Les Charniers (Lemonnier)/42

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Alphonse Lemerre (p. 233-240).
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XLII


Tous ceux qui, comme moi, ont fait le sinistre pèlerinage de Sedan ont ramassé dans le sang et la boue de petits carrés de papier chiffonnés et sales, lettres d’amis, lettres de mères, lettres de fiancées, lettres de grand’parents, portant encore ou la trace des larmes, ou la marque des doigts et survivant aux pauvres soldats comme pour témoigner d’un cœur éteint à présent.

J’ai lu avec douleur et respect ces échanges d’âmes et de pensées entre des morts et des vivants. Une grande ombre me serrait le cœur et il me semblait que le malheur faisait de moi l’ami de tous ces trépassés. Ils sortaient à demi de la terre et me disaient :

— Toi qui es en vie, dis à nos mères, à nos femmes, à nos frères, à nos amis qu’ils pensent à nous dans ce monde et dans l’autre.

J’ai recueilli alors ces battements de cœur épars et j’ai conjecturé dans mon âme ; puis, ouvrant la main, j’ai lâché ces oiseaux de la mort aux quatre vents.

Je n’ai gardé depuis que les lettres sans indication d’adresses.

Dieu ! qu’elles sont toutes navrantes ! On sent monter l’agonie derrière ces vivants. À peine ont-ils eu fini d’écrire qu’ils sont tombés.

Qu’on me permette d’ouvrir un instant cette poste d’outre-tombe.

Voici une traduction de l’allemand : c’est la lettre d’un mari à sa femme :

« Ma chère femme, je pense toujours à toi et je me demande quand je serai de retour dans la petite salle à manger. Soigne-toi et prends beaucoup de thé, mais ne le fais pas trop fort, car le thé fort agite les nerfs. Hier, me trouvant avec Hans et un vieux camarade de Francfort qui m’a sauté dans les bras en me criant : « J…. J…, comment vas-tu ? » j’ai pris quelques grains du thé que tu m’as mis dans les poches et je l’ai mis tiédir dans l’eau d’une gamelle. Oh ! comme c’était bon, ma chère femme. Je voudrais bien être avec toi au coin du feu, près de la bonne maman que j’embrasse de tout mon cœur. Il faudra, ma chère femme, payer de suite la traite du banquier Von… J’ai consulté hier mon carnet et j’ai vu que l’échéance est là. Si tu n’a pas assez d’argent, va le voir ; c’est un bon homme, tu le prieras de remettre l’échéance à trois mois. Je pense nuit et jour à vous tous, à ma petite Minna chérie, oui, oui, à tout le monde et même à la vieille Lotte qui fait de si bonnes fricassées aux prunes. Je crois que cela va finir, car nous sommes fatigués on ne peut plus et les Français ont ce qu’ils méritaient. Quand je t’ai écrit avant-hier que Ludwig K… se rétablirait, je me trompais. Ludwig est mort ce matin. Je lui ai coupé des cheveux pour sa mère. C’est la pauvre Hélène qui en pleurera ! S’il y a moyen, ma bonne femme, prépare-les à cette grande douleur. Moi, j’aurai tant de monde à préparer quand je reviendrai. Mon pied va bien à présent ; j’ai fait ce que tu m’as dit. Enfin, je suis aussi bien qu’on peut être loin de sa chère femme et de sa petite fille chérie. Dis à Minna que je lui rapporterai des colliers et des joyaux. À propos, j’ai perdu la chaîne que j’avais prise pour toi, mais ce n’est rien, il n’est pas difficile d’en trouver d’aussi belles. Hans t’embrasse, mais moi je te serre, toi, la maman et Minna, éperdûment contre mon pauvre cœur qui éclate. Ton Frédérich. »

Et voici des lettres françaises.

Un fils écrit à sa mère :

« Maman, c’est pour vous dire que votre bien-aimé fils est tout à fait guéri de son entorse et je marche déjà sur des béquilles. À présent je suis étonné d’avoir tant cherché à aller me battre, car vous ne pouvez comprendre, maman, ce que c’est que de se tuer sans être fâché l’un contre l’autre. Je serais content de ne pas guérir pour ne plus retourner à la bataille. Je n’ai pas reçu votre lettre du 10, dont vous me parlez, ni celle de mon oncle François. Dites-lui, maman, que la montre d’or va toujours bien. Ah ! que je voudrais être dans vos bras et vous dire combien je vous aime. Je ne veux plus faire que vos volontés, je prendrai un emploi ; oui, maman, j’ai regret à présent d’être soldat. Envoyez-moi votre bénédiction et soyez rassurée sur le sort de votre fils. Paul. »

Une mère écrit à son fils :

« Brie. Mon cher fils, je t’envoie les 10 francs que tu me demandes. C’est un de mes amis qui me les a prêtés ; car je me trouve fort gênée en ce moment. Je ne reçois plus d’argent ; voilà 3 mois que tu nous manques et ta sœur Marie-Rose ne peut travailler, par suite d’un panaris à la main. Tu as heureusement du pain et cela nous console. Nous sommes en bonne santé et tout le monde te fait des compliments. M. D… a été obligé de prendre un autre domestique, mais il te trouvera une bonne place. C… a tiré 105. Je m’attends à toi dans quelques semaines.
   Ta mère qui t’aime, Ve F… 1er mai. »

Voici l’amoureux. Qu’il est craintif et timide ! Il s’abrite derrière la permission des parents. Pleure, Julie, si tu l’as aimé, car Roger te trahit maintenant pour la mort.

« Mademoiselle Julie, je vous écris comme vos bons parents m’ont permis de faire, car je ne l’aurais jamais osé sans cela, quoique j’ai tant besoin de vous parler. Ah ! ma chère Julie, depuis que je vous ai quittée, j’ai bien pensé à l’espoir que vos parents seraient les miens et que je sortirais de la milice pour aller demeurer ensemble à la ferme. Maman m’a écrit qu’il est tombé, le 13, de la grêle grosse comme des noix, et nous avons perdu le chanvre, le blé, la vigne. Les fruits sont hâchés comme de la confiture, et c’est arrivé le 13 juin. Est-ce que de votre côté, il est tombé aussi de la grêle ? Les jours sont longs ici comme des années, je relis toujours la lettre de votre bon père. Ah ! si vous aviez écrit seulement votre nom au-dessous, ma chère Julie ; mais votre bon père me dit que vous allez vous-même porter la lettre à la poste. Voyant cela, j’ai embrassé le papier, car vous l’avez touché. Mademoiselle Julie, jamais je ne serai heureux qu’auprès de vous, j’aimerais mieux mourir si nous ne devions pas nous marier. Demandez à vos chers parents, qui ont été si bons pour moi, de m’écrire un mot. Oui, Julie, j’aimerais mieux mourir. On nous a envoyés sur Metz, où nous resterons, je pense, quinze jours. Dites à maman qu’elle m’écrive à Metz. Comment va Thomas C… ? Moi, je vous présente bien tendrement mes amitiés, ainsi qu’à vos chers parents.
   25 août.xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxRoger. »

Un mort va buriner dans du bronze sa douleur. Écoutez ce sanglot dantesque. On sent qu’il tend les bras à la mêlée, celui-là, avec l’espoir qu’elle l’emportera. Un âcre amour viril se mêle dans la tourmente de cette âme à la tendre fraternité caressante pour une sœur.

« Mon cher frère et ami, c’est fini. Je ne veux plus la revoir. Cette femme a été fatale pour ma vie. Maintenant il faut lui arracher mon nom des mains, oui, par tous les moyens. Nul arrangement possible, vois-tu. Nous en sommes, du reste, arrivés à nous haïr l’un l’autre ; je n’ai que toi et notre sœur qui me retiennent encore. Qu’elle ignore ce que cette femme nous a fait à tous. Je le veux, je t’en prie. J’ai besoin d’argent. Tu prendras dans le tiroir de gauche trois billets de cent francs. Les Bavarois nous sont tombés dessus, il y a trois jours. Dieu merci ! jusqu’à présent je suis sain et sauf ; nous verrons la fin. Chasse tes inquiétudes. Tu sais bien que je suis un homme. Je te promets du reste de ne pas faire de folies. Ton cher filleul et frère jusqu’à la mort. »

Gaston.

Oui, pauvre cœur sourcilleux, à présent tout est fini, sans que tu pensasses si bien dire.

Il me sembla voir alors tous ces macabres, la bouche pleine de terre et les vers leur rongeant les yeux.