Les Chasseurs d’abeilles/05

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Roy & Geffroy (p. 41-51).


— Le louveteau sent les dents qui lui poussent, il voudrait mordre celui qui l’a nourri.

V

CONVERSATION INTIME


Après avoir conduit ses hôtes dans le compartiment qu’il leur avait destiné, le Chat-Tigre était revenu sur ses pas et s’était dirigé vers une espèce d’excavation assez vaste qui lui servait d’habitation à lui-même.

Le vieillard marchait d’un pas lent, la tête haute et les sourcils froncés sous la tension d’une pensée sérieuse ; la flamme de la torche qu’il tenait de la main droite se jouait capricieusement sur son visage et imprimait à sa physionomie une expression étrange où se reflétaient tour à tour la haine, la joie et l’inquiétude.

Arrivé à son cuarto, s’il est permis de donner le nom de chambre à une espèce de trou de dix pieds de long sur sept de haut, dans lequel ne se trouvaient pour tous meubles que quelques crânes de bisons épars ça et là et une poignée de paille de maïs négligemment jetée dans un coin, destinée sans doute à servir de couche à l’habitant de ce triste refuge, le Chat-Tigre entra, fixa sa torche d’ocote dans un crampon de fer scellé dans le mur et, croisant les bras sur la poitrine, il redressa la tête d’un air de défi, en murmurant ce seul mot :

— Enfin !

Mot qui résumait sans doute, dans sa pensée, une longue suite de sombres et hardies combinaisons.

Après avoir prononcé ce mot, le vieillard jeta un regard investigateur autour de lui, comme s’il eût redouté d’être entendu ; un sourire railleur glissa sur ses lèvres pâles : il s’assit sur un crâne de bison, laissant tomber sa tête dans ses mains, et se plongea dans de profondes réflexions.

Un laps de temps assez prolongé s’écoula sans que cet homme changeât de position ; enfin, un bruit assez léger frappa son oreille ; il redressa vivement la tête, et, se tournant vers l’entrée de la cellule :

— Arrivez donc, dit-il ; je vous attends avec impatience.

— J’en doute ! répondit une voix rude.

Et le jeune chasseur parut sur le seuil où il s’arrêta la tête haute et le regard fier et provocateur.

Un nuage passa sur le front du Chat-Tigre, mais se remettant aussitôt :

— Oh ! oh ! fit-il avec une feinte gaité ; en effet, ce n’était pas toi que j’attendais, muchacho ; c’est égal, sois le bienvenu.

Le jeune homme ne bougea pas.

— Est-ce bien votre pensée que vous exprimez en ce moment ? répondit-il en ricanant.

— Pourquoi ne serait-ce pas ma pensée, ai-je donc l’habitude de la déguiser ?

— Dans certaines circonstances cela peut être utile.

— Je ne dis pas non ; mais ici, ce n’est pas le cas. Allons ! entre, assieds-toi et causons.

— Oui, répondit le jeune homme en faisant quelques pas en avant, d’autant plus que j’ai une explication sérieuse à vous demander.

Le Chat-Tigre fronça le sourcil et reprit avec un commencement de colère mal contenue :

— Est-ce à moi que tu parles ainsi, as-tu donc oublié qui je suis ?

— Je n’ai rien oublié de ce dont je doive me souvenir, dit nettement le chasseur.

— Hum ! tu oublies trop, garçon, que je suis ton père.

— Mon père ? Qu’est-ce qui me le prouve ?

— Comment oses-tu dire ? s’écria le vieillard d’un ton de menace.

— Après cela, que m’importe ! fit le chasseur en haussant les épaules avec dédain, que vous soyez ou ne soyez pas mon père ; que signifie cela ? ne m’avez-vous pas vous-même répété mille fois que les liens de famille n’existaient pas dans la nature et que ce n’était qu’un sentiment factice inventé par l’égoïsme humain au profit des mesquines exigences d’une société avilie ? Il n’y a ici que deux hommes égaux en force comme en courage, dont l’un vient demander à l’autre une explication claire et explicite.

Le vieillard fixait sur le jeune chasseur, tandis qu’il parlait, un regard qui étincelait sous ses prunelles métalliques ; lorsqu’il se tut, il sourit avec ironie.

— Le louveteau sent les dents qui lui poussent, il voudrait mordre celui qui l’a nourri.

— Le dévorera sans hésiter, s’il le faut, reprit nettement et avec violence le chasseur en laissant tomber rudement à terre la lourde crosse du rifle qu’il tenait à la main.

Au lieu d’entrer en fureur à cette menace si péremptoirement articulée, le visage du Chat-Tigre s’éclaircit subitement, sa physionomie austère prit une expression de bonne humeur que, bien rarement, elle revêtait, en frappant gaiement ses larges mains l’une contre l’autre :

— Bien rugi, mon lionceau ! s’écria-t-il d’un air satisfait ; vive Dios ! Cœur-de-Pierre ! tu es bien nommé ; plus je te vois, plus je t’aime ! je suis fier de toi, muchacho, car tu es mon ouvrage, et je n’osais me flatter d’avoir réussi à faire un monstre aussi complet ; continue comme tu commences, mon fils, et tu iras loin, c’est moi qui te le prédis.

L’accent avec lequel ces paroles avaient été prononcées par le Chat-Tigre montrait clairement qu’elles étaient bien réellement l’expression de sa pensée tout entière.

Le Cœur-de-Pierre, puisque enfin nous savons le nom du jeune homme, écoutait son père en haussant les épaules, et en affectant un air froidement dédaigneux ; lorsque celui-ci se tut, il reprit :

— Voulez-vous, oui ou non, m’écouter ?

— Certes, mon enfant chéri ; parle, dis-moi ce qui te chagrine.

— N’essayez pas de me tromper, vieux démon, je connais votre infernale méchanceté et votre fourberie sans pareille.

— Tu me flattes, muchacho, fit le Chat-Tigre d’un ton narquois.

— Répondez franchement et catégoriquement aux questions que je vous adresserai.

— Bah ! bah ! va toujours, que crains-tu ?

— Rien, je vous le répète ; seulement mes heures sont comptées, je n’ai pas le temps de vous suivre dans les circonlocutions indiennes qu’il vous plaira d’inventer. Voilà pourquoi je vous enjoins de me dire la vérité.

— Je ne puis m’engager à cela avant que de connaître les questions que tu me veux poser.

— Prenez garde, père ! si vous me trompez, je m’en apercevrai, et alors…

— Alors… répéta le vieillard avec ironie.

— Je veux que le démon ait mon âme si je ne vous plante pas mon bowie knife entre les deux épaules.

— Tu oublies que nous serons à deux de jeu.

— Tant mieux ! alors il y aura bataille : je préfère cela.

— Tu n’es pas dégoûté. Mais voyons ! parle, ou que la peste t’étouffe ! je t’écoute ; pas plus que toi je n’ai de temps à perdre.

Le Cœur-de-Pierre, qui, jusqu’à ce moment, était demeuré debout au milieu de la cellule, s’assit sur un crâne de bison et appuya son rifle sur ses genoux.

— N’est-ce pas le Zopilote que vous attendiez, dit-il, lorsque je suis venu vous troubler d’une manière si intempestive ?

— C’est en effet le Zopilote ; tu as deviné, garçon !

— Maintenant que vous avez terminé avec lui vos brigandages d’hier et d’aujourd’hui, vous vouliez, sans doute, préparer à vous deux les trahisons que vous projetez pour demain ?

— Sur mon âme ! garçon, je ne comprends pas.

— Diable ! vous avez donc maintenant l’intelligence bien rebelle !

— C’est possible, mais je te serais obligé de t’expliquer plus clairement.

— Soit ! du reste, ne cherchez pas à nier, j’ai été mis, il a quelques instants à peine, au courant de tout par les bavardages mêmes de ceux qui vous ont accompagné.

— Puisque tu sais tout, que me viens-tu demander ?

— Si cela est vrai, d’abord.

— On ne peut plus vrai, tu vois que je suis franc.

— Ainsi, vous avez réellement surpris ces voyageurs pendant leur sommeil ?

— Oui, muchacho, comme une couvée de chiens des prairies dans leur terrier.

— Vous avez volé leurs chevaux et leurs bagages ?

— J’ai effectivement fait tout cela.

— Puis vous les avez transportés dans l’intérieur de la forêt pour les condamner à une mort affreuse ?

— Je les ai fait transporter dans la forêt, oui, mais non pas, ainsi que tu affectes de le croire, dans le but de les faire mourir de faim.

— Dans quel but avez-vous agi ainsi, alors ? Je ne puis supposer que ce soit dans celui d’effacer les traces du vol. Vous vous souciez fort peu d’employer ces précautions, et une navajada ne vous coûte guère.

— Parfaitement raisonné, garçon. Je n’ai jamais eu l’intention de faire le moindre mal à ces voyageurs.

— Alors, que prétendiez-vous obtenir d’eux ? Votre conduite, que je ne comprends pas, m’étonne au dernier point.

— Elle t’intrigue bien, avoue-le, garçon ?

— C’est vrai, mais vous allez me l’expliquer, n’est-ce pas ?

— C’est selon, garçon, c’est selon. Promets-moi d’abord, à ton tour, de répondre à une seule question.

— À une seule, soit ! parlez, je vous écoute.

— Comment trouves-tu doña Hermosa ? elle a de bien jolis yeux, n’est-ce pas ? On croirait qu’elle a dérobé un morceau du ciel, tant ils sont azurés.

À cette question, faite ainsi à brûle-pourpoint, le jeune homme tressaillit, une rougeur fébrile envahit subitement son visage.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il d’une voix mal assurée.

— Que t’importe ? réponds-moi, puisque tu t’es engagé à le faire.

— Je n’ai pas songé à la regarder, dit-il avec un embarras croissant.

— Tu mens, garçon, tu l’as fort bien regardée, au contraire, ou les jeunes gens d’aujourd’hui ressemblent bien peu à ceux de mon temps, ce que je ne saurais croire.

— Eh bien ! c’est vrai, peu m’importe qui le sache ! s’écria-t-il d’un ton où l’embarras et la mauvaise humeur se confondaient, j’ai regardé cette doña Hermosa, ainsi que vous la nommez, et je l’ai trouvée fort belle ; êtes-vous satisfait ?

— À peu près ; c’est tout l’effet qu’a produit sur toi la vue de cette charmante créature ?

— Je ne suis pas tenu de vous répondre, père ; ceci est une seconde question.

— C’est juste ; du reste, je sais d’avance ta réponse : aussi je te dispense de me la faire.

Le jeune homme baissa la tête pour échapper au regard investigateur du Chat-Tigre.

— Maintenant, reprit-il au bout d’un instant, revenons à notre explication.

— Tu es un ingrat qui ne veux rien comprendre : comment n’as-tu pas deviné que, dans toute cette affaire, je n’ai agi que dans ton intérêt ?

Le Cœur-de-Pierre fit un bond d’étonnement.

— Dans mon intérêt ! s’écria-t-il ; qu’y a-t-il de commun entre cette jeune fille et moi ? vous voulez rire à mes dépens !

— Pas le moins du monde ; je parle au contraire fort sérieusement.

— S’il en est ainsi, je vous avoue que je n’y suis plus du tout.

— Allons, allons, c’est toi qui veux rire à mes dépens ! Comment ! dans toute cette affaire, je te ménage le plus beau rôle, je te rends intéressant, je te pose en sauveur, et tu ne me comprends pas ?

— Ce rôle que vous dites m’avoir ménagé, je l’ai fort bien pris tout seul, sans aucune intervention de votre part.

— Tu crois cela, garçon ? fit-il avec un rire railleur.

Le jeune homme ne jugea pas nécessaire d’insister sur ce point.

— J’admets, reprit-il, que tout se soit passé conformément à vos prévisions ; mais, maintenant que ces voyageurs sont au téocali, quelles sont vos intentions à leur égard ?

— Ma foi ! garçon, je t’avoue que je ne suis pas encore décidé à ce sujet ; cela dépendra absolument de toi.

— De moi ! s’écria le jeune homme en tressaillant.

— Ma foi ! oui ; réfléchis, vois ce que tu veux en faire : je te promets de me conformer entièrement à tes désirs.

— Vous me le jurez ? bien vrai, père ?

— Oui, tu vois que je suis accommodant.

— Eh ! c’est justement cette mansuétude si en dehors de votre caractère et de vos habitudes qui m’épouvante.

— Allons ! te voilà encore avec tes injustes soupçons ; le diable soit de toi ! Comment ! il m’arrive une fois par hasard de me souvenir que je suis homme, que je dois secourir mes semblables dans l’adversité, et tu t’obstines à ne pas vouloir ajouter foi à mes paroles !

— Eh ! caspita ! comment peut-il en être autrement ? Vos menées sont si ténébreuses, les moyens que vous employez sont tellement en dehors de tout ce qui est usité en pareil cas, que, quelque connaissance que j’aie de votre caractère, le but réel de vos machinations m’échappe continuellement.

Un sourire de triomphe éclaira une seconde fois le visage du Chat-Tigre, mais disparut presque immédiatement, pour faire place à une physionomie paterne et pleine de bonhomie.

— Cependant, dans tout cela, mon but est bien facile à voir, un enfant le devinerait.

— Il faut alors que je sois un grand sot, car je ne le devine pas du tout, moi : aussi vous serai-je reconnaissant de me dire tout franchement ce que vous voulez.

— Te faire adorer de la petite, vive Cristo !

— Moi ! s’écria le jeune homme, abasourdi par cette déclaration et en devenant pourpre.

— Et qui donc, si ce n’est toi ? ce n’est pas moi, peut-être.

— Oh ! non, reprit le jeune homme en hochant tristement la tête, cela est impossible, tout nous sépare ; vous n’avez pas songé à ce qu’elle est, et que je suis, moi, le Cœur-de-Pierre, l’homme dont le nom prononcé devant un habitant des frontières suffit pour le faire frissonner de terreur ! Non, non, ceci est le rêve d’un fou ; un tel amour serait une monstruosité ; c’est impossible, je vous le répète.

Le Chat-Tigre haussa dédaigneusement les épaules.

— Tu as encore bien des choses à apprendre, mon fils, dit-il, sur cet être multiple, composé gracieux d’ange et de démon, cet assemblage bizarre de toutes les qualités et de tous les vices auquel on a donné le nom de femme : sache-le bien, garçon, depuis notre mère Eve, la femme n’a pas changé, c’est toujours les mêmes trahisons et les mêmes perfidies, toujours la nature féline du tigre mêlée à celle non moins tortueuse du serpent. Il faut que la femme soit domptée par les natures fortes ou qu’elle-même se berce de l’espoir de les dompter ; elle méprisera toujours l’homme dont elle n’aura pas secrètement peur et pour lequel elle n’éprouva pas un involontaire respect. Tes chances sont nombreuses pour parvenir au cœur d’Hermosa et t’y installer en maître ; tu es proscrit et ton nom est redouté ; crois-moi, garçon, l’amour vit de contrastes, il ne connaît pas les distances et méprise les barrières élevées par la vanité humaine ; l’homme le plus sûr de réussir auprès d’une femme est celui-là seul qui, aux yeux du monde, devrait être le plus fortement repoussé par elle.

— Assez sur ce sujet ! s’écria violemment le jeune homme, vos horribles théories n’ont déjà que trop porté le trouble dans mes pensées et causé de ravages dans mon cœur ; finissons-en, cette conversation me fatigue. Que prétendez-vous faire de vos prisonniers ?

— Je te le répète, leur sort dépend uniquement de toi, il est entre tes mains.

— S’il en est ainsi, ils ne demeureront pas longtemps dans votre hideux repaire ; demain, au point du jour, ils partiront.

— Je ne demande pas mieux, garçon.

— Moi-même, je leur servirai de guide ; vous leur rendrez tout ce que vous leur avez pris, chevaux et bagages.

— Tu les leur rendras toi-même ; il ne te sera pas difficile d’inventer une histoire pour les remettre en possession de ce qui leur appartient sans me compromettre à leurs yeux.

— Vous compromettre ! fit Cœur-de-Pierre en ricanant.

— Dame ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire narquois, je tiens à la seule belle action que j’aie jamais faite, je ne veux pas en perdre le bénéfice.

— Ainsi tout est bien convenu entre nous, vous ne manquerez pas à la parole que vous me donnez ?

— Je n’y manquerai pas, sois tranquille.

— Alors, bonne nuit, et à demain, je vais tout préparer.

— Bonne nuit, garçon, ne te donne pas cette peine, je m’en charge.

Les deux hommes se séparèrent.

Le Chat-Tigre écouta attentivement le bruit des pas de son fils, qui allaient de plus en plus en décroissant dans l’éloignement ; lorsque le silence fut entièrement rétabli, son visage prit soudain une expression soucieuse, il hocha la tête à plusieurs reprises d’un air préoccupé.

— L’amour rend clairvoyant, murmura-t-il d’une voix étouffée ; ne lui laissons pas le loisir de deviner mes projets, car le succès de cette vengeance que depuis tant d’années je prépare serait à jamais compromis, au moment même où je suis sur le point de l’atteindre.

Au lieu de s’étendre sur sa couche, le vieillard saisit la torche presque consumée et sortit de la cellule.

Cependant, malgré les inquiétudes que devait naturellement leur causer leur position précaire au milieu de gens dont l’aspect farouche et les manières brutales ne prévenaient que très médiocrement en leur faveur, les voyageurs avaient passé une nuit assez tranquille ; nul bruit de mauvais augure n’était venu troubler leur repos, et après une courte conversation, abattus par la fatigue et accablés par les diverses émotions qu’ils avaient éprouvées pendant le cours de cette malheureuse journée, ils avaient fini par s’endormir.

Doña Hermosa, en s’éveillant au point du jour, s’était trouvée parfaitement remise de ses souffrances du jour précédent ; grâce au remède que le chasseur avait appliqué sur la plaie, la piqûre du serpent, désormais sans danger, commençait déjà à se cicatriser, et la jeune fille sentait ses forces suffisamment revenues pour se tenir à cheval et pouvoir sans trop de fatigue continuer son voyage.

Cette bonne nouvelle acheva de dissiper les sombres nuages qui obscurcissaient le front de l’haciendero, et ce fut avec une vive impatience qu’il attendit la visite matinale que sans doute son hôte ne tarderait pas à lui faire.

En effet, lorsque le Chat-Tigré supposa que ceux auxquels il avait offert l’hospitalité devaient être éveillés, il se présenta à eux pour s’informer de la façon dont ils avaient passé la nuit.

L’haciendero le remercia avec effusion, l’assura qu’ils étaient tous frais et dispos et que doña Hermosa elle-même se sentait presque guérie.

— Tant mieux ! répondit le Chat-Tigre en dardant un regard ardent sur la jeune fille. C’eût été dommage qu’une aussi charmante créature pérît ainsi misérablement. Maintenant que comptez-vous faire ? Ne prenez pas en mauvaise part la question que je vous adresse, je serais heureux de vous conserver auprès de moi, et plus vous y resterez, plus vous me ferez plaisir.

— Je vous remercie de votre offre gracieuse, répondit don Pedro : malheureusement je ne puis l’accepter ; on doit être fort inquiet de moi dans l’hacienda dont je suis propriétaire, et j’ai hâte d’aller moi-même rassurer ceux que mon absence peut douloureusement affecter.

— C’est juste ; ainsi votre intention est de partir ?

— Le plus tôt possible, je vous l’avoue ; malheureusement je n’ai pas de chevaux pour accomplir ce voyage de quelques lieues à peine, aussi vous prierai-je de mettre le comble à votre gracieuse hospitalité, dont je ne sais réellement comment vous remercier, en consentant à me vendre les animaux qui me sont nécessaires pour retourner chez moi, en même temps que je vous serais obligé de me donner un guide qui me fasse traverser cette forêt qui a failli devenir mon tombeau, et me remette dans le bon chemin ; vous voyez, caballero, que j’exige beaucoup de votre courtoisie.

— Vous me demandez ce qui est juste, señor, je tâcherai de satisfaire vos désirs, mais comment se fait-il que vous vous soyez trouvé ainsi à pied, perdu dans une forêt vierge à une aussi grande distance des habitations ?

L’haciendero lança à la dérobée un regard soupçonneux à son interlocuteur, mais le visage de celui-ci était froid et impassible.

Don Pedro lui raconta alors dans tous ses détails l’attentat extraordinaire dont il avait été victime.

Le Chat-Tigre l’écouta avec le plus grand calme sans l’interrompre, puis, lorsqu’il eut terminé son récit :

— Tout cela me semble incompréhensible, dit-il ; je suis fâché de ne pas avoir été informé hier au soir de cet événement ; il est bien tard maintenant ; cependant laissez-moi faire, peut-être parviendrai-je à vous faire rentrer en possession de ce qui vous a été enlevé ; dans tous les cas, je vous fournirai les moyens de regagner sûrement votre habitation : ainsi ne conservez nulle crainte à cet égard. Je ne pense pas que vous ayez l’intention de vous mettre en route à jeun ; aussitôt après le déjeuner vous pourrez partir, je vous demande quelques instants afin de donner les ordres nécessaires à votre voyage ; avant une heure je vous ferai avertir.

Là-dessus il se retira, laissant les voyageurs fort étonnés et surtout fort perplexes sur son caractère réel, tant cet homme changeait facilement de manières et de langage.


Son cheval portait sur son dos un lourd paquet de forme oblongue…

Une heure et demie s’écoula sans que don Pedro reçût aucune nouvelle de son hôte ; enfin, au bout de ce temps, un Indien parut, et sans prononcer une parole, il fit aux voyageurs signe de le suivre.

Ceux-ci obéirent.

Après quelques minutes de marche, ils se trouvèrent au sommet du teocali, que le soir précédent, à la lueur argentée de la lune, ils avaient pris pour une colline.

De cette hauteur, les voyageurs dominaient un horizon immense et jouissaient d’un magnifique paysage à demi noyé encore dans les brumes du matin, mais éclairé par places par les éblouissants rayons du soleil, qui produisaient des effets de lumière saisissants au milieu de ce chaos d’arbres et de montagnes entrecoupé de prairies qui se déroulaient à l’infini.

Le repas du matin était préparé sur un tertre de gazon recouvert de larges feuilles de mahogany.

Le Chat-Tigre attendait ses convives debout auprès du tertre.

Quelques Peaux-Rouges, en petit nombre, disséminés ça et là sur la plateforme, armés et peints en guerre, se promenaient d’un air indifférent et ne semblèrent pas remarquer la présence des étrangers.

— J’ai préféré, dit le Chat-Tigre, vous faire servir ici, d’où vous jouirez d’un magnifique coup d’œil.

Don Pedro le remercia, et, sur l’invitation réitérée du vieillard, il s’assit auprès du tertre avec sa fille et don Luciano.

Les peones mangeaient à part.

Le repas était frugal.

Il se composait de frijoles rouges au piment, de tasajo, de quelques tranches de venaison accompagnées de tortillas de maïs, le tout arrosé d’eau de smilax et de pulque.

C’était un vrai repas de chasseurs.

— Mangez et buvez, dit le Chat-Tigre, car vous avez une assez longue course à faire.

— Ne nous ferez-vous pas l’honneur de partager le repas que vous nous offrez si galamment ? demanda don Pedro en voyant que le vieillard demeurait debout.

— Vous m’excuserez, caballero, répondit poliment, mais péremptoirement, le Chat-Tigre, j’ai déjeuné depuis longtemps déjà.

— Ah ! fit l’haciendero, mécontent de cette réponse, c’est fâcheux ; au moins vous consentirez à vider cette corne de pulque à ma santé.

— Je suis réellement désespéré de vous refuser, mais cela m’est impossible, reprit-il en s’inclinant.

Ces refus répétés jetèrent, malgré l’apparente gracieuseté de l’hospitalité du vieillard, un froid subit entre lui et ses hôtes ; les Américains de la Nouvelle-Espagne ressemblent en cela aux Arabes, qu’ils ne consentent à manger ou à boire qu’avec leurs amis.

Un vague soupçon traversa l’esprit de don Pedro, et il jeta un regard investigateur sur le vieillard, mais rien dans les traits souriants de son hôte ne vint justifier ses appréhensions.

Le repas fut silencieux.

Seulement, lorsqu’il fut terminé, doña Hermosa, après avoir remercié le Chat-Tigre de sa généreuse hospitalité, lui demanda si, avant son départ, elle ne verrait pas le chasseur qui, la veille, lui avait rendu un si grand service.

— Il est absent en ce moment, señorita, répondit-il en souriant, absent pour votre service ; mais je crois qu’il sera bientôt de retour.

La jeune fille se préparait à demander l’explication de ces paroles, lorsqu’un bruit ressemblant au roulement d’un tonnerre lointain s’éleva de la forêt, et d’instant en instant devint plus fort.

— Justement, señorita, reprit le Chat-Tigre, l’homme que vous désirez vous arrive, il sera ici dans quelques minutes. Le bruit que vous entendez est produit par le galop des chevaux qu’il amène.