Les Chasseurs d’abeilles/15
XV
DON GUSMAN DE RIBEYRA
Ce fut en 1515 que Juan Diaz de Solis découvrit le rio de la Plata, découverte qui lui coûta la vie.
D’après Herrera, ce fleuve, auquel Solis avait imposé son nom, prit plus tard celui de rio de la Plata, parce que le premier argent enlevé d’Amérique fut embarqué sur ce point pour l’Espagne.
En 1535, don Pedro de Mendoza, nommé par l’empereur Charles-Quint adelantado ou gouverneur général de toutes les terres comprises entre le rio de la Plata et le détroit de Magellan, fonda sur la rive droite du fleuve, en face de l’embouchure de l’Uruguay, une ville nommée d’abord Nuestra-Señora-de-Buenos-Ayres, puis la Trinidad-de-Buenos-Ayres, enfin Buenos-Ayres, nom qui lui est définitivement demeuré.
Ce serait une histoire curieuse et pleine d’enseignements utiles que celle de cette ville qui, dès les premiers jours de son existence, sembla être marquée du sceau de la fatalité.
Il faut lire dans la naïve narration d’Ulrich Schmidel, aventurier allemand, un des fondateurs de Buenos-Ayres, à quel excès de misère furent réduits les malheureux conquérants que la faim contraignit à dévorer les corps de leurs compagnons tués par les Indiens Carendies, que leurs exactions et leurs cruautés avaient exaspérés, et qui, persuadés que ces hommes blancs débarqués chez eux d’une si étrange façon étaient des génies malfaisants, avaient juré leur extermination.
Singulière destinée que celle de cette ville condamnée à lutter continuellement, soit contre les ennemis du dehors, soit contre ceux beaucoup plus redoutables du dedans, et qui, malgré ces guerres incessantes, n’en est pas moins aujourd’hui une des plus belles, des plus riches et des plus florissantes de l’Amérique espagnole !
De même que toutes les villes fondées par les aventuriers castillans dans le Nouveau-Monde, Buenos-Ayres s’élève dans une délicieuse position ; ses rues sont larges, tirées au cordeau, ses maisons sont bien bâties, construites la plupart entre cour et jardin, ce qui est d’un effet fort pittoresque ; elle compte de nombreux monuments parmi lesquels nous citerons le bazar de la Recoba ; de distance en distance de vastes places garnies de nombreuses boutiques lui donnent une apparence de vie et de bien-être que malheureusement on ne trouve que bien rarement dans ces contrées infortunées depuis si longtemps bouleversées par la guerre civile.
Faisant un immense saut en arrière, nous conduirons le lecteur à Buenos-Ayres, vingt ans environ avant l’époque où se passe notre histoire, vers dix heures du soir de l’un des derniers jours du mois de septembre 1839, c’est-à-dire à l’époque où la tyrannie de cet homme étrange qui, pendant vingt ans, devait faire peser un joug de fer sur les provinces argentines, avait atteint son apogée.
Nul ne pourrait aujourd’hui se figurer l’odieuse tyrannie que le gouvernement de Rosas avait infligée à ces belles contrées, et le système d’affreuse terreur organisé par le dictateur d’une extrémité à l’autre de la Bande Orientale.
Bien que, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il fût à peine dix heures du soir, un silence de mort planait sur la ville. Toutes les boutiques étaient fermées ; toutes les rues étaient sombres et désertes, parcourues seulement à de longs intervalles par de nombreuses patrouilles, dont les pas lourds résonnaient sourdement sur les cailloutis, ou par quelques serenos solitaires qui se hasardaient en tremblant à accomplir leur office de veilleurs de nuit.
Les habitants, retirés au fond de leurs demeures, avaient craintivement éteint leurs lumières, afin de ne pas exciter les soupçons d’une police ombrageuse, et cherchaient dans le sommeil un oubli temporaire des maux de chaque jour.
Cette nuit-là, Buenos-Ayres avait une apparence encore plus lugubre que de coutume ; le vent avait, pendant toute la journée, soufflé en foudre, des pampas, et répandu un froid glacial dans l’atmosphère. De gros nuages aux teintes d’un noir livide, chargés d’électricité, couraient lourdement dans l’espace, et les roulements sourds d’un tonnerre lointain, mais dont les éclats se rapprochaient de plus en plus, présageaient qu’un orage formidable ne tarderait pas à fondre sur la ville.
Presque au milieu de la calle Santa-Trinidad, une des plus belles de la ville qu’elle traverse presque dans toute sa longueur, à travers les branches touffues des arbres plantés devant une maison de riche apparence, brillait, comme une étoile au milieu d’un ciel noir, une faible lumière, placée derrière les rideaux de percale blanche d’une fenêtre du rez-de-chaussée.
Cette lumière semblait faire tache sur l’obscurité universelle, aussi chaque patrouille qui passait, chaque sereno que le hasard amenait de ce côté, ne manquaient pas de s’arrêter, après l’avoir examinée, soit avec une expression de colère, soit avec un sentiment de crainte mal dissimulé ; puis ils reprenaient leur marche en grommelant, les soldats avec un ton de mauvaise humeur qui ne promettait rien de bon :
— Voilà encore ce traître de don Gusman de Ribeyra qui machine quelque conspiration contre l’excellentissime dictateur !
Les seconds avec une pitié mal contenue :
— Don Gusman en fera tant qu’il sera arrêté quelque jour.
C’est dans cette maison et dans la salle même où brillait la lumière, cause de suppositions si différentes, que nous prions le lecteur d’entrer avec nous.
Après avoir traversé le jardin et franchi le saguan, à main droite se trouvait une porte d’acajou massif, fermée seulement par un loquet, qu’il n’était besoin que de soulever pour entrer dans une salle vaste et bien éclairée par trois fenêtres donnant jour sur la rue.
Le mobilier de cette chambre était de la plus grande simplicité. Les murs blanchis à la chaux supportaient quelques-unes de ces abominables images enluminées que le commerce parisien exporte dans les cinq parties du monde et qui sont censées représenter la mort de Poniatowski, les Saisons, etc ; l’inévitable piano de Soufleto, que dans toutes les maisons américaines on voit se prélasser à l’endroit le plus apparent, mais que commence maintenant à remplacer si avantageusement l’harmonium Alexandre, une douzaine de chaises, une table ronde couverte d’un tapis de drap vert, deux fauteuils et une pendule d’albâtre à colonnes placée sur une console, complétaient cet ameublement presque mesquin.
Dans cette salle, un homme d’environ quarante ans, revêtu d’un costume de voyage, poncho et polenas, marchait de long en large en jetant, chaque fois que sa promenade le rapprochait de la console, un regard impatient et inquiet sur la pendule.
Parfois il s’arrêtait, soulevait le rideau d’une fenêtre et cherchait à percer l’obscurité de la nuit et à voir dans la rue, mais vainement, les ténèbres étaient trop épaisses pour qu’il fût possible de rien distinguer au dehors, ou bien il tendait avidement l’oreille, comme si parmi les bruits de la ville un écho lointain lui eût apporté sur l’aile de la brise une rumeur dont il eût reconnu la signification ; mais bientôt, convaincu de son erreur, il reprenait avec un geste de mauvaise humeur et une agitation croissante cette promenade si souvent interrompue.
Cet homme était don Gusman de Ribeyra.
Appartenant à une des meilleures familles du pays et descendant en droite ligne des premiers conquérants, don Gusman avait, bien jeune encore, sous les ordres de son père, fait l’apprentissage du rude métier de soldat ; pendant la guerre de l’Indépendance, en qualité d’aide de camp, il avait suivi San-Martin, lorsque ce général, traversant les Cordillères à la tête de son armée, avait été révolutionner le Chili et le Pérou.
Depuis cette époque, il avait continuellement servi tantôt sous un chef, tantôt sous un autre, tâchant, autant que cela lui était possible, de ne pas se ranger sous un drapeau ennemi des véritables intérêts de la patrie.
Tâche difficile au milieu de ces convulsions continuelles causées par les ambitions mesquines d’une foule d’hommes sans valeur réelle qui se disputaient le pouvoir. Cependant, grâce à son habileté et surtout à sa droiture de caractère, don Gusman était parvenu à se conserver pur ; néanmoins, depuis deux ans suspect à Rosas, auquel ses idées véritablement libérales portaient ombrage, il avait donné sa démission et était rentré dans ses foyers.
Don Gusman, véritable soldat dans toute l’acception honorable du mot, bien qu’ostensiblement il ne s’occupât aucunement de politique, était excessivement redouté du dictateur à cause de l’influence que son caractère loyal et résolu lui donnait sur ses compatriotes, qui éprouvaient pour lui une sympathie si profonde et un si entier dévouement, que plusieurs fois le général Rosas avait reculé, lui qui pourtant ne reculait devant rien, à se débarrasser par l’exil ou autrement d’un homme dont le silence et la noble fierté lui paraissaient un blâme public de ses actes.
Au moment où nous le mettons en scène, don Gusman avait atteint sa quarantaine, mais, malgré les fatigues sans nombre qu’il avait endurées, l’âge ne semblait pas avoir eu de prise sur cette organisation énergique.
Sa taille haute et musculeuse était toujours aussi droite, l’expression de son visage aussi intelligemment ferme, son œil aussi brillant ; quelques fils argentés, mêlés à sa chevelure, et deux ou trois rides profondes creusées plutôt sur son front par la pensée que par l’âge, témoignaient seuls qu’il avait atteint le milieu de la vie.
La demie après dix heures était sonnée, depuis quelques minutes déjà lorsque plusieurs coups frappés rudement à la porte firent tressaillir don Gusman.
Il s’arrêta subitement et prêta l’oreille.
Une altercation assez vive paraissait avoir lieu sous le saguan de la maison. Malheureusement trop éloigné dans l’appartement où il se tenait, don Gusman ne put percevoir qu’un murmure de voix animées, sans qu’il lui fût possible de rien comprendre.
Enfin, au bout de quelques minutes, tout bruit cessa, la porte de la salle s’ouvrit, et un domestique entra.
Cet homme paraissait être un domestique de confiance, du moins la façon dont son maître lui parla le faisait supposer.
— Eh bien ! qu’y a-t-il, Diego ? demanda-t-il ; que signifie ce bruit chez moi à cette heure ?
Le domestique s’approcha de son maître avant de répondre, se pencha et murmura à son oreille :
— Don Bernardo Pedrosa !
— Oh ! oh ! fit-il en fronçant les sourcils ; est-il seul ?
— Ostensiblement il n’a que trois ou quatre soldats avec lui.
— Ce qui veut dire ? reprit le gentilhomme de plus en plus sombre.
— Qu’il doit en avoir caché une vingtaine aux environs.
— Que me veut cet homme ? L’heure n’est guère convenable pour une visite ; don Bernardo n’est pas assez de mes amis, ajouta-t-il avec un sourire amer, pour se permettre, sans une cause urgente, d’en agir avec aussi peu de cérémonie avec moi.
— C’est ce que j’ai eu l’honneur de lui faire observer, Excellence.
— Et il a insisté ?
— Oui, Seigneurie. Il a, m’a-t-il dit, une communication de la dernière importance à vous faire.
Don Grusman fit quelques pas d’un air pensif, puis, revenant auprès de son domestique :
— Écoute, Diégo, reprit-il enfin, veille à ce que mes domestiques s’arment sans bruit et soient prêts au premier signal ; seulement, agis avec prudence, et prends garde de n’éveiller aucun soupçon.
— Rapportez-vous-en à moi, Seigneurie, répondit le vieux serviteur avec un sourire d’intelligence.
Depuis près de trente ans, Diégo était au service de la famille Ribeyra ; maintes fois il avait donné à son maître des preuves non équivoques d’un attachement sans bornes.
— Bien, bien, répondit don Grusman d’un ton de bonne humeur, je sais ce dont tu es capable.
— Et les chevaux ? reprit le domestique.
— Qu’ils demeurent où ils sont.
— Ainsi, nous partons quand même ? fit-il avec un geste d’étonnement.
— Nous partons d’autant plus, muchacho, répondit le gentilhomme en se penchant vers lui, qu’il y a à craindre que la mèche ne soit éventée, et qu’il faut leur donner le change.
Diégo fit un geste d’assentiment.
— Don Bernardo ? demanda-t-il.
— Fais-le entrer ; je préfère savoir tout de suite à quoi m’en tenir.
— Est-il bien prudent que Votre Seigneurie demeure seule avec cet homme ?
— Ne crains rien pour moi, Diégo, il n’est pas aussi redoutable que tu le supposes ; n’ai-je pas mes pistolets sous mon poncho ?
Le vieux serviteur, probablement rassuré par ces paroles, sortit sans répondre, mais au bout de quelques instants il rentra précédant un homme d’une trentaine d’années, revêtu de l’uniforme d’officier supérieur de l’armée argentine.
À la vue de l’étranger, don Gusman donna à ses traits une expression souriante et, faisant quelques pas au-devant de lui :
— Soyez le bienvenu, colonel Pedrosa, lui dit-il en ordonnant d’un geste à Diégo de se retirer ; bien que l’heure soit un peu avancée pour une visite, je n’en suis pas moins charmé de vous voir : veuillez vous asseoir, je vous prie.
Et il approcha un fauteuil.
— Votre Seigneurie m’excusera en faveur des raisons qui m’amènent, répondit le colonel avec une exquise politesse.
Diégo, obéissant enfin, quoique à contre-cœur, aux signes réitérés de son maître, s’était discrètement retiré.
Les deux personnages, assis en face l’un de l’autre, s’examinèrent pendant quelques secondes avec une minutieuse attention, s’étudiant comme deux duellistes sur le point d’engager le fer.
Don Bernardo Pedrosa avait vingt-huit ans au plus ; c’était un beau jeune homme d’une taille élancée et bien prise, dont tous les mouvements respiraient la noblesse et la plus irréprochable élégance.
Son visage, d’un ovale parfait, était éclairé par deux yeux noirs grands et vifs qui, dès qu’ils s’animaient, semblaient lancer des flammes et dégageaient alors un fluide magnétique si puissant, que nul ne pouvait en supporter le fulgurant éclat ; son nez droit, aux ailes roses, ouvertes et mobiles, sa bouche bien dessinée, aux lignes fines et railleuses, garnie de dents éblouissantes de blancheur, surmontée d’une mince moustache noire parfaitement cirée, son front large et son teint légèrement bistré par l’ardeur du soleil, donnaient à sa figure, encadrée par les longues boucles soyeuses de sa magnifique chevelure noire, malgré la beauté incontestable de ses traits, une expression altière et dominatrice dont la glaciale énergie inspirait une répulsion instinctive.
Ses mains parfaitement gantées et ses pieds emprisonnés dans des bottes vernies étaient d’une petitesse remarquable, en un mot tout chez lui révélait la race.
Voilà quel était au physique le personnage qui, à près de onze heures du soir, s’était présenté chez don Gusman de Ribeyra et avait insisté pour être reçu, sous prétexte qu’il désirait lui faire d’importantes communications.
Pour le moral, la suite de ce récit nous le fera connaître assez complètement pour que nous nous dispensions, quant à présent, d’entrer dans de plus grands détails.
Cependant le silence menaçait de se prolonger indéfiniment entre les personnages. Don Gusman, en qualité de maître de maison, jugea que c’était à lui à mettre un terme à cette position qui commençait à devenir embarrassante pour tous deux, et prit la parole :
— J’attends, caballero, dit-il en s’inclinant poliment, qu’il vous plaise de vous expliquer : il se fait tard.
— Et vous avez hâte de vous débarrasser de moi, interrompit le colonel avec un sourire sardonique : n’est-ce pas cela que vous voulez me donner à entendre, caballero ?
— J’ai soin que mes paroles soient toujours assez claires et assez franches, señor colonel, pour qu’il ne soit pas nécessaire de leur donner une interprétation autre que celle qu’elles ont réellement.
Les traits de don Bernardo, qui s’étaient rembrunis, se détendirent alors, et, prenant un ton de bonne humeur :
— Tenez, don Gusman, dit-il, mettons de côté toute intention irritante, j’ai le désir de vous servir.
— Moi ? fit don Gusman avec un geste d’étonnement ironique : en êtes-vous bien sûr, don Bernardo ?
— Si nous continuons ainsi, caballero, nous ne ferons qu’envenimer la discussion sans parvenir à nous entendre.
— Hélas ! colonel, nous vivons dans un temps étrange, vous le savez mieux que personne, où les actions les plus innocentes sont si bien incriminées, que nul ne se hasarde à faire un pas ou à prononcer une parole sans redouter d’éveiller les soupçons d’un pouvoir ombrageux ; comment ajouterais-je foi à ce que vous me dites en ce moment, lorsque jusqu’ici tous vos actes ont été envers moi ceux d’un ennemi acharné ?
— Vous me permettrez de ne pas discuter, quant à présent, la question de savoir si j’ai agi pour ou contre vos intérêts, caballero : un jour viendra, je l’espère, où vous me jugerez comme je mérite de l’être ; ce que je désire seulement maintenant, c’est que vous ne vous trompiez pas sur la démarche que je fais auprès de vous.
— Alors, puisqu’il en est ainsi, veuillez vous expliquer clairement, afin que je sache positivement à quoi m’en tenir sur vos intentions.
— Soit ! caballero, je sors de Palermo.
— De Palermo ! ah ! très bien, fit don Gusman avec un imperceptible tressaillement.
— Oui, et savez-vous ce qu’on faisait à Palermo ce soir ?
— Ma foi ! non, je vous avoue que je m’occupe peu de ce que fait le dictateur, surtout lorsqu’il est retiré à sa quinta : on dansait et l’on riait, je suppose.
— Oui, en effet, on dansait et l’on riait, don Gusman.
— Ma foi ! reprit celui-ci avec une bonhomie feinte ou réelle, je ne me croyais pas un aussi habile sorcier.
— Effectivement, vous avez deviné une partie de ce qu’on faisait, mais ce n’est pas tout.
— Diable ! vous m’intriguez, fit don Gusman d’une voix sardonique ; je ne vois pas trop ce que pouvait faire l’excellentissime général lorsqu’il ne dansait pas, à moins qu’il ne s’occupât à signer des mandats d’amener contre les suspects : l’excellentissime général est doué d’une si grande ardeur pour le travail !
— Cette fois, vous avez complètement deviné, répondit le colonel sans paraître remarquer l’intonation ironique de son interlocuteur.
— Et parmi ces ordres il s’en trouvait probablement un me concernant particulièrement ?…
— Juste, répondit don Bernardo avec un sourire charmant.
— Fort bien, continua don Gusman ; le reste est tout simple, vous avez été chargé de le mettre à exécution.
— En effet, caballero, répondit froidement le colonel.
— Je l’eusse parié ; cet ordre vous enjoint ?
— De vous arrêter.
À peine le colonel avait-il articulé ces deux mots avec une nonchalance charmante, que don Gusman s’était subitement dressé devant lui, un pistolet à chaque main.
— Oh ! oh ! fit-il résolument, un pareil ordre est plus facile à donner qu’à exécuter, lorsque celui qu’il faut arrêter se nomme don Gusman de Ribeyra.
Le colonel n’avait pas fait un mouvement : il était demeuré à demi étendu sur son fauteuil, dans la pose d’un ami en visite ; il invita du geste le gentilhomme à reprendre son siège.
— Vous ne me comprenez pas, lui dit-il d’un ton indifférent : si réellement j’avais eu l’intention d’exécuter l’ordre que j’ai reçu, rien ne m’aurait été plus facile, d’autant plus que vous-même m’en auriez fourni les moyens.
— Moi ! s’écria le gentilhomme avec un rire nerveux.
— Parfaitement : vous êtes déterminé, vous auriez résisté, vous venez de me le prouver ; eh bien ! que serait-il arrivé ? Je vous aurais tué, et tout aurait été dit ; le général Rosas, malgré le vif intérêt qu’il vous porte, ne tient pas absolument à vous avoir vivant en son pouvoir.
Ce raisonnement était brutal mais d’une irréfragable logique. Don Gusman courba la tête avec résignation ; il comprit qu’il était entre les mains de cet homme.
— Pourtant, vous êtes mon ennemi, dit-il.
— Qui sait, caballero ? au temps où nous vivons nul ne peut répondre de ses amis ou de ses ennemis.
— Mais enfin que me voulez-vous ? s’écria le gentilhomme en proie à une surexcitation nerveuse d’autant plus grande qu’il était contraint de dissimuler la colère qui bouillonnait au fond de son cœur.
— Je vais vous le dire, mais par grâce ne m’interrompez plus, car nous n’avons déjà que trop perdu d’un temps dont plus que moi vous devez connaître la valeur.
Don Gusman lui lança un regard investigateur ; le colonel continua sans paraître s’en apercevoir :
— À l’instant où, dans votre pensée, je suis venu si mal à propos vous déranger, vous donniez vos derniers ordres à Diego, votre domestique de confiance, pour tenir vos chevaux prêts.
— Ah ! fit don Gusman.
— Oui, cela est si vrai, que vous n’attendiez, pour partir immédiatement, que l’arrivée d’un certain gaucho qui doit vous guider dans la pampa.
— Vous savez aussi cela ?
— Je sais tout ; du reste, jugez-en : votre frère don Leoncio de Ribeyra, réfugié depuis plusieurs années au Chili avec toute sa famille, doit cette nuit même arriver à quelques lieues de Buenos-Ayres. Vous avez, il y a huit jours, reçu avis de son retour ; vous êtes dans l’intention de vous rendre à l’hacienda del Pico, où il doit vous attendre, afin de l’introduire incognito dans la ville, où vous lui avez préparé un abri sûr, à ce que vous supposez du moins. Est-ce bien cela ? ai-je oublié quelque particularité ?
Don Gusman, atterré par ce qu’il venait d’entendre, avait laissé tomber sa tête dans ses mains avec découragement.
Un gouffre horrible s’était tout à coup ouvert devant ses yeux ; si Rosas était maître de son secret, — et après la révélation prolixe du colonel le doute n’était pas permis, — sa mort et celle de son frère étaient jurées par le farouche dictateur ; conserver une lueur d’espoir eût été folie.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec angoisse, mon frère, mon pauvre frère ! Le colonel sembla jouir un instant de l’effet produit par ses paroles, puis il continua d’une voix douce et insinuante :
— Rassurez-vous, don Gusman, tout n’est pas perdu encore, les détails que je vous ai donnés si explicites sur un secret que vous croyiez si bien gardé, moi seul les connais ; l’ordre de vous arrêter n’est exécutoire que demain au lever du soleil ; la démarche que je fais en ce moment auprès de vous doit vous prouver que mon intention n’est pas d’abuser des avantages que lire donne le hasard.
— Mais que me voulez-vous donc ? Au nom du ciel, qui êtes-vous ?
— Qui je suis ? vous-même l’avez dit : votre ennemi ; ce que je veux ? vous sauver.
Don Gusman ne répondit pas, il était en proie à une violente émotion, son corps semblait agité par un mouvement nerveux.
Le colonel haussa les épaules avec impatience.
— Comprenez-moi bien, dit-il : le gaucho sur lequel vous comptez, vous l’attendrez vainement, car il est mort.
— Mort ! interrompit le gentilhomme avec étonnement.
— Cet homme, reprit don Bernado, était un traître ; à peine entré à Buenos Ayres, il chercha à qui vendre d’une façon lucrative le secret que votre frère lui avait confié ; le hasard voulut qu’il s’adressât à moi de préférence à tout autre, à cause de la haine que je parais porter à votre famille.
— Que vous paraissez ? répéta Ribeyra avec amertume.
— Oui, que je parais, fit le colonel en appuyant avec intention sur les mots ; bref, lorsque cet homme m’eut tout révélé, je le payai généreusement et je le laissai aller.
— Oh ! quelle imprudence ! ne put s’empêcher de murmurer don Gusman, intéressé au dernier point par ce récit.
— N’est-ce pas ? fit légèrement le colonel ; que voulez-vous ? dans le premier moment, je fus tellement bouleversé par ce que je venais d’entendre, que je ne songeai pas à m’assurer de cet homme. Je me préparais à me mettre à sa recherche, lorsque tout à coup un grand bruit s’éleva de la rue ; je n’informai, et je vous avoue que je fus on ne peut plus satisfait de ce que j’appris : il paraît que ce drôle, à peine dans la rue, s’était pris de querelle avec un autre picaro de son espèce, et que celui-ci lui avait, dans un moment d’impatience, donné de sa navaja à travere le torse, et cela si heureusement pour nous, qu’il l’avait tué raide. C’est miraculeux, n’est-ce pas ?
Le colonel avait débité cette étrange histoire avec ce laisser-aller et cette désinvolture gracieuse qui, depuis son arrivée, ne l’avaient pas un instant abandonné.
Don Gusman lui lança un coup d’œil investigateur que celui-ci supporta sans se troubler en aucune sorte ; enfin toute irrésolution parut cesser dans l’esprit du gentilhomme ; il redressa la tête, et, s’inclinant avec courtoisie devant don Bernardo :
— Pardon ! colonel, lui dit-il avec émotion, pardon, si je vous ai méconnu, mais jusqu’à ce jour tout semblait justifier ma conduite à votre égard ; mais, au nom du ciel, si vous êtes réellement mon ennemi, si vous avez une haine à assouvir, vengez-vous sur moi, sur moi seul, et épargnez mon frère, contre lequel vous ne devez nourrir aucun sentiment d’animosité.
Don Bernardo fronça le sourcil, mais, se remettant aussitôt :
— Caballero, répondit-il, ordonnez à votre domestique d’amener les chevaux ; moi-même je vous conduirai hors de la ville, que, sans mon escorte, il vous serait impossible de traverser, car tous vos pas sont épiés. Vous n’avez rien à redouter des hommes qui m’accompagnent, ils sont sûrs et dévoués, je les ai choisis exprès. Du reste, nous les laisserons à quelques pas d’ici.
Don Gusman eut un moment d’hésitation ; le colonel l’épiait d’un regard anxieux ; enfin, semblant prendre une résolution suprême, le gentilhomme se redressa et, regardant le colonel bien en face :
— Eh bien, non ! dit-il résolument ; quoi qu’il arrive, je ne suivrai pas votre conseil, colonel.
Celui-ci réprima un vif mouvement de mécontentement.
— Vous êtes fou ! s’écria-t-il, songez…
— Ma résolution est prise, interrompit sèchement don Gusman, je ne ferai point un pas hors de cette salle en votre compagnie avant de connaître la cause de votre étrange conduite ; malgré tous mes efforts pour le combattre, un secret pressentiment m’avertit que vous êtes toujours mon ennemi et que si en ce moment vous feignez de me servir, colonel, c’est plutôt dans l’intention d’accomplir quelque ténébreuse machination que dans le but de m’être réellement utile, à moi ou aux miens.
— Prenez garde, caballero ; en venant ici, mes intentions étaient bonnes : par votre fol entêtement ne m’obligez pas à rompre cet entretien que nous ne pourrions plus reprendre ; je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que, quelle que soit la raison qui me pousse à agir comme je le fais en ce moment, mon but est de vous sauver, vous et les vôtres : voilà la seule explication que je crois devoir vous donner.
— Cependant elle ne saurait me suffire, caballero.
— Pourquoi donc, s’il vous plaît ? reprit le colonel avec hauteur.
— Parce qu’il s’est passé entre vous et certaine personne de ma famille des choses qui me font redouter de votre part des intentions que j’ai le droit de soupçonner hostiles.
Le colonel tressaillit ; une pâleur livide envahit son visage.
— Ah ! dit-il d’une voix sourde, vous savez cela, señor don Gusman ?
— Je vous répondrai ce que vous-même m’avez répondu il n’y a qu’un instant : je sais tout.
Don Bernardo baissa la tête en fermant les poings avec une rage concentrée.
Il y eut un silence de quelques minutes.
En ce moment, un sereno passa dans la rue, s’arrêta auprès du mur de la maison, et, d’une voix criarde et avinée, il chanta l’heure en ces termes :
— Ave, Maria purissima ! Las doce han dado y sereno !
Puis on entendit son pas lourd s’éloigner peu à peu et se perdre enfin dans le lointain.
Les deux hommes tressaillirent comme s’ils eussent été violemment réveillés de leurs préoccupations.
— Minuit ! déjà ! murmura Ribeyra d’un ton de regret mêlé d’inquiétude.
— Finissons-en ! s’écria résolument don Bernardo ; puisque rien ne peut vous convaincre de la pureté de mes intentions ; que vous exigez que je vous dévoile des secrets douloureux qui ne regardent que moi…
— Et une autre personne ! reprit don Gusman avec intention.
— Soit ! reprit le colonel avec impatience : « et une autre personne ! » Eh bien ! soyez satisfait : c’est précisément parce que je sais rencontrer cette
personne à l’hacienda del Pico que je veux vous y accompagner ! Il faut absolument que j’aie un entretien sérieux avec cette personne ! Me comprenez-vous maintenant ?
— Oui, je vous comprends parfaitement.
— Alors, j’en suis convaincu, vous n’avez plus d’objections à me faire.
— Vous vous trompez, caballero, répondit nettement le gentilhomme.
— Oh ! pour cette fois, je vous jure que vous n’en saurez pas davantage.
— Alors, je partirai seul, voilà tout.
— Prenez garde, s’écria le colonel avec agitation, ma patience est épuisée !
— Et la mienne donc, señor colonel ! Du reste, je vous le répète, je me soucie fort peu de vos menaces : agissez à votre guise, caballero. Dieu, j’en suis convaincu, me viendra en aide.
À cette parole un sourire de dédain plissa les lèvres pâles du jeune homme ; il se leva, et, s’approchant de son interlocuteur immobile au milieu de la chambre :
— Est-ce votre dernier mot, señor ? lui dit-il.
— Le dernier, répondit laconiquement le gentilhomme.
— Que votre sang retombe sur votre tête ! c’est vous qui l’aurez voulu ! s’écria le colonel en lui lançant un regard de rage.
Et sans prendre autrement congé de son ennemi toujours impassible et froid en apparence, il se détourna pour sortir, en proie à la plus violente agitation.
Par un geste rapide comme la pensée, don Gusman, profitant de ce mouvement, se débarrassa de son poncho, le lança sur la tête du colonel, qu’il enveloppa dans les plis du lourd vêtement, si bien que celui-ci se trouva garrotté et bâillonné avant non seulement d’avoir songé à se défendre, mais même d’avoir compris ce qui lui arrivait.
— À trompeur, trompeur et demi, don Bernardo ! lui dit alors Ribeyra d’un ton de sarcasme ; puisque vous tenez tant m’accompagner, vous viendrez, mais pas de la façon dont vous le supposiez probablement.
Pour toute réponse, le colonel lit un effort prodigieux, mais inutile, pour rompre les liens qui l’attachaient.
— Maintenant, aux autres ! s’écria le gentilhomme en jetant un regard de triomphe sur son ennemi, qui se tordait sur le sol dans le paroxysme d’une rage impuissante.
Cinq minutes plus tard, les quelques soldats demeurés dans le saguan étaient désarmés par les domestiques, garrottes avec les cordes qu’ils avaient eux-mêmes apportées, sans doute dans une tout autre intention, et portés sur les marches de la cathédrale, peu distante de la maison ; là on les abandonna à leur sort.
Quant au colonel, le vieux soldat qui venait de montrer une si grande présence d’esprit ne se souciait pas, ainsi qu’il le lui avait dit lui-même, de le laisser derrière lui ; il avait au contraire de fortes raisons pour l’avoir auprès de lui pendant la hasardeuse expédition qu’il allait tenter : aussi, dès qu’il fut à cheval, il jeta son prisonnier en travers sur le devant de sa selle, puis il sortit de la maison accompagné de serviteurs dévoués, bien montés et armés jusqu’aux dents.
— Au galop ! s’écria-t-il dès que la porte fut refermée ; qui sait si ce traître ne nous avait pas vendus d’avance ?
La petite troupe s’élança au galop et traversa la ville déserte à cette heure de nuit avec la rapidité d’un tourbillon.
Mais, lorsque les cavaliers arrivèrent au commencement des faubourgs, la troupe ralentit peu à peu le pas, et sur un signe de don Gusman elle ne tarda pas à s’arrêter tout à fait.
Le gentilhomme n’avait pas songé à une chose forte importante cependant : c’est que Buenos-Ayres, à l’époque où pesait sur elle le gouvernement de Rosas, était considérée comme ville de guerre, et que par conséquent, passé une certaine heure, il était impossible d’en sortir, à moins que d’avoir un mot de passe changé chaque soir et donné par le dictateur lui-même. Le cas était embarrassant. Don Gusman laissa errer un regard incertain sur le prisonnier placé devant lui ; un instant la pensée lui vint de lui enlever son bâillon et de lui demander le mot d’ordre, que probablement il devait connaître. Mais le gentilhomme, après quelques secondes de réflexion, renonça à l’idée de se fier à un homme auquel il venait de faire une mortelle injure, et qui, certes, profiterait de la première occasion qui lui serait offerte pour se venger : il résolut donc de payer d’audace et d’agir selon les événements.
En conséquence, après avoir recommandé à ses compagnons de préparer leurs armes de façon à pouvoir s’en servir au premier signal, il donna l’ordre de pousser en avant.
À peine avaient-ils fait six cents pas, qu’ils entendirent le bruit d’un fusil qu’on arme, et un qui vive ! vigoureusement accentué arriva jusqu’à eux. Heureusement la nuit était si noire, qu’à une distance de dix pas il était impossible de rien distinguer.
Le moment était venu de payer d’audace ; don Gusman éleva la voix et répondit d’un accent ferme et bref :
— Colonel Pedrosa !… ronde majorca !
— Où allez-vous ? reprit la sentinelle,
— À Palermo, dit encore Ribeyra, aux ordres du benemerito général Rosas.
— Passez !
La petite troupe s’engouffra comme une avalanche sous les portes de la ville et disparut bientôt dans les ténèbres.
Grâce à son audace, don Gusman venait d’échapper à un immense danger.
Les seneros chantaient la demie après minuit au moment où les cavaliers laissaient derrière eux les dernières maisons de Buenos-Ayres.