Les Charniers (Lemonnier)/28

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Alphonse Lemerre (p. 133-135).
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XXVIII


— Mille pardons, messieurs, fit le colonel en se penchant sur notre table, avez-vous des nouvelles ? Voilà un siècle que nous ne savons plus rien et cette incertitude est pire que la mort.

Le service des postes, supprimé pour les Sedanais et tous ceux qui étaient enfermés dans Sedan, ne fonctionnait plus que pour les Allemands. Les malheureux soldats ne savaient pas même ce qu’étaient devenus leurs frères de l’armée et ils ignoraient si la France était prussienne ou française.

Je me souviens d’un numéro du Siècle, daté de six jours, le plus récent qui fût dans la ville. Le papier, incessamment froissé par une lecture de six jours, avait fini par se briser comme du papier brûlé, et il était littéralement couturé de hachures serrées qui le fendillaient de haut en bas comme de la chair gercée : pièce à pièce, on avait rassemblé cette volée de poussière, pareille à une loque laborieusement ravaudée, puis on avait joint les cassures en les collant sur un fond blanc. Cette curieuse guenille de journal était recouverte d’une vitre de peur qu’on y touchât et faisait penser aux déchiquetures des drapeaux troués par les balles.

Nous avions avec nous des journaux belges achetés a la frontière. À la manière dont on se jeta dessus, il était facile de voir que la plus dure des privations pour ces hommes privés de tout était d’ignorer le sort de la patrie et des armées.

— Je vous en prie ! fit le chirurgien en mettant le doigt sur un bout de journal qui sortait de la poche de mon paletot.

Je ne pus m’empêcher de rire : c’était un carré de journal dans lequel j’avais enveloppé des provisions de route avant de partir. Des macules de jus et de beurre le tachaient partout. Mais le brave homme ne s’en souciait guère et il se mit à lire avidement le graisseux imprimé en passant à tout bout de champ la main sur le papier pour l’aplatir et ne perdre aucune lettre.

En moins de cinq minutes un groupe considérable se forma autour de nous. Chacun demandait à voir. Quelqu’un alors se mit à lire tout haut. On n’entendait plus que le froissement des cigarettes sous la lèvre des fumeurs et le ronflement d’un soldat prussien qui dormait dans un coin. Quand la porte s’ouvrait, tout le monde à la fois criait : chut ! et l’on empêchait les garçons de marcher.

Nous jouissions avec une vraie émotion de la joie que causaient nos journaux, regrettant seulement de n’en avoir pas emporté davantage.

— Voilà la première soirée où je ne me sente pas l’envie de me brûler la cervelle, me dit le colonel en me remettant les journaux.

— Eh bien ! gardez-les, colonel, en mémoire de la soirée, répondis-je.

— Ah ! merci ! je passerai la nuit à les relire.