Les Charniers (Lemonnier)/18

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Alphonse Lemerre (p. 86-92).
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XVIII


Quand on a dépassé les dernières maisons de Bazeilles, on débouche dans des plaines : des deux côtés de la route, elles s’étendent sur de grands espaces.

La nuit était presque entièrement tombée.


Depuis trois heures que nous avions dépassé La Chapelle, nous n’avions cessé de marcher dans des champs de bataille ; et de droite et de gauche, ils s’allongeaient interminablement.

L’occident, traversé d’une grande barre rouge, avait la couleur du sang, et sur cette pourpre sombre des nuées noires couraient, échevelées comme des crinières. Partout ailleurs le ciel était d’un gris roux, implacable et monotone. Il discontinuait un instant de pleuvoir.

La plaine, trempée par les eaux des deux derniers jours, formait une boue molle où le pied entrait jusqu’à la cheville. On ne voyait presque plus la réalité, et les choses confinaient à la vision. Des tiges de betteraves, en carrés réguliers, hérissaient énigmatiquement le sol et ressemblaient à des ossements émergés d’une nécropole.

Par moments un hennissement lointain s’entendait, puis le bruit d’un galop, et un cheval passait à travers la plaine, sans cavalier, boitant, les entrailles traînantes. Des chiens hurlaient à côté des charognes, en grandes bandes ; une nuée de corbeaux s’abattait par endroits. Et petit à petit d’étranges silhouettes, grandies dans les dernières lueurs du jour, envahirent la plaine, et des clartés brillèrent à ras de terre ; ces clartés allant et venant, l’on voyait s’éclairer, quand elles s’arrêtaient, un petit point de l’étendue.

Les rondes de nuit rencontraient souvent des hommes en train de déterrer des cadavres, de peler des chevaux, de détrousser les rares passants attardés ; dès le chien et loup ils se mettaient à rôder.

Ils avaient avec eux des chiens qui leur servaient tout à la fois à chercher les morts et à éviter les patrouilles. Quand elles arrivaient, ces maraudeurs de la mort se jetaient dans les sillons ou s’aplatissaient dans des trous. Les patrouilles passées, ils recommençaient leurs fouilles abominables.

Le matin on trouvait au bord des fosses des cadavres ayant de la terre aux cheveux, aux mains, dans la bouche, sur tout le corps et qui béaient à l’air, tout nus. Ces cadavres d’ailleurs étaient mutilés et il y en avait auxquels on avait coupé la tête avec des tranchets, des haches, des serpes ou des coutelas. La plupart du temps ils manquaient des dents, des ongles du pied et des ongles de la main. Il était facile de voir la manière dont les opérateurs s’y étaient pris pour les dents, selon que les morts avaient eu naturellement la bouche ouverte ou fermée : dans le premier cas, ils avaient enlevé les dents au moyen de tenailles, comme on arrache un clou d’une boiserie, en pesant sur le manche de haut en bas ; dans le second cas, pour aller plus vite et les avoir toutes d’une fois, ils avaient scié les mâchoires après avoir levé les chairs avec un couteau.

À Bapaume, un paysan fut surpris au petit jour, ayant le doigt pris entre les mâchoires d’un mort et frappant à coups de poing le crâne du trépassé pour se dégager. Ce paysan, blême et devenu stupide, raconta qu’il était arrivé là à minuit, qu’il avait besoin d’une langue de pendu ou simplement de la langue d’un homme frappé de mort pour composer une panacée contre les écrouelles, qu’il avait voulu arracher la langue à ce cadavre, que tout à coup les mâchoires s’étaient refermées et qu’il était resté cinq heures le doigt pris dans les dents.

La lande était jonchée de masses noires qui moutonnaient dans le crépuscule et ne se voyaient distinctement que quand on était très près. C’étaient la plupart du temps des chevaux mourants crevés, des caissons démantibulés, des charrettes sur le flanc, des selles, des armes et des sacs. Un cheval essaya de se dresser presque sous nos pieds et retomba de tout son poids. Nous entendions tout à coup un grand cri au loin, un chien hurlait, et le silence, comme une porte qui se referme sur du bruit, retombait à travers l’espace.

Un instant la lune sortit des nuages et éclaira de sa lumière blafarde cette grande plaine sanglante. Des scintillements étranges passèrent sur la surface du sol. Des canons de fusil reluisaient ; des pointes de casques brillaient ; une sorte de moire argentée blanchissait le ventre ballonné des chevaux morts ; et le fer, le cuivre, l’acier s’allumaient d’étincelles. Au loin, des huttes en paille ressemblaient à des suaires debout.

Il semblait que les morts allaient sortir de terre et que la grande revue dût commencer comme dans la ballade.

Mais minuit n’était pas sonné et les chefs manquaient à l’appel.

Un jour, quand Bonaparte[1] et Guillaume ne seront plus que des ombres, ils viendront à minuit dans la plaine et ils compteront ceux qui sont morts pour l’un et ceux qui sont morts pour l’autre.

Et un Zedlitz nouveau entendra dans l’air la trompette des vengeances éternelles.

Un gros nuage passa devant la lune : la nuit se refit.

De longs gémissements emplissaient les arbres ; quand le vent venait du large, on eût dit des lamentations d’agonisants.

Une certaine inquiétude commençait à nous gagner.

Nous avions été avertis que les portes de Sedan se fermaient à sept heures, et nous nous étions si bien attardés que la demie après l’heure venait de sonner.

Comment faire ? Nous étions trempés et il nous était à peu près impossible de camper en plein air. La pluie, d’ailleurs, avait recommencé, et la faim, longtemps oubliée, tiraillait nos estomacs.

Tout à coup un pas régulier de chevaux martela la chaussée.

Passé sept heures, on arrêtait les gens sur les routes : c’était le signal de la retraite pour tout le monde.

Il est certain que nous allions être embarrassés pour justifier à cette heure avancée notre présence dans la plaine, car nous supposions que l’approche des chevaux nous annonçait une reconnaissance.

Nous nous mîmes en travers de la route et nous agitâmes nos mouchoirs en criant à tout hasard : Belgique !





  1. Ceci a été écrit en 1870.