exploitation ancienne ou de sa dissolution souterraine. Sur quelques sommets, les sables et grès de l’étage de Fontainebleau, plus souvent sur les plateaux les sables dits de Mortefontaine et de Beauchamp montrent leurs blancs ravinemens et leurs blocs désordonnés au milieu des arbres. Les calcaires grossiers du lutétien donnent des étendues de labours, au-dessous desquels pénètrent les longues galeries des carrières. Enfin, vers la base de la série, l’argile plastique, où l’on exploite parfois les lignites, occupe le fond de la vallée de l’Aisne et la partie Est, la partie humide de la forêt de Compiègne, vers Saint-Jean-aux-Bois ou Pierrefonds.

En particulier, dans la vallée de l’Aisne, la même coupe des terrains qu’à Heurtebise et à Craonne produit les mêmes effets et détermine le même profil, avec un semblable escarpement de calcaire grossier dominant des pentes argileuses. Tel est le cas à Vailly et au Fort de Condé, où le confluent de l’Aisne et de la Vesle a provoqué des batailles furieuses. C’est ce qui se reproduit aussi plus à l’Ouest vers Soissons, Vic-sur-Aisne, Attichy et Tracy-le-Mont. Dans cette région, un détail géologique s’est trouvé prendre une importance militaire imprévue. Nous venons de voir que le couronnement ordinaire de tous ces plateaux est le calcaire grossier qui tire son nom de lutétien de son développement dans le sous-sol de Paris. Cette excellente pierre de taille a été, depuis un temps immémorial, partout où elle affleure, l’objet d’exploitations actives et nous en avons chaque jour la preuve rétrospective à Paris même, quand les fondations de nos maisons ou les travaux de nos métropolitains viennent rencontrer leurs anciens vides. Le même fait s’est produit dans le Soissonnais, où, de tous côtés, sur les deux rives de l’Aisne, abondent les carrières abandonnées, les unes à ciel ouvert, les autres souterraines et souvent transformées en champignonnières. La carte géologique est semée des petits signes conventionnels qui les désignent. Quand, après leur défaite de la Marne, les Allemands poursuivis par nous eurent dépassé l’Aisne, ils eurent malheureusement le temps de se retrancher et d’établir leurs batteries dans un de ces groupes de carrières situées en face de Soissons, vers Pasly. Il a fallu de très longs efforts pour les en déloger.

C’est encore une structure géologique analogue qui détermine les accidens du terrain dans la vallée de l’Oise, autour de Noyon et de Lassigny. Le découpage opéré par les eaux y a entamé et isolé des mamelons tertiaires, parfois jusqu’à découvrir leur soubassement crétacé. Mais, arrivé près de Noyon, le front de bataille, en même temps qu’il se recourbe presque à angle droit, sort de la zone tertiaire pour traverser dans une direction quelque peu arbitraire les plateaux crétacés du Santerre et du Cambrésis. Roye, le Quesnoy-en-Santerre, Albert, Arras sont des champs de bataille récens qui ne suscitent pas d’observations géologiques. En d’autres temps, on s’est battu également à Corbie et à Bapaume. Il ne faut voir là que des tracés divergens sur une très large voie de trop faciles invasions.

Plus loin vers le Nord, nos mines de houille et toute l’industrie connexe ont attiré l’envahisseur sur la région comprise entre Valenciennes et Lens, comme nos mines de fer lorraines, nos hauts fourneaux ou nos aciéries avaient contribué à diriger spécialement son effort de destruction sur Briey ou sur Longwy. La houille est là pourtant bien profondément cachée sous le manteau crétacé qui la dissimule ; mais sa présence profonde est trahie par les puits d’extraction, les ateliers de préparation et de transformation, les dépôts, les montagnes de déblais, les voies ferrées. Les concessions de Lens, de Liévin, de Nœux, de Meurchin sont, pour leur malheur, devenues des champs de bataille, où le terrain a été disputé pied par pied. Toutes les vieilles villes semées sur cette route des Flandres ont, d’ailleurs, une très ancienne habitude des gens de guerre. En quelques lieues, on rencontre Denain, Mons-en-Puelle, Bouvines, Lille, Courtrai et bien d’autres noms aux consonances guerrières.

Au delà de Lille, nous entrons dans une dernière zone terriblement disputée qui s’étend jusqu’à la Mer du Nord, coupée par la Lys et par l’Yser. Un seul niveau géologique occupe presque à lui seul tout l’Est de cette région, avec la ville d’Ypres qui lui a donné son nom. C’est l’Yprésien, un terrain formé d’argile et propre à retenir les eaux qu’on voit disséminées dans la plaine en d’innombrables ruisseaux, rivières et canaux. A un niveau supérieur, un rang de buttes faiblement saillantes est aligné entre Cassel et Messines, où nous retrouvons, sous la forme de sables et de grès, des élémens contemporains du calcaire grossier parisien. Quelques mètres de relief ont suffi pour attirer deux fois le choc des lances et des épées sur Cassel.

Quant à la région littorale de Dixmude à Nieuport, où fut livrée la longue et meurtrière bataille de l’Yser, c’est une acquisition récente de l’homme et une œuvre de son industrie. Ici la construction même de la terre aux dépens de la mer est actuelle et inachevée. Les terrains de polders et de waeteringues n’ont pas encore reçu assez de sédimens pour émerger sans retour. Ils restent au-dessous de la marée haute, coupés de canaux que maintiennent des digues. La géologie que l’homme vient de faire là en ordonnant aux flots de reculer, il demeure libre de la défaire, trouvant ainsi dans le flux montant un engin de guerre nouveau. Les forces de la nature qu’il a domestiquées pour agrandir le continent, quand il lui plait, il les déchaine en ouvrant les écluses et rompant les digues ; les eaux, libérées de sa contrainte, envahissent alors leur ancien domaine. Maintes fois, les Flamands ont usé de ce pouvoir contre l’envahisseur, et les Allemands viennent d’en subir, sur des terrains inondés où leurs pièces lourdes s’enlizaient, une application cruelle. Ce qui se produit alors, ce n’est plus seulement, comme dans les exemples précédons, l’action à distance de phénomènes cosmiques accomplis, c’est une pénétration directe de l’histoire géologique toujours continuée dans notre histoire humaine.


Ainsi, partout où nos regards se tournent, même dans l’ordre d’idées bien matériel auquel nous venons de nous restreindre, nous voyons le présent lié au passé par une étroite chaîne. Des siècles innombrables ont façonné un pays tel qu’il est, le reconstruisant et le retouchant sans cesse, et nous avons essayé de montrer comment la lente préparation de ces âges lointains a d’avance imprimé leur direction aux événemens les plus brutaux et les plus arbitraires en apparence de l’histoire contemporaine. Sur ce terrain construit par assises superposées qu’imprègne la substance des morts, les herbes mobiles semblent vibrer confusément au vent de l’heure présente ; mais, plus bas, en tous sens et à toutes profondeurs, plongent et s’accrochent les racines mystérieuses par où leur vient la fécondité. Elémens inconnus de la prairie verdoyante, toutes ces tiges anonymes demeurent solidaires entre elles et dépendantes de la glèbe qui les a nourries comme de l’évolution à laquelle ont collaboré en la subissant leurs ancêtres. C’est à une loi éternelle de défense vitale qu’obéissent les fils de France quand ils luttent victorieusement pour protéger un sol sacré, les plaines et les monts qui en sont la chair, la civilisation des aïeux qui en est l’âme.


L. DE LAUNAY.