Les Charniers (Lemonnier)/38

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Alphonse Lemerre (p. 194-202).
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XXXVIII


Nous entrâmes dans Givonne.

Il régnait là une grande agitation. Des uhlans, des hussards, des cuirassiers, logés chez le paysan, couraient par la grand rue, pêle-mêle, en riant, gesticulant, chantant et sifflant. Des pectoraux velus, bouchonnés à pleine poigne, faisaient des taches brunes aux fenêtres. Çà et là, des hardes claquaient dans les feuillages rouillés sur des cordes. Des soldats en bras de chemise se lavaient dans des seaux aux portes des maisons ou se peignaient les cheveux en se regardant dans les vitres. Les baquets reflétaient la clarté des paysages.

Le pâle soleil de septembre, débarbouillé un instant de sa croûte de nuées, tapait à cru d’un long rayon cuivré ce va-et-vient fourmillant. Les ardoises étincelaient sur les toits, des fusils miroitaient dans les rues. Une nuée de paillettes flambantes s’accrochait au hasard du rayon sur tous les points, éparpillant des luisarnements qui papillotaient jusque dans les trous à purin. De petites buées bleues montaient des fumiers sous la caresse d’un vent tiède, comme les bouffées qui sortent du bois mouillé quand le feu se met à crépiter, et les cheminées poussaient en spirales des tirebouchons de fumée qui roussissaient au soleil.

Derrière Givonne, des moires scintillantes argentaient dans les champs la crête des sillons ; et dans le fond des labours bruns le fer des charrues brisées luisait. Une douceur succédait à l’effroyable agonie du ciel en deuil.

Pourtant ce tableau, égayé de lumière, avait son ombre.

La rue qui monte entre deux rangs de maisons inégales ; les petits pignons disloqués qui s’empanachent de cheminées grimaçantes, courtes, longues, menues, ventrues, et penchent en avant, à angles aigus, leurs lucarnes capuchonnées de tuiles rouges, d’ardoises grises ou de pailles tressées ; les rampes devant les portes avec des anneaux à côté pour attacher les chevaux ou les bœufs ; les volets verts échancrés d’un cœur dans le haut ; les hangars en torchis éraflé et montrant par leurs crevasses les bardeaux comme une ossature ; les grandes portes de fermes béantes sur la profondeur violette des granges ; les bancs de pierre maçonnés dans le mur sous la fenêtre des auberges ; l’auge sur quatre piquets où l’avoine nage dans l’eau ; et puis, au milieu des maisons noires de suie et de pluie, l’église badigeonnée en jaune pointant sa flèche en l’air ; le foirail où les habitations se rangent en cercle comme pour voir sortir M. le curé avec le bon Dieu quand c’est Pâques ; les petits murs écaillés qui ont l’air de se pousser du coude pour faire de la place ; l’abreuvoir bordé de pierres de taille avec sa descente en pavés usés par le pied des bestiaux et sa flaque d’eau plaquée d’une tranche de lumière ; tout ce joli ensemble d’un joyeux village plein de laboureurs et de moissonneurs, où le dimanche voyait aux fenêtres des filles roses et au seuil des habitations de bonnes grand’mères jouant avec les nourrissons, s’assombrissait tout à coup de la noire cohue des soldats.

Les volées de poules, de coqs, d’oies et de canards qui la veille barbotaient dans les mares et grattaient les fumiers, n’accouraient plus au bruit des portes qui s’ouvraient. Le long mugissement des bœufs qu’on entendait du haut des remparts de Sedan ne sortait plus des étables. On ne voyait plus les porcs s’éclabousser leur groin rose en fouillant l’ordure des rigoles. Tout cela avait été pillé, volé, tué, mangé.

Les villageois rôdaient tristement parmi les soldats, les mains dans les poches, regardant tout sans rien voir et se demandant de quel argent ils achèteraient plus tard leurs bêtes de labour et de boucherie. Les greniers étaient vides ; on avait saccagé les granges ; les champs ressemblaient à des cimetières ; c’est à peine si l’on avait pu sauver un peu de lard, de pommes de terre, de seigle pour quelques pains et quelquefois cacher une tonne de bière au fond des caves barricadées. Et voilà comment la misère était tombée sur ces pauvres paysans qu’on voyait maintenant, hâves et sourcilleux, regarder des jours entiers les nuages du ciel comme pour lui demander s’il n’allait pas bientôt faire cesser de pareilles horreurs.

Eux, les soldats, contents et nourris, passaient en clamant, conduisaient les chevaux à l’abreuvoir, nettoyaient les couloirs, et comme s’ils étaient chez eux, entraient, sortaient, se mettaient aux fenêtres, culottaient des pipes, fumaient des cigares et menaient un tapage qui faisait hurler dans leurs niches les maigres chiens de garde. On les apercevait, assis sur des tables devant la fenêtre ouverte, raccommoder leurs habits, nettoyer leurs gibernes, fourbir leurs fusils, lire les journaux ou faire la sieste sur le ventre. Il y en avait qui, les pieds ballant hors de la fenêtre et renversés sur le coude, s’amusaient à pousser des ronds de fumée, la bouche en bec d’amphore. Les vieux sacraient en roulant les yeux, les officiers tempêtaient en tapant du poing. Des amis se lutinaient à coups de sabre. Par moments un loustic mettait en joue le passant, criait : boum ! et relevait son fusil en se tordant de rire.

Des fourgons roulaient au galop ; les fouets crépitaient ; les chevaux hennissaient ; des envolées de crinières se mêlaient aux bâches battant l’air. Dans le lointain des tambours sonnaient, des claironnements de trompettes partaient on ne sait d’où. Un cliquetis de sabres frappait le pavé ; les baguettes chantaient dans les fusils ; les crosses claquaient ; on s’appelait d’un bout de la rue à l’autre bout ; et partout des képis bouchaient les lucarnes.

Tout ce monde piaillait, se chamaillait, chantait, beuglait, se démenait, était hilare. Des hercules luttaient à qui lèverait les plus gros poids ; c’étaient des tonnerres de huées quand, après avoir essayé, rouge, les joues gonflées, l’œil hors de tête, baigné de sueur, quelqu’un laissait retomber les poids.

Des chiens passaient à travers les groupes en jappant lamentablement, une casserole à la queue. Un porc s’étant évadé de son trou, trois soldats se mirent à sa poursuite, mais le porc, avec sa culotte gluante, leur glissait toujours des mains, et l’un d’eux s’étala sur son séant. Alors ce fut un pourchas : le porc trottait éperdu, tête basse, oreilles gigottantes, en grognant ; les uns lui allongeaient des bourrées de coups de pieds dans le ventre ; les autres lui fracassaient les reins avec des pierres, ou lui martelaient le groin à coups de balai. Un luron finit par lui mettre trois pouces de baïonnette dans le gras des côtes, ce qui le renversa. Et quand le pauvre porc fut à terre, couvert du sang rose qui bouillonnait de sa plaie, la galerie se mit à rire en se tenant les côtes et l’acheva en le piétinant. Ces dignes émules des Kosaques à galbes carrés, à gueules de four, s’amusaient ainsi de petites farces innocentes et trognonnaient d’aise après les avoir faites.

Nous mîmes pied à terre devant un bouchon coiffé de sa branche de sapin et demandâmes à boire.

Un petit homme pétulant et sec comme un caillou, se leva de sa chaise, nous examina et nous dit :

— Eh ! parbleu ! vous n’êtes pas des Anglais, vous autres ! Tenez, passez par là-bas ! Je vais venir.

Et il nous poussa dans une chambre noire, caissonnée de travées où un grand poêle allumé crépitait dans l’âtre. Des blancheurs de drap trahissaient des lits dans la pénombre ; il y en avait trois. Au bord des draps, des figures blêmes se penchaient, alanguies.

— Faut vous dire, fit le petit homme en rentrant un pot de bière caché derrière son tablier, que les Anglais commencent à venir. Tenez ! ils sortent de partout. Ça pousse des pavés. Il y en a dans l’air. Eh bien donc, je disais — buvez-moi ça, mais ne dites rien, c’est mon dernier tonneau — que cette engeance nous tombe sur les bras. Ils ont tous un crayon à la main. — D’où êtes-vous, vous autres ? Tiens ! tiens !

« Quand ils entrent donc, ils regardent à droite, à gauche, en haut, en l’air. Aoh ! Et ils écrivent. Ils vont, ils s’installent, ouvrent les armoires, dérangent les lits, montent au grenier, descendent à la cave. Aoh ! Hier il en vient deux. Ils avaient tout fourragé quand les voilà poussant la porte et furetant dans l’armoire. Je cours après eux. « Aoh ! où été lé chassepots ? » Lé chassepots, leur dis-je, aoh ! Croyez-vous, que les chassepots poussent dans mon armoire, aoh ! Est-ce que j’ai des chassepots, moi ? Aoh ! Allez-vous en à tous les diables aoh ! « Et depuis ce temps, quand j’en vois, je ferme ma porte.

Je l’observais : une barbiche de poils gris tailladait le bas de sa mince et jaune figure où les yeux roulaient, clairs et gris, et ses épaules, déclives et de guingois, semblaient avoir été taillées d’un coup de hache dans un bloc trop petit. Mais une force chantait en ce gringalet, la gaîté : et je comparais à sa maigre carrure frétillante l’énorme viande morne des vainqueurs.

On parla de la guerre. Il eut une moue pleine de philosophie :

— Heu ! Heu ! La guerre ! Quoi, la guerre ? Eh bien ! vlà ! Ça y est. Les uns crèvent, les autres vivent. On vous prend votre argent, votre repos, vos grains, vos bêtes, et puis tout est à recommencer. C’est dur ! Enfin, faut s’y faire !

Nous en trouvâmes souvent, de ces fortes natures d’acier qui se redressaient d’elles-mêmes, et nous nous disions chaque fois :

— Voilà un homme.

De l’autre côté de la rue, un détachement de hussards s’était mis en ligne. Raides, immobiles, la tête droite, le sabre à l’épaule, un officier les passait en revue. Le détachement se débloqua d’une pièce, fit conversion à gauche et se mit en marche deux par deux.