Les Charniers (Lemonnier)/32

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Alphonse Lemerre (p. 154-161).
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XXXII


Tout ce jour-là l’air fut en feu au-dessus de Sedan.

Les boulets décrivaient sans relâche leurs paraboles dans une atmosphère de fournaise, Une tempête de plâtras, de tuiles, de cheminées emportées, de maçonneries arrachées s’éparpillait avec fracas sur le pavé.

La fusillade se confondait avec la canonnade.

Ce bruit de la canonnade était si épouvantable que le prince Frédéric-Charles l’entendait devant Metz ; mais il l’entendait dans la direction de Montmédy.

Dans les rues ronflait tout à coup un grondement sourd et une masse noire, énorme roulait.

C’était un boulet ; et ils se suivaient à la file, comme des vols de grues, à l’automne.

Des gens qui traversaient d’un trottoir à l’autre tombaient foudroyés par les éclats d’obus.

On me montra une petite rue, non loin de la place Turenne, où une jeune fille, sortant de chez elle pour aller à l’épicier qui est vis-à-vis, eut les deux jambes coupées par le passage d’un projectile.

Quelques maisons souffrirent énormément. Un café qu’on appelle, je crois, le Café des Glaces, fut littéralement défoncé par la mitraille. Et des pans de murs s’émiettaient, mêlant à l’incessant tonnerre le bruit de leur écroulement.

La débâcle était tumultueuse.

Il arrivait à tout bout de champ des bandes de soldats sans sacs et sans fusils ; on les voyait accourir à toutes jambes, comme des gens poursuivis. Des compagnies entières rentraient avec leurs officiers et se bousculaient pour rentrer plus vite. Aux portes de la ville on s’écrasait : beaucoup de monde fut foulé aux pieds. Les plus pressés sautaient sur les épaules des autres et escaladaient cette fournée qui s’entassait.

Des hommes étaient précipités par dessus les chaînes dans les fossés pleins d’eau.

La cavalerie, de son côté, accourait ventre à terre, fendait la foule des fuyards en renversant tout et lançait ses chevaux par dessus les groupes éperdus.

Sur la route les caissons passaient à toute bride, avec un bruit terrifiant, en bondissant sur les pavés. Des montures sans cavaliers, affolées et furieuses, suivaient les escadrons débandés, se heurtaient aux caissons, piétinaient les fantassins et, franchissant les barrières vivantes qui s’amassaient çà et là, entraient en galopant dans les rues de Sedan.

Tout était fermé, du reste : on avait barricadé les portes ; de loin en loin, une tête se hasardait aux fenêtres, rapidement.

Les Prussiens tiraient d’en haut : les remparts étaient à eux.

Pendant deux jours la déroute continua d’emplir la ville d’épaves. Ce qui des 4e, 5e, 7e et 12e corps, s’était trouvé dans Givonne et ne s’était pas replié sur Mézières, arrivait pêle-mêle, l’ennemi dans les reins.

Tout ce monde râlait, exténué. Personne n’avait reposé depuis une semaine et l’on était demeuré une nuit et un jour sans manger.

Pendant six semaines, on avait demandé des aliments à Sedan.

Sedan, manquant de vivres lui-même, n’avait rien envoyé.

Le 25 juillet, le sous-intendant militaire de Mézières écrivait :

« Il n’existe plus dans les places de Sedan et de Metz ni salaison ni biscuit. »

On avait alors abattu des chevaux ; mais on comptait beaucoup sur la cavalerie, et il avait fallu les ménager.

Les vivandiers se mirent à tailler de la viande dans les cadavres des chevaux crevés le long des routes et la firent griller au feu. Comme il n’y avait plus de sel, le plâtre pilé, la cendre de bois et la terre séchée saupoudrèrent les nourritures.

Des fantassins pénétraient la nuit dans les campements de la cavalerie, nouaient des cordes aux naseaux des chevaux pour les empêcher de hennir et leur trouaient ensuite le ventre à coups de baïonnette.

Au matin on trouvait les bêtes à terre, raides, la cuisse ou l’épaule dépecée.

D’autre part, cette chair morte ne se digérait pas, enflammait le sang et engendrait des pustules malignes ; il fut défendu d’en manger.

Tant qu’il y avait eu du fruit, on avait donné aux chevaux la cueillette des vergers pour suppléer à l’avoine, à la paille et même au son qui manquaient ; mais on avait fini par garder le fruit pour soi-même et les bêtes n’avaient plus brouté que les sarments de vigne et les écorces d’arbre.

Les chevaux s’abattaient et les hommes restaient en route, tiraillés par la dyssenterie.

Du reste, il n’y eut bientôt plus de fruit : on cessa tout à fait de manger. Le soldat buvait l’eau au creux de la main, dans les flaques de la route.

C’est dans ces conditions que les Français virent se dresser devant eux les canons de la 2e et de la 3e armée.

Celle de Mac-Mahon avait, comme on sait, quitté Châlons le 21 août pour se mettre en marche sur Reims par Réthel, le Chêne populeux et Beaumont.

Le 30, de Failly avait été battu.

Alors on s’était mis dans les fonds de Givonne, la droite à Sedan.

L’attaque fut terrible : les Allemands occupaient les hauteurs. Partout le canon prussien tonnait. Les Français tenaient bon.

À midi, l’énorme ceinture de feu se resserra. Les Français combattaient toujours.

Une heure après, l’ennemi commença ses mouvements tournants.

L’aile gauche fléchit.

Les Prussiens redoublèrent leurs attaques.

L’aile gauche fut coupée.

On donna l’ordre de la retraite.

— Sauve qui peut ! criaient les Français.

80,000 hommes se débandèrent vers Sedan.

Les uniformes, pendants en lambeaux, ne tenaient plus au corps des malheureux troupiers que par des cordes et des épines faisant l’office d’agrafes. Leur couleur disparaissait sous les boues jaunes qui les poissaient et l’on ne reconnaissait plus les officiers des simples soldats. Beaucoup s’étaient enveloppés de couvertures ramassées en route et traînaient leurs pieds endoloris dans des peaux de bêtes nouées autour.

Lorsqu’on les interrogeait, ils répondaient qu’ils en étaient venus à faire la guerre sans savoir comment. On les avait conduits à droite à gauche, en avant, en arrière, à travers toute sorte de manœuvres contradictoires, et c’est dans le moment qu’ils ne s’attendaient à rien, quand ils faisaient leur cuisine et qu’ils s’apprêtaient au repos, que l’ennemi leur était presque toujours tombé sur le dos. Ils avaient tout perdu, les vivres, les munitions, les officiers, les généraux, et ils avaient marché droit devant eux, en luttant, se taillant à la baïonnette des passages et tiraillant, sans chefs, sans tambours et sans commandements.

Presque tous arrivèrent écharpés, écloppés, échardés, le bras dans l’habit, les reins brisés, traînant la jambe, sans yeux, sans nez, criblés de balles, couturés d’éraflures, couverts de sanies et saignants comme des bêtes de boucherie.

On en voyait qui avaient coupé en morceaux leurs chemises pour panser leurs blessures ; d’autres s’étaient bandés avec des loques raidies par les caillots de sang.

Plus d’un, à bout d’efforts, tomba en entrant dans Sedan et mourut dans la rue, avant même qu’on eût pu lui donner le verre d’eau qu’il demandait en hoquetant.

D’affreux chiens maigres s’approchaient alors d’eux, l’oreille basse, l’œil vitreux, la queue dans le ventre, et passaient la langue sur leurs plaies. Ces mêmes chiens, féroce meute aux abois, sautaient la nuit aux flancs des pauvres chevaux agonisant à tous les coins de rue et leur dévoraient les entrailles.

Il fallut les tuer à coups de fusil.