Aller au contenu

Les Chansons des trains et des gares/L’économie mal entendue

La bibliothèque libre.
Édition de la Revue blanche (p. 193-196).


L’ÉCONOMIE MAL ENTENDUE


                Suivant les strictes leçons
                D’une indispensable hygiène,
        Un cafetier, sur le plancher de chêne
                De son débit de boissons,
                Faisait, quatre fois la semaine,
Répandre avec parcimonie un peu de son ;

                Je dis avec parcimonie.
Car notre débitant poussait l’économie
Jusqu’aux confins de l’avarice la plus sordide :
                Il affectait de n’être pas Rothschild,

Aimait à répéter, à toute occasion,
                Qu’il faut savoir compter en tout,
                Que cinq centimes font un sou,
Et que, qui veut former une bonne maison,
Ne doit jamais donner un sou hors de saison : —
                Voilà beaucoup de verbiage,
                Pour rogner sur un sou de son ;
                Mais vous pensez avec raison
Que, pour le reste, il n’était point prodigue davantage,
                Et mon confrère, monsieur Ponchon,
                Eût mal apprécié, je gage,
L’inquiétante singularité de ses breuvages :
Mais ce n’est pas de cela qu’il est question.

Il est telles prescriptions hygiéniques
Sur la propreté des planchers des lieux publics,
Pour laquelle les règlements de la police
                Exigent de petits sacrifices :
                Ce n’est pas sans nécessité,
Car les buveurs et les fumeurs ont usité
De semer, insouciants et dédaigneux, par terre,
                Non seulement le fond de leurs verres,

                Mais des humeurs, de menues glaires,
                        Ou autres mucosités,
Et, d’une façon générale, tout ce qu’on expectore,
                Sur quoi, sans doute, aurais-je tort,
Eu égard aux frêles lectrices, d’insister.

                — En voulez-vous du son à bon marché ?
Dit un jour au cafetier, d’un air amène,
Un des clients auxquels il racontait sa peine.
— Pardieu, répond le débitant, chose certaine,
                Vous ne m’en verriez point fâché !…
                — Alors, un peu de pippermint,
                        Et demain
                Vous en aurez un panier plein ! —
                Le débitant sert à regret
                Le pippermint (pourtant Dieu sait,
                Et chercher à le deviner est inutile,
De quels ingrédients ce breuvage était fait !)
— Du moins, c’est un placement de père de famille !…
                        Pensait-il,
                Pour atténuer sa tristesse.

Le lendemain, le client tenait sa promesse.

— Allons ! dit, en donnant le panier au garçon,
                        Le patron,
                Répandez, répandez ce son,
                        Faites largesse !… —
                Soudain, parmi la gent qui boit,
                        Grand émoi :
L’aimable donateur (qui, sans en avoir l’air,
N’était autre qu’un aide de Deibler),
                Avait par pure inadvertance,
                        Je pense,
À moins que ce ne fût par manière de plaisanter,
Laissé dans le panier la tête de l’exécuté ; —
                Vous devez imaginer celle
                Que firent les consommateurs,
En voyant, sous leurs pieds, rouler pareille horreur :

Le débitant, confus, perdit sa clientèle.

La prodigalité ne se conseille guère,
Économisons donc, pour quand nous serons vieux ;
                Mais il est un juste milieu,
        Et des dépenses qu’il faut savoir faire.