Les Chants populaires et le Plain-chant

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Les Chants populaires et le Plain-chant
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 349-374).
LES
CHANTS POPULAIRES
ET LE
PLAIN-CHANT

I. Gevaert, Histoire et Théorie de la musique dans l’antiquité. Gand, 1875. — II. Dom Pothier, le Chant grégorien. — III. Commission de Reims et de Cambrai, diverses publications. Paris; Lecoffre. — IV. Bourgault-Ducoudray, Trente Mélodies de Grèce et d’Orient, Chants populaires de la Basse-Bretagne. Paris.


I.

Il existe en Europe deux grands courans musicaux ; on peut les désigner par les mots « musique savante » et « musique populaire. » La musique savante est celle qu’on enseigne partout en Occident, dans les écoles et les cours privés ; c’est elle qui est représentée dans les académies par les principaux compositeurs du temps. La musique populaire n’est pas enseignée ; elle n’est représentée nulle part officiellement; elle n’a produit aucun compositeur de renom. Elle n’est même pas écrite, elle se transmet par tradition. Mais elle existe partout dans le peuple, surtout dans les campagnes, là où l’action de la musique savante n’a pas encore pris le dessus.

La musique savante est de création récente ; elle a pris naissance au moyen âge. On peut remonter de proche en proche le cours des années, assister à son évolution et atteindre, au moyen de documens nombreux et sûrs, à ses premiers essais. Elle s’était détachée du chant de l’église, avec lequel elle était encore confondue au Xie siècle. Abailard était vanté pour les airs de romance qu’il composait et chantait lui-même ; mais Abailard, qui faisait l’amour en latin, chantait sûrement comme au chœur et nullement comme on chante aujourd’hui dans nos salons et nos concerts ; ses petites compositions devaient ressembler à l’Adoro te supplex de saint Thomas d’Aquin, venu un siècle plus tard. Nous n’avons pas à faire ici l’histoire de la musique moderne. Disons seulement qu’au temps de François Ier, elle produisait déjà de grandes œuvres, témoin la Bataille de Marignan, de Jannequin, exécutée l’année même de ce fait d’armes. Luther rompait à la fois avec la hiérarchie romaine et la musique de l’église ; cette rupture donnait naissance au choral. Goudimel, qui périt en 1572 à la Saint-Barthélémy de Lyon, fut, dit-on, le maître de Palestrina. Depuis lors, c’est-à-dire depuis trois siècles, quel merveilleux épanouissement musical en France, en Italie, en Autriche, en Allemagne, en Angleterre !

Le système de la musique savante a produit ces grandes conceptions harmoniques qui sont l’œuvre propre de notre civilisation. L’antiquité n’y pourrait rien réclamer : l’imitation de l’antique a une part notable à revendiquer dans nos œuvres de sculpture et de peinture et dans nos constructions ; nos œuvres de musique sont originales et nous appartiennent en totalité. Rien de ce qui nous est venu des anciens Grecs et des Romains ne ressemble à nos opéras, à nos oratorios, à nos symphonies. Les genres secondaires nous appartiennent aussi, même la romance, le plus petit et non le moins fécond d’entre eux. Il y a donc eu durant trois ou quatre siècles, dans presque toute l’Europe, une énorme production musicale, qui, aujourd’hui même, malgré l’épuisement apparent des genres exploités, ne semble pas avoir atteint sa limite. Elle s’est manifestée dans tout le domaine de la pensée : le système musical sur lequel elle repose a tellement subjugué les esprits qu’il a pénétré jusque dans l’église. Je ne parle pas seulement des compositions vraiment religieuses de Palestrina, d’Allegri, de Vittoria, qui sont de la musique moderne ; mais quel est le grand musicien, même le musicien médiocre, qui n’ait composé au moins une messe? Et l’église latine n’a-t-elle pas accepté cette influence, ne l’encourage-t-elle point par ses cantiques sur des airs de romance et par ses exécutions un peu profanes quelquefois?

Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise avant tout la musique moderne, c’est l’emploi à peu près exclusif du majeur et du mineur. Tout le monde sait ce qu’on entend par les mots mode ou ton majeur ; c’est celui où la première et la troisième note de la gamme sont séparées par un intervalle de deux tons, comme ut-mi dans la gamme naturelle. Dans le mineur, cet intervalle est d’un ton et demi seulement; telle est la gamme naturelle en la Quand la gamme majeure est sans accidens, c’est-à-dire, par exemple, exécutée uniquement sur les touches blanches du piano, elle est appelée diatonique ; c’est un mot grec signifiant qu’elle passe de note en note sans altération. Notre gamme mineure est mixte, altérée et pour ainsi dire hybride : sa partie inférieure du la au fa est diatonique, sa partie supérieure est chromatique, mot qui veut dire coloré. En la montant, on élève le sol d’un demi-ton afin d’obtenir ce qu’en termes du métier on appelle une sensible. Je rappelle ces faits élémentaires, parce que toute notre musique savante est construite avec ces deux matériaux. Les dièses et les bémols dont on arme souvent la clé dans notre écriture musicale et qui semblent un mystère pour les non-initiés, n’introduisent pas un élément nouveau dans la gamme ; ils ne font que déplacer le chant en le mettant un peu plus haut ou un peu plus bas, suivant la portée de la voix ou des instrumens ; mais l’air reste majeur ou mineur. Cette règle a été universellement suivie dans la construction des mélodies modernes ; les musiciens s’en sont bien rarement écartés, quelquefois pourtant : ainsi la chanson du Roi de Thulé, dans le Faust de Gounod, n’est pas en mineur ; si on la chante dans le ton naturel en la le sol n’a pas de dièse. Il en est de même du chant des fossoyeurs dans le Hamlet d’Ambroise Thomas. Beethoven et d’autres grands compositeurs avaient donné des exemples analogues. Mais ce sont là de rares exceptions, où l’emploi de modes autres que le majeur et le mineur a toujours eu pour but de produire des effets déterminés que ces deux modes n’auraient pas aussi bien rendus.

Ce qui a le plus contribué au progrès de notre musique, ç’a été la science qu’on nomme harmonie, science qui paraît entièrement moderne. Quand deux séries de notes sont émises en même temps, elles ne s’accordent que sous certaines conditions, parce qu’en vertu des lois de l’acoustique toute note ne va pas avec toute autre note, mais seulement avec quelques-unes. L’art de faire accorder des sons différens pendant toute la durée de deux séries mélodiques est la base de l’harmonie; la science se complique s’il y a trois ou plusieurs séries marchant ensemble vers une terminaison commune. Les exigences de l’harmonie ont, par contre-coup, conduit les compositeurs à l’emploi exclusif des deux modes ; le travail s’est concentré sur eux parce qu’ils étaient faciles à harmoniser et qu’en promenant la mélodie sur les différens degrés de l’échelle on obtenait une grande variété d’effets. Ces effets étaient accrus par le passage d’un ton à un autre et par d’ingénieuses combinaisons des deux modes adoptés. Avec le temps, la fabrication des instrumens se perfectionna. L’échelle de chacun d’eux fut fixée d’après un diapason commun ; on en diversifia seulement la sonorité, le timbre et l’acuité. On obtint par de savantes études cette étonnante variété des instrumens qui composent aujourd’hui nos orchestres. Ainsi le travail industriel vint en aide au musicien savant et lui permit de mettre au jour ses plus délicates comme ses plus puissantes conceptions. Il avait la matière, donnée par le majeur, le mineur et l’harmonie ; il eut l’outil pour mettre en œuvre ces matériaux ; sa science personnelle, son goût et son inspiration lui fournirent l’idée. On sait à quelle puissance d’effets ces élémens combinés ont abouti ; pour s’en rendre compte, il suffit d’entendre, par exemple, la Damnation de Faust, de Berlioz, exécutée à grand orchestre.

Mais il est évident que rien de tout cela n’aurait pu se produire si l’art musical n’avait pas possédé une écriture appropriée. Un son est une chose simple et peut être représenté par un signe également simple. En outre, les sons se ressemblent quant à leur nature ; par conséquent, un seul caractère devait suffire pour les figurer. Toutefois, ils diffèrent en acuité et en durée. En traçant des lignes horizontales pour y disposer les notes, on obtenait une image exacte de l’échelle des sons. Quant à la durée, on la représentait aussi facilement par la couleur blanche ou noire, par des queues et des crochets plus ou moins nombreux ; le temps le plus court n’était plus que la soixante-quatrième partie du plus long. Voilà certes une écriture courante et qu’on peut appeler alphabétique, car chaque note répond à un son et le son est l’élément irréductible de l’expression musicale. Elle a, en outre, ce grand avantage que, sur une même portée ou échelle de quatre ou de cinq lignes, on peut écrire plusieurs notes les unes au-dessus des autres et figurer ainsi les sous simultanés, c’est-à-dire l’harmonie. La même écriture, adaptée selon leur échelle aux voix et aux instrumens de toute sorte, reproduit exactement l’orchestration du morceau le plus compliqué.

Les premiers élémens de cette écriture si simple et si merveilleuse par sa simplicité n’ont pourtant été réunis qu’au XIe siècle. Le Micrologium de Guido d’Arezzo parut en 1022. Auparavant, on se servait d’une écriture compliquée et rudimentaire, les neumes. Elle était composée de traits ou accens isolés ou liés ensemble ; elle faisait aussi usage de points et de lettres sans lesquels le son indiqué par les neumes n’aurait pu être reconnu. Elle n’était pas sans analogie avec l’écriture usitée aujourd’hui dans l’église grecque. Ici les sous ne sont pas figurés ; les signes écrits représentent les intervalles entre les sons. Supposez que, au lieu d’écrire amor, vous écriviez les nombres 1, 12, 2, 3 : le chiffre 1 représente a, première lettre de l’alphabet; 12 l’intervalle entre a et m. treizième lettre; 2 l’intervalle entre m et o, quinzième lettre; 3 l’intervalle entre o et r, dix-huitième lettre, cela fait amor ; mais ce n’est pas commode. Avec la notation grecque, on peut écrire une mélodie pourvu qu’on en connaisse la première note. Mais l’accumulation des signes y est telle qu’un morceau harmonisé ne peut en aucune façon être figuré aux yeux. Cette écriture exclut l’harmonie et l’orchestration, qui sont les deux grands moyens d’action de la musique moderne. Aussi la musique des Orientaux, au-delà de l’Adriatique, est-elle restée dans l’enfance, réduite à de courtes mélodies ou à des tours de phrase qui se répètent indéfiniment.

Comme un domaine fermé, la musique savante est demeurée la propriété exclusive des Occidentaux. Si Charlemagne avait épousé Irène, comme il en avait conçu le projet, les choses auraient tourné d’autre façon; car, de concert avec le pape Adrien, ce prince organisa le premier en France des écoles de chant et c’est de lui qu’on peut faire dater chez nous les institutions musicales. Il est vrai que ces écoles étaient ecclésiastiques ; mais il n’y avait pas encore de musique moderne à cette époque. En. outre, le mode majeur était né d’une modification du lydien dans les chants anciens, et le mineur prit naissance dans la musique liturgique par une altération de l’hypodorien. Il est donc vraisemblable qu’un même mouvement musical eût entraîné tous les peuples chrétiens et que, si ceux de l’Orient sont restés dans l’ornière, ils le doivent à leur isolement politique et religieux. La preuve se fait en ce moment : les écoles laïques des Grecs n’enseignent que notre musique, et l’on a relégué le chant liturgique dans le sanctuaire.


II.

A côté de la musique savante existe le courant que nous désignons par les mots « musique populaire. » Il faut s’entendre sur la valeur de cette expression. Dans ces dernières années, on a publié plusieurs recueils de chansons qualifiées de chants populaires, parce qu’elles sont en effet chantées par le peuple. Ce sont des airs majeurs ou mineurs avec des paroles très modernes, d’anciennes romances, des chansons de Désaugiers, de Béranger, de F. Bérat, de Pierre Dupont. Tous ces morceaux devenus vulgaires appartiennent à la musique savante. Ce n’est pas d’eux que nous parlons. Les vrais chants populaires sont généralement beaucoup plus anciens, ils se rencontrent dans les provinces, dans les villages plus que dans les villes. Les paroles que ces mélodies accompagnent sont le plus souvent dans les dialectes locaux, rarement dans la langue commune d’un état, à moins que celle-ci ne soit elle-même originaire de la province où on les chante. Il y a des chants bretons, des chants normands, languedociens, piémontais, calabrais, grecs, russes, écossais et une foule d’autres. Il y a de telles mélodies dans le monde entier.

Elles n’ont pas d’origine connue. Les noms de leurs auteurs sont oubliés ou mythologiques. Elles ne sont pas écrites ; on les chante dans les réunions des hommes, dans les actes de la vie champêtre, en famille, dans les fêtes locales, sur la mer. Les plus jeunes gens les entendent, les apprennent par cœur, les chantent à leur tour et les transmettent à leurs successeurs. Si un homme pouvait planer comme un oiseau et se porter rapidement d’un lieu à un autre, de manière à embrasser dans son vol toutes les régions de la terre, il pourrait recueillir de ces mélodies populaires, non dix ou cent, mais des milliers. Ayant quelque peu étudié ce sujet, je me suis convaincu que, dans le seul Péloponèse, sur un carré de quarante lieues, il en relèverait deux par jour pendant une année. Quand j’étais enfant, dans la petite ville où je suis né, j’en ai entendu plusieurs centaines, dont j’ai retenu quelques-unes; et, dans mes voyages, j’ai reconnu qu’il en est de même partout. Il y a donc eu dans l’humanité une énorme production de chants populaires, dont une notable partie s’est conservée.

Si l’on écrivait tous ces airs et qu’on en formât des volumes, on obtiendrait une bibliothèque musicale qui pourrait bien égaler en étendue celle de la musique savante, sinon la dépasser. On a commencé la recollection des chants populaires. Dans le cours de deux missions, l’une en Grèce, l’autre en Bretagne, le professeur d’histoire de la musique au Conservatoire, M. Bourgault-Ducoudray, en a réuni un grand nombre et a publié un recueil de trente mélodies pour chacune de ces régions. On en a relevé aussi en Angleterre. En Russie, le mouvement est donné de prendre pour base des grandes compositions les airs populaires. Le Désert et l’opéra comique Lalla-Roukh, de Félicien David, en contiennent plusieurs que l’on entend partout en Orient. Mais, jusqu’à présent, ce sont là des efforts isolés. Chaque nation devrait travailler à l’œuvre commune et ne pas laisser périr dans l’oubli la partie sans doute la plus charmante de son héritage. Les ouvrages de l’art plastique peuvent se conserver sous la terre ; on les y retrouve et l’on en compose des musées. Si sublime qu’elle soit, une mélodie qui se conserve par la seule tradition meurt avec le dernier qui l’a chantée.

La disparition des vieux airs populaires est très rapide aujourd’hui dans les pays civilisés. Ce n’est pas seulement la propagation de la musique savante qui en est la cause. Il se fait aussi un changement dans les mœurs, les relations et les usages. Les voies rapides et économiques facilitent le déplacement des hommes et le mélange des populations ; quand on a fait son éducation ou cherché fortune hors de chez soi et qu’on y revient après plusieurs années, on y est comme un étranger ; on n’a plus les traditions locales. Les belles manières qu’on y rapporte, les romances nouvelles et les airs d’opéra qu’on y chante font que les gens restés sur place méprisent leurs vieilles traditions et ont quelque honte à chanter les airs de leurs aïeux. Voilà comment se perdent ces reliques du passé ; beaucoup d’entre elles, qui existaient encore il y a cinquante ans, ont déjà disparu pour toujours. C’est ainsi qu’on voit dans des villes comme Rouen ou Caen les anciennes et élégantes maisons de bois sculpté remplacées par la monotonie prétentieuse de nos grands hôtels de pierre.

Les airs populaires, dans le monde entier, ne sont pas seulement des chansons ; beaucoup d’entre eux sont des airs de danse. Plusieurs ne sont même pas chantés; ils sont exécutés par un instrument : violon, mandoline, flûte, souvent avec tambour de basque ou petit tambour à percussion, selon les pays. Ce fait n’a rien de puéril ; car, si l’on veut y réfléchir, on comprendra qu’il répond à l’un des besoins les plus généraux de l’humanité : l’union de la musique, de la poésie et de la danse. Les airs de danse exécutés par un musicien ne valent pas les chants dansés, parce que le danseur qui chante ses paroles et son air est, au point de vue de l’art, un homme plus complet que le danseur muet aidé par un instrumentiste. Comme son chant est adapté à ses paroles, ses mouvemens s’harmonisent avec son chant ; le tout forme un ensemble qui est souvent d’une grande beauté.

L’art savant a-t-il profité de ces élémens, pour ainsi dire naturels, que les chansons, les airs et les danses populaires lui fournissent? Cela ne fait aucun doute. L’art antique a puisé à ces sources nationales, on peut dire qu’il en est sorti tout entier. Chez les Grecs, il a maintenu avec persévérance l’union intime de ses trois élémens populaires : la poésie, la musique et la chorégraphie. Que faisait-on dans l’école de Sapho à Antissa de Lesbos? On faisait des vers, on les mettait en musique et on les dansait. D’où est sortie la tragédie? Du chœur dithyrambique parlé, chanté et dansé en l’honneur de Bacchus; et, jusqu’à la fin, le chœur, dans l’hémicycle de l’orchestre, a chanté ses strophes et ses antistrophes, s’avançant d’un pas cadencé autour de l’autel de Bacchus. La comédie est née dans les vendanges : ce sont les folies et les quolibets des vendangeurs mis en action ; le retour des vendanges était une sorte de procession bachique où l’on chantait et dansait à perdre haleine. Combien de vases, de bas-reliefs et de statues nous ont transmis les pas et les poses de ces danseurs effrénés ! Homère et les homérides étaient des chanteurs. Le sublime imprésario Pindare faisait, en strophes et antistrophes, des rythmes chantés et dansés par sa troupe lyrique. On peut dire que toute la poésie grecque est restée, durant les siècles nombreux de son existence, étroitement liée à ses origines populaires. Ç’a été la principale cause de son originalité productive et de son caractère vraiment humain. Du reste, chez les Grecs, la musique était une partie essentielle de l’éducation ; l’étude de cet art y avait une tendance pratique, puisqu’elle comprenait aussi la danse ; tous ces arts réunis étaient mis par la religion et par la loi sous la protection de divinités : d’Apollon et des Muses, enfans de Jupiter.

A mesure qu’ils avancèrent en civilisation, les Grecs coordonnèrent les systèmes musicaux pratiqués par les diverses populations helléniques; ils finirent par en former un vaste ensemble comprenant des modes et des genres. Les modes gardèrent leurs noms d’origine: il y eut le lydien (ut), le phrygien (), le dorien (mi), trois autres modes subordonnés à ceux-là et un mode mixte (si). Nous n’entrerons pas dans le détail de cette immense conception musicale des modes et de leurs relations entre eux ; on la trouvera exposée dans les livres spéciaux, notamment dans celui de M. Gevaert. On remarquera seulement que les anciens ne connaissaient pas le mode mineur et que le majeur moderne n’était pas identique au lydien, quoique reposant sur la même note que lui. Les anciens avaient autant de modes essentiels qu’il y a de notes dans l’octave, c’est-à-dire sept. En outre, abaissant d’un demi-ton le et le sol, ils obtenaient une gamme chromatique pour chacun de ces modes. Enfin, abaissant encore d’un quart de ton ces deux mêmes notes, ainsi que le fa et le si, ils composaient ces fameuses gammes enharmoniques dont l’effet sur la sensibilité était si grand que les moralistes en proscrivaient l’usage. Avec sagacité et justesse, les Grecs avaient observé que cet effet est proportionnel à la différence des intervalles musicaux juxtaposés ; ainsi, une gamme chromatique grecque contenant des demi-tons, à côté d’intervalles d’un ton et demi, émeut fortement la sensibilité; c’est ce qu’on peut remarquer dans le premier chœur de l’Orphée de Gluck, composé presque entièrement de grands et de petits intervalles. Le genre enharmonique agissait plus fortement encore et mettait hors d’elle-même ce que Platon nommait « la partie pleureuse de notre âme. » Telle était la puissance de la mélodie.

Les compositions mélodiques, les mesures, les rythmes, les strophes, les chœurs avaient été soumis par les Grecs à des règles précises et raisonnées ; ces règles constituaient une science aussi parfaite dans son genre que l’est chez nous la science de l’harmonie. L’art dont elle était la base n’était pas une production de fantaisie des musiciens ; car la musique d’église et les chants populaires des Hellènes offrent encore des gammes chromatiques et enharmoniques avec des quarts et des tiers de ton. Ces petits intervalles appartiennent au génie populaire ; ils en sont le produit spontané, et c’est de la bouche du peuple qu’ils ont passé dans les théories savantes. Il y a pour nous un grand intérêt à lire ceux de ces chants qui sont écrits et à recueillir ceux qui ne le sont pas. » Nous nous habituons à juger les choses de notre point de vue étroit et exclusif ; nous croyons mal faites celles qui ne sont pas faites suivant notre mode et nous nous privons ainsi, non-seulement de documens utiles pour l’histoire de l’art, mais de sources nouvelles d’inspiration et de jouissance. J’ai dit que le Désert, dont le succès a été si grand et si prolongé, se compose en partie de motifs empruntés à l’Orient, et pourtant F. David a souvent modifié ces mélodies pour les ramener au majeur ou au mineur et les soumettre à l’harmonie. S’il les eût laissées strictement dans les modes où l’Orient les chante, l’effet eût sans doute été plus grand encore et les sources orientales de la musique couleraient aujourd’hui chez nous.

Le monde asiatique est rempli de mélodies populaires fort originales, d’airs pour les instrumens, de marches et de danses. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet si peu connu. Je dirai seulement que dans l’Inde, comme dans l’ancienne Grèce, les gammes usitées parmi le peuple ont été de bonne heure systématisées ; que le système musical comprend un grand nombre de modes autres que le majeur et le mineur et qu’à chacun de ces modes préside une divinité : c’est une sorte de muse ayant sa fonction musicale déterminée. On voit par là quelle importance ce peuple de race aryenne attachait, lui aussi, à la théorie et à la pratique de l’art musical.

De la Grèce l’art musical passa à l’Italie. La Sicile et l’Italie du sud, jusque dans le voisinage de Rome, étaient occupées par des Grecs, dont les arts étaient identiques à ceux de la mère patrie. Quand la civilisation hellénique pénétra dans Rome et dans le nord de la péninsule, elle y trouva sans doute des élémens musicaux, des rudimens non encore développés. Avec le temps, le génie musical de l’ancienne Italie fit son évolution. Seulement, il n’eut pas à se montrer créateur, parce que la Grèce l’avait précédé et lui apportait une théorie complète, avec des modèles dans tous les genres. Mais il se forma dans Rome des centres d’exécution, des sociétés de virtuoses qui, avec le temps, donnèrent naissance à des chœurs immenses. Néron avait cinq mille musiciens et chanteurs à son service. César avait fait entendre un chœur composé de onze mille chanteurs et instrumentistes ! Comme on ne pratiquait pas l’harmonie, du moins au sens où nous l’entendons, ces masses vocales chantaient à l’unisson ou à l’octave. Le chant des derviches, dans les Reines d’Athènes, de Beethoven, prouve qu’avec l’unisson la mélodie chorale peut obtenir de puissans effets. Du reste, on n’était pas pour cela condamné à la monotonie ; le chant pouvait sauter d’un mode à un autre, passer du diatonique au chromatique dans chacun de ces modes et produire ainsi les contrastes les plus variés et les plus saisissans. Le chant était soutenu par l’orgue aux mille tuyaux, dont une turbine mettait en mouvement la soufflerie. Voyez la différence des Aryas et des Sémites : un bon musulman se croirait déshonoré s’il chantait ou dansait ; il se plaît au chant et à la danse, mais il a des almées pour cet usage ; à Rome, les plus grandes familles pratiquaient la musique, plusieurs empereurs tinrent à honneur de chanter en public, de paraître sur la scène et de concourir avec des chanteurs de profession. Voilà comment les modes populaires du monde gréco-romain engendrèrent un art musical qui devint un des plus grands besoins d’une société très civilisée, art différent du nôtre, mais qui ne lui était peut-être pas inférieur.


III.

Cette riche floraison de la musique gréco-romaine a-t-elle disparu avec l’empire ? n’a-t-elle laissé aucune trace ? L’Europe est-elle simplement retombée dans la barbarie, attendant qu’un monde nouveau se formât au milieu d’elle ? Entre la chute de l’empire et les commencemens de la musique moderne, l’Europe occidentale est-elle restée muette ou n’a-t-elle eu que des cantilènes barbares apportées par les Goths, les Lombards, les Francs et les autres envahisseurs ? Posons la question d’une autre manière. Y a-t-il dans l’histoire un exemple d’un peuple civilisé subjugué par un peuple barbare et qui se soit totalement anéanti sous le poids de ce dernier ? Horace avait dit : « La Grèce captive captura son sauvage vainqueur, » Les lois romaines ont été accueillies par les barbares ; les lettres et les arts de Rome les ont peu à peu civilisés. Enfin, ces barbares se sont faits chrétiens. La solution de notre problème est dans ce dernier mot. Pendant que la société païenne de Rome se donnait des représentations scéniques et des concerts, les chrétiens chantaient dans les catacombes. Nous savons ce qu’ils chantaient : c’étaient des passages de l’ancien et du Nouveau-Testament tirés d’une Bible en latin connue sous le nom de traduction italique de la Bible. C’étaient aussi des prières d’origine essénienne et de courts récits en l’honneur des martyrs.

Par les auteurs chrétiens des premiers temps et par le témoignage de plusieurs païens, nous connaissons ce qu’étaient ces chants primitifs de l’église. Il y en avait de deux sortes : les psalmodies et les antiphonies. Les psalmodies ressemblaient à des récitatifs assez monotones ; on peut s’en faire une idée par les Lamentations que l’on chante pendant la semaine sainte et probablement aussi par les cantilènes de psaumes que l’on exécute dans nos églises à tous les offices du soir. Les antiphonies (mot qui, en français, est devenu antienne) étaient une conception plus musicale; elles étaient exécutées par deux chœurs chantant alternativement. Les cantilènes psalmodiques tiraient vraisemblablement leur origine des cérémonies hébraïques ; le soir de la pâque, Jésus chanta en hébreu le psaume In exitu Israel. Tout le reste de la musique des chrétiens de langue latine procédait de la musique gréco-romaine; elle en avait adopté les modes diatoniques, auxquels s’était déjà ajouté notre mode majeur, peu différent du lydien. Mais elle ignorait le mineur ; elle n’employait pas le genre chromatique, ni à plus forte raison l’enharmonique avec ses quarts de ton. C’était donc une musique virile, nullement pleureuse, tendant à affermir les cœurs, non à les efféminer. Dans ces jours de lutte et de souffrance, on ne devait ni s’apitoyer ni gémir ; il n’y avait pas non plus de plaisirs mondains, la vraie joie était dans le martyre et la douleur; point de colère, ou, si elle se faisait jour, elle était aussitôt réprimée. À ces âmes fortes et tendres les modes diatoniques pouvaient seuls convenir. Enfin, nous savons que de bonne heure les instrumens à cordes étaient bannis des assemblées chrétiennes ; la raison qu’on donnait de cette exclusion était l’abus qu’en faisaient les païens dans leurs concerts, leurs théâtres et leurs exercices voluptueux. On trouvait aux sous de la cithare une mollesse et une frivolité que les chants des catacombes repoussaient. Le son des instrumens à vent ressemblait davantage à la voix humaine et convenait mieux à la prière. Depuis lors, les instrumens à cordes sont rentrés dans les églises latines ; mais les églises grecques ont banni tous les instrumens.

La musique des chrétiens n’a pas dû être de grand appareil tant que leur religion a été confinée dans le secret des cimetières souterrains. A l’époque de Trajan, l’administration romaine n’avait encore sur leurs exercices cachés que des renseignemens assez vagues. Pline le jeune fut chargé de faire là-dessus une enquête en Asie-Mineure. A Rome, le chant ne pouvait s’exécuter que timidement et, pour ainsi dire, à demi-voix, il n’en fut plus de même à partir de 324, année où Constantin reçut le baptême des mains du pape Sylvestre. La religion chrétienne parut dès lors au grand jour ; elle eut des églises, des cérémonies pompeuses, des chœurs et des chantres en quelque sorte officiels. Peu après, au rapport de saint Augustin (Conf., IX), saint Ambroise introduisit dans son église de Milan le chant des hymnes et la manière de chanter des Orientaux, c’est-à-dire le chant strophique emprunté aux poètes grecs et latins et les airs fleuris favorables au déploiement de la « virtuosité. »

Dès lors aussi, l’exécution musicale disposa de deux puissans organes, les fidèles et le chœur ; nous devons ajouter l’orgue, depuis longtemps employé dans les concerts païens. Les fidèles, debout dans la nef, fournirent d’énormes masses chorales, moins exercées que les chanteurs profanes, mais pleines de foi. Ces masses chantaient à l’unisson et à l’octave ; elles comprenaient des voix de tout diapason, des hommes, des enfans et des femmes. On peut se rendre compte de l’effet qu’elles produisaient par ce qui se passe encore aujourd’hui dans nos églises, surtout dans les campagnes et les petites villes, où certains morceaux sont exécutés par le peuple tout entier. La foi, il est vrai, fait chanter, mais elle ne fait pas chanter juste et selon les règles de l’art. Aussi, la musique exécutée par le peuple des fidèles ne pouvait consister qu’en mélodies très simples ou fortement rythmées, en psalmodies et en hymnes. Seulement l’antiphonie intervenait comme élément de variété, en partageant le peuple en deux chœurs et le chant entre deux ou plusieurs modes alternatifs. Depuis l’origine, le chant alterné n’a jamais cessé dans l’église latine ; il existe encore çà et là, même en France ; j’ai entendu exécuter de cette façon dans une église de Normandie le Magnificat et l’In exitu : l’allée du milieu partageait les assistans en deux chœurs ; l’un chantait en (mode phrygien), l’autre disait en la (mode hypodorien) le verset suivant sur un autre air. C’était bien l’antiphonie, ou opposition des voix des anciens chrétiens. L’effet était grandiose ; il y manquait pourtant une chose, le rythme fourni par l’accentuation des mots latins, et la mesure, base de toute musique.

Je ne crois pas que ces grands chœurs populaires aient pu apprendre une musique élégante, composée de phrases étudiées et savantes ; le nombre des personnes en état de rendre une telle musique a toujours été très petit, aussi bien chez les anciens que chez nous. La manière de chanter les psaumes chez les premiers chrétiens n’a pas pu différer notablement de celle d’aujourd’hui. Mais ils possédaient deux élémens musicaux qui, depuis, ont été peu à peu perdus : l’alternance des modes et l’accent tonique du latin. Dans nos offices, les antiennes sont des morceaux très courts placés avant les psaumes ; la cantilène du psaume, qui se répète tant de fois sans interruption, efface l’antienne par sa monotonie. En outre, pour mettre ces cantilènes dans le diapason du plus grand nombre des voix, on crut devoir les transposer et, par ce déplacement, on détruisit l’effet produit jusque-là par le contraste des modes. Quant à l’accent, il donnait certainement au débit musical cette variété, ce mouvement qui est un des caractères de la vie. Au XIIIe siècle, on observait encore, théoriquement du moins, l’accentuation dans certains morceaux ; elle est notée çà et là dans les livres de chant publiés par la librairie Lecoffre, d’après des manuscrits de cette époque. Les syllabes accentuées étaient représentées par des notes plus prolongées que les autres ; il en résultait une sorte de rythme irrégulier, mais puissant, qu’un père de l’église compare aux flots de la mer. Le peuple ne rencontrait aucune difficulté à le suivre, puisque ce rythme ne faisait que reproduire la prononciation des mots et des phrases dans le langage ordinaire. Au cours du moyen âge, la perte de l’accentuation a fait disparaître le rythme ; les psalmodies se composent aujourd’hui de notes égales, quelle que soit dans le texte la valeur des syllabes.

Remarquons, en passant, que cette uniformité se rencontre aussi dans l’enseignement laïque. Les élèves de nos écoles et leurs maîtres prononcent le latin sans marquer par aucune nuance l’accent dans les mots ni la quantité des syllabes ; c’est une manière barbare de traiter une langue ; on appelle le latin une langue morte ; elle est morte parce qu’on la tue tous les jours depuis cinq cents ans. Et pourtant, un grand nombre de phrases latines se lisent dans la Divine Comédie, s’y fondent avec les vers italiens et n’y font pas mauvaise figure. Les Italiens prononcent le latin d’une façon qui, sans aucun doute, se rapproche beaucoup de la prononciation antique ; ils sentent et ils nous font sentir que leur langue est presque romaine. Si, rompant cette croûte de glace dont la récitation liturgique a couvert le corps de la langue latine, nous lui rendions seulement l’accent et la quantité dans notre enseignement, nos élèves, à la fin de leurs classes, se trouveraient savoir en grande partie l’italien et l’espagnol, langues parfaitement vivantes et presque latines. En outre, leur oreille s’étant accoutumée de bonne heure à des intonations musicales, ils seraient tout près de comprendre les belles mélodies cachées sous le plain-chant. Mais je ne pense pas que cette réforme se réalise chez nous : nous avons trop le sentiment des besoins matériels de notre société pour tenir grand compte d’améliorations purement intellectuelles, si faciles qu’elles soient; on obtiendrait plus aisément la suppression totale du latin, langue sacrée de « l’ennemi. »

On n’a commencé à chanter des hymnes chrétiennes qu’à l’époque de saint Ambroise. Il y avait bientôt quatre siècles que les fidèles psalmodiaient sur des textes en prose. Les hymnes étaient en vers ; c’était donc l’introduction dans la liturgie des formes de la poésie latine, formes empruntées jadis à la poésie grecque. Il y eut deux sortes d’hymnes : celles qui reproduisaient les strophes d’Alcée, de Sapho ou de quelque autre poète antique, et celles qui procédaient, non par strophes, mais par couplets. Les premières avaient été, chez les Grecs, accompagnées de chant et de danse ; elles avaient représenté l’union intime de trois arts également populaires, la poésie, la musique et la chorégraphie. En passant à Rome, la strophe s’était séparée de la danse et le plus souvent de la musique ; elle n’avait plus été pour les poètes romains qu’un cadre poétique, comme elle l’est en général pour nos poètes modernes. Dans les assemblées chrétiennes, la strophe retrouva la musique, mais non la danse. On sait à quelle occasion : saint Ambroise, auteur d’un grand nombre d’hymnes, en introduisit l’usage dans son église de Milan pour désennuyer les fidèles qui s’y étaient réfugiés pendant la persécution arienne de l’impératrice Justine. Les hymnes furent donc faites pour le peuple des fidèles et pour être exécutées par lui. Ce fait explique la prédominance des hymnes en couplets sur les hymnes en strophes. La strophe gréco-latine est un rythme savant, assez compliqué, d’une exécution parfois difficile; elle n’est véritablement complète que si la danse l’accompagne. Un couplet se compose ordinairement de quatre petits vers ; chaque vers est de huit syllabes allant par groupes de deux ; la phrase est faite de telle sorte que les accens portent sur les syllabes de deux en deux, comme dans l’hymne bien connue, O luce qui mortalibus, où la voix appuie sur les syllabes lu, qui, ta et bus. Il résulte de cette structure du vers des notes alternativement brèves et longues, c’est-à-dire un rythme ternaire, une mesure à trois temps. Ce mouvement est fortement marqué, de sorte que la masse des fidèles le reproduisait sans peine et se sentait pour ainsi dire entraînée par lui. On peut se rendre compte de l’effet produit par le chant des hymnes, car il y a une hymne chantée à vêpres tous les dimanches de l’année.

Plus tard, à partir du IXe siècle, l’usage des couplets fut, sous le nom de proses, introduit aussi dans l’office du matin. Mais, à cette époque, la langue latine n’était plus parlée; les poètes scolastiques commirent à profusion des fautes d’accent et de quantité. En musique, on avait tout confondu : les anciens modes avaient échangé leurs noms : on appelait dorien le mode de qui avait été le phrygien, et ainsi des autres. Par haine du chromatisme, on proscrivait le si de toute mélodie, sauf à l’y laisser rentrer par une porte dérobée. Cet état des esprits donna naissance à une abondante production de proses, où la vulgarité mélodique rivalise avec l’incorrection grammaticale. Mais le rythme ternaire ayant été donné à l’hymne depuis l’époque de saint Ambroise, les proses, en général, l’adoptèrent ; presque toutes se disent à trois temps et sont chantées par le peuple.

Les mélodies savantes ne pouvaient convenir aux grandes assemblées ; elles n’avaient ni la simplicité d’allure, ni la mesure fortement marquée qu’exige une masse populaire. D’autre part, elles ne pouvaient être exécutées que par des personnes sachant la musique et longtemps exercées dans la pratique du chant. Le chœur se composa de chantres attitrés ou d’autres personnes ayant un grade dans la hiérarchie ecclésiastique. C’est à lui que fut réservée la musique proprement dite avec ses rythmes variés, ses alternances de modes, ses récitatifs, ses airs habilement composés, où toutes les ressources de l’art étaient mises au service du sentiment et de l’expression. Au chœur on chanta les soli avec ou sans accompagnement. Il ne paraît pas qu’on y ait chanté des duos simultanés, mais il y avait des dialogues, et souvent les exécutans se partageaient en deux groupes qui alternaient à la façon du chœur antique. Enfin la chorégraphie fut admise dans les chœurs chrétiens, non avec cette variété de mouvemens orgiastiques qui se voyaient aux fêtes de Bacchus, mais, dans la mesure que comportait le culte nouveau. David, disait-on, avait dansé devant l’arche; le chœur chrétien ne dansa pas devant l’autel; mais il y exécuta en cadence des marches et des contremarches qu’il accompagnait de son chant. Tout cela s’est conservé et se voit encore dans nos églises. Ceux qui ne les fréquentent pas, sous quelque prétexte que ce soit, ne se doutent guère que tant d’élémens de l’art antique se soient maintenus dans le culte chrétien ; ils se privent, je ne dirai pas d’une source de jouissances de l’ordre le plus élevé, mais de moyens d’instruction qui sont à la portée de tous et qui ne coûtent rien. Qu’ils prennent la peine d’y aller et ils y retrouveront l’antiquité sous une forme vivante et animée.


IV.

Tels sont les élémens de l’art antique conservés par l’église. Quand on étudie avec quelque soin les chants populaires, on remarque que beaucoup d’entre eux sont dans les mêmes modes que les chants liturgiques. Comme ceux-ci procèdent de l’antiquité gréco-latine et que les artistes grecs les avaient eux-mêmes empruntés aux airs populaires de leur temps, on voit que la musique des anciens, celle de l’église et les chants populaires d’aujourd’hui, font partie d’un même ensemble. Le fond est la musique populaire ; il est en quelque sorte permanent et invariable. Sur ce fond se détachent en Europe deux grandes périodes artistiques, la période gréco-romaine et la période chrétienne. De la première nous ne possédons que la théorie, remise sur pied par les savans musiciens de nos jours ; sauf un très petit nombre de morceaux, toute la production antique semble perdue pour jamais ; cela, faute d’une écriture suffisante. La théorie musicale des chrétiens, d’abord identique à celle des Grecs, s’en est peu à peu écartée en apparence; elle est restée Fa même quant au fond. Leur production musicale est presque toute entre nos mains ; mais son histoire a besoin d’être rappelée au moins brièvement.

L’œuvre musicale des chrétiens remonte en grande partie aux six ou sept premiers siècles de notre ère. Les mélodies de cette période ont pu d’abord être transmises par la tradition, soit dans les catacombes, soit dans les écoles chrétiennes, soit dans l’enseignement choral, à partir de Constantin. Mais les païens employaient alors une notation en caractères grecs; pourquoi les chrétiens se seraient-ils volontairement privés de ses avantages? À cette première écriture succéda celle des neumes, dont j’ai dit tout à l’heure quelques mots. Ces neumes étaient une écriture très imparfaite, intelligible seulement pour ceux qui savaient l’air ; elle servait concurremment avec la tradition et pouvait empêcher le chanteur de faire fausse route. Ces deux moyens combinés suffisaient pour la conservation intégrale des mélodies, que d’ailleurs la force conservatrice inhérente aux religions empêchait de se dénaturer. A l’époque où saint Grégoire opéra sa réforme théorique et composa ses grandes collections, l’usage des neumes était en vigueur et les mélodies liturgiques étaient à peu près intactes.

C’est l’écriture en neumes qui fut remplacée par des portées, d’abord d’une, puis de deux et enfin de quatre lignes parallèles. Cette nouvelle écriture, qui date seulement de quatre siècles après saint Grégoire, se produisit à une époque où, dans le peuple, la langue latine avait presque partout fait place aux langues modernes. En outre, elle paraît n’avoir usé d’abord que d’une seule espèce de notes, consistant en petits carrés ou points, sans indication des durées, des mesures, ni des rythmes, élémens déjà presque oubliés depuis l’époque de saint Grégoire, ou pour le maintien desquels on comptait sur la tradition. Bientôt on introduisit l’usage des losanges et des notes à queue; les losanges désignent uniquement les syllabes très brèves, les lettres de liaison, comme i dans dominus ; ils ne marquent ni la mesure ni le rythme ; ils sont propres à dérouter le musicien en introduisant dans la lecture une sorte de cadence entièrement fausse. Les plus anciens manuscrits avaient des notes carrées ; quand les queues y marquaient l’accent tonique, elles étaient pour le chantre d’une utilité incontestable, en lui donnant l’élément fondamental du rythme. D’autres fois elles marquaient seulement le commencement et la fin des mots. L’écriture et le chant offrirent enfin une désespérante uniformité. Tel est l’état où les mélodies dites grégoriennes nous sont parvenues : toutes les notes se ressemblent sur les portées ; elles ont toutes, sauf quelques brèves, la même durée dans l’exécution. Le problème à résoudre se posait avec la plus grande netteté : « Est-il possible de découvrir sous cette écriture uniforme les mesures et les rythmes des anciennes mélodies chrétiennes ? » Les uns répondaient non; c’étaient les paresseux, les indifférens ou les désespérés. Les autres répondaient oui et tentaient même des restitutions, mais toujours selon leur goût personnel, leurs habitudes ou leur imagination, c’est-à-dire au hasard. Il y a quelques années, une commission nommée par les archevêques de Reims et de Cambrai fut chargée de résoudre le problème au moyen des anciens manuscrits ; elle ne put remonter au-delà du XIIIe siècle; toutefois cette méthode historique lui permit de rétablir les rythmes tels qu’on les comprenait à cette époque. Elle sentit que ces résultats étaient insuffisans et souvent contestables ; d’elle-même, elle appela des recherches complémentaires et plus décisives. Je vais donc exposer aux lecteurs de la Revue la méthode naturelle, exempte de fantaisie, la seule qui conduise sûrement à la solution du problème. Cette méthode est celle qu’on emploie dans toute recherche scientifique: c’est l’analyse.

Un chant d’église se compose de deux élémens, les paroles et la musique. Ces deux élémens sont parallèles ; ils commencent ensemble, finissent ensemble et doivent marcher d’accord pendant toute leur durée. Quand un désaccord se produit entre l’air et les paroles, il porte le nom grec de cacophonie. Leur accord constant et les règles qui y président constituent la prosodie ; ce mot, également grec, signifie l’application réciproque du chant et des paroles. Le chant nous est donné intégralement par les rituels, mais sans autre indication certaine que la gravité ou l’acuité des notes. C’est déjà beaucoup, puisque nous possédons ainsi toutes les notes de l’air; mais nous ne pouvons déterminer les mesures entre lesquelles ces notes étaient réparties que par l’étude prosodique des paroles. C’est donc les paroles qui doivent servir de point de départ pour la découverte des rythmes, qui nécessairement s’accordaient avec elles.

Or la langue latine fait partie de la classe des langues chantantes. Les mots français ont toujours l’accent sur la dernière syllabe ou sur l’avant-dernière quand la dernière est muette ; en latin il n’y a pas de syllabes muettes : l’accent a une place différente d’un mot à un autre, mais constante sur un mot donné. Ainsi l’accent est sur o dans populus, dominus; sur l’e du milieu dans pavere, etc. Il n’est presque jamais sur la dernière syllabe. Comment connaissons-nous l’accent des mots latins? Par les grammairiens, par la langue italienne, qui l’a en grande partie conservé, par le français même, qui, en se formant, a presque toujours retranché les dernières syllabes du mot latin après la syllabe accentuée : malum mal, caro chair, populus peuple. L’accent n’est resté incertain que pour un très petit nombre de mots latins. D’un autre côté, nos lecteurs savent ce qu’en musique on nomme le temps fort ; c’est le temps frappé dans la mesure à deux ou à trois temps, prise comme type. La première règle de prosodie est qu’une syllabe accentuée corresponde au temps fort de la mesure ; si l’on viole cette règle, on tombe sûrement dans une affreuse cacophonie ; il n’y a pas de rythme qui puisse tenir devant une pareille violation. Remarquons en passant que, la langue italienne étant aussi une langue chantante, moins pourtant que le latin, les bons musiciens de l’Italie ont tenu le plus grand compte de cette règle ; on peut s’en assurer en chantant, par exemple, quelque passage de la Sémiramis de Rossini.

Ce principe sera appliqué au plain-chant. Dans un morceau donné on placera une barre de mesure devant chacune des notes répondant aux syllabes accentuées et l’on aura déjà la charpente de l’air. Les notes intermédiaires attribuées aux autres syllabes seront réparties dans le reste des mesures ; pour cela on tiendra compte de la quantité, qui est le second élément prosodique du latin. Toutefois on doit remarquer que, dans les vers, on ne distingue que deux durées; deux brèves y valent une longue. Dans le langage, les durées des syllabes sont beaucoup plus variées ; il y en a de très longues, de longues, de brèves et de très brèves, avec des nuances intermédiaires. La musique peut tenir compte de ces valeurs ; mais l’accent l’emporte toujours, parce qu’il a la vertu d’allonger musicalement une syllabe brève; de plus, la musique tient pour brèves un certain nombre de formes lourdes, qui sont longues dans les vers parce que la voyelle y est suivie de deux consonnes.

Quand on applique aux chants de l’église cette méthode prosodique, dont je ne puis donner ici qu’une description sommaire[1], on s’aperçoit bientôt qu’ils forment deux catégories, celle des chants simples et celle des chants fleuris. Dans les premiers, à une syllabe répond une seule note, souvent deux, quelquefois trois, rarement un plus grand nombre Dans les seconds, il y a souvent huit, dix et jusqu’à vingt notes pour une syllabe ; ces longues suites de sous ne peuvent pas souvent tenir dans une seule mesure ; elles doivent être partagées en groupes mélodiques. C’est cette multiplicité de notes des chants fleuris qui a rebuté ou induit en erreur ceux qui ont tenté la restitution mélodique du plain-chant. Il y a évidemment avantage à commencer la restitution des rythmes par les morceaux les plus simples; car si un air est syllabique, la seule accentuation en donnera sans difficulté le mouvement ; s’il y a deux notes par syllabe, la difficulté ne sera pas beaucoup plus grande. Quand on aura restitué de la sorte un certain nombre de morceaux faciles, on sera déjà familiarisé avec les procédés essentiels et les formules ordinaires du chant latin. On en viendra alors à des airs plus compliqués et, de proche en proche, jusqu’aux plus chargés de notes. Pour que le lecteur qui voudrait faire un essai ne soit pas pris au dépourvu, disons que les mélodies simples sont les antiennes et que les plus compliquées sont les graduels ; entre deux sont les communions, dont la musique élégante se rapproche de celle des antiennes. C’est donc par les antiennes qu’il faudra commencer. Afin d’aider le lecteur soucieux de constater par lui-même les résultats obtenus par la juste application de la méthode, voici un morceau qu’il trouvera dans tous les offices des morts. Je le partage en mesures conformément à l’accentuation ; le lecteur remplira ces mesures avec les notes du livre, sans en ôter une seule, sans y en ajouter aucune de son cru. Il verra que le morceau ainsi rétabli est parfaitement mélodique, qu’il ne pèche contre aucune règle de prosodie musicale et que l’air en est très bien approprié au sujet. C’est une marche que l’on chante en portant au cimetière le corps du défunt, purifié par la vertu du saint sacrifice. En voici la traduction :


Qu’au paradis les anges te conduisent. Qu’à ton arrivée les martyrs te reçoivent et t’introduisent dans la cité sainte de la Jérusalem. Qu’un chœur d’anges te reçoive et que, avec Lazare, jadis pauvre, tu aies un éternel repos.


IN PARA | DISUM DE-| DUCANT TE | ANGE-| LI. ||
IN I TUO AD-| VEN-| TU SUS-| CIPIANT TE (MARTY-] RES, |[
ET PER-| DUCANT | TE IN CIVI-| TATEM | SANC-| TAM JE-|
RUSA-| LEM. || CHORUS | ANGE-| LORUM | TE SUS-| CIPIAT ||
ET CUM | LAZA-| RO, | QUONDAM | PAUPERE, || Æ- | TERNAM |
HABEAS I REQUI-| EM.


On remarquera avec quelle régularité les accens des mots tombent sur le premier temps des mesures et comment tout le morceau se trouve partagé en phrases musicales ou rythmes, comme disaient les anciens Grecs.

Le nombre des morceaux chantés dans l’église latine est très grand ; il est de plusieurs milliers. Pour se reconnaître dans cette énorme collection, il est nécessaire d’y former des catégories. L’église elle-même a fait ce classement; pour mieux dire, elle s’est donné de très bonne heure des types d’office pour le matin et pour le soir. Chaque office se compose d’un certain nombre d’actes se reproduisant chaque jour dans le même ordre; à chacun de ces actes est attribué un ou plusieurs chants portant des noms déterminés. Rien d’aussi bien réglé que les offices, rien d’aussi constant que le caractère musical des chants de chaque espèce. Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de ces cérémonies; on le trouvera dans tous les livres connus sous les noms de paroissien, vespéral, missel, etc. Ce qui nous occupe en ce moment, c’est le caractère musical des chants rendus à leur rythme primitif. Quand on en a rétabli un assez grand nombre, une ou deux centaines, par exemple, on voit que tous ensemble forment les deux catégories que j’ai signalées, celle de la musique simple et celle de la musique fleurie. La première ne comprend que les antiennes ; la seconde embrasse tous les autres chants, saut les psalmodies, les hymnes et proses et quelques chants spéciaux. La classe des chants fleuris comprend donc les communions, les offertoires, les introïts, les alléluia, les traits, les répons, les graduels ; tous ces mots sont des expressions techniques désignant autant de scènes dans le drame sacré qui se joue en face de l’autel. Chaque scène a sa composition particulière; les introïts et les graduels sont des marches et suivent toujours une mesure à deux temps; dans certains morceaux, le chœur se partage en deux demi-chœurs, qui chantent alternativement.

Ce qui caractérise ici les airs fleuris, c’est la présence des fioritures ou mélismes; le premier de ces deux mots est italien, le second est grec ; ils ont même signification. Un mélisme est une suite de notes montantes, descendantes ou ondulant entre le grave et l’aigu ; c’est une sorte de « vocalise » que l’on introduit entre les notes essentielles du chant simple, autant que possible sans l’altérer. Il faut distinguer les mélismes des notes d’agrément : celles-ci, que l’on écrit ordinairement en petits caractères, ne comptent pas dans la mesure et souvent sont livrées à l’inspiration du chanteur ; les mélismes sont des notes ordinaires et comptent dans la mesure au même titre que les notes du chant simple. Ils se rapprochent de ce qu’on nomme variations ; seulement dans nos variations le thème est souvent tronqué, altéré et mis en pièces ; les mélismes sont de simples intercalations. Dans les airs d’église, ils reviennent toujours les mêmes ; avec un peu d’exercice on les reconnaît facilement et on peut les extraire des morceaux où ils se trouvent. J’en ai dressé une liste ; leur nombre se réduit à une trentaine.

Ces petites fleurs étant détachées du fond où elles se trouvent, ce qui reste, c’est l’air qui a servi de thème au morceau fleuri. Ce thème est une antienne. Une réduction analogue peut être faite sur la plupart des chants de la seconde catégorie et nous rendre la musique de ces morceaux dans sa sincérité native. Ce travail, assez long, est pourtant facilité par la structure même des morceaux fleuris ; on y remarque, en effet, que les phrases simples y alternent avec les phrases chargées de notes. On dirait que les unes ont eu pour but de reposer le chanteur des efforts qu’il a faits en exécutant les autres. Peut-être a-t-on voulu ne pas effacer entièrement l’œuvre ancienne en la noyant sous un déluge de notes ajoutées. N’est-ce pas plutôt un frein imposé à la virtuosité des chantres ? Quoi qu’il en soit, la réduction des chants fleuris à l’antienne est un des documens les plus importans de l’histoire de notre musique sacrée. En effet, presque tous ces chants se trouvent dans les plus anciennes collections, notamment dans celles de saint Grégoire, qui fut pape de l’année 590 à l’année 604. Son Antiphonaire et son Graduel ont plus tard été écrits sur des portées et ont alimenté les offices ; ils ont été comme deux trésors où l’on a toujours puisé. Mais saint Grégoire n’était pas l’auteur de ces mélodies ; il n’avait fait que les réunir pour en assurer la durée et la fidèle exécution. Nous savons, d’autre part, que l’usage de l’antienne était suivi dès les commencemens de l’église, au temps où les chrétiens s’appelaient nazaréens ou galiléens, et même avant Jésus-Christ dans les communautés esséniennes. Dans ces premiers temps, il n’est pas question de graduels, d’introïts, ni en général de chants fleuris. On est donc en droit de penser que les antiennes ont été usitées d’abord, et que les morceaux fleuris sont venus plus tard, ayant pour thèmes des airs d’antienne auxquels on ajoutait des fioritures. Ces données se précisent plus encore : en effet, les paroles d’un assez grand nombre de morceaux sont tirées des apocryphes de la Bible, c’est-à-dire du livre d’Enoch, de l’Apocalypse d’Esdras et d’autres qui ont été exclus du canon des Écritures, représenté par la Vulgate de saint Jérôme. Cette dernière traduction est de 402. Les chants faits sur des textes extraits des apocryphes sont nécessairement antérieurs à cette date. D’autre part, ceux qui sont pris, par exemple, dans l’Apocalypse de saint Jean ou dans quelque épître dont les dates sont connues, ne sont pas antérieurs à ces publications. De ces faits et d’une foule de textes anciens, on est en droit de conclure que la période des antiennes comprend les trois premiers siècles, et que la période fleurie lui a succédé, s’étendant jusqu’à la fin du VIe siècle, époque de Grégoire le Grand. Cela ne veut pas dire qu’on n’ait plus composé d’antiennes ni de pièces plus ou moins fleuries à partir de saint Grégoire, mais seulement que la masse de ces airs est antérieure à ce pontife.

Une autre conséquence non moins importante pour l’histoire de l’art se déduit de ce qui précède. Si les airs fleuris sont en général des antiennes ornées de mélismes, il n’est plus impossible de savoir à quelle époque l’usage des fioritures s’est introduit dans l’église latine. En effet, nous savons que les églises d’Orient les ont employées dès l’origine. Il nous en reste un exemple remarquable dans le Trisagion, chant fort ancien extrait du livre d’Enoch et qui se dit chaque année en grec le vendredi saint ; ce morceau est rempli de notes d’agrément, devenues notes de mesure dans sa traduction latine que l’on chante aussitôt après. Autre exemple, le chant de l’église grecque qui passe pour le plus ancien est le Φῶς ἱλαρόν ; ce morceau est une suite non interrompue de mélismes. Lors donc que saint Augustin nous dit que son maître et ami saint Ambroise introduisit à Milan la manière de chanter des Orientaux, cela fait allusion à la musique fleurie usitée chez ces derniers, et nous devons considérer l’introduction de ce genre de musique comme la principale partie de la réforme ambrosienne. C’est, en effet, à partir de cette époque, l’église étant libre depuis l’année 324, que l’on voit s’organiser les offices avec grand appareil de décors et d’exécutions musicales. C’est alors aussi que se produisirent en grand nombre les introïts, les offertoires, les graduels et tous ces airs fleuris où se déployait le talent des chantres officiels. Alors, enfin, et du fait de saint Ambroise, s’introduisirent les hymnes, c’est-à-dire des imitations, peut-être même des reproductions de mélodies païennes.

On sait que les virtuoses du chœur ne tardèrent pas à abuser de leur talent et que l’église se changeait peu à peu en une salle de concert et en un théâtre. C’est cet abus que le pape Gélase essaya de corriger ; on ne dit pas quel fut le succès de ses efforts. La décadence romaine, l’invasion des barbares, la chute de Rome et la disparition rapide de la langue latine firent plus que les décrets pontificaux pour réprimer les excès en musique. C’est, au contraire, pour sauver, conserver et ranimer le chant ecclésiastique, en même temps que pour le régulariser, qu’à la fin du vie siècle saint Grégoire opéra sa grande réforme.


V.

Une fois reconstitués avec leur rythme et classés au moins approximativement selon l’ordre des années, les chants liturgiques peuvent être étudiés en eux-mêmes, au point de vue de l’art. Cet art est l’art grec, l’art antique avec la noblesse, la simplicité et la grâce des contours. On ne s’avancera pas trop en disant que les mélodies restituées compteront parmi les plus belles qui aient jamais été faites. Elles exciteront d’abord la curiosité par la nature des modes qui y sont employés ; on n’y trouvera pas une seule fois le mode mineur, qui n’était pas encore né. Le majeur y paraîtra quelquefois comme apparenté au lydien. Ce qu’on rencontrera presque partout, ce seront les modes antiques vrais, qui sont en même temps les modes populaires usités dans toute l’Europe et peut-être dans le monde entier. Ces modes s’y présenteront avec les caractères moraux que les artistes et les philosophes de l’ancienne Grèce leur ont attribués. Comme le genre chromatique en était exclu, on n’y éveille jamais ces passions purement humaines dont presque toute la musique profane s’est inspirée. Dans ces chants de l’église latine, il n’y a non plus aucune trace de mysticisme ; on sait qu’au point de vue de l’art, le mysticisme n’est autre chose que la passion humaine transportée dans les choses divines et cachée sous la sainteté des apparences ; le chromatisme lui convient. Il n’y a point dans les chants chrétiens de ces odieux compromis; la clarté de l’idée et la sincérité du sentiment en sont les traits les plus visibles. Ils répondent sans réplique à ceux qui nient l’existence d’une musique religieuse ; celle-ci est religieuse et n’est pas autre chose.

La phrase musicale, comprimée dans l’hymne par la mesure inflexible du vers, est libre dans l’antienne et dans ses dérivés. Elle n’y est point assujettie à la carrure ; il y a de longues et de courtes phrases, depuis une mesure jusqu’à sept ou huit et même au-delà. Ces mesures sont presque toujours à deux temps, assez souvent en six-huit, rarement à trois-quatre, cette dernière étant, au contraire, la mesure la plus fréquente des hymnes. On voit que la musique libre des antiennes fait avec celle des hymnes un contraste pour ainsi dire perpétuel. Quant au mouvement rythmique, il est extrêmement varié, quelle que soit, d’ailleurs, la mesure employée. Ainsi les introïts et les graduels sont des marches plus ou moins graves, selon le caractère de l’office ; beaucoup d’offertoires ont un mouvement à la fois noble et entraînant; le rythme des communions est doux, calme et pénétrant, comme il convient à l’acte qu’il accompagne. Quant aux antiennes, elles offrent toutes les expressions rythmiques, puisqu’elles sont la source inépuisable d’où les genres fleuris sont issus.

Examinons donc de plus près les antiennes, qui représentent la plus belle période de l’art chrétien. Dans les offices, elles sont ordinairement très courtes ; mais, de même que, pour un morceau donné, les paroles sont le point de départ de la restitution du chant, de même aussi le rapprochement des paroles peut conduire à la reconstruction d’anciennes œuvres musicales de plus longue haleine. On aura donc un grand intérêt à savoir de quels textes de la Bible les paroles des antiennes ont été tirées. Ce travail, qui paraît énorme, n’est pas très long, parce qu’il existe des ouvrages appelés concordances, où il se trouve tout préparé. On remarquera d’abord que, dans les offices, les antiennes vont le plus souvent cinq par cinq; chacune est suivie d’un psaume. Les psaumes supprimés, les cinq antiennes, ou du moins les trois ou quatre premières, se suivent et forment un groupe. D’ordinaire elles sont écrites dans des modes différens ; si on les chantait l’une après l’autre, on produirait une véritable antiphonie, c’est-à-dire une alternance de voix. Il n’est pas improbable que les antiennes d’aujourd’hui, petits textes qui passent inaperçus, sont des débris d’anciennes compositions musicales chantées à deux chœurs alternés. Si cette induction se vérifiait, elle aurait pour l’histoire de l’art une haute portée; car le rapprochement des antiennes, dont les textes se suivent et dont les modes musicaux alternent, nous rendrait un certain nombre de grandes œuvres musicales des premiers temps chrétiens. Elle expliquerait aussi pourquoi ces petites formules qui précèdent les psaumes portent le nom d’antiennes, quoiqu’elles soient isolées et qu’elles ne se chantent pas en antiphonie

L’induction acquiert la plus grande probabilité pour deux au moins de ces compositions primitives : l’Apocalypse et le Cantique des cantiques. Un grand nombre de versets de ces deux livres sont dispersés dans les offices. L’Apocalypse m’en a fourni quatre-vingt-trois. Du Cantique j’ai recueilli cinquante-cinq morceaux; la plupart sont des antiennes, d’autres sont devenus des offertoires, des graduels ou d’autres pièces fleuries d’où l’on peut éliminer les fioritures. On sait, en outre, que cette petite œuvre de poésie sémitique nous est parvenue fort en désordre et que les versets en sont comme jetés pêle-mêle. Le musicien qui en fit les mélodies sur la traduction italique paraît y avoir rétabli un certain ordre, ordre arbitraire peut-être, mais qu’on peut retrouver en s’aidant à la fois de la suite des idées et de la suite naturelle des mélodies. Quoi qu’il en soit, les mélodies du Cantique sont un beau et curieux spécimen de la musique profane au commencement de notre ère. Elles n’ont aucun caractère religieux ; ce sont des soli et des dialogues entre des personnages purement humains, dont les deux principaux sont simplement deux amoureux. Rien n’indique que cette composition musicale ait été faite pour l’église, ni même par un chrétien. Comment donc l’église lui a-t-elle emprunté un si grand nombre de passages? A cette époque, on interprétait déjà dans un sens figuré les livres de la Bible ; l’amoureux et sa maîtresse sont appelés l’Esprit et l’Épouse dans les derniers versets de l’Apocalypse. D’ailleurs, la musique du Cantique, si amoureuse qu’elle soit, n’est nullement mystique ; elle est d’une pureté morale et d’une chasteté irréprochable. L’église en a tiré les morceaux qui ont pu lui convenir et les a intercalés dans sa liturgie. Du reste, les offices où ils se trouvent sont toujours en l’honneur de femmes, de la Vierge, de Madeleine, d’Agathe, d’Agnès. Les offices en l’honneur du Christ et des saints ont été composés avec d’autres matériaux.

La musique de l’Apocalypse est religieuse au premier chef ; elle fait, avec celle du Cantique, un contraste saisissant. La vision de la Jérusalem céleste et les chœurs des anges y sont rendus avec une sublimité d’inspiration tout à fait digne de l’art antique. Cette œuvre peut appartenir à la seconde moitié du Ier siècle, l’Apocalypse étant elle-même de l’année 68 ou 69.

Si l’attention du lecteur était infatigable, je lui signalerais aussi l’époque douloureuse de la semaine sainte, où sont les chants les plus antiques et les plus expressifs de l’année ; l’office des morts, véritable drame en trois actes, où l’expression musicale va se modifiant par degrés et aboutit à la marche triomphale In paradisum, citée tout à l’heure. Mais il faut finir. Je terminerai cet exposé par quelques mots sur l’office des petits enfans. Quand un d’eux est pris par la mort, les parens chrétiens ne pleurent pas, sinon de tendresse ; ces petits morts sont « des prémices offertes à Dieu et à l’Agneau ; ils paraissent sans tache devant le trône de Dieu.» l’église leur consacre des chants d’allégresse ou d’une mélancolie charmante. Un jour, en Espagne, une personne de qui je tiens le fait vit, traversant la campagne, une troupe de femmes en habits de fête ; elles marchaient gaîment et chantaient un air joyeux ; une d’elles portait une corbeille de fleurs : au milieu des fleurs était le corps d’un petit enfant ; elles allaient l’enterrer. L’église chante toute l’année des Alléluia ; elle les supprime dans les jours de tristesse, mais elle en chante deux aux funérailles des petits enfans. L’Alléluia fut, dit-on, chanté pour la première fois à celles de Fabiola : c’était une dame de la haute société romaine, mariée, divorcée, puis revenue à son premier mari après la mort du second. Blâmée par l’église, elle fit une pénitence publique en grande pompe, vécut ensuite dans la piété et mourut saintement. Les Alléluia chantés à ses funérailles sont probablement ceux qui ont été maintenus à l’office des petits enfans. Il y en a deux : l’un a pour verset Lœtaberis; l’autre, Laudate pueri Dominum. On les trouvera dans notre volume. Ils ont une nuance fort orientale, ressemblent à des chansons populaires de l’Asie et sont d’une exquise suavité. Le lecteur conclura sans doute avec nous que, si les œuvres de la musique grecque sont perdues, nous possédons néanmoins, dans les chants de l’église latine, une riche collection qui s’y rattache étroitement. Il faut faire pour le plain-chant ce que font parfois les amateurs de tableaux : ils enlèvent d’une vieille toile une peinture superficielle et découvrent au-dessous un Titien ou un Léonard. La méthode à suivre pour restituer les anciens rythmes et les mesures vient d’être exposée. Si elle était fausse, une fois peut-être elle nous donnerait une mélodie telle quelle ; essayée sur d’autres morceaux, elle aboutirait à des cacophonies ou à des airs informes. J’en ai restitué environ cinq cents, pris dans toutes les catégories; j’en ai lu plus de mille sans les écrire; tous, sans exception, ont l’aspect de mélodies bien faites, chantantes, expressives et d’un caractère esthétique bien accusé. Ainsi, la preuve est faite. D’ailleurs, la méthode est scientifique et ne laisse rien au hasard ni à l’arbitraire; elle seule peut être qualifiée de méthode naturelle. On peut l’appliquer hardiment aux milliers de chants dont se compose le trésor grégorien, et l’on verra reparaître au jour toute une période musicale de l’antiquité, période d’au moins six cents ans. Cette musique ne se rattache qu’indirectement à notre musique savante : étrangère à notre mineur et n’employant le majeur qu’assez rarement, elle est strictement liée par ses modes à la musique populaire de toute l’Europe et à celle de l’antiquité. Elle offre donc à nos compositeurs une mine inespérée, d’où ils peuvent tirer des matériaux de prix. Il serait d’autant plus utile d’exploiter ce nouveau filon, que les modes antiques comportent fort bien l’harmonie et que le dorien seul exige quelque soin particulier dans le travail de la composition. Déjà, de bons musiciens russes, Glinka, Tchaïkowski, ont avec bonheur utilisé les airs populaires de leur pays et en ont tiré des effets charmans. Ces airs paraissent venus de l’Asie, soit directement, soit par l’influence des chants de l’église grecque. Ceux de l’église latine, surtout les antiennes, leur sont infiniment supérieurs, parce qu’ils se rattachent de plus près à l’antiquité, parce qu’ils excluent le sensualisme du genre chromatique et des quarts de ton; enfin, parce que, sans repousser aucun des sentimens doux et tendres de l’humanité, ils tendent à épurer les passions, non à les troubler.


EMILE BURNOUF.

  1. On la trouvera développée dans un ouvrage qui ne tardera pas à paraître à la librairie Lecoffre.