Les Charniers (Lemonnier)/21

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Alphonse Lemerre (p. 103-105).
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XXI


Çà et là, les Allemands formaient autour des feux de bois des groupes éclairés en rouge. Quelques-uns avaient imaginé de mettre debout de grosses caisses en bois blanc, en manière de guérites, et s’y tenaient accroupis profondément. Des charrettes, rapprochées des feux, servaient également d’abris. Cinq à six têtes barbues et noires sortaient de là-dessous, sans qu’il eût été possible de dire la position des individus à qui elles appartenaient, et dans les barbes étincelaient des fourneaux de pipes. Dans une des caisses en bois blanc, un soldat dont on ne voyait que les mains, la casquette et sous la casquette un gros nez piqué d’une pointe lumineuse, lisait à haute voix un journal.

Par moments un cheval, détaché de son piquet, entrait dans le cercle des feux, profilant par terre une grande silhouette noire, et allongeait sous les charrettes son cou maigre. Un des hommes lui jetait alors de la terre ou un tison dans les flancs et l’animal effrayé partait en ruant.

Puis encore, des huttes en paille recouvraient des hommes couchés sur le ventre ou ramassés les genoux sous le menton, la plupart bâillant ou ronflant. Quelquefois un fiévreux passait en courant, hâve et maigre, les dents claquantes. Un petit soldat blond, presque un enfant, blotti dans des torchons qui fumaient près d’un feu, leva vers nous des yeux blancs : un tremblement continuel agitait les haillons qu’il avait roulés autour de lui et communiquait à la roue d’un chariot auquel il s’était appuyé une trépidation insupportable à voir.

Et des armes scintillaient partout dans l’ombre. Ces points luisants, accrochés, au hasard des feux, d’aigrettes rouges, jaunes et bleues, piquaient surtout l’obscurité quand des soldats, porteurs de torches ou de lanternes, venaient à passer. On les voyait venir de loin avec ces luminaires, et lentement ils se détachaient de la nuit, dans un tremblotement rouge qui faisait étinceler les boutons de cuivre de leur capote et empourprait d’un placard écarlate leurs figures.

Des sabres cliquetaient. On percevait des rires, des voix, des gémissements, des bruits de querelles, et, par places, des pillards qui avaient trop bu ou trop mangé se mettaient la main sur l’estomac, en vomissant. Le plus singulier était de sentir remuer sous soi on ne sait quoi qui allongeait un coup de pied et grognait : c’était quelque dormeur dérangé dans son sommeil et qui se vengeait par une bourrade. Des chevaux hennissaient : on en voyait vaguant deux par deux, avec des cordes qui les attachaient au licol l’un de l’autre, et ils se tiraient en sens contraire. Les entiers aspiraient des naseaux le vent qui leur apportait l’odeur des juments et faisaient entendre des chevrotements aigus. Par moments une folie les prenait, et des rangs entiers se bousculaient à travers les arbres.