Les Charniers (Lemonnier)/43

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Alphonse Lemerre (p. 241-242).
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XLIII


Quand je m’éveillai le lendemain matin, le pâtre cornait dans les rues de Bouillon, et m’étant levé, je vis sortir une à une des hangars et des étables, avec des meuglements, les vaches balançant leurs pis entre leurs jambes.

Rien ne semblait changé à la vie habituelle : une douceur flottait sur la ville endormie et l’aube noyait dans une pâleur rosée la tranquillité des maisons.

Brusquement les portes claquèrent, et le défilé des funèbres figures recommença, régulier, incessant, stupide, avec des cœurs irrésignés et un accroissement de stupeur.

Puis, comme je tournais les yeux, j’aperçus le père affolé qui de ses deux doigts levés sur le front d’un bœuf, souriant, croyait bénir son enfant. Et le geste terrible et doux finit par emplir le paysage, raillant Dieu dans ses tabernacles.

Trois mois séculaires ont passé sur ces épouvantes.

Et voici qu’aujourd’hui, veille de l’an, la Meuse étant gelée et les pauvres gens grelottant sur les routes, je termine ces pages véridiques, assis dans mon grand fauteuil, sous la cheminée à manteau à laquelle j’ai pendu le sac, la giberne et la baguette de tambour, pendant que mes chiens, tournés en boule, ronflent dans l’âtre qui pétille, et je pense en moi-même :

— Le sang est bon à quelque chose, puisqu’il a rendu la France invincible.


Château de Burnot, 31 décembre 1870.


Imp. A. DERENNE, Mayenne. — Paris, boul. Saint-Michel, 52