Les Chasseurs d’abeilles/01

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Roy & Geffroy (p. 1-11).

LES ROIS DE L’OCÉAN


Le cavalier bondit sur sa selle.


I

Une rencontre dans le far-west


Depuis la découverte des riches placeres de la Californie et de la rivière Frazer, l’Amérique septentrionale est entrée dans une ère de transformation tellement active, la civilisation a si bien marché à pas de géant que, pour les poètes et les rêveurs amoureux des grands spectacles de la nature, il n’est plus qu’une contrée, encore aujourd’hui presque inconnue, où ils puissent jouir de l’aspect majestueux et grandiose des mystérieuses savanes américaines.

C’est là seulement que se dérouleront à leurs yeux éblouis, avec leurs émouvants contrastes et leurs harmonies saisissantes, ces immenses océans de verdure ou de sable qui s’étendent à l’infini, silencieux, sombres et menaçants, sous le regard tout-puissant du Créateur.

Cette contrée, dont les coups pressés de la pioche des squatters n’ont pas encore troublé les échos, est le Far-West, c’est-à-dire l’ouest lointain.

Là les Indiens règnent encore en maîtres, sillonnant dans tous les sens, au galop de mustangs aussi indomptés qu’eux-mêmes, ces vastes solitudes dont ils connaissent tous les mystères, chassant les bisons et les chevaux sauvages, guerroyant entre eux ou poursuivant à outrance les chasseurs et les trappeurs blancs assez téméraires pour oser s’aventurer dans ce dernier et formidable refuge des Peaux-Rouges.

Le 27 juillet 1858, trois heures environ avant le coucher du soleil, un cavalier, monté sur un magnifique mustang, suivait insoucieusement les rives du rio Vermejo, affluent perdu du rio Grande del Norte, dans lequel il se jette après un parcours de soixante-dix à quatre-vingts lieues à travers le désert.

Ce cavalier, revêtu du costume de cuir des chasseurs mexicains, était, autant qu’on en pouvait juger, un homme d’une trentaine d’années au plus ; il avait la taille haute et bien prise, les manières élégantes et les gestes gracieux. Les lignes de son visage étaient fières et arrêtées, et ses traits hardis, empreints d’une expression de franchise et de bonté, inspiraient, au premier coup d’œil, le respect et la sympathie.

Ses yeux bleus, au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses boucles de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges touffes de dessous les ailes de son chapeau de poil de vigogne et ruisselaient en désordre sur ses épaules, la blancheur mate de sa peau, qui tranchait avec le teint olivâtre légèrement bronzé particulier aux Mexicains, donnaient à supposer qu’il n’avait pas vu le jour sous le climat de l’Amérique espagnole.

Cet homme, à l’apparence si paisible et si peu redoutable, cachait sous une enveloppe légèrement efféminée un courage de lion que rien ne pouvait non pas émouvoir, mais seulement étonner ; la peau fine et presque diaphane de ses mains blanches aux ongles rosés servait d’enveloppe à des nerfs d’acier.

Au moment où nous le mettons en scène, ce personnage semblait être à moitié endormi sur la selle et laissait aller à son gré son mustang, qui profitait de cette liberté, à laquelle il n’était pas accoutumée pour s’arrêter presque à chaque pas et happer du bout des lèvres les brins d’herbes jaunis par le soleil qu’il rencontrait sur son chemin.

L’endroit où se trouvait notre cavalier était une plaine assez vaste, partagée en deux parties égales par le rio Vermejo, dont les rives étaient escarpées et semées çà et là de rochers pelés et grisâtres.

Cette plaine était encaissée entre deux chaînes de collines qui s’élevaient à droite et à gauche par des ondulations successives, jusqu’à former à l’horizon de hauts pics couverts de neige sur lesquels jouaient les lueurs purpurines du couchant.

Cependant, malgré la somnolence réelle ou affectée du cavalier, parfois ses yeux s’ouvraient à demi, et sans tourner la tête il jetait autour de lui un regard investigateur, sans que pour cela un muscle de son visage trahît une appréhension, bien pardonnable du reste, dans une région où l’ennemi le moins redoutable pour l’homme est le jaguar.

Le voyageur ou le chasseur, car nous ne savons encore qui il est, continuait sa route, d’une allure de plus en plus lente et insoucieuse ; il venait de passer à une cinquantaine de pas environ d’un rocher qui s’élevait comme une sentinelle solitaire sur la rive du rio Vermejo, lorsque de derrière ce rocher, où il se tenait probablement en embuscade, sortit à demi un homme armé d’un rifle américain.

Cet individu examina un instant avec la plus profonde attention le voyageur, puis il épaula vivement son rifle, pressa la détente, et le coup partit.

Le cavalier bondit sur sa selle, poussa un cri étouffé, ouvrit les bras, abandonna les étriers et roula sur l’herbe, où, après quelques convulsions, il resta immobile.

Le cheval épouvanté se cabra, lança quelques ruades et partit à fond de train dans la direction des bois éparpillés sur les collines, au milieu desquels il ne tarda pas à disparaître.

Après avoir si adroitement abattu son homme, l’assassin laissa tomber à terre la crosse de son arme et, ôtant son chapeau de poil de vigogne, il s’essuya le front en murmurant avec une expression de vanité satisfaite :

— Canarios ! pour cette fois, je crois que ce démon de partisan n’en reviendra pas : je dois lui avoir brisé la colonne vertébrale. Quel beau coup ! Ces imbéciles qui me soutenaient, à la Venta, qu’il était sorcier et que, si je ne mettais pas une balle d’argent dans mon rifle, je ne parviendrais pas à le tuer, que diraient-ils maintenant en le voyant ainsi étendu ? Allons, j’ai loyalement gagné mes cent piastres ! Ce n’est pas malheureux ! J’ai eu assez de peine à réussir ! Que la Sainte Vierge soit bénie pour la protection qu’elle a daigné m’accorder ! je ne manquerai pas de lui en être reconnaissant.

Tout en parlant ainsi, le digne homme avait rechargé son rifle, avec le soin le plus minutieux.

— Ouf ! continua-t-il en s’asseyant sur une motte de gazon, je suis fatigué de l’avoir guetté si longtemps ! Si j’allais m’assurer qu’il est bien mort ? Ma foi ! non, il n’aurait qu’à respirer encore et m’allonger une navajada ! Pas si bête ! j’aime mieux attendre ici tranquille en fumant une cigarette : si dans une heure il n’a pas bougé, c’est que tout sera fini, et alors je me risquerai ! Rien ne me presse, moi ; ajouta-t-il avec un sourire sinistre.

Alors, de l’air le plus calme, il prit du tabac dans sa poche, tordit un pajillo, l’alluma et commença à fumer avec le plus grand sang-froid du monde, tout en surveillant du coin de l’œil le cadavre couché à quelques pas de lui.

Nous profiterons de ce moment de répit pour faire faire au lecteur plus ample connaissance avec cet intéressant personnage.

C’était un homme d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais la largeur de ses épaules et la grosseur de ses membres indiquaient qu’il devait être doué d’une grande force musculaire ; il avait un front déprimé et fuyant comme celui d’une bête fauve, son nez long et recourbé retombait sur une bouche large aux lèvres minces et garnie de dents blanches aiguës et mal rangées ; ses yeux gris, petits, et au regard louche, imprimaient à sa physionomie une expression sinistre.

Cet homme portait un costume de chasseur semblable à celui du cavalier, c’est-à-dire des calzoneras de cuir serrées à la hanche par une faja ou ceinture de soie, et tombant jusqu’au genou, attachées au-dessous des botas vaqueras destinées à garantir les jambes. Une espèce de jaquette ou de blouse aussi de cuir lui couvrait le haut du corps ; cette blouse, ouverte comme une chemise, n’avait que des demi-manches ; un machete ou sabre droit passé sans fourreau dans un anneau de fer pendait sur sa hanche gauche, et une gibecière qui paraissait bien garnie était maintenue à son côté droit par une lanière de bison jeté en bandoulière ; un zarapé de fabrique indienne bariolé de couleurs voyantes était placé à terre auprès de lui.

Cependant le temps se passait ; une heure et demie était écoulée déjà sans que notre homme, qui fumait cigarette sur cigarette, parût se décider à aller s’assurer de la mort de celui qu’il avait si traîtreusement visé de derrière un rocher.

Pourtant, depuis sa chute, le cavalier avait conservé l’immobilité la plus complète ; attentivement surveillé par son assassin, celui-ci ne lui avait pas vu faire le plus léger mouvement. Les zopilotes et les condors, attirés sans doute par l’odeur du cadavre, commençaient à tournoyer en longs cercles au-dessus de lui en poussant des cris rauques et discordants ; le soleil, sur le point de disparaître, n’apparaissait plus que sous la forme d’un globe de feu presque au niveau de la ligne de l’horizon ; il fallait prendre un parti. L’assassin se leva à contre-cœur.

— Bah ! murmura-t-il, il doit être bien mort à présent, ou sinon il faut qu’il ait l’âme chevillée dans le ventre ! Allons voir ! Cependant, comme la prudence est la mère de la sûreté, soyons prudent !

Et, comme pour appuyer ce raisonnement, il sortit de sa jarretière le couteau affilé que tout Mexicain y porte afin de couper la reata, si un ennemi lui jette le lazo autour du cou ; après avoir fait plier la lame sur une pierre et s’être assuré que la pointe n’était pas cassée, il se décida enfin à s’approcher du corps, toujours immobile, à l’endroit où il était tombé.

Mais dans les déserts américains il y a un axiome dont la justesse est reconnue de tous, c’est que d’un point à un autre le plus court chemin est la ligne courbe ; notre homme se garda bien de ne pas le mettre en pratique en cette circonstance ; au lieu de s’avancer tout droit vers celui qu’il voulait visiter, il fit au contraire un large circuit, ne s’approchant que peu à peu, doucement, s’arrêtant par intervalles pour examiner le corps, prêt à fuir au moindre mouvement qu’il lui verrait faire et le couteau levé pour frapper.

Mais ces minutieuses précautions furent inutiles ; le corps conserva son immobilité de statue, et l’inconnu s’arrêta presque à le toucher sans que rien décelât qu’un souffle de vie fût resté au malheureux étendu sur le sol. L’assassin se croisa les bras sur la poitrine, et considérant le cadavre dont le visage était tourné vers la terre :

— Ma foi ! il est bien mort, se dit-il ; c’est dommage, car c’était un rude homme ; jamais je n’aurais osé l’attaquer en face ! Mais un honnête homme n’a que sa parole, j’étais payé, je devais remplir mes engagements ! C’est singulier, je ne vois pas de sang ! Bah ! l’épanchement se sera fait à l’intérieur ! Tant mieux pour lui ! de cette façon il aura moins souffert ; cependant, pour plus de sûreté, je vais lui planter mon couteau entre les deux épaules, de cette façon je serai sûr de mon fait, quoiqu’il n’y ait pas de danger qu’il en revienne ; mais il ne faut pas tromper ceux qui paient, un honnête homme n’a que sa parole.

Après ce monologue, il se mit à genoux, se pencha sur le cadavre en appuyant la main droite sur son épaule et il leva son couteau : mais tout à coup, par un mouvement d’une rapidité inouïe, le prétendu mort se redressa, bondit comme un jaguar et, renversant l’assassin stupéfait, il le saisit à la gorge, le coucha sur le sol, lui appuya à son tour le genou sur la poitrine et lui enleva son couteau avant même que l’autre se fût bien rendu compte de ce qui lui arrivait.

— Holà ! compadre, dit alors le cavalier d’une voix railleuse, un instant, s’il vous plaît, cuerpo de Cristo !

Tout cela s’était passé beaucoup plus vite qu’il ne nous a fallu de temps pour l’écrire.

Cependant, quelque brusque et inattendue que fût cette attaque, l’autre était trop habitué à ces étranges péripéties dans des situations à peu près semblables pour ne pas reprendre presque immédiatement son sang-froid.

— Eh ! compadre, reprit le cavalier, que dites-vous de cela ?

— Moi ? répondit-il en ricanant, caraï ! je dis que c’est bien joué.

— Vous vous y connaissez, hein ?

— Un peu, fit-il avec modestie.

— J’ai été aussi fin que vous.

— Plus fin ; cependant je croyais bien vous avoir tué.

« C’est singulier ! ajouta-t-il comme se parlant à soi-même ; les autres ont raison : c’est moi qui suis un imbécile ; la première fois, je prendrai une balle en argent, c’est plus sûr.

— Vous dites ?

— Rien.

— Pardonnez-moi, vous avez dit quelque chose.

— Vous tenez donc bien à le savoir ?

— Apparemment, puisque je vous le demande.

— Eh bien ! j’ai dit que la première fois je prendrais une balle en argent.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous tuer, donc.

— Pour me tuer ! Allons ! vous êtes fou. Croyez-vous que je vous laisserai échapper ?

— Je ne le suppose en aucune façon, d’autant plus que vous auriez le plus grand tort de le faire.

— Parce que vous me tueriez ?

— Ma foi ! oui, le plus tôt possible.

— Vous me haïssez donc bien ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Eh bien ! alors, dans quel but ?

— Dame ! un honnête homme n’a que sa parole.

Le cavalier lui lança un long regard, tout en secouant la tête d’un air pensif.

— Hum ! fit-il au bout d’un instant, me promettez-vous, si je vous laisse provisoirement libre, de ne pas chercher à vous échapper ?

— Je vous le promets avec d’autant plus de plaisir, que je vous avoue que je me trouve dans une position très fatigante, et que je désirerais en changer.

— Levez-vous ! dit le cavalier en se redressant.

L’autre ne se fit pas répéter l’invitation, en une seconde il fut debout.

— Ah ! reprit-il avec un soupir de satisfaction, c’est bon d’être libre !

— N’est-ce pas ! maintenant voulez-vous que nous causions un peu ?

— Je ne demande pas mieux, caballero, je ne puis que gagner dans votre conversation, répondit-il en s’inclinant avec le plus charmant sourire.

Les deux ennemis prirent place auprès l’un de l’autre comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé entre eux.

Ceci est un des traits distinctifs du caractère mexicain : le meurtre chez ce peuple est tellement passé dans les mœurs, qu’il n’a plus rien qui étonne, et que souvent l’homme qui a failli être victime d’un guet-apens ne se fait aucun scrupule de serrer la main à celui qui le lui a tendu, prévoyant qu’il peut un jour ou l’autre être appelé à jouer le rôle d’assassin à son tour.

Dans la circonstance présente, ce n’était nullement cette considération qui engageait le cavalier à agir comme il le faisait ; il avait pour cela un puissant motif que bientôt nous connaîtrons, car malgré sa feinte indifférence, ce ne fut qu’avec un vif sentiment de dégoût qu’il s’assit auprès du bandit.

Quant à celui-ci, nous devons lui rendre cette justice de constater qu’il n’avait qu’un remords, celui d’avoir manqué son coup, mais il se promettait in petto de prendre sa revanche le plus tôt possible, et cette fois d’user de si grandes précautions qu’il réussirait.

— À quoi pensez-vous ? lui demanda tout à coup le cavalier.

— Moi ? Ma foi ! à rien, caballero, répondit-il d’un air innocent.

— Vous me trompez, je sais à quoi vous pensez en ce moment.

— Oh ! pour cela, permettez-moi de vous dire…

— Vous pensez à m’assassiner, reprit le cavalier en l’interrompant net.

L’autre ne répondit pas, seulement il murmura entre ses dent :

— Quel démon d’homme ! il devine jusqu’aux pensées les plus cachées ; on n’est pas en sûreté auprès de lui. — Répondrez-vous avec honnêteté et franchise aux questions que je vous adresserai ? reprit au bout d’un instant le cavalier.

— Oui, autant que cela me sera possible.

— C’est-à-dire autant que votre intérêt ne vous engagera pas à mentir.

— Dame ! señor, nul n’aime faire la guerre à ses dépens ; personne ne peut m’obliger à dire du mal de moi-même.

— C’est juste ! Qui êtes-vous ?

— Seňor, reprit l’autre en se redressant avec fierté, j’ai l’honneur d’être Mexicain, ma mère était une Indienne Opata, mon père un caballero de Guadalupe.

— Très bien, mais cela ne m’apprend rien sur vous.

— Hélas ! Seigneurie, répondit-il avec ce ton pleurard que savent si bien prendre les Mexicains, j’ai eu des malheurs.

— Ah ! vous avez eu des malheurs, Seigneur… Ah ! pardon ! il me semble que vous avez oublié de me dire votre nom ?

— Il est bien obscur, Seigneurie, mais, puisque vous désirez le savoir, voici : je me nomme Tonillo el Zapote, tout à votre service, Seigneurie.

— Merci ! seňor Zapote ; maintenant continuez, je vous écoute.

— J’ai fait beaucoup de métiers dans ma vie ; j’ai tour à tour été lepero, muletier, maromero, soldat. Malheureusement je suis un peu vif ; quand je me mets en colère, j’ai la main fort légère.

— Ou fort lourde, observa en souriant le cavalier.

— C’est la même chose, si bien que j’ai eu le malheur de couper cinq ou six individus qui avaient eu l’imprudence de me chercher querelle ; le juez de letras se fâcha, et, sous prétexte que je devais six morts, il prétendit que je méritais le garrotte ; alors, voyant que mes concitoyens me méconnaissaient ainsi, que la civilisation ne savait pas m’apprécier à ma juste valeur, je me réfugiai au désert et je me fis chasseur.

— D’hommes ? interrompit le cavalier d’un ton de sarcasme.

— Dame ! Seigneurie, les temps sont durs, les gringos paient une chevelure 20 dollars, c’est une belle somme, et, ma foi ! quand on est pressé par le besoin ! Mais je n’ai jamais recours à ce moyen qu’à la dernière extrémité.

— Ah ! ah ! fort bien ; maintenant, dites-moi, me connaissez-vous ?

— Beaucoup de réputation, mais personnellement non.

— Avez-vous contre moi quelque sujet de haine ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que non.

— Alors pourquoi avez-vous voulu m’assassiner ?

— Moi, s’écria-t-il avec les marques du plus grand étonnement, vous assassiner ! jamais !

— Comment ! drôle, fit le cavalier en fronçant les sourcils, vous osez soutenir une telle imposture, lorsque quatre fois déjà j’ai servi de cible à votre rifle et qu’aujourd’hui même vous avez tiré sur moi…

— Oh ! permettez, Seigneurie, fit el Zapote avec feu ; ceci n’est pas du tout la même chose ; j’ai tiré sur vous, c’est vrai : il est même probable que j’y tirerai encore, mais jamais, je le jure sur ma part de paradis, je n’ai eu la pensée de vous assassiner ; fi donc ! moi, un caballero ! pouvez-vous avoir une si mauvaise opinion de moi, Seigneurie ?

— Que prétendiez-vous donc en tirant ainsi sur moi ?

— Vous tuer, Seigneurie pas autre chose.

— Ainsi ce meurtre n’était pas un assassinat ?

— Pas le moins du monde, seigneurie, c’était une affaire.

— Comment ! une affaire ? le drôle me fera devenir fou, sur mon âme !

— Dame ! Seigneurie, un honnête homme n’a que sa parole, j’étais payé.

— Pour me tuer ? s’écria le cavalier.

— Parfaitement, répondit el Zapote ; vous comprenez que dans de telles conditions j’étais forcé de tenir mes engagements.

IL y eut un instant de silence. Évidemment ce raisonnement ne paraissait pas aussi concluant au cavalier qu’au lepero.

— Voyons ! terminons-en, reprit au bout d’un instant le cavalier.

— Je ne demande pas mieux, Seigneurie.

— Vous reconnaissez sans doute que vous êtes en mon pouvoir ?

— Il me serait difficile de soutenir le contraire.

— Bon ! comme, de votre aveu, vous avez tiré sur moi avec l’intention évidente de me tuer ?

— Je ne puis le nier, Seigneurie.

— En vous tuant, maintenant que je vous tiens entre mes mains, je ne ferais donc qu’user de représailles ?

— Cela est parfaitement juste, caballero ; je dois même avouer que vous aurez on ne peut plus raison d’agir ainsi.

Son interlocuteur le regarda avec surprise.

— Ainsi vous êtes satisfait de mourir ? lui demanda-t-il.

— Entendons-nous, reprit vivement l’autre, je n’en suis pas satisfait du tout, au contraire ; seulement je suis beau joueur, voilà tout ; j’ai joué, j’ai perdu, je paie, cela est juste.

Le cavalier sembla réfléchir.

— Et si, au lieu de vous planter mon couteau dans la gorge, dit-il, ainsi que vous-même reconnaissez que j’en ai le droit…

El Zapote fit un signe d’assentiment.

— Je vous rendais la liberté, continua le cavalier, en vous laissant la faculté d’agir à votre guise, que feriez-vous ?

Le bandit hocha tristement la tête.

— Je vous le répète, répondit-il, je vous tuerais : un homme n’a que sa parole, je ne peux pas tromper la confiance de ceux qui m’emploient, ce serait me perdre de réputation.

Le cavalier éclata de rire.

— On vous a donc payé bien cher pour cette expédition ? dit-il.

— Pas beaucoup, mais le besoin fait faire bien des choses, j’ai reçu cent piastres.

— Pas davantage ? fit l’étranger en allongeant les lèvres avec dédain : ce n’est guère, je croyais valoir mieux que cela.


Enfin les branches s’écartèrent et cinq personnes parurent.

— Beaucoup mieux, d’autant plus que l’expédition est difficile, mais la première fois, je prendrai une balle d’argent.

— Vous êtes idiot, compagnon, vous ne me tuerez pas plus cette fois que les autres ; réfléchissez à ce qui est arrivé aujourd’hui. Déjà à quatre reprises différentes j’avais entendu vos balles siffler à mes oreilles, cela m’a fatigué ; j’ai voulu enfin vous connaître ; vous voyez que j’ai réussi.

— C’est vrai. Après cela, peut-être ne vous doutiez-vous pas que j’étais si près de vous ?

Le cavalier haussa les épaules.

— Je ne veux même pas vous demander, dit-il, le nom de l’homme qui vous a commandé ma mort. Tenez, voilà votre couteau, dont je n’ai que faire ; allez-vous-en ; je vous méprise trop pour vous craindre. Adieu !

En disant cela, le cavalier s’était levé et avait congédié le bandit d’un geste plein de majesté et de dédain.

Le lepero demeura un instant immobile, puis, saluant profondément son généreux ennemi :

— Merci ! Seigneurie, dit-il d’une voix légèrement émue ; vous valez mieux que moi ; c’est égal, je vous prouverai que je ne suis pas aussi coquin que vous le supposez et qu’il y a encore quelque chose chez moi qui n’est pas complètement gâté.

Le cavalier ne lui répondit pas et lui tourna le dos en haussant les épaules.

Le lepero le regarda s’éloigner avec une expression dont ses traits farouches semblaient incapables ; un mélange de tristesse et de reconnaissance imprimait à sa physionomie un cachet tout différent de celui qui lui était habituel.

— Il ne me croit pas, murmura-t-il, — nous avons déjà remarqué qu’il avait un goût prononcé pour les monologues, — il ne me croit pas ; au fait pourquoi ajouterait-il foi à mes paroles ? tant pis ! ce sera dur, mais un honnête homme n’a que sa parole, je lui prouverai qu’il ne méconnaît pas encore. En route !

Réconforté par ces paroles, le bandit retourna au rocher derrière lequel il s’était primitivement embusqué ; en passant, il ramassa son rifle, puis, tournant le rocher, il détacha son cheval qu’il avait caché dans un enfoncement, lui remit la bride, sauta en selle et s’éloigna au galop après avoir jeté un regard en arrière en murmurant avec un accent de sincère admiration :

— Caraï ! quel rude homme ! quelle forte nature ! quel malheur, si on le tuait derrière un buisson comme un antilope ! Vive Dios ! ce ne sera pas, si je puis l’empêcher, foi de Zapote !

Il traversa à gué le rio Vermejo et ne tarda pas à disparaître au milieu des hautes herbes qui bordaient la rive opposée.

Lorsque l’inconnu se fut assuré du départ du lepero, il calcula l’heure à l’ombre démesurément allongée des arbres, et, après avoir attentivement regardé autour de lui, il poussa un sifflement aigu et prolongé qui, bien que contenu, fut cependant répété par les échos de la rive, tant le son en était puissant.

Au bout de quelques secondes un hennissement éloigné se fit entendre, suivi presque immédiatement d’un galop précipité semblable aux roulements d’un tonnerre lointain.

Peu à peu le bruit se rapprocha, les branches craquèrent, les buissons furent écartés violemment, et le mustang de l’inconnu parut sur la lisière d’un bois peu éloigné.

Arrivé là, le noble animal s’arrêta, aspira l’air avec force en allongeant le cou et tournant la tête dans toutes les directions, puis il s’élança et vint, en faisant des courbettes, s’arrêter tout joyeux devant son maître, qu’il regarda d’un air intelligent.

Celui-ci le flatta doucement en lui parlant d’un ton avenant ; puis, après s’être assuré que le lepero avait définitivement disparu et qu’il était bien seul, il rajusta les harnais un peu en désordre de son cheval, se mit en selle et partit à son tour.

Mais, au lieu de continuer à suivre les bords du rio Vermejo, il lui tourna le dos et s’éloigna dans la direction des montagnes.

L’allure de l’inconnu avait complètement changé ; ce n’était plus cet homme que nous avons d’abord présenté au lecteur, à demi endormi, vacillant sur sa selle et se laissant mener au gré de sa monture ; non, maintenant il se tenait droit et ferme sur son cheval, dont ses genoux serraient les flancs ; son visage avait pris une expression sombre et réfléchie, ses regards erraient autour de lui comme s’ils eussent voulu percer les mystères de l’épaisse forêt dans laquelle il s’engageait ; la tête légèrement penchée en avant, il prêtait l’oreille au moindre bruit avec une attention extrême, et son rifle placé en travers devant lui avait la batterie juste sous sa main droite, de façon à ce qu’il put faire feu immédiatement si les circonstances l’exigeaient.

On aurait dit, tant cet homme avait subitement changé, que la scène étrange à laquelle nous avons fait assister le lecteur n’était pour lui qu’une des mille péripéties sans conséquence auxquelles l’exposait sa vie d’aventure au désert, mais que maintenant il se préparait à lutter contre des dangers réellement sérieux pour lui.