Les Charniers (Lemonnier)/34

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Alphonse Lemerre (p. 171-173).
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XXXIV


Au matin je fus réveillé par un grand roulement dans la rue.

On entendait le claquement des fouets, le grondement des roues sur le pavé, des cliquetis de sabres, des clameurs rudes de voix et le petit trot des chevaux. C’étaient les approvisionnements qui arrivaient. Trente fourgons, les uns attelés de deux et les autres de quatre chevaux, se suivaient à la file. Il y en avait qui étaient remplis de fourrages, et les autres contenaient, pour la plupart, de grandes caisses en bois bien fermées.

J’ai su depuis que ces caisses, expédiées régulièrement d’Allemagne par chemin de fer, renfermaient chacune un certain nombre de boîtes en fer-blanc garnies du fameux saucisson de Mayence, qui est au camp le plat du jour des armées allemandes.

Les vieux de Sedan, en casquette et en vareuse bleue, regardaient défiler les vivandiers en hochant la tête.

J’aperçus sous ma fenêtre mon interlocuteur de Bazeilles : il tenait toujours son chien dans ses bras. Il m’aperçut aussi et me souhaita le bonjour en me montrant du bout de sa canne la queue du convoi qui tournait en ce moment l’angle de la rue.

— Voilà à quoi nous ont menés ces gredins ! Tous les matins, mossieu, je descendais comme maintenant sur la place pour voir passer les maraîchers de Balan et de Bazeilles, et j’allais, mon panier à la main, acheter moi-même mes asperges, mes choux et mes œufs. C’était un joli coup d’œil que de voir arriver toutes les petites mères d’alentour, fraîches comme des prunes et vous riant finement pour vous pincer vos sous. Et les unes allaient à pied, poussant devant elles de petites charrettes à la main, et les autres se courbaient sous la hotte, et d’autres encore étaient assises au milieu de leurs légumes sur des carrioles qu’elles conduisaient elles-mêmes. À présent, mossieu, il n’y a plus de petites mères, plus de carrioles, plus de hottes, plus de légumes. Il n’y a plus que des soldats, des soldats, des soldats et des soldats ! Et le petit homme accentuait cette phrase en tapant furieusement sur le trottoir le bout ferré de son gros jonc à pomme d’ébène.