Les Chasseurs d’abeilles/Texte entier

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Roy & Geffroy (p. 1-184).

LES ROIS DE L’OCÉAN


Le cavalier bondit sur sa selle.


I

Une rencontre dans le far-west


Depuis la découverte des riches placeres de la Californie et de la rivière Frazer, l’Amérique septentrionale est entrée dans une ère de transformation tellement active, la civilisation a si bien marché à pas de géant que, pour les poètes et les rêveurs amoureux des grands spectacles de la nature, il n’est plus qu’une contrée, encore aujourd’hui presque inconnue, où ils puissent jouir de l’aspect majestueux et grandiose des mystérieuses savanes américaines.

C’est là seulement que se dérouleront à leurs yeux éblouis, avec leurs émouvants contrastes et leurs harmonies saisissantes, ces immenses océans de verdure ou de sable qui s’étendent à l’infini, silencieux, sombres et menaçants, sous le regard tout-puissant du Créateur.

Cette contrée, dont les coups pressés de la pioche des squatters n’ont pas encore troublé les échos, est le Far-West, c’est-à-dire l’ouest lointain.

Là les Indiens règnent encore en maîtres, sillonnant dans tous les sens, au galop de mustangs aussi indomptés qu’eux-mêmes, ces vastes solitudes dont ils connaissent tous les mystères, chassant les bisons et les chevaux sauvages, guerroyant entre eux ou poursuivant à outrance les chasseurs et les trappeurs blancs assez téméraires pour oser s’aventurer dans ce dernier et formidable refuge des Peaux-Rouges.

Le 27 juillet 1858, trois heures environ avant le coucher du soleil, un cavalier, monté sur un magnifique mustang, suivait insoucieusement les rives du rio Vermejo, affluent perdu du rio Grande del Norte, dans lequel il se jette après un parcours de soixante-dix à quatre-vingts lieues à travers le désert.

Ce cavalier, revêtu du costume de cuir des chasseurs mexicains, était, autant qu’on en pouvait juger, un homme d’une trentaine d’années au plus ; il avait la taille haute et bien prise, les manières élégantes et les gestes gracieux. Les lignes de son visage étaient fières et arrêtées, et ses traits hardis, empreints d’une expression de franchise et de bonté, inspiraient, au premier coup d’œil, le respect et la sympathie.

Ses yeux bleus, au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses boucles de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges touffes de dessous les ailes de son chapeau de poil de vigogne et ruisselaient en désordre sur ses épaules, la blancheur mate de sa peau, qui tranchait avec le teint olivâtre légèrement bronzé particulier aux Mexicains, donnaient à supposer qu’il n’avait pas vu le jour sous le climat de l’Amérique espagnole.

Cet homme, à l’apparence si paisible et si peu redoutable, cachait sous une enveloppe légèrement efféminée un courage de lion que rien ne pouvait non pas émouvoir, mais seulement étonner ; la peau fine et presque diaphane de ses mains blanches aux ongles rosés servait d’enveloppe à des nerfs d’acier.

Au moment où nous le mettons en scène, ce personnage semblait être à moitié endormi sur la selle et laissait aller à son gré son mustang, qui profitait de cette liberté, à laquelle il n’était pas accoutumée pour s’arrêter presque à chaque pas et happer du bout des lèvres les brins d’herbes jaunis par le soleil qu’il rencontrait sur son chemin.

L’endroit où se trouvait notre cavalier était une plaine assez vaste, partagée en deux parties égales par le rio Vermejo, dont les rives étaient escarpées et semées çà et là de rochers pelés et grisâtres.

Cette plaine était encaissée entre deux chaînes de collines qui s’élevaient à droite et à gauche par des ondulations successives, jusqu’à former à l’horizon de hauts pics couverts de neige sur lesquels jouaient les lueurs purpurines du couchant.

Cependant, malgré la somnolence réelle ou affectée du cavalier, parfois ses yeux s’ouvraient à demi, et sans tourner la tête il jetait autour de lui un regard investigateur, sans que pour cela un muscle de son visage trahît une appréhension, bien pardonnable du reste, dans une région où l’ennemi le moins redoutable pour l’homme est le jaguar.

Le voyageur ou le chasseur, car nous ne savons encore qui il est, continuait sa route, d’une allure de plus en plus lente et insoucieuse ; il venait de passer à une cinquantaine de pas environ d’un rocher qui s’élevait comme une sentinelle solitaire sur la rive du rio Vermejo, lorsque de derrière ce rocher, où il se tenait probablement en embuscade, sortit à demi un homme armé d’un rifle américain.

Cet individu examina un instant avec la plus profonde attention le voyageur, puis il épaula vivement son rifle, pressa la détente, et le coup partit.

Le cavalier bondit sur sa selle, poussa un cri étouffé, ouvrit les bras, abandonna les étriers et roula sur l’herbe, où, après quelques convulsions, il resta immobile.

Le cheval épouvanté se cabra, lança quelques ruades et partit à fond de train dans la direction des bois éparpillés sur les collines, au milieu desquels il ne tarda pas à disparaître.

Après avoir si adroitement abattu son homme, l’assassin laissa tomber à terre la crosse de son arme et, ôtant son chapeau de poil de vigogne, il s’essuya le front en murmurant avec une expression de vanité satisfaite :

— Canarios ! pour cette fois, je crois que ce démon de partisan n’en reviendra pas : je dois lui avoir brisé la colonne vertébrale. Quel beau coup ! Ces imbéciles qui me soutenaient, à la Venta, qu’il était sorcier et que, si je ne mettais pas une balle d’argent dans mon rifle, je ne parviendrais pas à le tuer, que diraient-ils maintenant en le voyant ainsi étendu ? Allons, j’ai loyalement gagné mes cent piastres ! Ce n’est pas malheureux ! J’ai eu assez de peine à réussir ! Que la Sainte Vierge soit bénie pour la protection qu’elle a daigné m’accorder ! je ne manquerai pas de lui en être reconnaissant.

Tout en parlant ainsi, le digne homme avait rechargé son rifle, avec le soin le plus minutieux.

— Ouf ! continua-t-il en s’asseyant sur une motte de gazon, je suis fatigué de l’avoir guetté si longtemps ! Si j’allais m’assurer qu’il est bien mort ? Ma foi ! non, il n’aurait qu’à respirer encore et m’allonger une navajada ! Pas si bête ! j’aime mieux attendre ici tranquille en fumant une cigarette : si dans une heure il n’a pas bougé, c’est que tout sera fini, et alors je me risquerai ! Rien ne me presse, moi ; ajouta-t-il avec un sourire sinistre.

Alors, de l’air le plus calme, il prit du tabac dans sa poche, tordit un pajillo, l’alluma et commença à fumer avec le plus grand sang-froid du monde, tout en surveillant du coin de l’œil le cadavre couché à quelques pas de lui.

Nous profiterons de ce moment de répit pour faire faire au lecteur plus ample connaissance avec cet intéressant personnage.

C’était un homme d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais la largeur de ses épaules et la grosseur de ses membres indiquaient qu’il devait être doué d’une grande force musculaire ; il avait un front déprimé et fuyant comme celui d’une bête fauve, son nez long et recourbé retombait sur une bouche large aux lèvres minces et garnie de dents blanches aiguës et mal rangées ; ses yeux gris, petits, et au regard louche, imprimaient à sa physionomie une expression sinistre.

Cet homme portait un costume de chasseur semblable à celui du cavalier, c’est-à-dire des calzoneras de cuir serrées à la hanche par une faja ou ceinture de soie, et tombant jusqu’au genou, attachées au-dessous des botas vaqueras destinées à garantir les jambes. Une espèce de jaquette ou de blouse aussi de cuir lui couvrait le haut du corps ; cette blouse, ouverte comme une chemise, n’avait que des demi-manches ; un machete ou sabre droit passé sans fourreau dans un anneau de fer pendait sur sa hanche gauche, et une gibecière qui paraissait bien garnie était maintenue à son côté droit par une lanière de bison jeté en bandoulière ; un zarapé de fabrique indienne bariolé de couleurs voyantes était placé à terre auprès de lui.

Cependant le temps se passait ; une heure et demie était écoulée déjà sans que notre homme, qui fumait cigarette sur cigarette, parût se décider à aller s’assurer de la mort de celui qu’il avait si traîtreusement visé de derrière un rocher.

Pourtant, depuis sa chute, le cavalier avait conservé l’immobilité la plus complète ; attentivement surveillé par son assassin, celui-ci ne lui avait pas vu faire le plus léger mouvement. Les zopilotes et les condors, attirés sans doute par l’odeur du cadavre, commençaient à tournoyer en longs cercles au-dessus de lui en poussant des cris rauques et discordants ; le soleil, sur le point de disparaître, n’apparaissait plus que sous la forme d’un globe de feu presque au niveau de la ligne de l’horizon ; il fallait prendre un parti. L’assassin se leva à contre-cœur.

— Bah ! murmura-t-il, il doit être bien mort à présent, ou sinon il faut qu’il ait l’âme chevillée dans le ventre ! Allons voir ! Cependant, comme la prudence est la mère de la sûreté, soyons prudent !

Et, comme pour appuyer ce raisonnement, il sortit de sa jarretière le couteau affilé que tout Mexicain y porte afin de couper la reata, si un ennemi lui jette le lazo autour du cou ; après avoir fait plier la lame sur une pierre et s’être assuré que la pointe n’était pas cassée, il se décida enfin à s’approcher du corps, toujours immobile, à l’endroit où il était tombé.

Mais dans les déserts américains il y a un axiome dont la justesse est reconnue de tous, c’est que d’un point à un autre le plus court chemin est la ligne courbe ; notre homme se garda bien de ne pas le mettre en pratique en cette circonstance ; au lieu de s’avancer tout droit vers celui qu’il voulait visiter, il fit au contraire un large circuit, ne s’approchant que peu à peu, doucement, s’arrêtant par intervalles pour examiner le corps, prêt à fuir au moindre mouvement qu’il lui verrait faire et le couteau levé pour frapper.

Mais ces minutieuses précautions furent inutiles ; le corps conserva son immobilité de statue, et l’inconnu s’arrêta presque à le toucher sans que rien décelât qu’un souffle de vie fût resté au malheureux étendu sur le sol. L’assassin se croisa les bras sur la poitrine, et considérant le cadavre dont le visage était tourné vers la terre :

— Ma foi ! il est bien mort, se dit-il ; c’est dommage, car c’était un rude homme ; jamais je n’aurais osé l’attaquer en face ! Mais un honnête homme n’a que sa parole, j’étais payé, je devais remplir mes engagements ! C’est singulier, je ne vois pas de sang ! Bah ! l’épanchement se sera fait à l’intérieur ! Tant mieux pour lui ! de cette façon il aura moins souffert ; cependant, pour plus de sûreté, je vais lui planter mon couteau entre les deux épaules, de cette façon je serai sûr de mon fait, quoiqu’il n’y ait pas de danger qu’il en revienne ; mais il ne faut pas tromper ceux qui paient, un honnête homme n’a que sa parole.

Après ce monologue, il se mit à genoux, se pencha sur le cadavre en appuyant la main droite sur son épaule et il leva son couteau : mais tout à coup, par un mouvement d’une rapidité inouïe, le prétendu mort se redressa, bondit comme un jaguar et, renversant l’assassin stupéfait, il le saisit à la gorge, le coucha sur le sol, lui appuya à son tour le genou sur la poitrine et lui enleva son couteau avant même que l’autre se fût bien rendu compte de ce qui lui arrivait.

— Holà ! compadre, dit alors le cavalier d’une voix railleuse, un instant, s’il vous plaît, cuerpo de Cristo !

Tout cela s’était passé beaucoup plus vite qu’il ne nous a fallu de temps pour l’écrire.

Cependant, quelque brusque et inattendue que fût cette attaque, l’autre était trop habitué à ces étranges péripéties dans des situations à peu près semblables pour ne pas reprendre presque immédiatement son sang-froid.

— Eh ! compadre, reprit le cavalier, que dites-vous de cela ?

— Moi ? répondit-il en ricanant, caraï ! je dis que c’est bien joué.

— Vous vous y connaissez, hein ?

— Un peu, fit-il avec modestie.

— J’ai été aussi fin que vous.

— Plus fin ; cependant je croyais bien vous avoir tué.

« C’est singulier ! ajouta-t-il comme se parlant à soi-même ; les autres ont raison : c’est moi qui suis un imbécile ; la première fois, je prendrai une balle en argent, c’est plus sûr.

— Vous dites ?

— Rien.

— Pardonnez-moi, vous avez dit quelque chose.

— Vous tenez donc bien à le savoir ?

— Apparemment, puisque je vous le demande.

— Eh bien ! j’ai dit que la première fois je prendrais une balle en argent.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous tuer, donc.

— Pour me tuer ! Allons ! vous êtes fou. Croyez-vous que je vous laisserai échapper ?

— Je ne le suppose en aucune façon, d’autant plus que vous auriez le plus grand tort de le faire.

— Parce que vous me tueriez ?

— Ma foi ! oui, le plus tôt possible.

— Vous me haïssez donc bien ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Eh bien ! alors, dans quel but ?

— Dame ! un honnête homme n’a que sa parole.

Le cavalier lui lança un long regard, tout en secouant la tête d’un air pensif.

— Hum ! fit-il au bout d’un instant, me promettez-vous, si je vous laisse provisoirement libre, de ne pas chercher à vous échapper ?

— Je vous le promets avec d’autant plus de plaisir, que je vous avoue que je me trouve dans une position très fatigante, et que je désirerais en changer.

— Levez-vous ! dit le cavalier en se redressant.

L’autre ne se fit pas répéter l’invitation, en une seconde il fut debout.

— Ah ! reprit-il avec un soupir de satisfaction, c’est bon d’être libre !

— N’est-ce pas ! maintenant voulez-vous que nous causions un peu ?

— Je ne demande pas mieux, caballero, je ne puis que gagner dans votre conversation, répondit-il en s’inclinant avec le plus charmant sourire.

Les deux ennemis prirent place auprès l’un de l’autre comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé entre eux.

Ceci est un des traits distinctifs du caractère mexicain : le meurtre chez ce peuple est tellement passé dans les mœurs, qu’il n’a plus rien qui étonne, et que souvent l’homme qui a failli être victime d’un guet-apens ne se fait aucun scrupule de serrer la main à celui qui le lui a tendu, prévoyant qu’il peut un jour ou l’autre être appelé à jouer le rôle d’assassin à son tour.

Dans la circonstance présente, ce n’était nullement cette considération qui engageait le cavalier à agir comme il le faisait ; il avait pour cela un puissant motif que bientôt nous connaîtrons, car malgré sa feinte indifférence, ce ne fut qu’avec un vif sentiment de dégoût qu’il s’assit auprès du bandit.

Quant à celui-ci, nous devons lui rendre cette justice de constater qu’il n’avait qu’un remords, celui d’avoir manqué son coup, mais il se promettait in petto de prendre sa revanche le plus tôt possible, et cette fois d’user de si grandes précautions qu’il réussirait.

— À quoi pensez-vous ? lui demanda tout à coup le cavalier.

— Moi ? Ma foi ! à rien, caballero, répondit-il d’un air innocent.

— Vous me trompez, je sais à quoi vous pensez en ce moment.

— Oh ! pour cela, permettez-moi de vous dire…

— Vous pensez à m’assassiner, reprit le cavalier en l’interrompant net.

L’autre ne répondit pas, seulement il murmura entre ses dent :

— Quel démon d’homme ! il devine jusqu’aux pensées les plus cachées ; on n’est pas en sûreté auprès de lui. — Répondrez-vous avec honnêteté et franchise aux questions que je vous adresserai ? reprit au bout d’un instant le cavalier.

— Oui, autant que cela me sera possible.

— C’est-à-dire autant que votre intérêt ne vous engagera pas à mentir.

— Dame ! señor, nul n’aime faire la guerre à ses dépens ; personne ne peut m’obliger à dire du mal de moi-même.

— C’est juste ! Qui êtes-vous ?

— Seňor, reprit l’autre en se redressant avec fierté, j’ai l’honneur d’être Mexicain, ma mère était une Indienne Opata, mon père un caballero de Guadalupe.

— Très bien, mais cela ne m’apprend rien sur vous.

— Hélas ! Seigneurie, répondit-il avec ce ton pleurard que savent si bien prendre les Mexicains, j’ai eu des malheurs.

— Ah ! vous avez eu des malheurs, Seigneur… Ah ! pardon ! il me semble que vous avez oublié de me dire votre nom ?

— Il est bien obscur, Seigneurie, mais, puisque vous désirez le savoir, voici : je me nomme Tonillo el Zapote, tout à votre service, Seigneurie.

— Merci ! seňor Zapote ; maintenant continuez, je vous écoute.

— J’ai fait beaucoup de métiers dans ma vie ; j’ai tour à tour été lepero, muletier, maromero, soldat. Malheureusement je suis un peu vif ; quand je me mets en colère, j’ai la main fort légère.

— Ou fort lourde, observa en souriant le cavalier.

— C’est la même chose, si bien que j’ai eu le malheur de couper cinq ou six individus qui avaient eu l’imprudence de me chercher querelle ; le juez de letras se fâcha, et, sous prétexte que je devais six morts, il prétendit que je méritais le garrotte ; alors, voyant que mes concitoyens me méconnaissaient ainsi, que la civilisation ne savait pas m’apprécier à ma juste valeur, je me réfugiai au désert et je me fis chasseur.

— D’hommes ? interrompit le cavalier d’un ton de sarcasme.

— Dame ! Seigneurie, les temps sont durs, les gringos paient une chevelure 20 dollars, c’est une belle somme, et, ma foi ! quand on est pressé par le besoin ! Mais je n’ai jamais recours à ce moyen qu’à la dernière extrémité.

— Ah ! ah ! fort bien ; maintenant, dites-moi, me connaissez-vous ?

— Beaucoup de réputation, mais personnellement non.

— Avez-vous contre moi quelque sujet de haine ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que non.

— Alors pourquoi avez-vous voulu m’assassiner ?

— Moi, s’écria-t-il avec les marques du plus grand étonnement, vous assassiner ! jamais !

— Comment ! drôle, fit le cavalier en fronçant les sourcils, vous osez soutenir une telle imposture, lorsque quatre fois déjà j’ai servi de cible à votre rifle et qu’aujourd’hui même vous avez tiré sur moi…

— Oh ! permettez, Seigneurie, fit el Zapote avec feu ; ceci n’est pas du tout la même chose ; j’ai tiré sur vous, c’est vrai : il est même probable que j’y tirerai encore, mais jamais, je le jure sur ma part de paradis, je n’ai eu la pensée de vous assassiner ; fi donc ! moi, un caballero ! pouvez-vous avoir une si mauvaise opinion de moi, Seigneurie ?

— Que prétendiez-vous donc en tirant ainsi sur moi ?

— Vous tuer, Seigneurie pas autre chose.

— Ainsi ce meurtre n’était pas un assassinat ?

— Pas le moins du monde, seigneurie, c’était une affaire.

— Comment ! une affaire ? le drôle me fera devenir fou, sur mon âme !

— Dame ! Seigneurie, un honnête homme n’a que sa parole, j’étais payé.

— Pour me tuer ? s’écria le cavalier.

— Parfaitement, répondit el Zapote ; vous comprenez que dans de telles conditions j’étais forcé de tenir mes engagements.

IL y eut un instant de silence. Évidemment ce raisonnement ne paraissait pas aussi concluant au cavalier qu’au lepero.

— Voyons ! terminons-en, reprit au bout d’un instant le cavalier.

— Je ne demande pas mieux, Seigneurie.

— Vous reconnaissez sans doute que vous êtes en mon pouvoir ?

— Il me serait difficile de soutenir le contraire.

— Bon ! comme, de votre aveu, vous avez tiré sur moi avec l’intention évidente de me tuer ?

— Je ne puis le nier, Seigneurie.

— En vous tuant, maintenant que je vous tiens entre mes mains, je ne ferais donc qu’user de représailles ?

— Cela est parfaitement juste, caballero ; je dois même avouer que vous aurez on ne peut plus raison d’agir ainsi.

Son interlocuteur le regarda avec surprise.

— Ainsi vous êtes satisfait de mourir ? lui demanda-t-il.

— Entendons-nous, reprit vivement l’autre, je n’en suis pas satisfait du tout, au contraire ; seulement je suis beau joueur, voilà tout ; j’ai joué, j’ai perdu, je paie, cela est juste.

Le cavalier sembla réfléchir.

— Et si, au lieu de vous planter mon couteau dans la gorge, dit-il, ainsi que vous-même reconnaissez que j’en ai le droit…

El Zapote fit un signe d’assentiment.

— Je vous rendais la liberté, continua le cavalier, en vous laissant la faculté d’agir à votre guise, que feriez-vous ?

Le bandit hocha tristement la tête.

— Je vous le répète, répondit-il, je vous tuerais : un homme n’a que sa parole, je ne peux pas tromper la confiance de ceux qui m’emploient, ce serait me perdre de réputation.

Le cavalier éclata de rire.

— On vous a donc payé bien cher pour cette expédition ? dit-il.

— Pas beaucoup, mais le besoin fait faire bien des choses, j’ai reçu cent piastres.

— Pas davantage ? fit l’étranger en allongeant les lèvres avec dédain : ce n’est guère, je croyais valoir mieux que cela.


Enfin les branches s’écartèrent et cinq personnes parurent.

— Beaucoup mieux, d’autant plus que l’expédition est difficile, mais la première fois, je prendrai une balle d’argent.

— Vous êtes idiot, compagnon, vous ne me tuerez pas plus cette fois que les autres ; réfléchissez à ce qui est arrivé aujourd’hui. Déjà à quatre reprises différentes j’avais entendu vos balles siffler à mes oreilles, cela m’a fatigué ; j’ai voulu enfin vous connaître ; vous voyez que j’ai réussi.

— C’est vrai. Après cela, peut-être ne vous doutiez-vous pas que j’étais si près de vous ?

Le cavalier haussa les épaules.

— Je ne veux même pas vous demander, dit-il, le nom de l’homme qui vous a commandé ma mort. Tenez, voilà votre couteau, dont je n’ai que faire ; allez-vous-en ; je vous méprise trop pour vous craindre. Adieu !

En disant cela, le cavalier s’était levé et avait congédié le bandit d’un geste plein de majesté et de dédain.

Le lepero demeura un instant immobile, puis, saluant profondément son généreux ennemi :

— Merci ! Seigneurie, dit-il d’une voix légèrement émue ; vous valez mieux que moi ; c’est égal, je vous prouverai que je ne suis pas aussi coquin que vous le supposez et qu’il y a encore quelque chose chez moi qui n’est pas complètement gâté.

Le cavalier ne lui répondit pas et lui tourna le dos en haussant les épaules.

Le lepero le regarda s’éloigner avec une expression dont ses traits farouches semblaient incapables ; un mélange de tristesse et de reconnaissance imprimait à sa physionomie un cachet tout différent de celui qui lui était habituel.

— Il ne me croit pas, murmura-t-il, — nous avons déjà remarqué qu’il avait un goût prononcé pour les monologues, — il ne me croit pas ; au fait pourquoi ajouterait-il foi à mes paroles ? tant pis ! ce sera dur, mais un honnête homme n’a que sa parole, je lui prouverai qu’il ne méconnaît pas encore. En route !

Réconforté par ces paroles, le bandit retourna au rocher derrière lequel il s’était primitivement embusqué ; en passant, il ramassa son rifle, puis, tournant le rocher, il détacha son cheval qu’il avait caché dans un enfoncement, lui remit la bride, sauta en selle et s’éloigna au galop après avoir jeté un regard en arrière en murmurant avec un accent de sincère admiration :

— Caraï ! quel rude homme ! quelle forte nature ! quel malheur, si on le tuait derrière un buisson comme un antilope ! Vive Dios ! ce ne sera pas, si je puis l’empêcher, foi de Zapote !

Il traversa à gué le rio Vermejo et ne tarda pas à disparaître au milieu des hautes herbes qui bordaient la rive opposée.

Lorsque l’inconnu se fut assuré du départ du lepero, il calcula l’heure à l’ombre démesurément allongée des arbres, et, après avoir attentivement regardé autour de lui, il poussa un sifflement aigu et prolongé qui, bien que contenu, fut cependant répété par les échos de la rive, tant le son en était puissant.

Au bout de quelques secondes un hennissement éloigné se fit entendre, suivi presque immédiatement d’un galop précipité semblable aux roulements d’un tonnerre lointain.

Peu à peu le bruit se rapprocha, les branches craquèrent, les buissons furent écartés violemment, et le mustang de l’inconnu parut sur la lisière d’un bois peu éloigné.

Arrivé là, le noble animal s’arrêta, aspira l’air avec force en allongeant le cou et tournant la tête dans toutes les directions, puis il s’élança et vint, en faisant des courbettes, s’arrêter tout joyeux devant son maître, qu’il regarda d’un air intelligent.

Celui-ci le flatta doucement en lui parlant d’un ton avenant ; puis, après s’être assuré que le lepero avait définitivement disparu et qu’il était bien seul, il rajusta les harnais un peu en désordre de son cheval, se mit en selle et partit à son tour.

Mais, au lieu de continuer à suivre les bords du rio Vermejo, il lui tourna le dos et s’éloigna dans la direction des montagnes.

L’allure de l’inconnu avait complètement changé ; ce n’était plus cet homme que nous avons d’abord présenté au lecteur, à demi endormi, vacillant sur sa selle et se laissant mener au gré de sa monture ; non, maintenant il se tenait droit et ferme sur son cheval, dont ses genoux serraient les flancs ; son visage avait pris une expression sombre et réfléchie, ses regards erraient autour de lui comme s’ils eussent voulu percer les mystères de l’épaisse forêt dans laquelle il s’engageait ; la tête légèrement penchée en avant, il prêtait l’oreille au moindre bruit avec une attention extrême, et son rifle placé en travers devant lui avait la batterie juste sous sa main droite, de façon à ce qu’il put faire feu immédiatement si les circonstances l’exigeaient.

On aurait dit, tant cet homme avait subitement changé, que la scène étrange à laquelle nous avons fait assister le lecteur n’était pour lui qu’une des mille péripéties sans conséquence auxquelles l’exposait sa vie d’aventure au désert, mais que maintenant il se préparait à lutter contre des dangers réellement sérieux pour lui.


II

DANS LA FORÊT



L’inconnu s’était engagé dans une épaisse forêt dont les derniers contreforts venaient mourir presque sur les bords du rio Vermejo.

Les forêts américaines sont loin de ressembler à celles du vieux monde : là des arbres poussent au hasard, se croisant et s’enchevêtrant les uns dans les autres, laissant parfois de larges espaces complètement découverts et jonchés d’arbres morts renversés et amoncelés de la façon la plus bizarre.

Certains arbres, tout à fait ou en partie desséchés, présentent dans leurs lacunes les restes vigoureux d’un sol mâle et fécond, d’autres également antiques sont soutenus par des lianes entortillées qui, avec le temps, ont presque égalé la grosseur de leur premier appui ; la diversité des feuilles y forme le plus agréable contraste ; d’autres, recelant dans leur tronc creux un fumier qui, formé des débris de leurs feuilles et de leurs branches à demi-mortes, a échauffé les graines qu’ils ont laissées tomber, semblent par les arbrisseaux qu’ils renferment, promettre un dédommagement de la perte de leurs pères.

On croirait que la nature a voulu mettre à l’abri des injures du temps certains de ces vieux arbres affaissés sous le poids des siècles, en leur donnant un manteau d’une mousse grisâtre qui pend en larges festons depuis la cime des branches jusqu’à terre ; cette mousse, nommée barbe d’Espagnol, donne aux arbres qu’elle recouvre une apparence presque fantastique.

Le sol de ces forêts, formé par l’humus des arbres tombés depuis des siècles, est des plus accidentés, tantôt s’élevant en forme de montagne pour s’abaisser tout à coup en marécages fangeux, peuplés de hideux alligators qui se vautrent dans leurs boues verdâtres, et de millions de moustiques qui tournoient en bourdonnant au milieu des vapeurs fétides qu’ils exhalent, tantôt s’étendant à l’infini en plaines d’une régularité et d’une monotonie désespérantes.

Des rivières sans nom traversent ces déserts ignorés, n’emportant sur leurs eaux silencieuses que les cygnes noirs qui se laissent nonchalamment aller au courant, tandis que les flamants roses postés le long de leurs rives pêchent philosophiquement leur dîner, l’air béat et les yeux à demi fermés.

Bien que la vue soit bornée, parfois de fortuites éclaircies laissent entrevoir des points de vue pittoresques et délicieusement accidentés.

Des bruits incessants, des rumeurs sans nom, s’entendent sans interruption dans ces régions mystérieuses, grandes voix de la solitude, hymne solennelle des mondes invisibles créés par Dieu !

C’est au sein de ces forêts redoutables que se réfugient les fauves et les reptiles qui abondent au Mexique ; çà et là on aperçoit s’ouvrir les sentes séculaires suivies incessamment par les jaguars et les bisons et qui, après des méandres sans nombre, aboutissent toutes à des abreuvoirs ignorés. Malheur au téméraire qui, sans être accompagné d’un guide sûr, s’engagerait dans le dédale inextricable de ces immenses océans de verdure ! Après des tortures inouïes, il succomberait et deviendrait la proie des bêtes fauves ; combien de hardis pionniers sont morts ainsi sans qu’il fût possible de soulever le voile mystérieux qui cachait leur fin misérable ! Leurs os blanchis retrouvés au pied d’un arbre, apprenaient seuls à ceux qui les rencontraient que là des hommes étaient morts en proie aux plus atroces souffrances et que le même sort les menaçait sans doute.

L’étranger devait être l’hôte habituel de la forêt dans laquelle il s’était si audacieusement engagé au moment où le soleil, abandonnant l’horizon, avait laissé les ténèbres envahir la terre, ténèbres rendues plus épaisses encore sous le couvert où les rainures touffues des arbres ne tamisaient qu’une incertaine et fugitive lumière, même au milieu de la journée.

Légèrement incliné en avant, l’œil et l’oreille au guet, l’inconnu s’avançait d’un pas aussi rapide que le lui permettait la nature du sol que foulait son cheval, suivant sans hésiter les capricieux détours d’une sente de bêtes fauves dont la trace disparaissait presque au milieu des hautes herbes qui tentaient continuellement de l’effacer.

Depuis plusieurs heures déjà il marchait ainsi sans avoir ralenti l’allure de son cheval, s’enfonçant de plus en plus dans la forêt.

Il avait traversé, à gué, plusieurs rivières, franchi des ravins escarpés, entendant à peu de distance à droite et à gauche les rauquements sourds des jaguars et les miaulements ironiques des chats-tigres qui semblaient le poursuivre de leurs menaçants hurlements.

Lui ne s’inquiétait pas de ces cris et de ces rumeurs, il avançait toujours, bien que d’instant en instant la forêt prît un aspect plus sauvage et plus désolé.

Les buissons et les arbres de basse futaie avaient disparu pour faire place à des mahoganys gigantesques, à des chênes-lièges séculaires et à des acajous dont les sombres ramures formaient des arceaux de verdure à quatre-vingts pieds au-dessus de sa tête ; la sente s’était élargie et se dirigeait en pente douce vers une colline de médiocre élévation complètement dégarnie d’arbres.

Arrivé au pied de la colline, l’inconnu s’arrêta, puis, sans descendre de cheval, il jeta aux environs un regard circulaire et investigateur.

Le calme de la mort régnait autour de lui : les hurlements des bêtes fauves se perdaient dans le lointain ; on n’entendait d’autre bruit que celui d’un mince filet d’eau qui suintait à travers les fentes d’un rocher et tombait d’une hauteur de trois à quatre mètres dans un réservoir naturel.

Le ciel, d’un bleu profond, était pailleté d’un nombre infini d’étoiles brillantes, et la lune, nageant au milieu d’un flot de nuages blanchâtres, déversait à profusion ses rayons argentés sur la colline, dont les pentes fantastiquement éclairées formaient un étrange et saisissant contraste avec le reste du paysage, plongé dans une obscurité complète.

Pendant quelques minutes, l’inconnu conserva une immobilité de statue, prêtant avec le plus grand soin l’oreille au moindre bruit, la main sur ses armes, prêt à faire feu à la plus légère apparence de danger.

Convaincu enfin probablement que tout était calme aux environs et que rien d’insolite ne troublait le silence de la solitude, il fit un geste pour mettre pied à terre, mais tout à coup son cheval releva la tête par un mouvement brusque, coucha les oreilles et respira l’air avec force à plusieurs reprises.

Soudain un craquement violent se fit entendre dans les broussailles, un élan magnifique se leva du milieu des buissons et, bondissant tout effarouché à peu de distance du cavalier, il traversa rapidement la sente en secouant ses ramures d’un air effaré et disparut dans l’obscurité.

Pendant quelques instants le bruit de sa course précipitée résonna sur les feuilles sèches qu’il foulait d’un pas de plus en plus agile.

L’inconnu, par un mouvement presque imperceptible de pression, fit peu à peu rétrograder son cheval jusqu’au pied du monticule, la tête toujours tournée vers la forêt comme une sentinelle vigilante qui se replie devant une force qu’elle suppose supérieure.

Arrivé à l’endroit qu’il voulait atteindre, l’inconnu sauta légèrement à terre et, se faisant un rempart du corps de son cheval, il épaula son rifle, en posa l’extrémité du canon sur la selle et attendit.

Son attente ne fut pas longtemps : au bout de quelques instants à peine le bruit de la marche de plusieurs personnes qui se rapprochaient du lieu où il se tenait en embuscade parvint à son oreille.

Sans doute, avant même d’apercevoir les personnes qui arrivaient ainsi, l’inconnu avait deviné qui elles pouvaient être, car il quitta son abri provisoire, passa la bride de son cheval à son bras, et, désarmant son rifle, il en laissa tomber la crosse à terre avec l’apparence de la plus entière sécurité, pendant qu’un sourire d’une expression indéfinissable se jouait sur ses lèvres.

Enfin les branches s’écartèrent et cinq personnes parurent.

De ces cinq personnes, quatre étaient des hommes ; deux d’entre eux soutenaient les pas chancelants d’une femme qu’ils portaient presque entre leurs bras. Et chose extraordinaire dans ces régions, ces étrangers, qu’à leur costume et à la couleur de leur peau il était facile de reconnaître pour des blancs, n’avaient pas de chevaux avec eux.

Ils continuèrent d’avancer sans s’apercevoir de la présence de l’inconnu, qui, toujours immobile, les regardait s’approcher de lui avec un mélange de pitié et de tristesse.

Soudain un des étrangers leva la tête par hasard.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il en mexicain avec une expression de vive satisfaction, nous sommes sauvés, voici enfin un homme.

Les étrangers s’arrêtèrent alors ; celui qui avait le premier aperçu l’inconnu s’avança rapidement vers lui avec la plus exquise politesse :

— Caballero, lui dit-il, permettez-moi de vous prier de m’accorder ce qui ordinairement ne se refuse pas au désert : aide et protection.

L’inconnu, avant de répondre, jeta un regard profond sur son interlocuteur.

Celui-ci était un homme d’une cinquantaine d’années ; ses traits étaient nobles, ses manières distinguées ; bien que ses cheveux commençassent à blanchir aux tempes, sa taille, droite et cambrée, n’avait pas perdu une ligne, et le feu de son œil noir était aussi vif que s’il n’eût eu que trente ans.

La richesse de son costume et l’aisance de ses manières montraient clairement qu’il appartenait aux rangs les plus élevés de la société mexicaine.

— Vous venez de commettre deux erreurs graves en quelques minutes, caballero, répondit l’inconnu : la première, c’est de vous être ainsi avancé vers moi à découvert, la seconde, de me demander sans me connaître aide et protection.

— Je ne vous comprends pas, señor, répondit l’étranger avec étonnement ; les hommes ne se doivent-ils pas une assistance mutuelle ?

— Dans la vie civilisée, cela peut être, fit l’inconnu avec sacasme, mais au désert la vue d’un homme présage toujours un danger ; nous sommes des sauvages, nous autres.

L’étranger fit un geste de stupeur.

— Ainsi, dit-il, vous laisseriez, faute de secours, périr vos semblables dans ces horribles solitudes ?

— Mes semblables, reprit l’inconnu avec une mordante ironie, mes semblables sont les bêtes fauves de la prairie ; qu’ai-je à faire avec vous autres hommes des villes, ennemis nés de tout ce qui respire l’air pur de la liberté ? Il n’y a rien de commun entre vous et moi ; retirez-vous et ne me tourmentez pas davantage.

— Soit, répondit l’étranger avec hauteur, je ne vous importunerai pas plus longtemps. S’il ne s’agissait que de moi, je ne vous aurais adressé aucune prière ; la vie ne m’est pas assez chère pour que je cherche à la prolonger par des moyens qui répugnent à mon honneur, mais ce n’est pas de moi seulement qu’il s’agit : il y a là une femme, presque une enfant, ma fille, qui réclame de prompts secours et qui mourra peut-être, si elle ne peut en recevoir.

L’inconnu ne répondit pas : il s’était détourné comme s’il lui répugnait de continuer plus longtemps l’entretien.

L’étranger rejoignit à pas lents ses compagnons, arrêtés sur la lisière de la forêt.

— Eh bien ? leur demanda-t-il avec inquiétude.

— La señorita s’est évanouie, répondit l’un d’eux avec tristesse.

L’étranger fit un geste de douleur ; pendant quelques instants il demeura les yeux fixés sur la jeune fille, avec une expression de désespoir impossible à rendre.

Tout à coup il se détourna brusquement et courut vers l’inconnu.

Celui-ci s’était remis en selle et se préparait à s’éloigner.

— Arrêtez ! s’écria l’étranger.

— Que me voulez-vous encore ? répondit l’inconnu d’un ton de mauvaise humeur, laissez-moi partir, et remerciez Dieu que notre rencontre imprévue dans cette forêt n’ait pas eu pour vous des conséquences plus graves.

Il y avait dans ces paroles énigmatiques un ton de menace qui, malgré lui, inquiéta l’étranger. Cependant, il ne se rebuta pas.

— Il est impossible, reprit-il avec véhémence, que vous soyez aussi cruel que vous vous plaisez à le paraître : vous êtes bien jeune encore pour que tout sentiment soit mort dans votre cœur.

L’inconnu rit d’un rire étrange.

— Je n’ai pas de cœur, dit-il.

— Je vous en supplie au nom de votre mère, ne nous abandonnez pas !

— Je n’ai pas de mère.

— Eh bien ! quel qu’il soit, au nom de l’être que vous aimez le plus au monde.

— Je n’aime plus personne.

— Personne ! répéta l’étranger en frissonnant malgré lui, je vous plains alors, car vous devez bien souffrir.

L’inconnu tressaillit, une rougeur fébrile envahit son visage, mais se remettant presque aussitôt :

— Maintenant, dit-il, laissez-moi aller.

— Non, pas avant de savoir qui vous êtes.

— Qui je suis ? ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Une bête fauve, un être qui n’a d’humain que l’apparence et porte à tous les hommes une haine que rien ne pourra jamais rassasier. Priez Dieu de ne plus jamais me rencontrer sur votre route. Je suis comme le corbeau, moi : ma vue porte malheur, adieu !

— Adieu ! murmura l’étranger avec une profonde tristesse, que Dieu vous prenne en pitié et ne vous punisse pas de votre cruauté !

En ce moment une voix mourante, mais dont les ondulations tristes étaient aussi douces et aussi mélodieuses que celles du Centzontle, le rossignol américain, s’éleva dans le silence.

— Mon père ! mon père ! disait-elle, où êtes-vous ? ne m’abandonnez pas !

— Me voilà ! me voilà ! ma fille, s’écria l’étranger avec tendresse, en se détournant vivement pour accourir auprès de celle qui l’appelait ainsi.

Au son de cette voix harmonieuse, un nuage était passé sur le visage pâle de l’inconnu, son œil bleu avait lancé un fulgurant éclair, il avait en frissonnant porté la main à son cœur, comme s’il avait reçu une commotion électrique.

Après une hésitation de quelques secondes il fit tout à coup bondir son cheval en avant et, posant sa main droite sur l’épaule de l’étranger :

— Quelle est cette voix ? lui demanda-t-il avec un accent singulier.

— La voix de ma fille qui va mourir et qui m’appelle, répondit-il avec un ton de douloureux reproche.

— Mourir ! balbutia l’inconnu, en proie à une émotion étrange, mourir, elle !

— Laissez-moi me rendre auprès de mon enfant.

— Mon père ! mon père ! répéta la jeune fille d’une voix de plus en plus faible.

L’inconnu se redressa. Son visage avait pris subitement une expression d’implacable volonté.

— Elle ne mourra pas ! dit-il d’une voix sourde. Venez.

Ils rejoignirent le groupe.

La jeune fille étendue sur le sol avait les yeux fermés, son visage était pâle comme celui d’un cadavre, sa respiration faible et saccadée montrait seule que la vie ne l’avait pas encore complètement abandonnée.

Les personnes qui l’entouraient la considéraient avec une expression de tristesse profonde, pendant que de grosses larmes coulaient silencieusement sur leurs joues brunies.

— Oh ! s’écria le père en tombant à genoux auprès de la jeune fille, dont il saisit la main qu’il couvrit de baisers, tandis que son visage était inondé de larmes, ma fortune, ma vie à qui sauvera mon enfant chérie !

L’inconnu avait mis pied à terre, il fixait sur la jeune fille un regard sombre et pensif. Enfin, après quelques minutes de cette muette contemplation, il se tourna vers l’étranger.

— Quelle est la maladie de cette jeune fille ? lui demanda-t-il brusquement.

— Hélas ! répondit celui-ci, une maladie incurable, elle a été piquée par un serpent de verre.

L’inconnu fronça les sourcils presque à les joindre.

— Alors elle est perdue, dit-il d’une voix sourde.

— Perdue ! mon Dieu ! Ma fille ! ma pauvre fille !


Le Chat-Tigre, bondissant avec l’agilité de l’animal dont il portait le nom, avait sauté du sommet d’une roche.

— Oui ! À moins… puis se reprenant : Depuis combien de temps a-t-elle été piquée ?

— Il n’y a pas encore une heure.

Le visage de l’inconnu s’éclaircit ; il demeura un instant silencieux pendant que les assistants, anxieusement penchés vers lui, attendaient avec impatience l’arrêt qu’il allait probablement prononcer.

— Moins d’une heure ? dit-il enfin, elle peut encore être sauvée.

L’étranger poussa un soupir de joie.

— Vous m’en répondez ? s’écria-t-il.

— Moi, fit l’inconnu en haussant les épaules, je ne réponds de rien autre que de tenter l’impossible pour réussir à vous la rendre.

— Oh ! sauvez-la ! s’écria le père avec effusion ; qui que vous soyez, je vous bénirai.

— Que m’importe ce que vous ferez ? dit-il, ce n’est pas pour vous que je tenterai de sauver cette enfant ; du reste, quels que soient les motifs qui m’y engagent, je vous tiens quitte de toute reconnaissance…

— C’est possible que vous pensiez ainsi, mais moi…

— Assez ! interrompit rudement l’inconnu ; nous n’avons que trop perdu de temps en paroles oiseuses ; hâtons-nous, si nous ne voulons qu’il soit trop tard.

Tous se turent.

L’inconnu regarda alors autour de lui.

Nous avons dit que les étrangers s’étaient arrêtés à la lisière de la forêt ; au-dessus de leur tête les derniers arbres du couvert étendaient leurs puissantes ramures.

L’inconnu s’approcha des arbres qu’il considéra avec soin, semblant chercher quelque chose qu’il ne trouvait pas. Soudain il poussa un cri de joie étouffé et, dégainant le long couteau attaché, à son genou droit, il coupa une liane, ramassa le morceau qu’il avait détaché et revint auprès des étrangers, qui suivaient tous ses mouvements avec une avidité inquiète.

— Tenez, dit-il à l’un d’eux qui semblait être un peon, ôtez toutes les feuilles de cette branche, puis hachez-les. Surtout hâtez-vous : chaque seconde vaut un siècle pour celle que nous voulons sauver.

Le peon s’occupa activement de la tâche qui lui était donnée.

L’inconnu se tourna alors vers le père de la jeune fille.

— À quelle partie du corps cette enfant a-t-elle été piquée ? lui demanda-t-il.

— Un peu au-dessous de la cheville gauche.

— Est-elle courageuse ?

— Pourquoi cette question ?

— Répondez, le temps presse.

— La pauvre enfant est bien accablée, bien faible.

— Enfin, il n’y a pas à hésiter, l’opération est nécessaire.

— Une opération ? s’écria l’étranger avec effroi.

— Aimez-vous mieux qu’elle meure ?

— Cette opération est-elle donc indispensable ?

— Oui ; nous n’avons perdu que trop de temps déjà.

— Faites, alors ! Dieu veuille que vous réussissiez !

La jambe de la jeune fille était affreusement enflée, le tour de la piqûre faite par le serpent, horriblement tuméfié, prenait déjà une couleur verdâtre.

— Oh ! oh ! murmura l’inconnu, il n’y a pas une seconde à perdre ; maintenez cette jeune fille pendant que je l’opérerai, de façon à ce qu’elle ne puisse faire un mouvement.

La voix de l’inconnu avait pris un tel accent de commandement que les étrangers obéirent sans hésiter.

Celui-ci s’assit à terre, posa l’extrémité de la jambe de la jeune fille sur son genou et se prépara.

Heureusement la lune répandait en ce moment une lumière telle qu’une vive clarté inondait le paysage et permettait de voir presque comme en plein jour.

Lorsque la jeune fille s’était sentie piquée, son premier mouvement avait été heureusement d’arracher son bas de soie ; l’inconnu saisit son couteau à un pouce de la pointe, et, fronçant les sourcils avec une détermination terrible, il enfonça cette pointe dans la piqûre et pratiqua une incision cruciale profonde de près de dix lignes et longue de plus d’un pouce.

La pauvre enfant éprouva probablement une douleur horrible, car elle poussa un cri épouvantable et se tordit dans une crise nerveuse.

— Maintenez-la, cuerpo de Cristo ! s’écria l’inconnu d’une voix tonnante, tandis qu’avec un sang-froid et une adresse inouïs il pressait les lèvres de la plaie avec force pour en faire sortir le sang noir et décomposé qu’elle contenait : à présent, les feuilles ! s’écria-t-il.

Le peon accourut.

L’inconnu prit alors les feuilles, entrouvrit les lèvres de la blessure, et lentement, avec soin, il en exprima le suc sur les chairs palpitantes, puis il fit une espèce d’emplâtre de ces feuilles, les appliqua sur la piqûre, les y assujettit fortement au moyen d’une ligature, et, posant avec précaution le pied à terre, il se releva.

La jeune fille, aussitôt qu’une certaine quantité du suc de la liane fut tombée sur la plaie, parut éprouver une sensation de bien-être extrême ; ses spasmes nerveux cessèrent peu à peu, ses yeux se fermèrent ; enfin, elle se laissa aller en arrière, sans tenter plus longtemps de lutter contre les personnes qui continuaient à la tenir entre leurs bras.

— Maintenant, dit l’inconnu, vous pouvez la lâcher : elle dort.

En effet, la respiration mesurée, bien que faible, de la jeune fille, prouvait qu’elle était plongée dans un profond sommeil.

— Dieu soit loué ! s’écria le pauvre père en joignant les mains avec extase : ainsi elle est sauvée ?

— Oui, répondit lentement inconnu, à moins d’un accident imprévu, elle n’a plus rien à craindre.

— Mais quel remède extraordinaire avez-vous donc employé pour obtenir un si heureux résultat ?

L’étranger sourit avec dédain et parut ne pas vouloir répondre ; cependant, après une courte hésitation, cédant peut-être malgré lui à cette vanité secrète qui pousse à son insu tout homme à faire parade de sa science, il se décida à donner l’explication qui lui était demandée.

— Les moindres choses vous étonnent, vous autres gens des villes, dit-il avec ironie ; l’homme dont la vie entière s’est écoulée dans le désert sait bien des choses que les habitants de vos brillantes cités ignorent, quoiqu’ils se plaisent à faire devant nous, pauvres sauvages, parade de leur fausse science dans le seul but de nous humilier ; la nature ne conserve pas de secret pour celui qui sans cesse épie dans l’ombre de la nuit ou à la clarté du soleil, avec une patience à toute épreuve, sans se laisser décourager par l’insuccès, ses mystérieuses harmonies ; l’Architecte sublime, quand il a créé cet immense univers, ne l’a laissé tomber de ses mains puissantes que lorsqu’il a été bien complet et que la dose du bien balança partout celle du mal, en plaçant, pour ainsi dire, l’antidote auprès du poison.

L’étranger écoutait avec une surprise croissante les paroles de cet homme, dont le caractère véritable était pour lui une énigme et qui, à chaque instant, se faisait connaître à lui sous des jours diamétralement opposés et des apparences entièrement distinctes.

— Mais, continua l’inconnu, l’orgueil et la présomption rendent l’homme aveugle ; habitué à tout rapporter à soi-même, s’imaginant que tout ce qui existe a spécialement été créé pour sa convenance, il ne se donne la peine d’étudier les secrets de la nature que dans ce qu’ils paraissent avoir de directement en rapport avec son bien-être personnel, sans se soucier d’interroger ses actes les plus simples : ainsi, par exemple, la région où nous nous trouvons étant basse et marécageuse doit naturellement être infestée de reptiles, d’autant plus dangereux et plus redoutables qu’ils sont à demi calcinés et rendus furieux par les rayons d’un soleil torride. Or, la nature prévoyante a fait croître en abondance dans ces mêmes parages une liane nommée mikania, celle-là même dont je me suis servi, qui est contre la morsure des serpents un remède infaillible.

— Je n’en saurais douter, maintenant que j’en ai vu les effets, mais comment a-t-on découvert la propriété de cette liane ? dit l’étranger, intéressé malgré lui au plus haut point.

— Un coureur des bois, continua l’inconnu avec une certaine complaisance, remarqua que le faucon noir, plus connu sous le nom de guaco, oiseau qui fait sa nourriture ordinaire des reptiles, semblait surtout se plaire à faire aux serpents une guerre acharnée ; ce coureur des bois remarqua aussi que, si parfois, pendant la lutte, le serpent réussissait à piquer le guaco, celui-ci cessait aussitôt le combat et s’envolait vers cette liane dont il arrachait quelques feuilles qu’il broyait dans son bec, puis il retournait plus acharné au combat jusqu’à ce qu’il fût parvenu à vaincre son redoutable ennemi ; ce coureur des bois était un homme sage et expérimenté qui savait que les animaux, étant dénués de raison, sont plus spécialement placés sous la surveillance de Dieu, et que tout ce qu’ils font a une cause réglée d’avance ; après mûre réflexion, il se décida à tenter l’expérience sur lui-même.

— Et il exécuta son projet ! s’écria l’étranger.

— Certes, il se fit piquer par un corail, le serpent le plus dangereux de tous ; mais, grâce à la mikania, la piqûre fut aussi inoffensive pour lui que si elle avait été faite par une épine d’églantier ; voilà de quelle façon a été trouvé ce précieux remède. Mais, ajouta l’inconnu en changeant subitement de ton, j’ai accédé à votre désir en portant secours à votre fille ; elle est sauvée. Adieu ! il est temps que je m’éloigne.

— Pas avant de m’avoir dit votre nom.

— À quoi bon cette insistance ?

— Parce que je veux, conserver dans ma mémoire ce nom comme étant celui d’un homme auquel j’ai voué une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie.

— Vous êtes fou ! répondit rudement l’inconnu ; il est inutile que je vous dise un nom que vous n’apprendrez peut-être que trop tôt.

— Soit, je n’insisterai pas, quelles que soient les raisons qui vous obligent à agir ainsi ; je ne chercherai pas à vous connaître malgré vous, mais, si vous refusez de me dire votre nom, vous ne pouvez m’empêcher de vous faire savoir le mien : je me nomme don Pedro de Luna. Bien que jamais je n’aie jusqu’à présent pénétré aussi loin dans les prairies, ma résidence n’en est cependant pas fort éloignée : je suis propriétaire de l’hacienda de las Norias de San-Antonio, située presque sur la frontière des Despoblados, auprès de l’embouchure du rio San-Pedro.

— Je connais l’hacienda de las Norias de San-Antonio ; l’homme qui la possède doit être un des heureux de la terre suivant vos opinions des villes ; tant mieux ! si elle est à vous, je ne vous envie nullement une richesse dont je n’ai que faire. Maintenant vous n’avez plus rien à me dire, n’est-ce pas ? Eh bien, adieu !

— Comment, adieu ! vous nous quittez ?

— Certes, pensiez-vous donc que je demeurerais avec vous la nuit entière ?

— J’espérais du moins que vous ne laisseriez pas inachevée l’œuvre que vous aviez entreprise.

— Je ne vous comprends pas, caballero.

— Eh quoi ! nous abandonnerez-vous ainsi, laisserez-vous ma fille dans l’état où elle se trouve, perdue dans le désert sans moyen d’en sortir, au milieu de cette forêt qui déjà a failli lui être fatale !

L’inconnu fronça les sourcils à plusieurs reprises ; il jeta à la dérobée un regard sur la jeune fille. Un violent combat semblait se livrer dans son esprit ; il demeura silencieux pendant quelques minutes, comme s’il eût hésité à prendre un parti quelconque. Enfin il releva la tête.

— Écoutez, dit-il d’une voix saccadée, je serai franc avec vous ; je n’ai jamais su mentir ; j’ai à peu de distance d’ici un jacal, comme vous appelez le misérable calli qui m’abrite, mais, croyez-moi, mieux vaut pour vous demeurer ici que de m’y suivre.

— Pour quelle raison ? dit l’étranger avec surprise.

— Je n’ai pas d’explication à vous donner et je ne vous en donnerai pas, seulement, je vous le répète, croyez-moi, restez ici. Cependant, si vous vous obstinez à me suivre, je ne m’y opposerai pas, je vous servirai de guide.

— Un danger nous menacerait-il sous votre toit ? Je ne puis m’arrêter à une telle hypothèse : l’hospitalité est sacrée dans la prairie.

— Peut-être ; je ne puis vous répondre ni oui ni non ; décidez-vous, seulement décidez-vous promptement, parce que j’ai hâte d’en finir.

Don Pedro de Luna jeta un regard douloureux sur sa fille, puis se tournant vers l’inconnu :

— Quoi qu’il advienne, je vous suivrai ; ma fille ne peut demeurer ainsi, vous avez trop fait pour elle pour ne pas la sauver ; je me fie à vous, indiquez-moi le chemin.

— Soit ! répondit laconiquement l’inconnu, je vous avertis, c’est à vous d’être sur vos gardes.


III

LE CALLI


Autant l’inconnu semblait avoir mis d’hésitation à offrir un abri à don Pedro de Luna et à sa fille, — et nous savons dans quels termes cette offre avait à la fin été faite, — autant, dès qu’il eut pris son parti, il se montra pressé de quitter la partie de la forêt où s’était passée la scène que nous avons rapportée dans notre précédent chapitre. Ses yeux erraient continuellement autour de lui avec une inquiétude qu’il ne se donnait pas la peine de déguiser, tournant la tête du côté du monticule, comme s’il se fût attendu à voir surgir tout à coup au sommet de cette colline quelque effroyable apparition.

Dans l’état où se trouvait la jeune fille, la réveiller eût été commettre une grave imprudence qui aurait sérieusement compromis sa santé ; sur les indications données d’une voix sèche par l’inconnu, les peones de don Pedro et l’haciendero lui-même se hâtèrent de couper des branches d’arbres, afin de confectionner un brancard qu’ils couvrirent de feuilles sèches par-dessus lesquelles ils étendirent leurs zarapés, dont ils se dépouillèrent afin de former à leur jeune maîtresse une couche moins dure.

Lorsque ces préparatifs furent terminés, la jeune fille fut soulevée avec la plus grande précaution et placée doucement sur le brancard.

Des trois hommes qui accompagnaient don Pedro, deux étaient des peones ou domestiques indiens ; le troisième était le capataz de l’hacienda.

Ce capataz était un individu de cinq pieds huit pouces environ, aux épaules larges et aux jambes arquées par l’habitude d’être à cheval ; il était d’une maigreur extraordinaire ; mais on pouvait avec raison dire de lui qu’il n’était que muscles et nerfs ; sa vigueur était extraordinaire ; cet homme, âgé de quarante-cinq ans environ, se nommait Luciano Pedralva et était dévoué corps et âme à son maître, que sa famille servait sans interruption depuis près de deux siècles.

Ses traits, brunis par les intempéries des saisons, bien que vulgaires, avaient cependant une expression d’intelligence et de finesse à laquelle ses yeux noirs et bien ouverts imprimaient un cachet d’énergie et d’audace peu communes ; don Pedro de Luna avait la plus grande confiance en cet homme, qu’il considérait plutôt comme un ami que comme un serviteur.

Lorsque la jeune fille eut été déposée sur le brancard, les peones le soulevèrent, tandis que don Pedro et le capataz se placèrent l’un à droite et l’autre à gauche de la malade, afin de veiller sur elle et de la garantir des branches d’arbres et des lianes.

Sur un signe muet de l’inconnu, qui était remonté à cheval, la petite troupe se mit lentement en marche.

Au lieu de rentrer dans la forêt, l’inconnu continua de s’avancer vers le monticule dont bientôt on atteignit le pied ; un étroit sentier serpentait le long de ses lianes par une pente assez douce. La petite troupe s’y engagea sans hésiter.

Ils montèrent ainsi pendant quelques minutes, suivant à une longueur de dix ou quinze mètres l’inconnu qui marchait seul en avant. Soudain, arrivé à un angle du chemin derrière lequel le guide avait déjà disparu, un sifflement tellement aigu s’éleva dans l’air que les Mexicains tressaillirent et s’arrêtèrent malgré eux, ne sachant s’ils devaient avancer ou reculer.

— Qu’est-ce que cela signifie ? murmura don Pedro avec inquiétude.

— Sans doute quelque trahison, répondit le capataz en jetant autour de lui un regard investigateur.

Mais tout était calme autour d’eux ; rien en apparence n’était changé dans le paysage, qui paraissait toujours aussi solitaire.

Cependant, à peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées que plusieurs sifflements semblables au premier qu’ils avaient entendu, mais beaucoup plus éloignés, s’élevèrent dans différentes directions à la fois, répondant évidemment au signal qui leur avait été fait.

En ce moment, l’inconnu reparut ; son visage était en proie à une vive émotion.

— C’est vous qui l’avez voulu, dit-il, je me lave les mains de ce qui arrivera.

— Dites au moins quel péril nous menace ? répondit don Pedro avec agitation.

— Eh ! fit-il d’un ton de colère sourde, le sais-je moi-même ? D’ailleurs, à quoi cela vous avancerait-il de le savoir ? en seriez-vous moins perdu pour cela ? Vous avez refusé de me croire. Maintenant priez Dieu qu’il vous aide, car jamais danger plus terrible ne vous a menacé que celui qui en ce moment est suspendu sur votre tête !

— Pourquoi ces perpétuelles réticences ? Soyez franc ; nous sommes des hommes, vive Dios ! et, quelque grand que soit ce péril, nous saurons bravement l’affronter.

— Vous êtes fou : un homme en vaut-il cent ? vous succomberez, vous dis-je ? Mais vous n’avez de reproches à adresser qu’à vous-même, c’est vous qui vous êtes obstiné à braver le Chat-Tigre dans sa tanière.

— Oh ! s’écria l’haciendero avec un frisson de terreur, quel nom avez-vous prononcé là ?

— Celui de l’homme entre les mains duquel vous êtes en ce moment.

— Eh quoi ! le Chat-Tigre, ce redoutable bandit, dont les crimes sans nombre épouvantent le pays depuis si longtemps, cet homme qui semble doué d’un pouvoir diabolique pour l’accomplissement des forfaits odieux dont il se souille sans cesse, ce monstre est près d’ici.

— Oui, et, je vous en avertis, soyez prudent, car peut-être il vous entend en ce moment même, bien qu’invisible à vos yeux et aux miens.

— Que m’importe ! s’écria avec énergie don Pedro ; maintenant que mon mauvais destin m’a fait tomber au pouvoir de ce démon, je n’ai plus de ménagements à garder, car cet homme est sans pitié, et ma vie ne m’appartient déjà plus.

— Qu’en savez-vous, señor don Pedro de Luna ? répondit une voix railleuse.

L’haciendero tressaillit et fit un pas en arrière en poussant un cri étouffé. Le Chat-Tigre, bondissant avec l’agilité de l’animal dont il portait le nom, avait sauté du sommet d’une roche élevée qui surplombait le sentier à quelque distance, et était venu tomber légèrement à deux pas de lui.

Il y eut un instant d’un silence terrible. Les deux hommes placés ainsi face à face, les regards étincelants et les lèvres crispées par la colère, s’examinaient avec une ardente curiosité.

C’était la première fois que l’haciendero voyait le terrible partisan dont la sanglante renommée s’étendait jusque dans les bourgades les plus ignorées du pays, et qui depuis trente ans promenait la terreur sur les frontières mexicaines.

Nous donnerons en quelques mots le portrait de cet homme appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

Le Chat-Tigre était une espèce de colosse de près de six pieds ; ses épaules larges et ses membres sur lesquels se dessinaient des muscles d’une rigidité marmoréenne, montraient que, bien que depuis longtemps il eût dépassé le milieu de la vie, sa vigueur était encore dans toute son intégrité ; ses longs cheveux blancs comme les neiges du Coatepec tombaient en désordre sur ses épaules et se mêlaient à sa barbe aux reflets argentés qui couvrait sa poitrine, son front était large et ouvert ; il avait le regard de l’aigle sous des sourcils de lion ; toute sa personne offrait, en un mot, le type complet de l’homme du désert, grand, fort, majestueux et implacable ; bien que son teint flétri par les intempéries des saisons eût acquis presque la couleur de la brique, il était cependant facile de reconnaître aux lignes pures et accentuées de son visage que cet homme appartenait à la race blanche.

Son costume tenait le milieu entre celui des Mexicains et des Peaux-Rouges, c’est-à-dire que, bien qu’il portât le zarapé, ses mitasses en deux parties, cousus avec des cheveux attachés de place en place, et ses moksens de couleurs différentes brodés en piquants de porc-épic et garnis de verroteries et de grelots, témoignaient de sa préférence pour les Indiens, dont au reste il semblait avoir entièrement adopté les coutumes et le genre de vie.

Un large couteau à scalper, une hachette, un sac de plomb et une poire à poudre étaient pendus à une ceinture de cuir fauve qui lui serrait étroitement les flancs.

Détail singulier chez un Blanc, une plume d’aigle à tête blanche était plantée au-dessus de son oreille droite, comme si cet homme affichait la prétention d’être le chef d’une tribu indienne.


Immédiatement une éblouissante lumière jaillit de l’intérieur du souterrain.

Enfin il tenait à la main un magnifique rifle américain damasquiné et ciselé en argent avec le plus grand soin.

Voilà quel était au physique l’homme auquel chasseurs blancs et Peaux-Rouges avaient donné le nom de Chat-Tigre, nom que si sa renommée n’était pas fausse et si seulement la moitié des faits que l’on rapportait sur lui étaient vrais, il méritait à tous égards.

Cependant nous nous abstiendrons, quant à présent, de nous appesantir sur le caractère de cet être étrange ; les scènes qui suivront le feront, nous en sommes persuadé, suffisamment connaître.

Bien que frappé de surprise par l’apparition aussi subite qu’inattendue du redoutable partisan, don Pedro de Lima ne tarda pas cependant à reprendre toute sa présence d’esprit.

— Vous paraissez me connaître beaucoup mieux que je ne vous connais moi-même, répondit-il froidement ; pourtant, si la moitié des choses que j’ai entendu rapporter de vous sont vraies, je ne dois, m’attendre de votre part qu’à des procédés semblables à ceux dont vous usez envers les malheureux qui tombent entre vos mains.

Le Chat-Tigre sourit avec ironie.

— Et ces procédés, vous ne les redoutez pas ? demanda-t-il avec sarcasme.

— Pour moi personnellement, non, répondit don Pedro avec dédain.

— Mais, reprit le partisan en jetant un regard de côté à la dame blessée, pour cette jeune fille ?

L’haciendero tressaillit, une pâleur livide couvrit soudain son visage.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, répondit-il, pour l’honneur de l’humanité je veux le croire : les Apaches eux-mêmes, si féroces, sentent leur rage s’éteindre devant la faiblesse d’une femme.

— N’ai-je pas parmi les habitants des villes la réputation d’être plus farouche que les Peaux-Rouges et même les bêtes fauves ? fit-il avec sarcasme.

— Finissons-en, reprit avec hauteur don Pedro de Lima : puisque j’ai été assez fou, malgré des avertissements réitérés, pour venir me livrer entre vos mains, disposez de moi comme bon vous semblera, mais délivrez-moi de la torture de subir votre conversation.

Le Chat-Tigre fronça le sourcil ; il frappa avec violence la crosse de son rifle sur le sol en murmurant quelques paroles inintelligibles ; mais, par un effort de volonté extrême, ses traits reprirent presque instantanément leur impassibilité habituelle ; toute trace d’émotion disparut de sa voix et ce fut du ton le plus calme qu’il répondit :

— En commençant avec vous cette conversation dont vous semblez si peu vous soucier, caballero, je vous ai dit : « Qu’en savez-vous ? »

— Eh bien ? fit l’haciendero surpris et dominé malgré lui par le changement, étrange de son redoutable interlocuteur.

— Eh bien ! reprit celui-ci, je vous répète cette phrase, non pas, comme vous pourriez le supposer, pour vous narguer, mais simplement pour avoir votre opinion franche sur moi.

— Cette opinion vous importe peu, j’imagine.

— Plus peut-être que vous ne le supposez : mais laissons cela et veuillez me répondre.

L’haciendero demeura un instant silencieux. Le Chat-Tigre, les yeux fixés sur lui, l’examinait attentivement.

Quant au chasseur qui presque malgré lui avait consenti à servir de guide à don Pedro de Luna, son étonnement était extrême ; croyant connaître à fond le caractère du partisan, il ne comprenait rien à cette scène et il se demandait intérieurement à quelle horrible tragédie aboutirait cette feinte mansuétude du Chat-Tigre

Don Pedro, lui, jugeait tout autrement des sentiments du bandit : à tort ou à raison, il croyait avoir saisi un accent de sincérité triste dans le ton dont celui-ci lui avait en dernier lieu adressé la parole.

— Puisque vous le voulez absolument, lui dit-il, soit, je vous répondrai franchement ; je crois que votre cœur n’est pas aussi cruel qu’il vous plaît de le faire supposer, et je suppose que cette conviction que vous en avez intérieurement vous rend extrêmement malheureux, car, malgré tous les actes odieux qu’on vous reproche, il en est d’horribles qui vous sont venus à la pensée, et devant l’exécution desquels vous avez reculé, malgré l’impitoyable férocité qu’on vous prête.

Le Chat-Tigre fit un geste.

Ne m’interrompez pas ! continua vivement l’haciendero. Je sais que je marche sur un terrain brûlant : mais vous avez exigé que je vous parle avec franchise ; bon gré mal gré vous m’entendrez jusqu’au bout ! La plupart des hommes sont les artisans de leur bonne ou mauvaise fortune en ce monde ; vous n’avez pas échappé au sort commun. Doué d’un caractère énergique, de passions vives, au lieu de chercher à dompter ces passions, vous vous êtes laissé dominer par elles, et, de chute en chute, vous êtes parvenu au point où aujourd’hui vous en êtes réduit, et pourtant tout bon sentiment n’est pas mort en vous.

Un sourire de mépris erra sur les lèvres du vieux bandit.

— Ne souriez pas, continua l’haciendero, la question que vous m’avez faite en est une preuve : menant au fond d’un désert la vie d’un sauvage pillard haïssant la société qui vous a renié, vous tenez cependant à connaître l’opinion que cette société a de vous. Pour quelle raison ? je vous le dirai : c’est que à votre insu peut-être, ce sentiment de justice que Dieu a déposé au fond du cœur de tous les hommes se révolte en vous contre cette réprobation universelle qui pèse sur votre nom, vous avez honte de vous-même ! L’homme qui en arrive là, si criminel qu’il soit, est bien près du repentir, car cette voix qui parle ainsi dans son cœur, c’est le remords qui s’éveille.

Le Chat-Tigre, bien que don Pedro se fût tu depuis quelques instants déjà, semblait encore prêter l’oreille à ses paroles, mais tout à coup, relevant orgueilleusement la tête, il promena un regard railleur sur les personnes qui l’entouraient et éclata d’un rire sec et nerveux qu’on ne peut comparer qu’à celui que Goethe prête à Méphistophélès.

Ce rire fit mal à l’haciendero, qui comprit que les mauvais instincts du partisan avaient repris le dessus sur les bonnes pensées qui, un instant, avaient semblé vouloir germer en lui.

Au bout d’un instant le visage du Chat-Tigre reprit sa gravité marmoréenne.

— Bien ! s’écria-t-il d’un ton de faux enjouement auquel ne se trompa nullement don Pedro ; je m’attendais à un sermon, je vois que je ne me suis pas trompé ! Eh bien ! au risque de déchoir dans votre opinion ou, pour être plus vrai, de vous donner un grain d’orgueil en vous laissant supposer que vous avez raison de me juger comme vous l’avez fait, je veux que vous et les vôtres rentriez dans votre hacienda de las Norias de San-Antonio, non seulement sans avoir perdu un cheveu, mais encore après avoir été bien traités par moi. Cette détermination vous étonne, n’est-il pas vrai ? vous étiez loin de vous y attendre.

— Nullement, j’ai toujours pensé qu’il en serait ainsi.

— Ah ! fit-il avec étonnement : ainsi, si je vous offrais l’hospitalité dans mon calli, vous accepteriez ?

— Pourquoi non, si cette offre était sérieuse ?

— Alors, venez sans crainte : je vous donne ma parole que vous et ceux qui vous accompagnent vous n’aurez à redouter de moi aucune insulte.

— Soit ! fit don Pedro, je vous suis.

Mais l’inconnu avait, avec une anxiété croissante, suivi les péripéties singulières de cette conversation. En ce moment il s’élança brusquement en avant et, étendant les bras vers l’haciendero :

— Arrêtez ! sur votre tête, s’écria-t-il d’une voix que l’émotion intérieure qu’il éprouvait faisait trembler malgré lui. Arrêtez ! ne vous laissez pas tromper par la feinte bienveillance de cet homme, il vous tend un piège : son offre cache une trahison.

Le Chat-Tigre redressa sa haute taille et, lançant au jeune homme un regard dédaigneux :

— Tu divagues, garçon, répondit-il avec un accent empreint d’une majesté suprême, cet homme ne court aucun danger en se fiant à moi : s’il existe au monde beaucoup de choses que je ne respecte pas, il en est une au moins que toujours j’ai respectée et que je n’ai pas souffert qu’on mit en doute, c’est ma parole ; cette parole, je l’ai donnée a ce caballero : allons ! livre-nous passage, la jeune femme que tu as si à propos secourue n’est pas complètement sauvée encore, son état réclame des soins que tu serais impuissant à lui donner.

L’inconnu tressaillit ; un sombre éclair jaillit de son œil bleu, sa bouche souriait comme pour une réponse ; cependant il demeura muet, fit quelques pas en arrière et baissa la tête avec un mouvement de colère concentrée.

— D’ailleurs, continua imperturbablement le partisan, quelle que soit la force dont tu disposes dans d’autres parties du désert, tu sais qu’ici je suis tout-puissant et que ma volonté fait loi : laisse-moi donc agir à ma guise, sans me contraindre à employer des moyens qui me répugnent, je n’aurais qu’à faire un geste pour dompter ton fol orgueil.

— Bon ! répondit le jeune homme d’une voix sourde, je sais que je ne puis rien ; mais prenez garde à la façon dont vous traiterez ces étrangers, qui se sont placés sous ma protection, car je saurais prendre ma revanche.

— Oui, oui, fit le Chat-Tigre avec mélancolie, je sais que tu n’hésiterais pas à te venger même de moi, si tu croyais avoir des motifs de le faire, mais peu m’importe ; quant à présent, je suis le maître.

— Je vous suivrai jusque dans votre repaire, ne croyez pas que je laisse ainsi ces étrangers entre vos mains.

— Soit, je ne m’oppose pas à ce que tu nous accompagnes, loin de là, j’aurais été fâché qu’il en fût autrement.

L’inconnu sourit avec dédain, mais il ne répondit pas.

— Venez, reprit le Chat-Tigre en s’adressant à l’haciendero.

La caravane se remit à gravir le monticule sur les traces du vieux partisan, auprès duquel marchait d’un air sombre leur premier guide.

Le Chat-Tigre, après quelques tours et détours dans le sentier de plus en plus abrupt que les Mexicains ne gravissaient qu’avec une certaine difficulté, se tourna vers l’haciendero et, s’adressant à lui du ton le plus dégagé :

— Je vous prie de m’excuser de vous guider par d’aussi mauvais chemins, dit-il ; malheureusement ce sont les seuls qui conduisent à ma demeure ; du reste, nous approchons, et dans quelques minutes nous serons arrivés.

— Mais je ne vois aucune trace d’habitation, répondit don Pedro, dont le regard interrogeait vainement le paysage dans toutes les directions.

— C’est vrai, fit le Chat-Tigre en souriant, cependant nous sommes à peine à cent pas du but de notre voyage, et je vous certifie que l’endroit où je vous mène contiendrait facilement dix fois plus d’individus que nous ne sommes eu ce moment.

— À moins que cette demeure ne soit un souterrain, ce que je ne saurais supposer, je ne vois pas trop où elle pourrait se trouver.

— Vous avez presque deviné : j’habite non pas un souterrain dans la véritable acception du mot, mais du moins une retraite placée au-dessous du sol ; bien peu y sont entrés qui comme vous en seront sortis sains et saufs.

— Tant pis, répondit nettement l’haciendero, tant pis pour eux et surtout pour vous ! Le Chat-Tigre fronça les sourcils, mais se remettant aussitôt :

— Tenez, dit-il en reprenant le ton léger et insouciant qu’il affectait depuis quelques minutes, je vais faire cesser ce mystère ; écoutez, ceci est assez intéressant : lorsque les Aztèques sortirent de l’Aztlan, c’est-à-dire de la terre des Hérons, pour conquérir l’Anahuac, ou pays entre les eaux, leur pérégrination fut longue, elle dura plusieurs siècles ; parfois, pris de découragement pendant cette longue course, ils s’arrêtaient, fondaient des villes dans lesquelles ils s’installaient comme s’ils ne devaient plus s’éloigner du lieu qu’ils avaient choisi, ou bien, dans le but peut-être de laisser derrière eux des traces ineffaçables de leur passage à travers les contrées désertes qu’ils traversaient, ils construisaient des pyramides : de là les ruines nombreuses qui jonchent le sol du Mexique et les teocalis que de loin en loin on rencontre, derniers et mornes vestiges d’un monde disparu. Ces teocalis, bâtis dans des conditions de solidité incroyable, loin de s’émietter sous la toute-puissante étreinte du temps, ont fini par former corps avec le sol qui les supporte, et cela si complètement, que souvent on a peine à les reconnaître ; je ne veux d’autre preuve de ce que j’avance que celle qui se trouve devant nous. Le monticule que nous gravissons en ce moment n’est pas, comme vous le pourriez supposer, une colline due à quelque perturbation du sol, mais un teocali aztèque.

— Un teocali ! s’écria don Pedro avec étonnement.

— Mon Dieu ! oui, continua le partisan, mais tant de siècles se sont écoulés depuis le jour où il fut construit que, grâce à la terre végétale incessamment transportée par le vent, la nature a en apparence repris ses droits, et la sentinelle aztèque est devenue une verte colline. Vous savez sans doute que tous les teocalis sont creux ?

— En effet, répondit l’haciendero.

— C’est dans les entrailles de celui-ci que j’ai placé ma demeure ; mais nous voici arrivés, permettez-moi de vous servir d’introducteur.

En effet, les voyageurs arrivaient alors devant une espèce de portique grossier, construction cyclopéenne qui donnait entrée dans un souterrain où régnait une obscurité profonde qui empêchait d’en distinguer les dimensions.

Le Chat-Tigre se pencha en avant et siffla d’une façon particulière : immédiatement une éblouissante lumière jaillit de l’intérieur du souterrain et en illumina toute la profondeur.

— Venez, dit alors le partisan en précédant les voyageurs.

Sans hésiter don Pedro se prépara à le suivre après avoir fait à ses compagnons un geste pour les engager à renfermer dans leur cœur les craintes qu’ils pourraient éprouver.

Pendant quelques secondes l’inconnu se trouva pour ainsi dire seul avec l’haciendero ; il se pencha vivement vers lui, et d’une voix faible comme un souffle :

— Prudence ! murmura-t-il, vous entrez dans le repaire du Tigre.

Et il s’éloigna rapidement comme s’il craignait que le partisan ne s’aperçût du conseil que pour la dernière fois il donnait aux étrangers.

Mais, bon ou mauvais, cet avis venait trop tard, toute hésitation était une faute, car la fuite était impossible.

De toutes parts, comme par enchantement, sur chaque pointe de rochers apparaissaient les silhouettes sombres d’une foule d’individus qui avaient surgi autour de la caravane, sans qu’il fût possible de savoir comment, tant leur arrivée avait été silencieuse.

Les Mexicains entrèrent donc, bien qu’avec un secret serrement de cœur, dans l’antre terrible dont la bouche s’ouvrait béante devant eux.

Ce souterrain était vaste, les murs en étaient élevés.

Après avoir marché pendant environ dix minutes, les Mexicains atteignirent une espèce de rotonde au centre de laquelle un immense brasier était allumé ; quatre longs corridors coupaient cette rotonde à angles droits.

Le Chat-Tigre, toujours suivi par les voyageurs, s’engagea dans l’un d’eux.

Arrivé à une porte fermée par une claie en roseaux, il s’arrêta.

— Vous voici chez vous, dit-il, votre appartement se compose de deux pièces sans communication avec les autres parties du souterrain ; d’après mes ordres, vous aurez des rafraîchissements, du bois, pour faire du feu, et des torches d’ocote pour vous éclairer.

— Je vous remercie de ces attentions auxquelles j’étais loin de m’attendre, répondit don Pedro.

— Pourquoi donc cela ? Croyez-vous donc que, lorsque cela me convient, je ne sache pas pratiquer l’hospitalité mexicaine dans toute son étendue ?

— Oh !… fit l’haciendero avec un geste de dénégation.

— Bref, vous êtes mes hôtes pour cette nuit ; dormez en paix ; nul ne troublera votre sommeil ; dans une heure j’enverrai quelqu’un vous apporter une potion que vous ferez boire à la jeune dame. À demain !

Et s’inclinant avec une aisance et une courtoisie que don Pedro était loin d’attendre d’un pareil homme, le Chat-Tigre prit congé et se retira.

Pendant quelques instants, son pas retentit sous les voûtes sombres du corridor, puis il s’éteignit. Les voyageurs étaient seuls ; l’haciendero se décida alors à pénétrer dans les chambres préparées pour lui.


IV

RENSEIGNEMENTS SUPERFICIELS


Quoi qu’en aient dit certains auteurs mal renseignés, les haciendas de l’Amérique espagnole ne sont nullement des majorats, mais seulement de grandes exploitations agricoles, ainsi que l’indique assez clairement leur nom.

Ces haciendas, disséminées sur le sol mexicain à de grandes distances les unes des autres et entourées de vastes étendues de terrains inhabitées pour la plupart, s’élèvent ordinairement sur le sommet de collines abruptes, dans une position facile à défendre.

Comme l’hacienda proprement dite, c’est-à-dire l’habitation du propriétaire de l’exploitation, forme le centre de la colonie, et en sus des greniers et des écuries, renferme encore les granges, le logement des peones et surtout la chapelle, ses murs sont élevés, épais et entourés d’un fossé, afin de la mettre à l’abri d’un coup de main.

Ces haciendas fort nombreuses entretiennent souvent six à sept cents individus de tous métiers ; les terrains qui dépendent de ces fermes sont la plupart plus étendus qu’un département entier de notre France.

C’est dans ces haciendas que se fait en grand l’élève des chevaux sauvages et des taureaux paissant en liberté dans les prairies, surveillés de loin par des peones vaqueros aussi indomptés qu’eux-mêmes.

L’hacienda de las Norias de San-Antonio, c’est-à-dire des puits de SaintAntoine, s’élevait gracieusement au sommet d’une colline couverte de bois épais : de mahoganys, d’arbres du Pérou et de mezquites qui lui formaient une éternelle ceinture de feuillage dont le vert un peu pâle tranchait avec la blancheur mate de ses hautes murailles couronnées d’almenas, espèces de créneaux destinés à faire connaître la noblesse du propriétaire de l’exploitation. En effet, don Pedro de Luna était ce qu’on appelle un cristiano viejo et descendait en droite ligne des premiers conquérants espagnols, sans que jamais une goutte de sang indien se fût mêlée dans les veines d’un de ses ancêtres.

Aussi, bien que depuis la déclaration de l’indépendance les vieilles coutumes commençassent à tomber en désuétude, don Pedro de Luna était fier de sa noblesse et tenait aux almenas de ses murailles, marques distinctives dont au temps de la domination espagnole les gentilshommes seuls avaient le droit de faire parade.

Depuis l’époque où, à la suite de Fernand Cortez, l’aventurier de génie, un Lopez de Luna avait posé le pied en Amérique, la fortune de cette famille, — bien pauvre et bien réduite alors, car ce don Lopez ne possédait littéralement que la cape et l’épée, — la fortune de cette famille, disons-nous, avait pris un essor incroyable et était entrée dans une voie de prospérité que rien dans la suite des temps n’avait pu entraver : aussi don Pedro de Luna, le représentant actuel de cette ancienne maison, jouissait-il d’une richesse dont certes il eût été bien empêché de connaître le chiffre : richesse qui s’était accrue encore de la part de don Antonio de Luna, son frère aîné, disparu depuis plus de vingt-cinq ans à la suite d’événements sur lesquels nous aurons à revenir, et que l’on supposait mort tragiquement dans les mystérieux déserts qui avoisinaient l’hacienda, soit qu’il eût succombé aux horribles atteintes de la faim, soit, ce qui était plus probable, qu’il fût tombé entre les mains des Apaches, ces implacables ennemis des Blancs auxquels ils font sans relâche une guerre acharnée.

Bref, don Pedro était le seul représentant de son nom et sa fortune était immense ; nul ne peut se figurer, s’il n’a visité l’intérieur du Mexique, les richesses enfouies dans ces contrées, presque ignorées, où certains propriétaires, s’ils se souciaient de mettre ordre à leurs affaires, se trouveraient cinq ou six fois plus riches que les plus gros capitalistes européens.

Bien que tout semblât sourire à l’opulent haciendero et qu’aux yeux superficiels du monde, il parût avec quelque apparence de raison jouir d’un bonheur sans mélange, cependant le front de don Pedro, creusé par deux rides profondes, la sévérité triste de son visage, son regard souvent fixé vers le ciel avec une expression de sombre désespoir, laissaient deviner que cette existence, que tous se figuraient si heureuse, était sourdement agitée par une douleur profonde que les années, en s’accumulait augmentaient encore au lieu d’y apporter un soulagement.

Mais quelle était cette douleur ?

Quels orages avaient troublé le cours de cette vie si calme à la surface ?

Les Mexicains sont les hommes les plus oublieux de la terre ; cela tient sans doute à la nature de leur climat sans cesse bouleversé par les plus effrayants cataclysmes : le Mexicain, dont la vie se passe sur un volcan, qui sent le sol incessamment trembler sous ses pieds, ne songe qu’à vivre vite, au jour le jour ; pour lui hier n’existe plus, demain ne se lèvera peut-être jamais, car aujourd’hui seul lui appartient.

Les habitants de l’hacienda de las Norias, sans cesse exposés aux excursions de leurs redoutables voisins les Peaux-Rouges, sans cesse occupés à se défendre contre leurs attaques et leurs déprédations, étaient naturellement encore plus oublieux que le reste de leurs compatriotes d’un passé qui ne les intéressait pas.

Le secret de la douleur de don Pedro, si réellement un tel secret existait, appartenait donc à peu près à lui seul ; et comme jamais il ne se plaignait et jamais il ne faisait allusion aux premières années de sa vie, les suppositions étaient impossibles, et partant l’ignorance complète.


Tout à coup la jeune fille poussa un cri de douleur, un serpent l’avait piquée.

Un seul être avait le privilège de dérider le front soucieux de l’haciendero et de faire épanouir un pâle et fugitif sourire sur ses lèvres.

Cet être privilégié était sa fille.

Dona Hermosa, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L’arc de jais de ses sourcils, tracé comme avec un pinceau, relevait la grâce de son front un peu bas et d’une blancheur mate ; ses grands yeux bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d’un noir d’ébène qui se bouclaient autour d’un col délicat et sur lesquels des jasmins odorants se mouraient de volupté.

Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d’une finesse, extrême ; jamais pieds plus mignons n’avaient foulé en dansant les pelouses mexicaines, jamais main plus délicate n’avait effeuillé les dahlias d’un parterre. Sa démarche nonchalante comme celle de toutes les créoles avait des mouvements ondulés et serpentins pleins de désinvolture et de salero, comme on dit en Andalousie.

Cette délicieuse jeune fille répandait la joie et la gaîté dans l’hacienda, dont les échos, du matin au’soir, répétaient amoureusement les modulations mélodieuses de sa voix cristalline, dont le timbre frais et pur faisait mourir de jalousie les oiseaux blottis sous la feuillée de la huerta.

Don Pedro idolâtrait sa fille, il éprouvait pour elle un de ces sentiments d’amour passionné et sans bornes dont ceux-là seuls qui sont pères dans la véritable acception du mot comprendront l’immense puissance.

Hermosa, élevée à l’hacienda, n’avait qu’à de longs intervalles fait de courtes apparitions dans les grands centres de la confédération mexicaine, dont elle ignorait complètement les mœurs ; habituée à mener la vie libre et sans entraves de l’oiseau, à penser tout haut, sa franchise et sa naïveté étaient extrêmes, sa douceur la faisait adorer de tous les habitants de l’hacienda, sur lesquels sa tendre sollicitude veillait sans cesse.

Cependant, par le genre même de l’éducation qu’elle avait reçue, exposée sur cette frontière éloignée à entendre souvent retentir à ses oreilles l’effroyable, cri de guerre des Peaux-Rouges, et à assister à des scènes de carnage, son cœur s’était accoutumé de bonne heure à envisager, sinon froidement, le péril, du moins avec un courage et une force d’âme qu’on aurait été loin d’attendre d’une si frêle enfant.

Du reste, l’influence qu’elle exerçait sur tous ceux qui l’approchaient était incompréhensible : on ne pouvait la connaître sans l’aimer et sans éprouver le désir de risquer sa vie pour elle.

À plusieurs reprises, dans des attaques tentées sur l’hacienda par les Apaches et les Comanches, ces féroces pillards du désert, des Indiens blessés étaient tombés entre les mains des Mexicains.

Dona Hermosa, loin de souffrir qu’on maltraitât ces malheureux, les avait fait soigner avec soin, puis, une fois guéris, leur avait rendu la liberté.

De cette façon d’agir il était résulté que les Peaux-Rouges avaient peu à peu renoncé à leurs attaques contre l’hacienda et que la jeune fille, accompagnée seulement d’un homme avec lequel nous ferons bientôt faire connaissance au lecteur, exécutait insouciamment de longues courses à cheval dans le désert et souvent, emportée par l’ardeur de la chasse, s’éloignait à de grandes distances de l’hacienda, sans que les Indiens qui la voyaient passer cherchassent à lui nuire ou seulement à entraver sa course : au contraire, ces hommes primitifs, qui avaient conçu pour elle une superstitieuse vénération, s’appliquaient, tout en demeurant invisibles, à éloigner de sa route les obstacles ou les dangers qui auraient pu l’entraver.

Les Peaux-Rouges, avec cette poésie native qui les distingue, l’avaient nommée le Papillon blanc[1], tant elle leur semblait légère et frêle lorsque, comme une jeune biche effarouchée, elle bondissait à travers les hautes herbes de la prairie, que le poids de son corps courbait à peine.

Un des buts de promenade les plus fréquents de la jeune fille était un rancho situé à environ cinq kilomètres de l’hacienda.

Ce rancho, bâti dans une charmante situation, entouré de terres bien entretenues et cultivées avec soin, était habité par une femme d’environ cinquante ans et son fils, grand et beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, au regard fier et au cœur brûlant, nommé Estevan Diaz.

Na Manuela, ainsi qu’on appelait la vieille femme, et Estevan, avaient pour la jeune fille une amitié et un dévouement sans bornes.

Manuela avait nourri Hermosa de son lait et considérait presque sa jeune maîtresse comme son enfant, tant son attachement pour elle était grand.

Cette femme appartenait à cette classe de domestiques dont malheureusement pour nous la race est à tout jamais perdue en Europe, qui font pour ainsi dire partie de la famille et que leurs maîtres considèrent plutôt comme des amis que comme des serviteurs.

C’était sous l’escorte d’Estevan que Hermosa faisait ces longues promenades dont nous avons parlé plus haut ; ces continuels tête-à-tête entre une jeune fille de quinze ans et un homme de vingt-cinq qui, dans nos contrées si hypocritement collet monté, paraîtraient compromettantes, n’avaient rien que de fort naturel aux yeux des habitants de l’hacienda, qui savaient le profond respect et la loyale amitié qui liaient Estevan à sa jeune maîtresse, que tout enfant il avait fait sauter sur ses genoux et dont il avait dirigé les premiers pas.

Hermosa, rieuse, folle et taquine comme toutes les jeunes filles de son âge, trouvait un plaisir extrême dans la société d’Estevan, qu’elle pouvait tourmenter et agacer sans que jamais celui-ci essayât de se regimber contre un des caprices extravagants de la jeune fille et qui endurait ses taquineries avec une patience à toute épreuve.

Don Pedro témoignait à Manuela et à son fils une affectueuse amitié, il avait en eux la plus grande confiance, et depuis deux ans il avait confié à Estevan l’emploi important de mayordomo, emploi qu’il partageait, vu l’étendue de la terre, avec Luciano Pedralva, qui cependant était placé sous ses ordres.

Estevan Diaz et sa mère étaient donc, après le propriétaire, les personnages les plus considérés de l’hacienda, dans laquelle, non seulement à cause du poste qu’ils occupaient, mais encore à cause de leur caractère apprécié de tous, ils jouissaient d’une grande considération.

Les hacienderos mexicains, dont les propriétés sont d’une immense étendue, ont l’habitude, à certaines époques de l’année, de faire une tournée dans leurs fermes, afin de jeter sur leurs exploitations ce coup d’œil du maître qui, selon l’expression consacrée dans l’Amérique du Sud, fait mûrir les récoltes et engraisser les bestiaux. Don Pedro ne manquait jamais d’accomplir cette tournée annuelle anxieusement attendue par les employés inférieurs et les peones des haciendas, auxquels la présence fortuite de leur maître apportait un léger soulagement à leur existence misérable.

Au Mexique, l’esclavage, aboli en principe à la proclamation de l’indépendance, s’il n’existe plus de droit, existe cependant de fait dans toute l’étendue de la confédération.

Voici de quelle façon adroite la loi a été éludée par les riches possesseurs du sol :

Chaque hacienda emploie nécessairement un grand nombre d’individus, soit comme peones, vaqueros, tigreros, etc. ; ces gens sont tous des Indiens mansos ou civilisés, c’est-à-dire que l’on a baptisés et qui pratiquent tant bien que mal une religion qu’ils ne se donnent pas la peine de comprendre et qu’ils entremêlent des pratiques les plus absurdes et les plus ridicules de leurs anciennes croyances.

Abrutis par la misère, les peones se louent pour des prix fort modiques aux hacienderos, afin de satisfaire leurs deux vices principaux, le jeu et l’ivrognerie ; mais, comme les Indiens sont les êtres les moins prévoyants de la création, il arrive que leur modeste salaire ne leur suffit pas pour se nourrir et se vêtir, et que chaque jour ils sont exposés à mourir de faim, s’ils ne parviennent à se procurer les choses indispensables au maintien de leur vie.

Voilà où les attendent les riches propriétaires.

Dans chaque hacienda, d’après les ordres du maître, les mayordomos et les capataz ont des magasins remplis de vêtements, d’armes, d’ustensiles de ménage, etc., qu’ils mettent à la disposition des peones en leur avançant sur leur travail les objets dont ils ont besoin ; bien entendu que ces objets sont toujours payés dix fois au moins plus chers qu’ils ne valent.

Il résulte de cette combinaison bien simple que, non seulement les pauvres diables de peones ne touchent jamais la plus minime partie du fantastique salaire qui leur est alloué, mais encore qu’ils sont continuellement à découvert vis-à-vis de leurs maîtres auxquels ils se trouvent, sans s’en douter, devoir en quelques mois des sommes énormes dont il leur est impossible de s’acquiter jamais ; et comme la loi est positive à cet égard, les peones sont contraints de rester au service de celui qui les emploie jusqu’à ce que, à force de travail, ils soient parvenus à se liquider entièrement ; malheureusement pour eux leurs besoins sont toujours aussi impérieux, leur position aussi précaire, la dette, au lieu de diminuer, s’accroît dans de formidables proportions, et après une vie passée dans d’incessants labeurs, les peones meurent insolvables, c’est-à-dire qu’ils ont continuellement vécu esclaves, et fatalement attachés à la glèbe, exploités sans pudeur jusqu’à leur dernier soupir par des hommes dont leurs sueurs et leurs fatigues ont décuplé les richesses.

Dona Hermosa, bonne comme le sont généralement les jeunes filles lorsqu’elles ont été élevées sous l’aile protectrice de la famille, accompagnait ordinairement son père dans ses visites annuelles, heureuse de laisser parmi les pauvres peones des haciendas la trace lumineuse de son bienfaisant passage.

Cette année, comme les précédentes, elle avait suivi don Pedro de Luna, signalant sa présence dans chaque rancho par quelque secours donné aux infirmes, aux vieillards ou aux enfants.

Le jour où commence cette histoire, don Pedro avait depuis quarante-huit heures environ quitté une bonanza d’argent qu’il faisait exploiter à quelques lieues dans le désert et s’était remis en route pour Las Norias de San-Antonio.

Arrivé à une vingtaine de lieues environ de l’hacienda, don Pedro, convaincu que, si près de sa propriété, son escorte lui devenait inutile, avait expédié en avant don Estevan Diaz et les domestiques armés, afin d’annoncer son retour à l’habitation, et n’avait conservé auprès de lui que le capataz Luciano Pedralva et trois ou quatre peones.

Don Estevan avait cherché à dissuader son maître de demeurer ainsi presque seul dans le désert, lui faisant observer que les frontières indiennes étaient infestées de pirates et de maraudeurs de la pire espèce, qui sans doute embusqués dans les buissons épiaient le moment d’attaquer et de piller la caravane ; mais, par une fatalité singulière, don Pedro, se croyant certain de n’avoir rien à redouter de ces gens sans aveu, qui jamais n’avaient montré d’intentions hostiles à son égard, avait insisté pour que le capataz s’éloignât, et force avait été à celui-ci d’obéir, bien qu’à contre-cœur.

L’escorte partie, l’haciendero continua doucement son voyage, causant avec sa fille et riant de l’air désappointé et des sinistres pressentiments que le mayordomo avait laissé voir sur son visage en prenant congé de son maître.

La journée s’écoula sans que rien vînt donner raison aux sombres préoccupations de don Estevan ; nul accident ne troubla la monotone régularité de la marche ; nul indice suspect n’éveilla les craintes des voyageurs ; le désert était calme ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que quelques troupes éparses d’elks et d’antilopes qui broutaient paisiblement l’herbe haute et touffue de la forêt.

Au coucher du soleil, don Pedro et ses compagnons atteignirent les premiers contreforts d’une immense forêt vierge qu’il leur fallait en partie traverser pour arriver à l’hacienda, éloignée à peine d’une douzaine de lieues.

L’haciendero résolut de camper sur la lisière du couvert, afin d’arriver aux Norias le lendemain avant les grandes chaleurs du milieu du jour.

En quelques minutes tout fut installé ; un local en branchages fut construit pour dona Hermosa, des feux allumés et les chevaux entravés solidement, afin qu’ils ne pussent s’éloigner du campement.

Les voyageurs soupèrent gaîment, puis chacun s’installa le plus confortablement possible pour dormir.

Cependant le capataz, homme rompu aux ruses indiennes, jugea prudent de ne négliger aucune précaution, afin d’assurer le repos de ses compagnons ; après avoir placé une sentinelle à laquelle il recommanda la plus extrême vigilance, il sella son cheval dans l’intention de faire une reconnaissance aux alentours du camp.

Don Pedro, déjà à moitié endormi, souleva la tête et demanda à don Luciano ce qu’il prétendait faire.

Lorsque le capataz lui eut expliqué ses intentions, l’haciendero se mit à rire et lui ordonna péremptoirement de laisser son cheval paître tranquillement et de s’étendre devant le feu, afin d’être le lendemain, au lever du soleil, prêt à se remettre en route.

Le capataz obéit en hochant la tête ; il ne comprenait rien à la conduite de son maître, qui ordinairement usait de tant de prudence et de circonspection.

La vérité était que don Pedro de Luna, poussé par une de ces fatalités inexplicables qui souvent aveuglent, sans cause apparente, les hommes les plus intelligents, était convaincu que, si près de son habitation et pour ainsi dire sur son territoire, il n’avait rien à redouter des rôdeurs de frontières et des maraudeurs, qui y regarderaient à deux fois avant de s’attaquer à un homme de son importance, qui avait en main des moyens de leur faire payer cher le plus léger attentat à sa personne.

Cependant, malgré les injonctions de son maître, le capataz, agité par une secrète inquiétude qui le tenait éveillé, quelques efforts qu’il tentât pour s’endormir, résolut de faire bonne garde pendant toute la nuit.

Aussitôt qu’il vit don Pedro plongé définitivement dans un profond sommeil, il se leva doucement, prit son rifle et s’avança à pas de loup du côté de la forêt, afin de pousser une reconnaissance ; mais à peine le capataz était-il sorti de la zone de lumière produite par la flamme des feux de veille et avait-il fait quelques pas sous le couvert, qu’il fut tout à coup saisi rudement par des mains invisibles, renversé sur le sol, bâillonné et garrotté, et cela si vivement, qu’il ne put faire usage de ses armes, ni même pousser un cri de détresse, afin de prévenir ses compagnons.

Cependant, particularité étrange dans les annales funèbres de la prairie, les gens qui s’étaient si brusquement emparés du capataz ne lui firent éprouver aucun mauvais traitement : ils se contentèrent de le lier solidement afin de le mettre dans l’impossibilité de tenter la moindre résistance et le laissèrent étendu sur le sol.

— Ma pauvre maîtresse ! murmura en tombant le digne homme, qui ne songea pas un instant à lui.

Il demeura ainsi pendant un assez long laps de temps, prêtant avidement l’oreille aux bruits du désert, s’attendant à chaque instant à entendre les cris de désespoir de don Pedro ou de doña Hermosa. Mais aucun cri ne se fit entendre, rien ne troubla le calme de la prairie, sur laquelle semblait peser un silence de mort.

Enfin, au bout de vingt ou vingt-cinq minutes, on lui jeta un zarapé sur le visage afin probablement de l’empêcher de reconnaître ses agresseurs ; il fut soulevé de terre avec une certaine précaution et deux hommes lui firent faire sur leurs bras un assez long trajet.

La situation se compliquait de plus en plus ; vainement le capataz se creusait l’esprit pour deviner les intentions de ses ravisseurs, ceux-ci étaient muets et semblaient glisser sur la terre comme des spectres, tant leurs pas étaient légers et silencieux.

Les Mexicains sont en général fatalistes ; le capataz, reconnaissant l’inutilité de ses efforts, prit philosophiquement son parti de ce qui lui arrivait et attendit patiemment le dénoûment de cette scène singulière.

Ce dénoûment ne se fit pas attendre longtemps : arrivés probablement à l’endroit qu’ils voulaient atteindre, les inconnus s’arrêtèrent et déposèrent le capataz sur le sol, puis tout redevint calme et silencieux autour du prisonnier.

Au bout de quelques minutes celui-ci, résolu à reconquérir sa liberté à tout risque, tenta un effort désespéré pour rompre ses liens.

Mais alors une surprise nouvelle lui était réservée : les cordes qui l’attachaient, si solides quelques moments auparavant, se rompirent après une légère résistance.

Le premier mouvement du capataz fut d’enlever le zarapé qui lui couvrait le visage et de se débarrasser de son bâillon.

Alors il regarda autour de lui avec une poignante anxiété, afin de se reconnaître et de savoir ce qu’étaient devenus ses compagnons.

Il poussa un cri d’étonnement et d’effroi ; doña Hermosa, son père et les peones, étaient étendus non loin de lui, garrottés comme il l’avait été lui-même et la tête enveloppée dans des zarapés.

Le capataz s’empressa de voler au secours de la jeune fille et de son père, puis il coupa les cordes qui attachaient les peones.

L’endroit où les voyageurs avaient été transportés par leurs invisibles agresseurs différait complètement du site choisi par eux pour établir leur camp.

Ils se trouvaient au centre d’une épaisse forêt dont les arbres gigantesques formaient a une hauteur prodigieuse, au-dessus de leurs têtes, des dômes de verdure presque impénétrables aux lueurs du jour.

Les chevaux et les bagages des voyageurs avaient disparu.

Abandonnés, sans vivres et sans chevaux, dans une forêt vierge, la position des voyageurs était affreuse ; tout espoir de salut leur était enlevé ; ils se voyaient condamnés à une mort horrible après des souffrances intolérables.

Le désespoir de don Pedro ne se peut décrire ; il reconnaissait, mais trop tard, combien sa conduite avait été folle ; ses yeux baignés de larmes se fixaient sur sa fille avec une expression de tendresse et de douleur indicibles, s’accusant tout bas d’être la seule cause du malheur qui les accablait.

Doña Hermosa, dans cette circonstance critique, fut la seule qui ne se laissa pas aller au désespoir ; après avoir, par de douces et consolantes paroles, cherché à rendre un peu de courage à son père, la première elle parla de quitter l’endroit ou l’on se trouvait et de tâcher de retrouver la route perdue.

La détermination qui brillait dans l’œil de la jeune fille ranima le courage de ses compagnons, et, s’ils ne reprirent pas espoir, du moins ils sentirent renaître en eux les forces nécessaires pour soutenir la lutte qui se préparait.

Un dernier mot de la jeune fille fit cesser en eux toute hésitation et compléta l’heureuse réaction qu’elle avait opérée dans leur esprit.

— Nos amis, dit-elle, en ne nous voyant pas arriver, soupçonneront un malheur et se mettront immédiatement à notre recherche. Don Estevan, pour lequel le désert n’a pas conservé de secrets, retrouvera inévitablement notre piste : notre position est donc loin d’être désespérée ; ne nous abandonnons pas nous-mêmes, si nous voulons que Dieu ne nous abandonne pas. Partons : bientôt, je l’espère, nous sortirons de cette forêt et nous reverrons le soleil.

On se mit en marche.

Malheureusement, à moins de la connaître à fond, il est impossible de se diriger dans une forêt vierge, où tous les arbres se ressemblent, où l’horizon manque et dans laquelle la seule science doit être l’instinct de la brute et non la raison de l’homme.

Les voyageurs errèrent ainsi à l’aventure pendant la journée entière, tournant sans s’en douter toujours dans le même cercle, marchant beaucoup sans avancer, et se fatiguant vainement à retrouver une route qui n’existait pas.

Don Pedro cherchait quelle raison avait pu exciter les hommes qui avaient volé leurs chevaux à les abandonner ainsi dans un labyrinthe inextricable, pourquoi on les avait ainsi froidement condamnés à une mort horrible et quel était l’ennemi assez cruel pour avoir eu la pensée d’une aussi atroce vengeance.

Mais l’haciendero avait beau se creuser l’esprit pour en faire jaillir la lumière, nul indice ne venait le mettre sur la voie et lui faire soupçonner l’auteur probable de cet inqualifiable attentat.

Depuis le matin les voyageurs marchaient ; le soleil s’était couché, le jour avait fait place à la nuit, ils marchaient encore, errant machinalement à droite et à gauche sans tenir de direction fixe, marchant plutôt pour échapper à leurs pensées par la fatigue physique que dans l’espoir de sortir de l’infernale forêt qui leur servait de prison.

Doña Hermosa ne se plaignait pas ; froide, résolue, elle poussait en avant d’un pas ferme, encourageant ses compagnons du geste et de la voix et trouvant encore en elle la force de les gourmander et de leur faire honte de leur peu de persévérance.

Tout à coup la jeune fille poussa un cri de douleur : un serpent l’avait piquée.

Ce nouveau malheur, qui semblait devoir achever de désespérer les voyageurs, leur causa, au contraire, une surexcitation fébrile telle qu’ils oublièrent tout pour ne plus songer qu’à sauver celle qu’ils appelaient leur ange gardien.

Cependant les forces humaines ont des limites qu’elles ne peuvent franchir ; les voyageurs, accablés par la fatigue et les poignantes émotions de cette journée, convaincus en outre de l’inutilité de leurs efforts, étaient sur le point de succomber à leur désespoir, lorsque Dieu les avait tout à coup mis face à face avec le chasseur.


— Le louveteau sent les dents qui lui poussent, il voudrait mordre celui qui l’a nourri.

V

CONVERSATION INTIME


Après avoir conduit ses hôtes dans le compartiment qu’il leur avait destiné, le Chat-Tigre était revenu sur ses pas et s’était dirigé vers une espèce d’excavation assez vaste qui lui servait d’habitation à lui-même.

Le vieillard marchait d’un pas lent, la tête haute et les sourcils froncés sous la tension d’une pensée sérieuse ; la flamme de la torche qu’il tenait de la main droite se jouait capricieusement sur son visage et imprimait à sa physionomie une expression étrange où se reflétaient tour à tour la haine, la joie et l’inquiétude.

Arrivé à son cuarto, s’il est permis de donner le nom de chambre à une espèce de trou de dix pieds de long sur sept de haut, dans lequel ne se trouvaient pour tous meubles que quelques crânes de bisons épars ça et là et une poignée de paille de maïs négligemment jetée dans un coin, destinée sans doute à servir de couche à l’habitant de ce triste refuge, le Chat-Tigre entra, fixa sa torche d’ocote dans un crampon de fer scellé dans le mur et, croisant les bras sur la poitrine, il redressa la tête d’un air de défi, en murmurant ce seul mot :

— Enfin !

Mot qui résumait sans doute, dans sa pensée, une longue suite de sombres et hardies combinaisons.

Après avoir prononcé ce mot, le vieillard jeta un regard investigateur autour de lui, comme s’il eût redouté d’être entendu ; un sourire railleur glissa sur ses lèvres pâles : il s’assit sur un crâne de bison, laissant tomber sa tête dans ses mains, et se plongea dans de profondes réflexions.

Un laps de temps assez prolongé s’écoula sans que cet homme changeât de position ; enfin, un bruit assez léger frappa son oreille ; il redressa vivement la tête, et, se tournant vers l’entrée de la cellule :

— Arrivez donc, dit-il ; je vous attends avec impatience.

— J’en doute ! répondit une voix rude.

Et le jeune chasseur parut sur le seuil où il s’arrêta la tête haute et le regard fier et provocateur.

Un nuage passa sur le front du Chat-Tigre, mais se remettant aussitôt :

— Oh ! oh ! fit-il avec une feinte gaité ; en effet, ce n’était pas toi que j’attendais, muchacho ; c’est égal, sois le bienvenu.

Le jeune homme ne bougea pas.

— Est-ce bien votre pensée que vous exprimez en ce moment ? répondit-il en ricanant.

— Pourquoi ne serait-ce pas ma pensée, ai-je donc l’habitude de la déguiser ?

— Dans certaines circonstances cela peut être utile.

— Je ne dis pas non ; mais ici, ce n’est pas le cas. Allons ! entre, assieds-toi et causons.

— Oui, répondit le jeune homme en faisant quelques pas en avant, d’autant plus que j’ai une explication sérieuse à vous demander.

Le Chat-Tigre fronça le sourcil et reprit avec un commencement de colère mal contenue :

— Est-ce à moi que tu parles ainsi, as-tu donc oublié qui je suis ?

— Je n’ai rien oublié de ce dont je doive me souvenir, dit nettement le chasseur.

— Hum ! tu oublies trop, garçon, que je suis ton père.

— Mon père ? Qu’est-ce qui me le prouve ?

— Comment oses-tu dire ? s’écria le vieillard d’un ton de menace.

— Après cela, que m’importe ! fit le chasseur en haussant les épaules avec dédain, que vous soyez ou ne soyez pas mon père ; que signifie cela ? ne m’avez-vous pas vous-même répété mille fois que les liens de famille n’existaient pas dans la nature et que ce n’était qu’un sentiment factice inventé par l’égoïsme humain au profit des mesquines exigences d’une société avilie ? Il n’y a ici que deux hommes égaux en force comme en courage, dont l’un vient demander à l’autre une explication claire et explicite.

Le vieillard fixait sur le jeune chasseur, tandis qu’il parlait, un regard qui étincelait sous ses prunelles métalliques ; lorsqu’il se tut, il sourit avec ironie.

— Le louveteau sent les dents qui lui poussent, il voudrait mordre celui qui l’a nourri.

— Le dévorera sans hésiter, s’il le faut, reprit nettement et avec violence le chasseur en laissant tomber rudement à terre la lourde crosse du rifle qu’il tenait à la main.

Au lieu d’entrer en fureur à cette menace si péremptoirement articulée, le visage du Chat-Tigre s’éclaircit subitement, sa physionomie austère prit une expression de bonne humeur que, bien rarement, elle revêtait, en frappant gaiement ses larges mains l’une contre l’autre :

— Bien rugi, mon lionceau ! s’écria-t-il d’un air satisfait ; vive Dios ! Cœur-de-Pierre ! tu es bien nommé ; plus je te vois, plus je t’aime ! je suis fier de toi, muchacho, car tu es mon ouvrage, et je n’osais me flatter d’avoir réussi à faire un monstre aussi complet ; continue comme tu commences, mon fils, et tu iras loin, c’est moi qui te le prédis.

L’accent avec lequel ces paroles avaient été prononcées par le Chat-Tigre montrait clairement qu’elles étaient bien réellement l’expression de sa pensée tout entière.

Le Cœur-de-Pierre, puisque enfin nous savons le nom du jeune homme, écoutait son père en haussant les épaules, et en affectant un air froidement dédaigneux ; lorsque celui-ci se tut, il reprit :

— Voulez-vous, oui ou non, m’écouter ?

— Certes, mon enfant chéri ; parle, dis-moi ce qui te chagrine.

— N’essayez pas de me tromper, vieux démon, je connais votre infernale méchanceté et votre fourberie sans pareille.

— Tu me flattes, muchacho, fit le Chat-Tigre d’un ton narquois.

— Répondez franchement et catégoriquement aux questions que je vous adresserai.

— Bah ! bah ! va toujours, que crains-tu ?

— Rien, je vous le répète ; seulement mes heures sont comptées, je n’ai pas le temps de vous suivre dans les circonlocutions indiennes qu’il vous plaira d’inventer. Voilà pourquoi je vous enjoins de me dire la vérité.

— Je ne puis m’engager à cela avant que de connaître les questions que tu me veux poser.

— Prenez garde, père ! si vous me trompez, je m’en apercevrai, et alors…

— Alors… répéta le vieillard avec ironie.

— Je veux que le démon ait mon âme si je ne vous plante pas mon bowie knife entre les deux épaules.

— Tu oublies que nous serons à deux de jeu.

— Tant mieux ! alors il y aura bataille : je préfère cela.

— Tu n’es pas dégoûté. Mais voyons ! parle, ou que la peste t’étouffe ! je t’écoute ; pas plus que toi je n’ai de temps à perdre.

Le Cœur-de-Pierre, qui, jusqu’à ce moment, était demeuré debout au milieu de la cellule, s’assit sur un crâne de bison et appuya son rifle sur ses genoux.

— N’est-ce pas le Zopilote que vous attendiez, dit-il, lorsque je suis venu vous troubler d’une manière si intempestive ?

— C’est en effet le Zopilote ; tu as deviné, garçon !

— Maintenant que vous avez terminé avec lui vos brigandages d’hier et d’aujourd’hui, vous vouliez, sans doute, préparer à vous deux les trahisons que vous projetez pour demain ?

— Sur mon âme ! garçon, je ne comprends pas.

— Diable ! vous avez donc maintenant l’intelligence bien rebelle !

— C’est possible, mais je te serais obligé de t’expliquer plus clairement.

— Soit ! du reste, ne cherchez pas à nier, j’ai été mis, il a quelques instants à peine, au courant de tout par les bavardages mêmes de ceux qui vous ont accompagné.

— Puisque tu sais tout, que me viens-tu demander ?

— Si cela est vrai, d’abord.

— On ne peut plus vrai, tu vois que je suis franc.

— Ainsi, vous avez réellement surpris ces voyageurs pendant leur sommeil ?

— Oui, muchacho, comme une couvée de chiens des prairies dans leur terrier.

— Vous avez volé leurs chevaux et leurs bagages ?

— J’ai effectivement fait tout cela.

— Puis vous les avez transportés dans l’intérieur de la forêt pour les condamner à une mort affreuse ?

— Je les ai fait transporter dans la forêt, oui, mais non pas, ainsi que tu affectes de le croire, dans le but de les faire mourir de faim.

— Dans quel but avez-vous agi ainsi, alors ? Je ne puis supposer que ce soit dans celui d’effacer les traces du vol. Vous vous souciez fort peu d’employer ces précautions, et une navajada ne vous coûte guère.

— Parfaitement raisonné, garçon. Je n’ai jamais eu l’intention de faire le moindre mal à ces voyageurs.

— Alors, que prétendiez-vous obtenir d’eux ? Votre conduite, que je ne comprends pas, m’étonne au dernier point.

— Elle t’intrigue bien, avoue-le, garçon ?

— C’est vrai, mais vous allez me l’expliquer, n’est-ce pas ?

— C’est selon, garçon, c’est selon. Promets-moi d’abord, à ton tour, de répondre à une seule question.

— À une seule, soit ! parlez, je vous écoute.

— Comment trouves-tu doña Hermosa ? elle a de bien jolis yeux, n’est-ce pas ? On croirait qu’elle a dérobé un morceau du ciel, tant ils sont azurés.

À cette question, faite ainsi à brûle-pourpoint, le jeune homme tressaillit, une rougeur fébrile envahit subitement son visage.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il d’une voix mal assurée.

— Que t’importe ? réponds-moi, puisque tu t’es engagé à le faire.

— Je n’ai pas songé à la regarder, dit-il avec un embarras croissant.

— Tu mens, garçon, tu l’as fort bien regardée, au contraire, ou les jeunes gens d’aujourd’hui ressemblent bien peu à ceux de mon temps, ce que je ne saurais croire.

— Eh bien ! c’est vrai, peu m’importe qui le sache ! s’écria-t-il d’un ton où l’embarras et la mauvaise humeur se confondaient, j’ai regardé cette doña Hermosa, ainsi que vous la nommez, et je l’ai trouvée fort belle ; êtes-vous satisfait ?

— À peu près ; c’est tout l’effet qu’a produit sur toi la vue de cette charmante créature ?

— Je ne suis pas tenu de vous répondre, père ; ceci est une seconde question.

— C’est juste ; du reste, je sais d’avance ta réponse : aussi je te dispense de me la faire.

Le jeune homme baissa la tête pour échapper au regard investigateur du Chat-Tigre.

— Maintenant, reprit-il au bout d’un instant, revenons à notre explication.

— Tu es un ingrat qui ne veux rien comprendre : comment n’as-tu pas deviné que, dans toute cette affaire, je n’ai agi que dans ton intérêt ?

Le Cœur-de-Pierre fit un bond d’étonnement.

— Dans mon intérêt ! s’écria-t-il ; qu’y a-t-il de commun entre cette jeune fille et moi ? vous voulez rire à mes dépens !

— Pas le moins du monde ; je parle au contraire fort sérieusement.

— S’il en est ainsi, je vous avoue que je n’y suis plus du tout.

— Allons, allons, c’est toi qui veux rire à mes dépens ! Comment ! dans toute cette affaire, je te ménage le plus beau rôle, je te rends intéressant, je te pose en sauveur, et tu ne me comprends pas ?

— Ce rôle que vous dites m’avoir ménagé, je l’ai fort bien pris tout seul, sans aucune intervention de votre part.

— Tu crois cela, garçon ? fit-il avec un rire railleur.

Le jeune homme ne jugea pas nécessaire d’insister sur ce point.

— J’admets, reprit-il, que tout se soit passé conformément à vos prévisions ; mais, maintenant que ces voyageurs sont au téocali, quelles sont vos intentions à leur égard ?

— Ma foi ! garçon, je t’avoue que je ne suis pas encore décidé à ce sujet ; cela dépendra absolument de toi.

— De moi ! s’écria le jeune homme en tressaillant.

— Ma foi ! oui ; réfléchis, vois ce que tu veux en faire : je te promets de me conformer entièrement à tes désirs.

— Vous me le jurez ? bien vrai, père ?

— Oui, tu vois que je suis accommodant.

— Eh ! c’est justement cette mansuétude si en dehors de votre caractère et de vos habitudes qui m’épouvante.

— Allons ! te voilà encore avec tes injustes soupçons ; le diable soit de toi ! Comment ! il m’arrive une fois par hasard de me souvenir que je suis homme, que je dois secourir mes semblables dans l’adversité, et tu t’obstines à ne pas vouloir ajouter foi à mes paroles !

— Eh ! caspita ! comment peut-il en être autrement ? Vos menées sont si ténébreuses, les moyens que vous employez sont tellement en dehors de tout ce qui est usité en pareil cas, que, quelque connaissance que j’aie de votre caractère, le but réel de vos machinations m’échappe continuellement.

Un sourire de triomphe éclaira une seconde fois le visage du Chat-Tigre, mais disparut presque immédiatement, pour faire place à une physionomie paterne et pleine de bonhomie.

— Cependant, dans tout cela, mon but est bien facile à voir, un enfant le devinerait.

— Il faut alors que je sois un grand sot, car je ne le devine pas du tout, moi : aussi vous serai-je reconnaissant de me dire tout franchement ce que vous voulez.

— Te faire adorer de la petite, vive Cristo !

— Moi ! s’écria le jeune homme, abasourdi par cette déclaration et en devenant pourpre.

— Et qui donc, si ce n’est toi ? ce n’est pas moi, peut-être.

— Oh ! non, reprit le jeune homme en hochant tristement la tête, cela est impossible, tout nous sépare ; vous n’avez pas songé à ce qu’elle est, et que je suis, moi, le Cœur-de-Pierre, l’homme dont le nom prononcé devant un habitant des frontières suffit pour le faire frissonner de terreur ! Non, non, ceci est le rêve d’un fou ; un tel amour serait une monstruosité ; c’est impossible, je vous le répète.

Le Chat-Tigre haussa dédaigneusement les épaules.

— Tu as encore bien des choses à apprendre, mon fils, dit-il, sur cet être multiple, composé gracieux d’ange et de démon, cet assemblage bizarre de toutes les qualités et de tous les vices auquel on a donné le nom de femme : sache-le bien, garçon, depuis notre mère Eve, la femme n’a pas changé, c’est toujours les mêmes trahisons et les mêmes perfidies, toujours la nature féline du tigre mêlée à celle non moins tortueuse du serpent. Il faut que la femme soit domptée par les natures fortes ou qu’elle-même se berce de l’espoir de les dompter ; elle méprisera toujours l’homme dont elle n’aura pas secrètement peur et pour lequel elle n’éprouva pas un involontaire respect. Tes chances sont nombreuses pour parvenir au cœur d’Hermosa et t’y installer en maître ; tu es proscrit et ton nom est redouté ; crois-moi, garçon, l’amour vit de contrastes, il ne connaît pas les distances et méprise les barrières élevées par la vanité humaine ; l’homme le plus sûr de réussir auprès d’une femme est celui-là seul qui, aux yeux du monde, devrait être le plus fortement repoussé par elle.

— Assez sur ce sujet ! s’écria violemment le jeune homme, vos horribles théories n’ont déjà que trop porté le trouble dans mes pensées et causé de ravages dans mon cœur ; finissons-en, cette conversation me fatigue. Que prétendez-vous faire de vos prisonniers ?

— Je te le répète, leur sort dépend uniquement de toi, il est entre tes mains.

— S’il en est ainsi, ils ne demeureront pas longtemps dans votre hideux repaire ; demain, au point du jour, ils partiront.

— Je ne demande pas mieux, garçon.

— Moi-même, je leur servirai de guide ; vous leur rendrez tout ce que vous leur avez pris, chevaux et bagages.

— Tu les leur rendras toi-même ; il ne te sera pas difficile d’inventer une histoire pour les remettre en possession de ce qui leur appartient sans me compromettre à leurs yeux.

— Vous compromettre ! fit Cœur-de-Pierre en ricanant.

— Dame ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire narquois, je tiens à la seule belle action que j’aie jamais faite, je ne veux pas en perdre le bénéfice.

— Ainsi tout est bien convenu entre nous, vous ne manquerez pas à la parole que vous me donnez ?

— Je n’y manquerai pas, sois tranquille.

— Alors, bonne nuit, et à demain, je vais tout préparer.

— Bonne nuit, garçon, ne te donne pas cette peine, je m’en charge.

Les deux hommes se séparèrent.

Le Chat-Tigre écouta attentivement le bruit des pas de son fils, qui allaient de plus en plus en décroissant dans l’éloignement ; lorsque le silence fut entièrement rétabli, son visage prit soudain une expression soucieuse, il hocha la tête à plusieurs reprises d’un air préoccupé.

— L’amour rend clairvoyant, murmura-t-il d’une voix étouffée ; ne lui laissons pas le loisir de deviner mes projets, car le succès de cette vengeance que depuis tant d’années je prépare serait à jamais compromis, au moment même où je suis sur le point de l’atteindre.

Au lieu de s’étendre sur sa couche, le vieillard saisit la torche presque consumée et sortit de la cellule.

Cependant, malgré les inquiétudes que devait naturellement leur causer leur position précaire au milieu de gens dont l’aspect farouche et les manières brutales ne prévenaient que très médiocrement en leur faveur, les voyageurs avaient passé une nuit assez tranquille ; nul bruit de mauvais augure n’était venu troubler leur repos, et après une courte conversation, abattus par la fatigue et accablés par les diverses émotions qu’ils avaient éprouvées pendant le cours de cette malheureuse journée, ils avaient fini par s’endormir.

Doña Hermosa, en s’éveillant au point du jour, s’était trouvée parfaitement remise de ses souffrances du jour précédent ; grâce au remède que le chasseur avait appliqué sur la plaie, la piqûre du serpent, désormais sans danger, commençait déjà à se cicatriser, et la jeune fille sentait ses forces suffisamment revenues pour se tenir à cheval et pouvoir sans trop de fatigue continuer son voyage.

Cette bonne nouvelle acheva de dissiper les sombres nuages qui obscurcissaient le front de l’haciendero, et ce fut avec une vive impatience qu’il attendit la visite matinale que sans doute son hôte ne tarderait pas à lui faire.

En effet, lorsque le Chat-Tigré supposa que ceux auxquels il avait offert l’hospitalité devaient être éveillés, il se présenta à eux pour s’informer de la façon dont ils avaient passé la nuit.

L’haciendero le remercia avec effusion, l’assura qu’ils étaient tous frais et dispos et que doña Hermosa elle-même se sentait presque guérie.

— Tant mieux ! répondit le Chat-Tigre en dardant un regard ardent sur la jeune fille. C’eût été dommage qu’une aussi charmante créature pérît ainsi misérablement. Maintenant que comptez-vous faire ? Ne prenez pas en mauvaise part la question que je vous adresse, je serais heureux de vous conserver auprès de moi, et plus vous y resterez, plus vous me ferez plaisir.

— Je vous remercie de votre offre gracieuse, répondit don Pedro : malheureusement je ne puis l’accepter ; on doit être fort inquiet de moi dans l’hacienda dont je suis propriétaire, et j’ai hâte d’aller moi-même rassurer ceux que mon absence peut douloureusement affecter.

— C’est juste ; ainsi votre intention est de partir ?

— Le plus tôt possible, je vous l’avoue ; malheureusement je n’ai pas de chevaux pour accomplir ce voyage de quelques lieues à peine, aussi vous prierai-je de mettre le comble à votre gracieuse hospitalité, dont je ne sais réellement comment vous remercier, en consentant à me vendre les animaux qui me sont nécessaires pour retourner chez moi, en même temps que je vous serais obligé de me donner un guide qui me fasse traverser cette forêt qui a failli devenir mon tombeau, et me remette dans le bon chemin ; vous voyez, caballero, que j’exige beaucoup de votre courtoisie.

— Vous me demandez ce qui est juste, señor, je tâcherai de satisfaire vos désirs, mais comment se fait-il que vous vous soyez trouvé ainsi à pied, perdu dans une forêt vierge à une aussi grande distance des habitations ?

L’haciendero lança à la dérobée un regard soupçonneux à son interlocuteur, mais le visage de celui-ci était froid et impassible.

Don Pedro lui raconta alors dans tous ses détails l’attentat extraordinaire dont il avait été victime.

Le Chat-Tigre l’écouta avec le plus grand calme sans l’interrompre, puis, lorsqu’il eut terminé son récit :

— Tout cela me semble incompréhensible, dit-il ; je suis fâché de ne pas avoir été informé hier au soir de cet événement ; il est bien tard maintenant ; cependant laissez-moi faire, peut-être parviendrai-je à vous faire rentrer en possession de ce qui vous a été enlevé ; dans tous les cas, je vous fournirai les moyens de regagner sûrement votre habitation : ainsi ne conservez nulle crainte à cet égard. Je ne pense pas que vous ayez l’intention de vous mettre en route à jeun ; aussitôt après le déjeuner vous pourrez partir, je vous demande quelques instants afin de donner les ordres nécessaires à votre voyage ; avant une heure je vous ferai avertir.

Là-dessus il se retira, laissant les voyageurs fort étonnés et surtout fort perplexes sur son caractère réel, tant cet homme changeait facilement de manières et de langage.


Son cheval portait sur son dos un lourd paquet de forme oblongue…

Une heure et demie s’écoula sans que don Pedro reçût aucune nouvelle de son hôte ; enfin, au bout de ce temps, un Indien parut, et sans prononcer une parole, il fit aux voyageurs signe de le suivre.

Ceux-ci obéirent.

Après quelques minutes de marche, ils se trouvèrent au sommet du teocali, que le soir précédent, à la lueur argentée de la lune, ils avaient pris pour une colline.

De cette hauteur, les voyageurs dominaient un horizon immense et jouissaient d’un magnifique paysage à demi noyé encore dans les brumes du matin, mais éclairé par places par les éblouissants rayons du soleil, qui produisaient des effets de lumière saisissants au milieu de ce chaos d’arbres et de montagnes entrecoupé de prairies qui se déroulaient à l’infini.

Le repas du matin était préparé sur un tertre de gazon recouvert de larges feuilles de mahogany.

Le Chat-Tigre attendait ses convives debout auprès du tertre.

Quelques Peaux-Rouges, en petit nombre, disséminés ça et là sur la plateforme, armés et peints en guerre, se promenaient d’un air indifférent et ne semblèrent pas remarquer la présence des étrangers.

— J’ai préféré, dit le Chat-Tigre, vous faire servir ici, d’où vous jouirez d’un magnifique coup d’œil.

Don Pedro le remercia, et, sur l’invitation réitérée du vieillard, il s’assit auprès du tertre avec sa fille et don Luciano.

Les peones mangeaient à part.

Le repas était frugal.

Il se composait de frijoles rouges au piment, de tasajo, de quelques tranches de venaison accompagnées de tortillas de maïs, le tout arrosé d’eau de smilax et de pulque.

C’était un vrai repas de chasseurs.

— Mangez et buvez, dit le Chat-Tigre, car vous avez une assez longue course à faire.

— Ne nous ferez-vous pas l’honneur de partager le repas que vous nous offrez si galamment ? demanda don Pedro en voyant que le vieillard demeurait debout.

— Vous m’excuserez, caballero, répondit poliment, mais péremptoirement, le Chat-Tigre, j’ai déjeuné depuis longtemps déjà.

— Ah ! fit l’haciendero, mécontent de cette réponse, c’est fâcheux ; au moins vous consentirez à vider cette corne de pulque à ma santé.

— Je suis réellement désespéré de vous refuser, mais cela m’est impossible, reprit-il en s’inclinant.

Ces refus répétés jetèrent, malgré l’apparente gracieuseté de l’hospitalité du vieillard, un froid subit entre lui et ses hôtes ; les Américains de la Nouvelle-Espagne ressemblent en cela aux Arabes, qu’ils ne consentent à manger ou à boire qu’avec leurs amis.

Un vague soupçon traversa l’esprit de don Pedro, et il jeta un regard investigateur sur le vieillard, mais rien dans les traits souriants de son hôte ne vint justifier ses appréhensions.

Le repas fut silencieux.

Seulement, lorsqu’il fut terminé, doña Hermosa, après avoir remercié le Chat-Tigre de sa généreuse hospitalité, lui demanda si, avant son départ, elle ne verrait pas le chasseur qui, la veille, lui avait rendu un si grand service.

— Il est absent en ce moment, señorita, répondit-il en souriant, absent pour votre service ; mais je crois qu’il sera bientôt de retour.

La jeune fille se préparait à demander l’explication de ces paroles, lorsqu’un bruit ressemblant au roulement d’un tonnerre lointain s’éleva de la forêt, et d’instant en instant devint plus fort.

— Justement, señorita, reprit le Chat-Tigre, l’homme que vous désirez vous arrive, il sera ici dans quelques minutes. Le bruit que vous entendez est produit par le galop des chevaux qu’il amène.


VI

LE VOYAGE


En effet, au bout de quelques instants les voyageurs virent une troupe assez nombreuse de cavaliers émerger de la forêt.

Le Cœur-de-Pierre marchait en tête de cette troupe ; don Pedro reconnut, avec un vif mouvement de satisfaction, que les chevaux et les mules de charge qui lui avaient été si audacieusement dérobés venaient à la suite du détachement.

— Ah ! ah ! fit-il, les voleurs ont été contraints de lâcher leur proie.

— Il parait, répondit le vieillard avec un imperceptible sourire.

Cependant le chasseur avait fait arrêter sa troupe à peu de distance du teocali ; lui-même avait mis pied à terre et s’était avancé vers les voyageurs, auprès desquels il arriva bientôt.

— Je vois que vous avez réussi dans votre expédition, lui dit le Chat-Tigre d’un ton railleur.

— Oui, répondit-il laconiquement en détournant la tête.

— Je suis heureux de cette circonstance, reprit le vieillard en s’adressant à don Pedro, vous rentrerez, grâce à elle, sur vos propres chevaux et sans avoir rien perdu, dans votre habitation.

— Je ne sais réellement comment reconnaître toutes les obligations que je vous ai, señor, répondit l’haciendero avec un accent pénétré.

— En ne me remerciant pas : ma conduite envers vous a été toute simple et dictée seulement par l’intérêt que m’inspirait votre malheureuse position.

Bien que l’intention évidente du Chat-Tigre fût de faire une réponse courtoise, ces paroles furent sifflées d’une voix si ironique, avec un accent de sarcasme si prononcé, que le Chat-Tigre produisit un effet tout contraire de celui qu’il voulait atteindre ; sans en comprendre bien la raison, don Pedro se sentit blessé comme si au lieu d’un compliment on lui eût adressé une insulte.

— Finissons-en, dit brusquement le Cœur-de-Pierre, le soleil est haut déjà, et il est temps de partir si vous voulez traverser la forêt avant la nuit.

— En effet, reprit le Chat-Tigre, malgré le chagrin que j’éprouve de vous voir vous éloigner, il est de mon devoir de vous avertir que, si rien ne vous retient plus ici, vous ferez bien de vous mettre en route.

Don Pedro et ses compagnons se levèrent, et, accompagnés des deux chasseurs, ils descendirent dans la plaine.

Pendant les quelques mots qui avaient été échangés sur le teocali, les cavaliers indiens s’étaient éloignés en abandonnant les mules des Mexicains à l’endroit où ils s’étaient primitivement arrêtés.

L’haciendero, avant de se mettre en selle, tourna à plusieurs reprises la tête vers l’endroit où les Indiens avaient disparu.

— Que cherchez-vous, señior ? lui demanda le vieillard, inquiet de la répétition de ce mouvement.

— Vous m’excuserez, répondit don Pedro, mais je crains de m’engager sans guide dans cette forêt inextricable, et je ne vois pas celui que vous aviez bien voulu me promettre.

— Il est devant vous cependant, señor, fit le Chat-Tigre en désignant le chasseur.

— Oui, dit alors celui-ci en jetant un regard de défi au vieillard, c’est moi qui vous guiderai, et je vous promets que, quelque obstacle qui se présente devant vous, qu’il vienne des hommes ou des bêtes fauves, vous arriverez sain et sauf à votre hacienda.

Le Chat-Tigre ne répondit pas à ces paroles évidemment prononcées pour lui ; il se contenta de hausser les épaules, tandis qu’un sourire d’une expression indéfinissable glissa sur ses lèvres serrées.

— Oh ! fit l’haciendero, si c’est vous qui nous devez conduire, señor, nous n’avons en effet rien à redouter, votre généreuse conduite passée est pour moi une sûre garantie pour l’avenir.

— Partons ! dit-il d’une voix brève, nous n’avons perdu que trop de temps.

Les voyageurs se mirent en selle sans répliquer.

— Adieu ! et bonne chance ! leur dit le Chat-Tigre en les voyant sur le point de s’éloigner.

— Un mot, s’il vous plaît, caballero, répondit l’haciendero en se penchant légèrement vers son hôte.

Celui-ci s’approcha en s’inclinant poliment.

— Parlez, señor, dit-il, est-ce un nouveau service que je puisse vous vendre ?

— Non, répliqua le Mexicain, je ne vous ai déjà que trop d’obligations ; seulement, avant de me séparer de vous, peut-être pour toujours, je désirerais vous dire que sans vouloir chercher les motifs qui vous ont poussé à agir envers moi ainsi que vous l’avez fait, votre conduite a été en apparence trop cordiale et trop noble pour que je ne vous exprime pas toute ma reconnaissance ; quoi qu’il arrive, señor, et jusqu’à preuve évidente du contraire, je me considère comme votre obligé, et, si l’occasion s’en présente, je saurai acquitter la dette que j’ai contractée envers vous.

Et avant que le Chat-Tigre, stupéfait de cet adieu qui lui prouvait que l’haciendero n’était pas complètement sa dupe, eût reprit son sang-froid, le Mexicain piqua des deux et s’éloigna rapidement pour rejoindre ses compagnons qui l’avaient devancé de quelques pas.

Le vieillard demeura immobile, les yeux fixés sur les voyageurs, jusqu’à ce que ceux-ci eussent enfin disparu dans la forêt ; alors il regagna le teocali en murmurant d’une voix sourde :

— M’aurait-il deviné ? Non, c’est impossible ; pourtant ses soupçons sont éveillés, j’ai manqué de prudence.

Cependant les voyageurs étaient entrés dans la forêt à la suite de Cœur-de-Pierre ; celui-ci marchait seul en avant, la tête basse et plongé en apparence dans de sombres réflexions.

Pendant près de deux heures ils s’avancèrent ainsi sans échanger une parole ; le chasseur marchait comme s’il eût été seul, ne s’inquiétant nullement de ceux qu’il guidait ; ne se donnant même pas la peine de tourner la tête vers eux pour s’assurer qu’ils venaient derrière lui.

Cette conduite n’étonnait que médiocrement l’haciendero, qui, d’après la façon dont la veille il avait fait connaissance avec le chasseur, s’attendait de sa part à certaines bizarreries de caractère ; pourtant il était intérieurement blessé de la froideur et de l’indifférence qu’affectait cet homme dont par sa conduite il avait cherché à se concilier la bienveillance : aussi ne fit-il aucune tentative pour l’amener à rompre le silence et à se montrer plus sociable.

Un peu avant midi, les voyageurs atteignirent une clairière assez vaste, au centre de laquelle jaillissait des fissures d’un rocher qui s’élevait en forme de pyramide, à une assez grande hauteur, une source d’une eau claire et limpide comme le cristal qui fuyait en un mince ruisseau à travers d’épaisses touffes de glaïeuls.

Cette clairière, ombragée par les voûtes feuillues des arbres gigantesques qui l’entouraient, offrait à des voyageurs fatigués un lieu de repos délicieux.

— Nous attendrons ici que la plus forte chaleur du soleil soit tombée, dit le guide en prenant la parole pour la première fois depuis son départ du teocali.

— Soit, répondit l’haciendero en souriant ; du reste, l’endroit ne pouvait être mieux choisi.

— Une des mules de charge porte des vivres et des rafraîchissements dont il vous est loisible d’user, si bon vous semble, ils ont été pris pour votre usage, répliqua-t-il.

— Et vous, ne nous tiendrez-vous pas compagnie ? lui demanda l’haciendero.

— Je n’ai ni faim ni soif, ne songez pas à moi, d’autres soins me réclament.

Jugeant inutile d’insister davantage, don Pedro mit pied à terre, puis il enleva sa fille dans ses bras et la déposa sur le gazon au bord du ruisseau.

Les chevaux furent entravés et chacun ne songea plus qu’à prendre quelques instants de repos.

Le Cœur-de-Pierre, après avoir silencieusement aidé les peones à décharger la mule qui portait les vivres et les avoir étalés devant don Pedro et sa fille, s’était éloigné à grands pas et s’était enfoncé dans la forêt.

— Singulier homme ! murmura le capataz, tout en faisant honneur aux provisions placées devant lui.

— Sa conduite est incompréhensible, répondit don Pedro.

— Malgré ses manières brusques, je le crois bon, observa doucement doña Hermosa ; jusqu’à présent ses procédés ont été irréprochables à notre égard.

— C’est vrai, dit son père, cependant il semble affecter une froideur qui, je l’avoue, m’inquiète malgré moi.

— Nous ne pouvons mal penser d’un homme qui, malgré tout, jusqu’à présent, ne nous a fait que du bien, reprit la jeune fille avec une certaine chaleur, nous lui devons la vie, moi surtout qu’il a sauvée d’une mort certaine et horrible.

— C’est vrai, tout cela est fort difficile à concilier.

— Pas le moins du monde, mon père : cet homme, habitué à vivre parmi les Indiens, en a malgré lui pris le mutisme et les manières réservées ; ce qui vous semble de la froideur n’est probablement que de la timidité vis-à-vis de personnes avec lesquelles il n’est sans doute pas accoutumé à se trouver et auxquelles, dans l’ignorance où il est de nos usages, il ne sait comment parler.

— C’est possible, après tout, peut-être as-tu raison, mon enfant, cependant j’en veux avoir le cœur net, et certes je ne me séparerai pas de lui sans chercher à le faire un peu causer.

— À quoi bon le tourmenter, mon père ? nous ne pouvons exiger de lui autre chose que de nous guider fidèlement jusqu’à l’hacienda : laissons-le donc agir à sa guise, s’il remplit la promesse qu’il nous a faite.

— Oui, señorita, objecta le capataz, mais avouez que nous serions bien embarrassés en ce moment, s’il lui plaisait de ne pas revenir.

— Cette supposition est inadmissible, don Luciano, son cheval broute avec les nôtres ; d’ailleurs, dans quel but commettrait-il cette indigne trahison ?

— Cet homme, malgré la blancheur de sa peau, est plutôt un Indien qu’un individu de notre couleur, et à tort ou à raison, señorita, je me méfie extraordinairement des Peaux-Rouges.

— D’ailleurs, appuya don Pedro, je ne vois pas quel motif assez urgent l’a engagé à nous laisser ainsi seuls et à s’enfoncer dans la forêt.

— Qui sait, mon père ? dit finement la jeune fille, peut-être est-ce dans l’intention de nous rendre un service.

— Dans tous les cas, señorita, reprit le capataz, ce que je vois de plus positif dans tout ceci, c’est que, si cet homme ne revient pas, notre position sera encore plus affreuse que celle dont il nous à tirés hier, car alors nous avions des fusils, et aujourd’hui nous sommes complètement désarmés et incapables de nous défendre, si nous étions attaqués, soit par des hommes, soit par des bètes fauves.

— En effet, s’écria en pâlissant l’haciendero, nos armes nous ont été enlevées pendant notre sommeil ; je n’y avais pas songé encore ; qu’est-ce que cela veut dire ? Serions-nous tombés dans un piège, et cet homme serait-il véritablement un traître ?

— Non, mon père, répondit vivement la jeune fille ; il est innocent, j’en suis convaincue : bientôt vous reconnaîtrez l’injustice de vos soupçons.

— Dieu le veuille ! murmura don Pedro avec un soupir étouffé.

En ce moment, un sifflement aigu et prolongé se fit entendre à une assez grande distance.

À ce bruit, le cheval du chasseur, qui jusque-là avait broyé paisiblement sa provende, s’arrêta, releva la tête, dressa les oreilles, puis tout à coup, s’élançant du côté où le sifflet était parti, il bondit en poussant un hennissement de plaisir et disparut dans la forêt.

— Que vous disais-je, señorita ! s’écria le capataz, me croyez-vous maintenant ?

— Non, répondit-elle avec énergie, je ne vous crois pas, cet homme n’est pas un traître ! Si fortes que soient les présomptions qui s’élèvent contre lui, vous verrez bientôt que vous vous êtes trompé.

— Pour cette fois, ma fille, je partage entièrement l’avis de don Luciano : il est évident que, pour une raison ou pour une autre, ce malheureux nous a abandonnés.

L’haciendero continua :

— Que faire ? Il nous faut prendre un parti, nous ne pouvons demeurer dans cette position et attendre ici la nuit.

— Je crois, dit le capataz, que nous n’avons pas d’autre alternative que de partir immédiatement. Qui sait si ce misérable ne se prépare pas en ce moment à fondre sur nous à la tête d’une troupe de bandits de son espèce ?

— Oui, mais où aller ? Nul de nous ne connaît la route, objecta l’haciendero.

— Les chevaux ont un instinct infaillible et qui ne les trompe jamais pour se diriger vers les habitations ; abandonnons-leur la bride sur le cou et laissons-les aller à leur guise.

— C’est une chance à tenter ; peut-être réussira-t-elle. Mettons-nous en route sans plus tarder.

— Mon père ! au nom du ciel ! s’écria doña Hermosa avec prière, réfléchissez à ce que vous allez faire ; n’agissez pas avec une précipitation que bientôt vous regretteriez, j’en suis certaine ; attendez encore : à peine est-il midi, une heure de plus ou de moins est de peu d’importance.

— Je n’attendrai pas une minute, pas une seconde ! s’écria l’haciendero en se levant avec violence. Allons ! muchachos, sellez les chevaux vivement, nous partons.

Les peones se mirent en devoir d’obéir.

— Prenez garde, mon père, dit la jeune fille, j’entends le pas d’un cheval dans le fourré, votre guide revient.

Ebranlé malgré lui par l’accent de conviction de sa fille, l’haciendero se laissa aller de nouveau sur le gazon en faisant signe à ses compagnons de l’imiter.

Doña Hermosa ne s’était pas trompée, le bruit qu’elle avait entendu était bien le pas, non point d’un cheval, car il était lent et lourd, mais du moins celui d’un animal d’une grande espèce ; du reste, il se rapprochait sensiblement.

— Peut-être est-ce un ours gris, murmura l’haciendero.

— Ou un cougouar en quête d’une proie, répondit a voix basse le capataz.

Cependant l’anxiété des voyageurs était vive : abandonnés sans armes pour se défendre dans cette forêt, ils comprenaient que, si effectivement une bête féroce les attaquait, leur perte était certaine, car la fuite même leur était impossible à cause de leur ignorance des lieux.

— Vous vous trompez, dit la jeune fille, qui seule avait conservé son sang-froid et sa présence d’esprit, nul danger ne nous menace : voyez, les chevaux continuent à paître sans témoigner la moindre inquiétude.

— C’est vrai, observa don Pedro ; s’ils avaient senti l’âcre fumet d’une bête fauve, ils seraient fous de terreur et auraient déjà pris la fuite.

Soudain les buissons s’écartèrent, et le chasseur parut conduisant son cheval par la bride.

— J’en était sûre ! s’écria la jeune fille avec un accent de triomphe, pendant que son père et le capataz, honteux de leurs soupçons, baissaient la tête en rougissant.

Le visage du chasseur était froid et aussi impassible que lorsqu’il avait quitté la clairière, seulement sa physionomie était plus sombre.

Son cheval portait sur le dos un lourd paquet de forme oblongue fait d’une peau de bison soigneusement ficelée.

— Vous m’excuserez de vous avoir aussi brusquement quittés, dit-il d’une voix empreinte d’une certaine émotion, mais je me suis aperçu trop tard que vos armes vous avaient été enlevées, à moins, ce que je ne suppose pas, que vous les ayez oubliées au teocali, et, comme il est plus que probable que vous aurez à vous défendre avant de sortir du désert, je suis allé chercher ces armes qui vous manquaient.

— Ainsi, c’est pour cela que vous nous avez quittés ?

— Pourquoi l’aurais-je fait ? répondit-il simplement. Je vous ai amenés en ce lieu parce que, à quelques pas d’ici, je possède une de ces caches que nous autres chasseurs nous disséminons dans le désert, afin de nous servir au besoin ; mais, ajouta-t-il avec un sourire amer, elle a été découverte et pillée, j’ai été contraint de me rendre à une seconde plus éloignée, voilà pourquoi j’ai sifflé mon cheval, dont le secours me devenait indispensable ; sans ce contretemps, je serais de retour depuis une demi-heure au moins.

Cette explication fut donnée par le chasseur sans emphase et du ton d’un homme convaincu qu’il n’a fait qu’une chose toute simple.

Il déchargea le cheval et ouvrit le ballot : il contenait cinq rifles américains, des couteaux, des sabres droits nommés machetes, de la poudre, des balles et des haches.

— Armez-vous ; ces rifles sont bons, ils ne vous failliront point quand l’heure sonnera de vous en servir.

Les Mexicains ne se firent pas répéter l’invitation ; bientôt ils furent armés jusqu’aux dents.

— Maintenant, au moins, dit le chasseur, vous pourrez vous défendre comme des hommes, au lieu de vous laisser égorger comme des antilopes.

— Oh murmura la jeune fille, je savais bien, moi, qu’il agirait ainsi.


Le capataz tenait dans sa main les brides des chevaux qui suivait à la nage.

— Merci ! señorita, répondit-il, merci d’avoir eu foi en moi !

En prononçant ces paroles, ses traits s’étaient animés, et un éclair était passé dans son regard, mais, reprenant aussitôt son impassibilité marmoréenne :

— J’ai promis de vous conduire sains et saufs à votre habitation, dit-il, et je vous y conduirai.

— Craignez-vous donc quelque danger ? lui demanda don Pedro.

— Le danger existe toujours, répondit-il avec amertume, dans le désert surtout.

— Serions-nous menacés d’une trahison ?

— Ne m’adressez pas de questions, je n’y répondrais pas ; seulement, faites votre profit de mes paroles : si vous tenez à conserver votre chevelure, il faut, quoi que vous me voyiez faire ou dire, quelle que soit ma conduite, avoir en moi la plus entière confiance et m’obéir, sans hésitation et sans crainte, en tout ce que je vous ordonnerai, car toutes mes actions n’auront qu’un but : vous sauver. Consentez-vous à ces conditions ?

— Oui, s’écria vivement doña Hermosa, quoi qu’il arrive, nous ne mettrons pas en doute votre loyauté et nous n’agirons que d’après vos conseils.

— Je vous le jure, appuya l’haciendero.

— C’est bien, maintenant je réponds de tout ; n’ayez nulle inquiétude ; ne me parlez plus, j’ai besoin de me recueillir quelques instants.

Après s’être incliné légèrement, il s’éloigna de quelques pas et s’assit au pied d’un arbre.

Cependant la curiosité des Mexicains était fortement excitée ; ils comprenaient qu’un danger sérieux, sans doute, planait sur leur tête, et que le chasseur cherchait dans son esprit les moyens de le leur faire éviter ; mais maintenant qu’ils avaient de bonnes armes, des cornes pleines de poudre et de balles, ils envisageaient leur position sous un tout autre aspect, et, bien que leur inquiétude fût grande, ils ne désespéraient pas de parvenir à échapper aux pièges tendus sous leurs pas.

Le chasseur, après être demeuré pendant environ une demi-heure immobile comme une statue, redressa la tête, calcula la longueur de l’ombre des arbres et, se levant avec une certaine vivacité :

— À cheval, dit-il, il est temps de partir.

En un tour de main les chevaux furent garnis et les voyageurs en selle.

— En route, reprit le chasseur, en file indienne, suivez attentivement mes mouvements.

Dans les prairies on appelle marcher en file indienne s’avancer l’un derrière l’autre, afin de laisser moins de traces de son passage.

Mais, au lieu de continuer à s’avancer dans la direction qu’il avait suivie jusqu’alors, le chasseur fit entrer son cheval dans le ruisseau, dont il descendit le courant jusqu’à un endroit peu éloigné, où deux affluents lui apportaient le tribut de leurs eaux ; le Cœur-de-Pierre prit l’affluent de gauche qu’il descendit à son tour.

Les Mexicains avaient ponctuellement exécuté cette manœuvre, le suivant, la tête de chaque cheval sur la croupe de celui qui marchait en avant.

La chaleur était étouffante sous le couvert, où la circulation de l’air, arrêtée par le feuillage, était presque insensible. Le calme le plus profond régnait dans la forêt, les oiseaux tapis sous la feuillée avaient cessé leurs chants, on n’entendait que les bourdonnements monotones des innombrables myriades de moustiques qui tournoyaient au-dessus des marécages.

Cependant le ruisseau que suivaient les voyageurs s’élargissait de plus en plus et se changeait peu à peu en rivière ; déjà çà et là apparaissaient de noirs chicots[2] sur lesquels étaient perchés sur une patte des flamants roses et des hérons ; les rives s’escarpaient à droite et à gauche et les chevaux s’étaient depuis quelques instants mis à la nage.

Cette rivière inconnue, dont les eaux bleues n’avaient jamais reflété que l’azur du ciel ou le dôme de verdure que lui formaient les arbres capricieusement penchés sur ses rives, offrait un aspect grandiose et majestueux qui imprimait au cœur une espèce de mélancolie douce et de crainte religieuse.

Les voyageurs avançaient toujours, silencieux comme des fantômes, nageant lentement dans le lit de la rivière, à la suite de leur guide, dont le regard d’aigle explorait les rives.

Arrivé à un certain endroit où un immense rocher s’élevait comme une sentinelle solitaire et s’avançait en une voûte énorme au-dessus de l’eau, le Cœur-de-Pierre obliqua légèrement, et, se glissant à bas de son cheval, dont il confia la bride à don Pedro, qui venait immédiatement après lui, il se jeta à la nage et s’enfonça sous la voûte, après avoir d’un geste ordonné à ses compagnons de continuer leur route.

Bientôt le chasseur reparut ; il était dans une de ces pirogues indiennes faites de l’écorce du bouleau enlevée au moyen de l’eau chaude et dont la légèreté est sans pareille.

En quelques coups de pagaie il atteignit les voyageurs ; ceux-ci montèrent dans la pirogue et les chevaux, débarrassés de leurs cavaliers, purent nager plus facilement.

Doña Hermosa fut heureuse de ce changement. Encore souffrante de sa blessure, elle commençait à éprouver une extrême difficulté à se tenir à cheval, malgré tous ses efforts pour cacher sa fatigue.

Mais l’œil clairvoyant du chasseur avait deviné la lassitude de la jeune fille, aussi était-ce pour la soulager qu’il avait été chercher la pirogue.

Ils continuèrent à avancer ainsi pendant une heure à peu près sans que rien vint exciter leur inquiétude et leur faire soupçonner la présence d’un ennemi ; enfin ils atteignirent un endroit de la rivière où la plage, dans une longueur assez étendue, s’escarpait à une hauteur prodigieuse et encaissait profondément la rivière entre deux murs de rochers taillés à pic.

Au centre de la rivière s’élevait un bloc de granit grisâtre d’environ soixante mètres de tour ; ce fut vers ce rocher que le chasseur dirigea la pirogue.

Les Mexicains, d’abord étonnés de cette manœuvre, ne tardèrent pas à la comprendre ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à une courte distance du rocher, ils reconnurent qu’une de ses faces s’abaissait en pente douce et que sur cette face s’ouvrait la bouche béante d’une caverne.

La pirogue accosta ; les voyageurs débarquèrent ; lorsqu’ils eurent mis le pied sur le rocher, ils se hâtèrent d’y amener les chevaux ; les pauvres animaux étaient rendus de fatigue.

— Venez, dit le chasseur en chargeant la pirogue sur ses épaules.

Les Mexicains le suivirent.

La caverne était spacieuse et paraissait s’étendre sous l’eau à une grande distance.

Les chevaux furent parqués dans un compartiment éloigné, où on leur donna la provende.

— Ici, dit le chasseur, nous sommes en sûreté autant qu’il est possible de l’être au désert ; si rien ne vient nous troubler, nous y passerons la nuit afin de donner à nos chevaux le repos qui leur est indispensable ; vous pouvez allumer du feu sans crainte, les fissures qui vous donnent la clarté divisent la fumée et la rendent invisible ; bien que je croie avoir dépisté ceux qui se sont mis à notre poursuite, je vais cependant pousser une reconnaissance au dehors. Soyez sans inquiétude : de près ou de loin je veille sur vous ; dans une heure je reviendrai ; surtout ne vous montrez pas : dans les forêts vierges, on ne sait jamais par quels yeux on risque d’être vu. À bientôt.

Il sortit laissant ses compagnons en proie à une anxiété d’autant plus vive que, bien qu’ils devinassent qu’un grand danger les menaçait, ils ne pouvaient prévoir ni d’où ni de quelle façon ce danger fondrait sur eux, et qu’ils étaient complètement à la merci d’un homme dont il leur était impossible de découvrir le véritable caractère et les intentions positives.


VII

L’ESCARMOUCHE


Cependant la nature a des droits qu’elle n’abdique jamais : quelle que fût l’inquiétude des Mexicains, les fatigues qu’ils avaient endurées pendant cette longue journée leur faisaient sentir le besoin impérieux de reprendre des forces ; aussi, après quelques sombres réflexions sur la position critique et presque désespérée dans laquelle ils se trouvaient, don Pedro donna l’ordre aux peones d’allumer du feu et de préparer le repas du soir.

Il est à remarquer que les hommes dont la vie est plutôt physique que morale ne laissent jamais, quelle que soit la situation dans laquelle les place le hasard, de manger et de dormir ; l’appétit et le sommeil ne leur manquent jamais ; la raison en est simple : exposés à chaque minute à soutenir des luttes gigantesques soit contre les hommes, soit contre les éléments, il faut que leurs forces soient en rapport avec les efforts qu’ils auront à faire pour surmonter les obstacles qu’ils auront à vaincre ou les périls dont ils seront menacés.

Le repas fut triste et silencieux, chacun était trop vivement impressionné par l’approche de la nuit, moment que choisissent d’habitude les Peaux-Rouges pour attaquer leurs ennemis à la faveur des ténèbres, pour que les Mexicains songeassent à échanger entre eux quelques paroles.

L’absence du chasseur fut longue ; déjà depuis près de deux heures le soleil avait disparu derrière les hautes cimes des montagnes ; d’épaisses ténèbres enveloppaient la terre comme d’un sinistre linceul ; pas une étoile ne scintillait au ciel ; de gros nuages noirs couraient dans l’espace et voilaient complètement le disque de la lune.

L’haciendero n’avait voulu s’en remettre qu’à lui-même du soin de veiller à la sûreté commune : couché à plat ventre sur la plate-forme afin que, si quelque ennemi invisible était aux aguets, il ne pût l’apercevoir, il interrogeait anxieusement la ligne noire de la rive, ayant à ses côtés le capataz qui, pas plus que lui, n’avait consenti à chercher un repos que l’inquiétude qui le dévorait devait rendre impossible.

Les hautes falaises des rives étaient nues et désertes ; seulement, à un endroit où la plage se faisait accessible, on voyait par intervalles des ombres noires s’agiter quelques instants avec de sourds grondements de colère, puis disparaître.

Ces ombres étaient évidemment des bêtes fauves qui regagnaient leurs repaires après s’être désaltérées à la rivière.

— Venez ! dit tout à coup une voix basse et accentuée à l’oreille du Mexicain.

Don Pedro se retourna en étouffant un cri d’étonnement : le chasseur était près de lui, appuyé sur son rifle.

Les trois hommes entrèrent dans la caverne.

Les restes du feu allumé pour le repas du soir répandaient une lueur suffisante pour distinguer les objets.

— Vous avez bien tardé ! dit l’haciendero.

— J’ai fait six lieues depuis que je vous ai quittés, répondit le chasseur, mais il ne s’agit pas de cela : un homme, qu’il est quant à présent inutile que vous connaissiez, a résolu de vous empêcher d’atteindre les plantations ; un parti apache est à notre poursuite ; malgré mes précautions je n’ai pu parvenir à dérober nos traces à ces démons rusés dont l’œil perçant découvrirait dans l’air la trace du passage de l’aigle ; les Indiens sont campés près d’ici, ils préparent des radeaux et des pirogues pour vous attaquer.

— Sont-ils nombreux ? demanda l’haciendero.

— Non, une vingtaine tout au plus, dont cinq ou six seulement ont des fusils ; les autres n’ont que des flèches et des lances. On vous sait désarmés, ou du moins on croit que vous l’êtes, on compte s’emparer de vous sans coup férir.

— Mais quel est l’homme qui s’acharne ainsi après nous ?

— Que vous importe ? C’est un être étrange et mystérieux, dont l’existence est une suite continuelle de machinations ténébreuses ; son cœur est un abîme que nul n’a osé sonder et dont peut-être lui-même redouterait d’entrevoir le fond, lui qui cependant ne craint rien au monde. Mais laissons cela. Dans deux heures vous serez attaqués. Trois moyens s’offrent à vous pour tenter d’échapper au sort qu’on vous prépare.

— Quels sont ces moyens ? demanda vivement l’haciendero.

— Le premier est de rester ici, d’attendre l’attaque et de combattre vigoureusement : les Apaches, effrayés de voir armés et sur leurs gardes des hommes qu’ils supposaient surprendre sans défense, perdront peut-être courage et se retireront.

Doña Hermosa, éveillée par le bruit des voix, s’était rapprochée et écoutait avec anxiété.

L’haciendero secoua la tête.

— Ce moyen me semble hasardeux, dit-il, car, si nos ennemis parviennent à prendre pied sur le rocher, ils finiront par nous accabler par le nombre et s’emparer de nous.

— C’est ce qui arrivera probablement, dit froidement le chasseur.

— Voyons le second moyen ; ce que vous m’avez proposé me semble impraticable.

— Ce rocher communique, par un souterrain sous le lit de la rivière, à un rocher assez éloigné de l’endroit où nous sommes. Je vous conduirai à ce rocher ; arrivés là nous monterons dans la pirogue : une fois débarqués sur l’autre rive, nous prendrons nos chevaux et nous confierons notre salut à la rapidité de leur course.

— Je préférerais ce moyen, si nos chevaux n’étaient pas aussi fatigués et si une fuite de nuit à travers le désert n’était pas une chose à peu près impossible.

— Les Peaux-Rouges connaissent aussi bien que moi le rocher sur lequel nous sommes réfugiés ; peut-être ont-il gardé déjà l’issue par laquelle nous espérons fuir.

— Oh ! oh ! fit tristement l’haciendero ; malgré toute votre bonne volonté pour nous servir, les moyens que vous me proposez ne sont pas heureux.

— Je le sais ; malheureusement il ne dépend pas de moi qu’il en soit autrement.

— Enfin, murmura don Pedro avec résignation, voyons le dernier.

— Le dernier, vous le trouverez, j’en ai bien peur, plus impraticable encore que les deux autres. C’est une tentative folle et désespérée qui offrirait peut-être des chances de succès, si nous n’avions pas avec nous une femme qu’il ne nous est pas permis d’exposer à un péril pour la faire échapper à un autre.

— Alors il est inutile d’en parler, fit l’haciendero en jetant un regard douloureux sur sa fille.

— Pardonnez-moi, mon père, s’écria vivement doña Hermosa ; voyons ce moyen, au contraire, peut-être est-ce le seul qui soit réellement bon. Expliquez-vous, señor, continua-t-elle en s’adressant au chasseur. Après ce que vous avez fait pour nous, nous serions ingrats de ne pas suivre vos conseils. Ce que vous hésitez à nous dire par égard pour moi est, j’en suis convaincue, la seule voie de salut qui nous soit ouverte.

— Peut-être, répondit le chasseur ; mais, je vous le répète, señorita, ce moyen est impraticable avec vous.

La jeune fille se redressa, un sourire railleur plissa ses lèvres roses, et, reprenant la parole d’une voix légèrement ironique :

— Vous me croyez donc bien faible et bien pusillanime, señor, que vous n’osez parler ? Je ne suis qu’une femme, il est vrai, débile comme nous le sommes toutes, mais je pense vous avoir prouvé, depuis les quelques heures que nous voyageons de compagnie, que mon cœur est au-dessus d’une crainte vulgaire et que, si chez moi la force physique ne répond pas à l’énergie morale, ma volonté triomphe de cette débilité, qui malheureusement appartient à mon sexe, et me place toujours à la hauteur des événements, quels qu’ils soient.

Le Cœur-de-Pierre avait attentivement écouté la jeune fille ; le masque d’impassibilité qui couvrait ses traits s’était fondu au son de cette voix mélodieuse, et une ardente rougeur avait envahi son visage.

— Pardonnez-moi, señorita, répondit-il d’une voix que l’émotion intérieure qui l’agitait faisait tremblante, j’ai eu tort, je vais parler.

— Bien ! fit-elle avec un doux sourire ; je savais bien que vous me répondriez.

— Les Apaches, ainsi que je vous l’ai dit, sont campés à peu de distance sur le bord de la rivière ; certains de ne pas être inquiétés, ils ne se gardent pas, ils dorment, boivent de l’eau de feu ou fument en attendant l’heure de vous attaquer. Nous sommes six hommes bien armés et déterminés, car nous savons que notre salut dépend de la réussite de notre expédition : débarquons sur l’île, surprenons les Peaux-Rouges, attaquons-les vigoureusement, peut-être réussirons-nous à nous ouvrir un passage, et alors nous serons sauvés, car, après leur défaite, ils n’oseront pas se mettre à notre poursuite. Voilà ce que je voulais vous proposer.

Il y eut un assez long silence ; ce fut doña Hermosa qui le rompit.

— Vous aviez tort d’hésiter à nous faire part de ce projet, dit-elle vivement, c’est en effet le seul praticable ; mieux vaut marcher bravement au-devant du danger que de trembler lâchement en l’attendant ; partons, partons, nous n’avons pas une seconde à perdre.

— Ma fille, s’écria don Pedro, vous êtes folle, songez que nous nous exposons à une mort presque certaine.

— Soit ! mon père, répondit-elle avec une énergie fébrile, notre sort est entre les mains de Dieu, sa protection a été trop évidente jusqu’à ce moment pour qu’il nous abandonne.

— La señorita a raison, s’écria le capataz, allons enfumer ces démons dans leur repaire ; d’ailleurs, ce chasseur, auquel je fais mes très humbles excuses d’avoir un instant soupçonné sa loyauté, nous fournira, j’en suis persuadé, les moyens d’arriver sans être découverts jusqu’au camp des Apaches.

— Du moins j’y emploierai tous mes efforts, répondit simplement le chasseur.

— Allons donc, puisque vous le voulez, dit en soupirant l’haciendero.

Les peones, bien qu’ils ne se fussent pas mêlés à la conversation, saisirent leurs rifles d’un air déterminé qui montra qu’ils étaient résolus à faire leur devoir.

— Suivez-moi, dit le chasseur en allumant une torche de bois d’ocote, afin d’éclairer la route.

Sans plus de discussion, les Mexicains s’enfoncèrent dans le souterrain.

En passant, ils reprirent leurs chevaux, auxquels les quelques heures de repos qu’on leur avait données avaient rendu toutes leurs forces.

Les voyageurs continuèrent alors à s’avancer dans le souterrain. Au-dessus de leur tête ils entendaient le bruit sourd et continu des eaux ; des milliers d’oiseaux de nuit, éblouis par la clarté subite de la torche, s’éveillaient sur leur passage et tournoyaient autour d’eux en poussant des cris lugubres et discordants.

Après avoir marché ainsi rapidement pendant environ vingt-cinq minutes, le chasseur s’arrêta :

— Attendez-moi, dit-il, et, remettant la torche au capataz, il s’éloigna en courant.

Son absence fut courte, bientôt il fut de retour.

— Venez, dit-il, tout va bien.

Ils le suivirent de nouveau ; soudain un air frais et piquant les frappa au visage et devant eux dans l’obscurité ils virent briller deux ou trois points lumineux ; ils avaient atteint le second rocher.

— Maintenant il faut redoubler de prudence, dit le chasseur. Ces points que vous apercevez dans le brouillard sont les feux de campement des Apaches ; ils ont l’oreille fine, le bruit le plus léger révélerait notre présence.

La pirogue fut remise à l’eau, les Mexicains s’embarquèrent ; le capataz, placé à l’arrière de la frêle embarcation, tenait réunies dans sa main les brides des chevaux qui suivaient à la nage.

La traversée dura quelques minutes à peine ; bientôt l’avant de la pirogue grinça sourdement sur le sable de la plage.

L’endroit avait été habilement choisi par le chasseur : une roche élevée projetait sur l’eau, à une assez grande distance, une ombre tellement épaisse qu’à dix pas il eût été impossible de distinguer les voyageurs.

Le couvert de la forêt éloigné de vingt pas à peine de la plage offrit immédiatement la protection de ses broussailles aux fugitifs.

— La señorita demeurera ici avec un peon pour garder les chevaux, dit rapidement le chasseur, pendant que nous tenterons notre coup de main.

— Non, répondit résolument la jeune fille, je n’ai besoin de personne ; l’homme que vous laisseriez avec moi vous ferait faute ; donnez-moi un pistolet pour me défendre au cas peu probable où je serais attaquée, et partez.

— Cependant, objecta le jeune homme, señorita…

— Je le veux ! dit-elle péremptoirement ; allez ! et que Dieu nous protège !

L’haciendero serra convulsivement sa fille sur sa poitrine.

— Du courage ! mon père, lui dit-elle en l’embrassant, tout finira bien !

Elle lui enleva un pistolet et s’éloigna rapidement en lui faisant un signe d’adieu.

Le chasseur recommanda une dernière fois la prudence à ses compagnons, et la petite troupe s’engagea sur ses traces dans la forêt.

Après avoir marché en file indienne pendant environ un quart d’heure, ils aperçurent briller à peu de distance les feux des Apaches.

Sur un signe du chasseur, les Mexicains s’allongèrent sur le sol et commencèrent à ramper silencieusement, n’avançant qu’avec une extrême précaution, pouce à pouce, l’oreille au guet, prêts à faire feu au moindre mouvement suspect de leurs ennemis.


Don Fernando lui tordit le poignet si rudement que le misérable laissa échapper son arme avec un cri de douleur.

Mais rien ne bougea ; les Apaches dormaient, pour la plupart plongés, ainsi qu’il était facile de le deviner, dans l’ivresse brutale causée par l’abus des liqueurs fortes.

Seulement trois ou quatre guerriers que la plume de vautour, plantée dans leur chevelure au-dessus de l’oreille, faisait reconnaître pour des chefs, étaient accroupis devant un feu et fumaient avec cette gravité automatique qui caractérise les Indiens.

Sur l’ordre du chasseur, les Mexicains se relevèrent doucement, et chacun d’eux s’abrita derrière le tronc d’un arbre.

— Je vous laisse, dit le chasseur à voix basse ; je vais entrer dans le camp.

Demeurez immobiles, et quoi qu’il arrive ne faites pas feu avant de m’avoir vu jeter mon bonnet à terre.

Les Mexicains inclinèrent silencieusement la tête et le chasseur disparut au milieu des broussailles.

De l’endroit où les voyageurs étaient embusqués ils pouvaient voir facilement tout ce qui se passait dans le camp des Peaux-Rouges et entendre même ce qui s’y disait, car une distance de quelques dizaines de mètres les séparait seulement du feu autour duquel étaient gravement accroupis les sachems.

Le corps penché en avant, le doigt sur la détente du rifle et les yeux fixés sur le camp, les Mexicains attendaient avec une impatience fébrile le signal de faire feu.

Les quelques minutes qui précèdent une attaque sont solennelles ; l’homme livré seul dans la nuit à ses pensées, sur le point de jouer sa vie dans une lutte sans pitié, se sent, si brave qu’il soit, envahir malgré lui par une terreur instinctive qui fait courir un frisson dans tous ses membres ; à cette heure suprême, il voit avec une rapidité vertigineuse sa vie tout entière passer devant lui comme dans un songe et, chose étrange, la pensée qui frappe son esprit avec le plus de force est l’appréhension de ce qui l’attend au delà de la mort, l’inconnu.

Une dizaine de minutes s’étaient écoulées depuis le départ du chasseur, lorsqu’un léger bruit se fit entendre dans les broussailles, du côté opposé où les Mexicains étaient embusqués.

Les chefs apaches tournèrent nonchalamment la tête, les buissons s’écartèrent, et le Cœur-de-Pierre parut dans la zone de lumière produite par les flammes des feux de veille.

Le chasseur s’avança à pas lents vers les chefs. Arrivé auprès d’eux, il s’arrêta et s’inclina cérémonieusement, mais sans parler.

Les sachems lui rendirent son salut avec cette politesse innée chez les Peaux-Rouges.

— Mon frère est le bienvenu, dit un chef, veut-il s’asseoir au feu du conseil ?

— Non, répondit sèchement le chasseur, le temps me presse.

— Mon frère est prudent, reprit le chef ; il a abandonné les Visages-Pâles parce qu’il sait que le Chat-Tigre les a livrés aux longues flèches cannelées des guerriers apaches.

— Je n’ai pas abandonné les Visages-Pâles, mon frère se trompe : j’ai juré de les défendre, je les défendrai.

— Les ordres du Chat-Tigre s’y opposent.

— Je n’ai pas à obéir au Chat-Tigre ; je hais la trahison ; je ne laisserai pas les guerriers Peaux-Rouges accomplir celle qu’ils méditent.

— Ooah ! fit le sachem, mon frère parle bien haut. J’ai entendu le milan narguer l’aigle, mais du bout de son aile l’oiseau tout-puissant l’a pulvérisé.

— Trêve de railleries, chef ; vous êtes un des guerriers les plus renommés de votre tribu, vous ne consentirez pas à vous faire l’agent d’une infâme trahison. Le Chat-Tigre a reçu ces voyageurs sous son calli, il leur a donné l’hospitalité ; vous le savez, l’hospitalité est sacrée dans la prairie.

L’Apache se mit à rire avec mépris.

— Le Chat-Tigre est un grand chef, il n’a voulu ni boire ni manger avec les faces pâles.

— Ceci est une fourberie indigne.

— Les faces pâles sont des chiens voleurs, les Apaches prendront leurs chevelures.

— Misérable ! s’écria le chasseur avec colère, moi aussi je suis une face pâle : prends-moi donc ma chevelure !

Et d’un mouvement rapide comme la pensée, en même temps qu’il jetait à terre le bonnet de fourrure qui lui couvrait la tête, il se précipita sur le chef indien et lui plongea son couteau dans le cœur.

Soudain cinq coups feu éclatèrent, et les autres chefs réunis autour du feu roulèrent agonisants sur la terre.

Ces chefs étaient les seuls qui eussent des armes à feu.

— En avant ! en avant ! cria le chasseur en saisissant son rifle par le canon et se ruant au milieu des Apaches effarés.

Les Mexicains, aussitôt après leur premier feu, s’étaient élancés dans le camp au secours du guide.

Alors commença une mêlée terrible de six hommes contre une quinzaine, mêlée d’autant plus horrible et d’autant plus acharnée que chacun d’eux savait qu’il n’avait pas de merci à attendre.

Heureusement pour eux, les Blancs avaient des pistolets ; ils les déchargèrent à bout portant dans la poitrine de leurs ennemis, puis les attaquèrent à coups de sabre.

Les Indiens avaient été si complètement surpris, ils étaient si loin de s’attendre à être si vigoureusement pressés par des hommes qui semblaient sortir de dessous terre et dont ils étaient loin de soupçonner le nombre, que la moitié d’entre eux étaient morts avant que les autres eussent entièrement repris leur sang-froid et songé sérieusement à se défendre. Lorsqu’ils voulurent essayer une résistance sérieuse, il était trop tard, les Mexicains les serraient de si près qu’une plus longue lutte devenait impossible.

— Arrêtez ! cria le chasseur.

Blancs et Peaux-Rouges baissèrent leurs armes comme d’un commun accord.

Le chasseur reprit :

— Guerriers apaches, jetez vos armes !

Ils obéirent.

Sur un signe du guide, les Mexicains les garrottèrent sans qu’ils opposassent la moindre résistance.

Les Peaux-Rouges, lorsqu’ils reconnaissent qu’ils sont vaincus, se courbent avec une apathie et un fatalisme extrêmes à la loi, si dure qu’elle soit, qu’il plaît au vainqueur de leur imposer.

Des vingts guerriers apaches, huit seulement vivaient encore, les autres avaient été massacrés.

— Au lever du soleil je viendrai moi-même vous rendre la liberté, dit le chasseur ; d’ici là n’essayez pas de rompre vos liens : vous me connaissez, je pardonne une fois, jamais deux.

Les Mexicains ramassèrent les armes jetées par les Indiens, et s’éloignèrent.

Les chevaux des Apaches étaient entravés à une extrémité du camp, le Cœur-de-Pierre les chassa dans la forêt où ils disparurent en bondissant.

— Maintenant, dit le chasseur, retournons auprès de la señorita.

— Reviendrez-vous réellement rendre la liberté à ces hommes ? demanda l’haciendero.

— Certes : voulez-vous que je les expose à être dévorés tout vivants par les bêtes fauves ?

— Ce ne serait pas un grand malheur, observa le rancuneux capataz.

— Ne sont-ils pas des hommes comme nous ?

— Oh ! fit le capataz, ils le sont si peu, que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

— Ainsi, vous oserez vous livrer entre les mains d’hommes féroces exaspérés par leur défaite ? reprit l’haciendero, vous ne craignez pas qu’ils vous assassinent ?

— Eux ! répondît le chasseur avec un dédain superbe, ils n’oseraient.

Don Pedro ne put retenir un geste d’étonnement.

— Les Peaux-Rouges sont les plus vindicatifs des hommes, dit-il.

— Oui, répondit-il, mais je ne suis pas un homme pour eux.

— Qu’êtes-vous donc ?

— Un mauvais génie, murmura-t-il d’une voix sourde.

En ce moment ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient laissé les chevaux.

Le bruit du combat était arrivé jusqu’à doña Hermosa, mais la valeureuse jeune fille, abandonnée ainsi seule au milieu d’une forêt vierge, loin de se laisser dominer par la frayeur bien naturelle qu’elle éprouvait, comprenant l’importance de la garde qui lui était confiée, était demeurée ferme à la même place, un pistolet de chaque main, écoutant anxieusement les bruits du désert, prête à se défendre, et résolue à mourir plutôt que de tomber dans les mains des Indiens.

Son père lui expliqua en quelques mots ce qui s’était passé, puis on partit à fond de train.

La nuit entière s’écoula dans une course dont la rapidité ne se peut décrire.

Au lever du soleil, la forêt était franchie ; le désert nu s’étendait à l’horizon.

Ils coururent encore deux heures sans ralentir l’allure des chevaux ; enfin, on fit halte.

— Nous nous séparons ici, dit le chasseur d’une voix ferme, avec un sentiment de tristesse qu’il ne parvint pas à dissimuler complètement.

— Déjà ! dit naïvement la jeune fille.

— Merci de ce regret que vous exprimez, señorita, mais il le faut, vous n’êtes plus qu’à quelques milles de votre hacienda ; la route vous est facile, mon secours vous devient inutile désormais.

— Nous ne nous séparerons pas ainsi, señor, fit l’haciendero en lui tendant la main, j’ai contracté envers vous des obligations.

— Oubliez-les, caballero, interrompit vivement le jeune homme, oubliez-moi, nous ne devons plus nous revoir ; vous retournez à la vie civilisée, moi je retourne au désert ; nos voies sont différentes ; pour vous et pour moi souhaitez que le hasard ne nous remette plus en présence. Seulement, ajouta-t-il en levant les yeux sur la jeune fille, j’emporte de vous un souvenir qui ne s’effacera jamais ! Maintenant, adieu ! Voici là-bas des vaqueros de votre hacienda qui s’avancent à votre rencontre ; vous êtes en sûreté.

Il s’inclina jusque sur le cou de son cheval, tourna bride et partit au galop.

Mais en relevant la tête il vit doña Hermosa qui galopait auprès de lui.

— Arrêtez, lui dit-elle.

Il obéit machinalement.

— Tenez, reprit-elle avec émotion en lui présentant un mince anneau d’or, voici ce que je possède de plus précieux ; cette bague a appartenu à ma mère, que je n’ai pas eu le bonheur de connaître ; conservez-la en souvenir de ; moi, señor.

Et, lui laissant l’anneau dans la main, la jeune fille partit sans lui donner le temps de répondre.


VIII

LE PUEBLO


Lorsque la domination espagnole fut assurée sans conteste dans le Nouveau-Monde, le gouvernement, dans le but de maintenir les Indiens, fonda de distance en distance, sur l’extrême limite de ses possessions, des postes auxquels il donna le nom de presidios, qu’il peupla des criminels de toutes sortes dont il jugea prudent de débarrasser la mère-patrie.

Le presidio de San-Lucar, sur le rio Vermejo, fut un des premiers établis.

À l’époque de la fondation du presidio de San-Lucar, ce poste consistait seulement en un fort bâti sur la rive nord, au sommet d’une falaise escarpée qui domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante.

Sa forme est carrée, il est construit de murs épais, de pierres de taille, et flanqué de trois bastions, deux sur la rivière à l’est et à l’ouest, et le troisième sur la plaine.

L’intérieur renferme la chapelle, le presbytère et le magasin aux poudres ; sur les autres côtés se prolongent les anciennes habitations des condamnés, les logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers en garnison et un petit hôpital.

Toutes ces constructions, hautes d’un rez-de-chaussée seulement, se terminent en azoteas plates à l’italienne ; le gouvernement avait en outre établi au dehors de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux ranchos approvisionnés de chevaux et de têtes de bétail.

Aujourd’hui le fort est presque ruiné, les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts, seuls les bâtiments d’habitation sont en bon état.

Le presidio de San-Lucar se divise en trois groupes, deux au nord et un au sud de la rivière.

L’aspect général en est triste, à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord de la rivière, témoignant de l’existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d’un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.

Trois jours après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, vers deux heures de l’après-midi, cinq ou six vaqueros et leperos attablés dans la boutique d’un pulquero du nouveau San-Lucar, situé sur la rive sud de la rivière, discutaient vivement, en avalant à longs traits du pulque dans des cuïs qui circulaient à la ronde.

— Canarios ! s’écria un grand gaillard maigre et efflanqué, qui avait la mine et la tournure d’un effronté coquin, ne sommes-nous pas des hommes libres ? Si notre gouverneur, le señor don Luis Pedrosa, s’obstine à nous rançonner de la sorte, le Chat-Tigre n’est pas si loin qu’on ne puisse s’entendre avec lui. Quoique chef indien aujourd’hui, il est de race blanche sans mélange et caballero jusqu’au bout des ongles.

Calla la voca ! (tais-toi !) Pablito, reprit un autre ; tu ferais mieux d’avaler tes paroles avec ton pulque que de lâcher de telles sottises !

— Je veux parler, moi ! fit Pablito, qui s’humectait le gosier plus que les autres.

— Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l’ombre, rôdent des yeux invisibles qui nous épient, et que des oreilles s’ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter ?

— Allons donc ! dit le premier en haussant les épaules, tu as toujours peur, toi ; Carlocho ! je me soucie des espions comme d’une vieille cuarta (bride).

— Pablito ! fit l’autre en mettant un doigt sur sa bouche.

— Quoi ! n’ai-je pas raison ? Pourquoi don Luis nous veut-il tant de mal ?

— Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant, don Luis ne veut au contraire que votre bien, et la preuve, c’est qu’il vous le prend le plus possible.

— Ce diable de Verado a de l’esprit comme un coquin qu’il est, s’écria Pablito en riant aux éclats. Bah ! après nous la fin du monde !

— En attendant, buvons, dit le Verado.

— Oui, reprit Pablito, buvons, noyons les soucis ; d’ailleurs don Fernando Carril n’est-il pas là pour nous aider au besoin ?

— Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout, exclama Carlocho en frappant le comptoir d’un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit ?

Pablito fronça le sourcil, et regardant son compagnon de travers :

— Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard ? Canarios ! tu commences à me remuer le sang, s’écria-t-il avec colère.

— Une leçon ? pourquoi pas, si tu la mérites ! répondit l’autre sans autrement s’émouvoir. Caraï ! depuis plus de deux heures tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille femme : tais-toi ou va dormir.

Mil rayos ! hurla Pablito en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir, tu m’en rendras raison !

Vive Dios ! une saignée te fera du bien ; la main me démange de te donner un navajada sur ton vilain museau.

— Vilain museau ! as-tu dit ?

Et Pablito se précipita sur Carlocho qui l’attendait de pied ferme.

Les autres vaqueros et leperos se jetèrent entre eux pour les empêcher de se joindre.

— Holà ! caballeros, fit le pulquero, jugeant urgent d’intervenir dans le débat, Ja paix, au nom de Dieu ou du diable ! Pas de querelles chez moi ; si vous voulez vous expliquer, la rue est libre.

— Le pulquero a raison, dit Pablito, allons, viens, si tu es un homme.

— Avec plaisir.

Les deux vaqueros, suivis de leurs camarades, s’élancèrent dans la rue. Quant au digne puîquero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans les poches de ses calzoneras, il sifflotait une jarana en attendant la bataille.

Pablito et Carlocho, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s’étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur bras gauche leur zarapé en guise de bouclier, tirèrent de leur ceinture leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils tombèrent en garde avec un sang-froid remarquable.

Dans ce genre de duel, le seul du reste connu au Mexique, l’honneur consiste à toucher son adversaire au visage : un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d’un vrai caballero.

Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer.

Les autres vaqueros, la fine cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d’un œil impassible et applaudissaient le plus adroit.

La lutte se soutenait avec un succès égal de part et d’autre depuis quelques minutes, lorsque Pablito, dont la vue était sans doute obstruée par ses copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Carlocho lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.

— Bravo ! bravo ! s’écrièrent à la fois tous les vaqueros, bien touché !

Les combattants, flattés de cette approbation, reculèrent d’un pas, saluèrent l’assistance, rengaînèrent leurs couteaux, s’inclinèrent l’un devant l’autre avec une exquise courtoisie, et, après s’être serré la main, ils rentrèrent dans la pulqueria.

Les vaqueros forment une espèce d’hommes à part, dont les mœurs sont complètement inconnues en Europe.

Ceux de San-Lucar peuvent servirent de type : nés sur la frontière indienne, ils ont contracté des habitudes sanguinaires et un grand mépris de la vie. Joueurs infatigables ; il ont sans cesse les cartes en main ; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle.

Insoucieux de l’avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie et ne reculent devant aucun danger.

Eh bien ! ces hommes qui abandonnent souvent leur famille pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaîté de cœur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui sont implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d’ardente amitié, de dévouement et d’abnégation extraordinaires.

Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités.

Ils sont tour à tour et à la fois paresseux, joueurs, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix.

Dès leur enfance le sang coule comme de l’eau à travers leurs doigts dans les haciendas, à l’époque de la malanza del ganado (abattage des bestiaux), et ils s’habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine.

Du reste, leurs plaisanteries sont grossières comme leurs mœurs : la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le plus frivole prétexte.

Pendant que les vaqueros, rentrés après la querelle chez le pulquero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de pulque et de mezcal le souvenir de ce petit incident, un homme embossé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux entra dans la pulqueria sans souffler un mot, s’approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre forte qu’il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir.

À ce bruit inattendu qui ressemblait à un signal, les vaqueros, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique.

Pablito et Carlocho tressaillirent, essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait les traits de l’étranger, tandis que le Verado détourna un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.

L’inconnu jeta sa cigarette à demi consumée et se retira du bouge comme il y était venu.

Un instant après, Pablito, qui s’essuyait la joue, et Carlocho, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulqueria. Le Verado se glissa le long du mur jusqu’à la porte et courut sur leurs talons.

— Hum ! murmura le pulquero, voilà trois picaros qui me font l’effet de manigancer quelque chienne de besogne où il y aura plus de têtes cassées que de duros ; ma foi ! ça les regarde.


Dès qu’ils furent à une certaine distance, les broussailles s’agitèrent d’où s’avança une tête pâlie par la peur.

Les autres vaqueros, complètement absorbés par une partie de monté et penchés sur les cartes, n’avaient pour ainsi dire pas pris garde au départ de leurs camarades.

L’inconnu, à une certaine distance de la pulqueria, se retourna.

Les deux vaqueros marchaient, presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent.

Le Verado avait disparu.

Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l’étranger se remit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s’éloignait du cours de la rivière et s’enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie du pueblo, tournait par un coude assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres, semblait se perdre dans la plaine.

À l’angle du sentier passa près des trois hommes un cavalier qui, au grand trot, se dirigeait vers le presidio ; mais, préoccupés sans doute par de sérieuses pensées, ni l’étranger, ni les vaqueros ne le remarquèrent. Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d’œil rapide et perçant, et ralentit insensiblement l’allure de son cheval qu’il arrêta à quelques pas de là.

— Dieu me pardonne ! se dit-il à lui-même, c’est don Fernando Carril, ou c’est le diable en chair et en os : cet imbécile de Zapote l’a donc manqué encore ! Que peut-il avoir affaire par là en compagnie de ces deux bandits qui m’ont tout l’air de suppôts de Satan ? Que je perde mon nom de Torribio Quiroga si je n’en ai le cœur net et si je ne me mets à leurs trousses.

Et il sauta vivement à terre.

Le señor don Torribio Quiroga était un homme de trente-cinq ans au plus, d’une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet. Mais, en revanche, la carrure de ses larges épaules et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit œil gris vif et pétillant de malice et d’audace éclairait sa physionomie peut-être un peu chafouine. Son costume était celui de tous les Mexicains d’un certain rang.

Dès qu’il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais il ne vit personne à qui confier sa monture, car à San-Lucar et surtout dans le nouveau pueblo, c’est presque un miracle de rencontrer en même temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulqueria, d’où les vaqueros venaient de sortir, et le confia à l’hôte.

Ce devoir accompli, car le meilleur ami d’un Mexicain est son cheval, don Torribio revint sur ses pas avec les précautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n’être pas aperçu.

Les vaqueros avaient de l’avance sur lui et disparaissaient derrière une dune mouvante de sable, au moment où il tournait le coude du chemin ; néanmoins, il ne tarda à les revoir gravissant un sentier raide oui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces sables arides, par hasard ou par un caprice de la nature.

Sûr désormais de les retrouver, don Torribio marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout soupçon, il alluma une cigarette.

Les vaqueros, par bonheur, ne se retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite de l’homme que don Torribio avait reconnu pour être don Fernando Carril.

Lorsqu’à son tour don Torribio arriva devant la marge du bois, au lieu d’y entrer immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant sur le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus grande précaution, afin de n’éveiller par aucun bruit l’attention des vaqueros.

Au bout de quelques minutes des voix arrivèrent jusqu’à lui ; il leva alors doucement la tête et dans une clairière, à dix pas de lui environ, il vit les trois hommes arrêtés et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s’effaça derrière un érable et prêta l’oreille.

Don Fernando Carril avait laissé retomber son manteau ; l’épaule appuyée contre un arbre et les jambes croisées, il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Pablito.

Les mains de don Fernando étaient parfaitement gantées et petites, son pied, de race, se cambrait dans des bottes vernies, luxe inouï sur cette frontière éloignée ; son costume, d’une grande richesse, était absolument pareil par la forme à celui des vaqueros. Un diamant d’un prix immense serrait le col de sa chemise, et le lin tissu de son zarapé valait plus de cinq cents piastres.

Quant à présent, nous bornerons là ce portait. Deux ans avant l’époque où commence ce récit, don Fernando Carril était arrivé à San-Lucar, inconnu de tout le monde, et chacun s’était demandé : d’où vient-il, de qui tient-il sa fortune ? où sont ses propriétés ? Don Fernando avait acheté à quelques lieues de San-Lucar une hacienda, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l’avait fortifiée, entourée de palissades et de fossés, et munie de petites pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son hacienda ne s’ouvrît jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles de San-Lucar, qu’il visitait assidûment ; puis soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers.

Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs œillades, les hommes leurs questions adroites, pour faire parler don Fernando. Don Luis Pedrosa, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d’avoir quelques inquiétudes au sujet de l’étranger, mais de guerre lasse il en appela au temps, qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.

Voilà quel était l’homme qui écoutait Pablito dans la clairière et tout ce qu’on savait sur son compte.

— Assez ! fit-il tout à coup avec colère en interrompant le vaquero, tu es un chien et fils d’un chien.

— Señor ! dit Pablito, qui redressa la tête.

— J’ai envie de te briser comme un misérable que tu es.

— Des menaces à moi ! s’écria le vaquero pâle de rage et dégainant son couteau.

Don Fernando lui saisit le poignet avec sa main gantée et le lui tordit si rudement que le misérable laissa échapper son arme avec un cri de douleur.

— À genoux ! et demande pardon, reprit don Fernando ; et il jeta le misérable sur le sol.

— Non, tuez-moi plutôt.

— Va, retire-toi, tu n’es qu’une bête brute.

Le vaquero se releva en chancelant ; le sang injectait ses yeux, ses lèvres étaient bleues, tout son corps tremblait ; il ramassa son couteau et s’approcha de don Fernando, qui l’attendait les bras croisés.

— Eh bien ! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.

— Va-t’en, te dis-je !

— C’est votre dernier mot, n’est-ce pas ?

— Oui, laisse-moi tranquille.

— Ah ! c’est ainsi ? eh bien, au diable, alors !

Et le vaquero, d’un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.

— Je te pardonne, reprit don Fernando, qui avait arrêté le bras de Pablito, mais, si tu veux continuer à me servir, sois muet comme un cadavre.

Le vaquero tomba à ses pieds et couvrit sa main de baisers, semblable à un chien qui lèche son maître par qui il a été battu.

Carlocho était resté témoin impassible de cette scène.

— Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être ainsi aimé ? murmura don Torribio, toujours caché derrière son érable.

Après un court silence don Fernando Carril reprit la parole :

— Je sais que tu m’es dévoué et j’ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, et la boisson conseille mal.

— Je ne boirai plus, répondit le vaquero.

Don Fernando sourit avec mépris.

— Bois, mais sans tuer ta raison : dans l’ivresse, comme tu l’as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n’est pas le maître qui parle ici, c’est l’ami ; puis-je compter sur vous deux ?

— Oui, répondirent les vaqueros.

— Je pars pour quelques jours, ne quittez pas les environs : à peu de distance du pueblo se trouve l’hacienda de las Norias de San-Antonio, la connaissez-vous ?

— Qui ne connaît pas don Pedro de Luna ? fit Pablito.

— Bien, surveillez attentivement cette hacienda au dehors et au dedans ; s’il arrive quelque chose d’extraordinaire à don Pedro ou à sa fille doña Hermosa, un de vous me viendra immédiatement prévenir ; vous savez où me trouver ?

Les deux hommes baissèrent affirmativement la tête.

— Chacun de mes ordres, si incompréhensible qu’il soit, me promettez-vous de l’exécuter avec promptitude et dévouement ?

— Nous vous le jurons, maître.

— C’est bien. Un dernier mot : liez-vous avec le plus de vaqueros que vous pourrez ; tâchez, sans éveiller le soupçon, qui ne dort jamais que d’un œil, de réunir une troupe d’hommes déterminés. Ah ! à propos, méfiez-vous du Verado, c’est un traître ; j’ai la preuve qu’il sert contre moi d’espion au Chat-Tigre.

— Faut-il le tuer ? demanda froidement Carlocho.

— Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s’en débarrasser sans bruit.

Les deux vaqueros se lancèrent un regard à la dérobée, mais don Fernando feignit de ne pas le voir.

— Avez-vous besoin d’argent ? leur demanda-t-il encore.

— Non, maître, répondirent-ils, nous en avons encore un peu.

— N’importe, prenez toujours cela, mieux vaut avoir trop que pas assez. Il jeta dans la main de Carlocho une longue bourse en filet, au travers des mailles de laquelle étincelaient un grand nombre d’onces.

— Maintenant, Pablito, amène mon cheval.

Le vaquero entra dans le bois et reparut presque aussitôt tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Fernando s’élança.

— Adieu ! leur dit-il, prudence et fidélité, une indiscrétion vous coûterait la vie.

Et ayant fait un salut amical aux vaqueros, il donna de l’éperon dans les lianes du cheval, et s’éloigna dans la direction du presidio. Les deux vaqueros reprirent le chemin du pueblo.

Dès qu’ils furent à une certaine distance, dans un coin de la clairière s’agitèrent les broussailles d’où s’avança par degré une tête pâlie par la peur.

Cette tête appartenait au corps du Verado qui, son couteau d’une main et un pistolet de l’autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d’un air effaré et en murmurant à demi-voix :

— Canarios ! me tuer sans bruit, nous verrons, nous verrons, santa Virgen del Pilar ! Quels démons ! Eh ! eh ! on a raison d’écouter.

— C’est le seul moyen d’entendre, dit une voix railleuse.

— Qui va là ? s’écria le Verado, qui lit un bond de côté.

— Un ami, reprit don Torribio Quiroga en sortant de derrière l’érable et entrant dans la clairière.

— Ah ! ah ! senor don Torribio Quiroga, soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi ?

— Cuerpo de Cristo ! si j’écoutais ! Je le crois bien ! J’ai profité de l’occasion pour modifier sur don Fernando.

— Eh bien ! maintenant que vous avez entendu sa conversation, qu’en pensez-vous ?

— Ce caballero me paraît un assez ténébreux scélérat, mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d’ombre.

— Ainsi soit-il ! murmura le Verado avec un soupir.

— Et d’abord, que comptez-vous faire, vous ?

— Moi, ma foi ! je l’ignore ; j’ai des bourdonnements dans les oreilles ; comprenez-vous qu’ils veulent me tuer sans bruit ? À mon avis, Pablito et Carlocho sont sans contredit les plus hideux sacripants de la prairie.

— Bah ! je les connais de longue date ; à cette heure ils m’inquiètent médiocrement.

— Moi, je vous avoue qu’ils m’inquiètent beaucoup, au contraire.

— Allons donc, vous n’êtes pas encore mort, que diable !

— Ma foi ! je n’en vaux guère mieux, je suis littéralement entre le diable et la mort.

— Ta, ta, ta ! auriez-vous peur, vous le plus hardi chasseur de jaguars que je sache ?

— Un jaguar n’est après tout qu’un jaguar, on en a raison avec une balle, mais les deux birbones que don Fernando m’a si sournoisement lâchés aux jambes sont de véritables démons sans foi ni loi, qui couperaient[3] leur père pour une petite mesure de pulque.

— C’est vrai : allons donc au plus pressé. Pour des raisons qu’il est inutile de vous faire connaître, je porte énormément d’intérêt à don Pedro de Luna et surtout à sa charmante fille. Don Fernando Carril, d’après ce que nous avons appris, ourdit contre cette famille quelque infernal complot que je veux déjouer : êtes-vous décidé à me prêter main-forte ? Deux hommes peuvent beaucoup, qui à eux deux n’ont qu’une volonté.

— Ainsi, c’est une association que vous me proposez, don Torribio ?

— Donnez à cela le nom que vous voudrez, mais répondez-moi promptement.

— Alors, franchise pour franchise, don Torribio, reprit le Verado après un instant de réflexion. Ce matin, j’aurais refusé net votre proposition, ce soir je l’accepte, car je n’ai plus rien à ménager. La position est complètement changée pour moi. Me tuer sans bruit, vive Dios ! je me vengerai ! Je suis à vous, don Torribio, comme mon couteau est à son manche ; à vous corps et âme, foi de vaquero !

— À merveille ! Je vois que nous nous entendrons facilement.

— Dites que nous nous entendons déjà, et vous n’avancerez rien de trop.

— Soit, mais il faut bien prendre nos précautions pour réussir ; le gibier que nous voulons chasser n’est pas facile. Connaissez-vous un lepero nommé Tonillo el Zapote ?

— Si je connais Tonillo ! s’écria le vaquero ; je le crois bien ! c’est mon compère ! — De mieux en mieux ; ce Tonillo est un homme résolu auquel on peut se fier sans crainte.

— Pour cela, c’est la vérité pure, et de plus un caballero qui a d’excellents principes.

— En effet ; cherchez-le, puis ce soir, rendez-vous avec lui une heure après le coucher du soleil au Callejon de las Minas.

— Parfaitement, je vois cela d’ici, nous y serons.

— Alors, entre nous trois, nous dresserons notre plan de contre-mine.

— Oui, et soyez tranquille, Tonillo et moi nous trouverons un moyen de vous délivrer de cet homme qui veut me tuer sans bruit.

— Il paraît que cela vous tient au cœur, hein ?

— Dame ! mettez-vous à ma place ; enfin, qui vivra verra, don Fernando n’en est pas où il croit avec moi.

— Ainsi voilà qui est convenu, ce soir au Gallejon avec Tonillo.

— Quand je devrais l’amener de force, nous nous y trouverons tous deux.

— Maintenant, il ne nous reste plus qu’à aller chacun à nos affaires.

— C’est juste ; de quel côté vous dirigez-vous ?

— Je me rends tout droit à l’hacienda de don Pedro de Luna.

— Croyez-moi, don Torribio, ne lui parlez de rien.

— Pourquoi me dites-vous cela, Verado ?

— Parce que don Pedro, bien que ce soit un excellent homme et un parfait caballero, a peut-être un peu les idées arriérées, et que probablement il chercherait à vous dissuader de votre projet.

— Vous pourriez avoir raison ; mieux vaut qu’il ignore le service que je veux lui rendre.

— Oui, oui, cela vaut mieux. Ainsi, don Torribio, à ce soir, alors.

— À ce soir, au Çallejon ; adieu et bonne chance !

Les deux hommes se séparèrent. Don Torribio Quiroga descendit à grands pas le chemin du pueblo pour aller reprendre sa monture chez le pulquero, à qui il l’avait confiée, tandis que le Verado, dont le cheval était caché aux environs, se mettait en selle et s’éloignait en galopant avec fureur, tout en grommelant entre ses dents serrées par la colère :

— Me tuer sans bruit ! A-t-on jamais-vu une idée pareille ! Nous verrons, mil rayos !


IX

DOÑA HERMOSA


Le Cœur-de-Pierre ne s’était pas trompé lorsqu’il avait annoncé à ceux qu’il guidait que la poussière soulevée au loin dans le désert l’était par des serviteurs de leur hacienda ; en effet, à peine le chasseur s’était-il éloigné depuis quelques minutes que le nuage de poussière qui se rapprochait rapidement se fendit tout à coup et laissa voir une nombreuse troupe de vaqueros et de peones bien armés qui accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux.

À deux longueurs de cheval en avant galopait don Estevan Diaz, qui ne cessait de gourmander ses compagnons et de les exciter à redoubler encore la célérité de leur allure.

Bientôt les deux troupes se joignirent et se confondirent en une seule.

Estevan Diaz, ainsi que l’avait prévu don Pedro, s’était inquiété de l’absence prolongée de son maître ; redoutant qu’il ne lui fût arrivé malheur, il avait en toute hâte rassemblé les hommes les plus résolus de l’hacienda, et, se mettant à leur tête, il avait immédiatement commencé des recherches et exploré le désert dans toutes les directions.

Cependant, sans l’heureux hasard qui avait fait rencontrer aux voyageurs le Cœur-de-Pierre au moment où les forces et le courage leur manquaient à la fois, il est probable que ces recherches n’auraient produit aucun résultat et que les sombres annales de la prairie auraient enregistré une lugubre et horrible tragédie de plus.

La joie de don Estevan et de ses compagnons fut grande en retrouvant ceux qu’ils craignaient de ne plus revoir, et l’on reprit gaîment le chemin de l’hacienda où l’on arriva deux heures plus tard.

À peine eut-elle mis pied à terre que, prétextant la fatigue qu’elle avait éprouvée, doña Hermosa se retira dans son appartement.

Lorsqu’elle fut enfin dans sa fraîche chambre à coucher de jeune fille, si calme et si gaie, doña Hermosa salua d’un regard ces meubles qu’elle chérissait, et, par un mouvement d’instinctive reconnaissance, elle alla s’agenouiller près de la statue de la Vierge qui, placée dans un angle de l’appartement et entourée de fleurs, semblait veiller sur elle.

La prière que la jeune fille adressa à la Vierge fut longue, bien longue ; pendant près d’une heure elle demeura ainsi agenouillée et murmurant des paroles que nul, si ce n’est Dieu, ne pouvait entendre.

Enfin elle se releva lentement comme à regret, fit un dernier signe de croix, et traversant la salle, elle se laissa tomber sur un canapé où elle se blottit dans un flot de mousseline comme un bengali dans un lit de mousse.

Alors elle réfléchit profondément.

Qui pouvait si sérieusement absorber l’esprit jusqu’alors si gai et si insoucieux de cette jeune fille, dont la vie n’avait été depuis sa naissance qu’une suite non interrompue de joie douce, pour laquelle le ciel toujours avait été sans nuage, le passé sans regrets et l’avenir sans appréhensions ? Pourquoi ses bruns sourcils se fronçaient-ils si opiniâtrement, creusant sur son front pur une imperceptible ride, que la pensée rendait d’instant en instant plus profonde ?

Nul n’aurait pu le dire, Hermosa elle-même aurait peut-être été fort embarrassée de l’expliquer.

C’est que, sans se rendre compte de la métamorphose qui se faisait en elle, doña Hermosa s’éveillait comme d’un long sommeil, son cœur battait plus vite, son sang coulait plus rapide dans ses artères, un flot de pensées inconnues lui montait du cœur au cerveau et lui causait une espèce de vertige ; en un mot, la jeune fille se sentait devenir femme !

Une inquiétude vague, sans cause apparente, une irritabilité fébrile, l’agitaient tour à tour ; parfois un sanglot étouffé lui déchirait la gorge, et une larme brûlante perlait au coin de sa paupière ; puis soudain ses lèvres purpurines s’écartaient sous l’effort d’un charmant sourire, reflet de ces pensées qu’elle ne pouvait définir et qui l’obsédaient sans qu’il lui fût possible de les chasser et de retrouver ce calme et cette insouciante gaieté qu’elle avait perdus peut-être pour toujours.

— Oh ! s’écria-t-elle tout à coup en faisant un bond de biche effarouchée, je veux le connaître !

La jeune fille venait enfin, à son insu, de laisser échapper le mot de l’énigme ; sous l’obsession de son agitation intérieure, elle aimait, ou du moins l’amour était sur le point de se révéler à elle.

À peine eut-elle laissé échapper les paroles que nous avons rapportées, qu’elle rougit, baissa les yeux et, se levant, alla en courant, par un mouvement plein d’une naïve pudeur de jeune fille, tirer devant la statue de la Vierge le voile destiné à la cacher.


Après quelques minutes de marche ils aperçurent la grotte naturelle dont il leur avait parlé.

La Vierge, confidente habituelle des pensées de la jeune fille, ne devait plus savoir les secrets de la femme ! Cette nuance délicate pleine de sainte croyance, Hermosa l’avait immédiatement saisie ; peut-être doutait-elle d’elle-même, et le sentiment qui s’était si soudainement révélé dans son cœur avec une si grande violence ne lui semblait-il pas assez pur pour qu’elle en confiât les désirs et les espoirs à celle à qui jusqu’alors elle avait tout avoué ?

Plus calme après cette action que, dans sa superstitieuse ignorance, elle croyait devoir la dérober à l’œil clairvoyant de sa céleste protectrice, doña Hermosa regagna sa place après avoir appuyé son doigt mignon sur un timbre.

À cet appel, la porte s’entr’ouvrit doucement, et une charmante chola[4] passa sa figure mutine dans l’entre-bâillement, d’un œil interrogateur.

— Entre, chica, dit sa maîtresse, en lui faisant signe de s’approcher.

La chola, svelte jeune fille à la taille cambrée et à la peau légèrement bistrée, comme toutes les métisses, vint s’agenouiller gracieusement aux pieds de sa maîtresse, et, fixant sur elle son grand œil noir :

— Que désirez-vous, niña ? demanda-t-elle en souriant.

— Rien, Clarita, répondit évasivement celle-ci, te voir, causer avec toi un instant.

— Oh quel bonheur ! fit la folle enfant en frappant joyeusement ses mains l’une contre l’autre, il y a si longtemps que je ne vous ai vue, niña !

— As-tu été bien inquiète de mon absence, Clarita ?

— Pouvez-vous le demander, señorita ? moi qui vous aime comme une sœur ; il paraît que vous avez couru de grands dangers ?

— Qui dit cela ? fit-elle distraitement.

— Tout le monde, on ne parle que de ce qui vous est arrivé dans la prairie ; tous les peones ont quitté le travail pour avoir des nouvelles ; l’hacienda est en révolution.

— Ah !

— Pendant les deux jours où vous avez été absente, nous ne savions à quel saint nous vouer ; j’ai fait vœu d’un anneau d’or à ma bonne patronne santa Clara.

— Merci ! répondit-elle en souriant.

— C’est surtout don Estevan Diaz qu’il fallait voir ; il ne pouvait tenir en place ; le pauvre jeune homme était comme fou ; il s’accusait de ce qui vous était arrivé, il se frappait la poitrine en soutenant qu’il aurait dû désobéir à votre père et demeurer auprès de vous malgré ses ordres.

— Pauvre Estevan ! dit la jeune fille, qui pensait à autre chose et que le bavardage de sa camériste commençait à fatiguer, il m’aime comme un frère.

— Ça, c’est vrai ! aussi il a juré sur sa tête que cela ne vous arriverait plus et qu’il ne vous quitterait jamais maintenant.

— Oh ! oh ! Il a donc eu bien peur pour moi ? — Vous ne pouvez vous l’imaginer, niña ! d’autant plus qu’il parait que vous étiez tombés entre les mains du plus féroce pirate de la prairie.

— Cependant, je t’assure, chica, que l’homme qui nous a abrités nous a comblés de soins et d’attentions.

— C’est ce que dit votre père ; mais don Estevan soutient qu’il connaît cet homme de longue date, que sa bonté était feinte et qu’elle cachait quelque infernale trahison.

Doña Hermosa était subitement devenue rêveuse.

— Don Estevan est un fou, dit-elle ; son amitié pour moi l’égare ; je suis convaincue qu’il se trompe. Mais tu me fais songer qu’à peine arrivée je me suis échappée sans lui adresser un mot de remerciement ; je veux réparer cet oubli involontaire. Est-il encore à l’hacienda ?

— Je crois que oui, señorita.

— Va t’en assurer, et, s’il ne s’est pas encore retiré, prie-le de me venir trouver.

La camériste se leva et sortit.

— Puisqu’il le connaît, murmura la jeune fille dès qu’elle fut seule, il faudra bien qu’il parle et qu’il m’apprenne ce que je veux savoir.

Et elle attendit impatiemment le retour de sa messagère.

Celle-ci semblait avoir deviné l’impatience de sa maîtresse, tant elle mit de hâte à s’acquitter de sa commission ; dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis sa sortie lorsqu’elle annonça don Estevan.

Nous l’avons dit, don Estevan était un beau jeune homme, au cœur de lion, à l’œil d’aigle, dont les manières pleines de grâce et de désinvolture décelaient la race.

Il entra en saluant la jeune fille avec une familiarité de bon goût autorisée par ses longues et intimes relations avec elle, puisqu’il l’avait pour ainsi dire vue naître.

— Ah ! Estevan, mon ami, lui dit-elle en lui tendant joyeusement la main, je suis bien heureuse de vous voir ; asseyez-vous et causons.

— Causons, répondit le jeune homme en s’associant avec joie à la gaîté de doña Hermosa.

— Donne un siège à Estevan, chica, et va-t’en, je n’ai pas besoin de toi.

La camériste obéit sans répliquer.

— Oh ! que j’ai de choses à vous dire, mon ami ! reprit la jeune fille.

Estevan Diaz sourit.

— D’abord, continua-t-elle, excusez-moi de m’être échappée ; j’avais besoin d’être seule afin de remettre un peu d’ordre dans mes idées.

— Je comprends cela, ma chère Hermosa.

— Ainsi, vous ne m’en voulez pas, Estevan ?

— Pas le moins du monde, je vous assure.

— Bien vrai ? fit-elle avec une petite moue semi-sérieuse.

— Ne parlons plus de cela, je vous en prie, ma chère enfant ; on n’est pas exposé à des dangers comme ceux que vous avez courus sans que l’esprit s’en ressente longtemps après.

— Oh ! maintenant, c’est fini, je vous assure ; d’ailleurs, entre nous, mon bon Estevan, ces dangers n’ont pas été aussi grands que votre amitié pour moi vous le fait supposer.

Le jeune homme hocha la tête d’un air peu convaincu.

— Vous vous trompez, niña, dit-il, ces dangers ont été, au contraire, beaucoup plus sérieux que vous ne sauriez le croire.

— Mais non, Estevan, je vous assure, les gens que nous avons rencontrés nous ont offert la plus cordiale hospitalité.

— J’admets cela, mais je ne vous répliquerai que par une seule question.

— Faites, et, si je le puis, j’y répondrai.

— Savez-vous le nom de l’homme qui vous a offert cette cordiale hospitalité ? dit-il en appuyant avec affectation sur les derniers mots.

— Je vous avoue que je l’ignore et que, qui plus est, je n’ai pas songé à le lui demander.

— Vous avez eu tort, señorita, car il vous eût répondu qu’il se nommait le Chat-Tigre.

— Le Chat-Tigre ! s’écria-t-elle en pâlissant, cet effroyable scélérat qui, depuis tant d’années, répand la terreur sur ces frontières ! Oh ! vous vous méprenez, Estevan, ce ne peut être lui.

— Non, señorita, je ne me méprends pas, je suis certain de ce que j’avance ; les renseignements que votre père m’a donnés ne me laissent aucun doute à cet égard.

— Mais comment se fait-il alors que cet homme nous ait si bien reçus et qu’il n’ait pas cherché à profiter de l’occasion qui nous livrait en son pouvoir ?

— Nul ne peut sonder les replis ténébreux du cœur de cet homme. D’ailleurs, qui vous prouve qu’il ne vous ait pas tendu un piège ? n’avez-vous pas été poursuivis par les Peaux-Rouges ?

— C’est vrai, mais nous leur avons échappé, grâce au dévouement de notre guide, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix.

— Vous avez raison, fit le jeune homme avec ironie ; mais ce guide lui-même, savez-vous qui il est ?

— Malgré les plus instantes prières de mon père, il a constamment refusé de lui dire son nom.

— Il a eu certes raison d’agir ainsi, niña, parce que ce nom vous eût fait frissonner de terreur.

— Mais qui est donc cet homme, alors ?

— C’est le fils du Chat-Tigre, celui qu’on nomme le Cœur-de-Pierre.

La jeune fille se recula avec un mouvement instinctif de frayeur en se cachant le visage dans ses mains.

— Oh ! mais c’est impossible ! s’écria-t-elle, cet homme ne peut être un monstre, lui qui s’est montré si fidèle, si dévoué, qui m’a sauvé la vie, enfin !

— Comment ! fit vivement le jeune homme, que voulez-vous dire ? il vous a sauvé la vie ?

— Ne le saviez-vous donc pas ? mon père ne vous l’a pas raconté ?

— Non, don Pedro ne m’a rien dit de cela.

— Alors je vous le dirai, moi, Estevan, car, quel que soit cet homme, justice lui doit être rendue ; si je ne suis pas morte dans des souffrances horribles, c’est à lui, à lui seul que je le dois.

— Expliquez-vous, au nom du ciel, Hermosa !

— Lorsque nous errions dans la forêt, reprit-elle avec une agitation extrême, en proie à un violent désespoir, attendant la mort qui ne devait pas tarder à venir, je me sentis tout à coup piquée au pied par un serpent de la plus dangereuse espèce ; dans le premier moment, je surmontai ma douleur, afin de ne pas augmenter le découragement de mes compagnons.

— Oh ! s’écria-t-il, je vous reconnais bien là, niña, forte et courageuse.

— Oui, reprit-elle avec un sourire triste, mais écoutez : bientôt la douleur devint si aiguë que, malgré ma résolution, les forces me manquèrent ; ce fut à ce moment que Dieu nous envoya celui que vous nommez le Cœur-de-Pierre. Le premier soin de cet homme fut de venir à mon secours.

— C’est étrange ! murmura Estevan Diaz d’un air pensif.

— Au moyen de je ne sais quelles feuilles il parvint à neutraliser si bien l’effet du poison que, quelques heures à peine après avoir été piquée, je ne souffrais plus de ma blessure, et aujourd’hui je suis complètement guérie. Nierez-vous maintenant que je lui doive la vie ?

— Non, répondit-il avec une loyale franchise, car il vous a sauvée, en effet ; seulement dans quel but, voilà ce que je ne puis deviner.

— Mais dans celui de me sauver, par humanité tout simplement ; du reste, sa conduite postérieure l’a suffisamment prouvé : si nous avons échappé aux Apaches qui nous poursuivaient, c’est à lui seul que nous le devons.

— Tout ce que vous me dites, niña, me semble un rêve incompréhensible ; je ne sais, en vous écoutant, si je dors ou si je veille.

— Mais cet homme a donc commis des actions bien infâmes, que vous en ayez une si mauvaise opinion ?

Estevan Diaz ne répondit pas, il sembla embarrassé. Il y eut un instant de silence.

— Parlez, mon ami, reprit-elle avec une certaine animation, dites-moi ce que vous savez de cet homme envers lequel j’ai contracté une aussi importante obligation : j’ai le droit de le connaître.

— Je serai franc avec vous, Hermosa, répondit enfin le jeune homme ; il faut, en effet, que vous connaissiez votre sauveur ; je vous en dirai tout ce que j’en sais moi-même ; peut-être, plus tard, ces renseignements vous seront-ils utiles, si la fatalité vous remet en présence de cet homme extraordinaire.

— Parlez, mon ami, parlez, je vous écoute.

— Hermosa, reprit-il, prenez garde, ne vous laissez pas imprudemment entraîner aux élans de votre cœur. Ne vous préparez pas de cuisants chagrins pour l’avenir. Le Cœur-de-Pierre est, ainsi que je vous l’ai dit, le fils du Chat-Tigre. De son père, je n’ai rien à vous apprendre. Ce monstre à face humaine s’est fait une trop sanglante renommée pour qu’il soit nécessaire d’entrer dans aucun détail à son sujet. La renommée du père a naturellement rejailli sur le fils et répandu autour de lui une auréole de meurtre et de pillage qui l’a fait presque aussi redouté que son père ; pourtant, pour être juste envers ce jeune homme, je dois avouer que, bien qu’on l’accuse d’une foule de méfaits et de crimes odieux, cependant il a été jusqu’à présent impossible d’articuler contre lui aucune accusation positive, et que tout ce qui se raconte sur lui est enveloppé d’un impénétrable mystère ; chacun, sans pouvoir l’affirmer avec certitude, rapporte sur son compte les plus odieuses histoires.

— Ah ! fit-elle en respirant avec force, elles ne sont pas vraies.

— Ne vous hâtez pas de l’innocenter, Hermosa ; souvenez-vous qu’au fond de toute supposition se cache une vérité. D’ailleurs, le métier même de cet homme pourrait à la ligueur servir de preuve contre lui et témoigner de son naturel farouche.

— Je ne vous comprends pas, Estevan. Quel est donc ce métier si affreux ?

— Le Cœur-de-Pierre est chasseur d’abeilles.

— Comment ! chasseur d’abeilles, interrompit-elle en riant : mais je ne vois là rien que de très inoffensif.

— Oui, le nom est doux à l’oreille, le métier en lui-même est en effet des plus inoffensifs, mais les abeilles, ces sentinelles avancées de la civilisation qui, au fur et à mesure que les Blancs envahissent l’Amérique, s’enfoncent dans les prairies et se réfugient dans les plus inabordables déserts, exigent dans les hommes qui leur donnent la chasse une organisation toute spéciale, un cœur de bronze dans un corps de fer, une résolution à toute épreuve, un courage indomptable et une implacable volonté.

— Pardonnez-moi de vous interrompre, Estevan, mais dans tout ce que vous me dites là je ne vois rien que de très honorable pour les hommes qui se dévouent à faire un aussi périlleux métier.

— Oui, répondit-il, votre observation serait juste si ces hommes, à demi sauvages à cause de la vie qu’ils mènent, sans cesse en butte aux plus grands dangers, obligés de lutter continuellement pour défendre leur vie contre les Peaux-Rouges et les bêtes fauves qui les menacent continuellement, n’avaient pas contracté, malgré eux peut-être, une telle habitude de verser le sang, une si froide cruauté, en un mot, que le mépris de la vie humaine est arrivé chez eux à un si extrême degré, qu’ils tuent un homme avec autant d’indifférence qu’ils enfument un arbre d’abeilles, et que souvent, par passe-temps, par plaisir, ils tirent sur le premier individu venu, blanc ou rouge, comme sur une cible : aussi les Indiens les redoutent-ils bien plus que les animaux les plus féroces, et, à moins qu’ils ne soient en grand nombre, fuient-ils devant un chasseur d’abeilles avec plus de frayeur et de précipitation qu’ils ne le feraient devant un ours gris, cet hôte si redouté des forêts américaines. Croyez bien, niña, que je n’exagère rien ; il résulte de ce que je vous ai dit que, lorsque ces hommes reparaissent sur les frontières, leur arrivée cause une panique générale, car ils ne marchent que dans une voie sanglante et jalonnée de cadavres, tombés la plupart sous les plus frivoles prétextes ; en un mot, chère enfant, les chasseurs d’abeilles sont des êtres complètement en dehors de l’humanité, qui ont tous les vices des Blancs et des Peaux-Rouges, sans avoir aucune des qualités de ces deux races, qui toutes deux les renient et les repoussent avec horreur.

— Estevan, répondit la jeune fille avec gravité, j’ai sérieusement écouté les explications que vous m’avez données ; je vous en remercie ; seulement je vous avoue que dans mon opinion elles ne prouvent rien, ni pour, ni contre, à l’égard de l’homme sur le compte duquel je vous interroge. Que les chasseurs d’abeilles soient des demi-sauvages d’une profonde cruauté, cela est possible, cela est vrai même, je vous l’accorde ; mais ne peut-il pas se trouver parmi eux des cœurs grands et loyaux, des caractères généreux ? Vous m’avez parlé de la généralité : qui me dit que le Cœur-de-Pierre n’est pas l’exception ? Sa conduite m’oblige à le supposer. Je ne suis qu’une jeune fille ignorante et sans expérience, mais, s’il m’était permis de parler à cœur ouvert, de dire franchement mon opinion, je vous répondrais :

— Mon ami, cet homme, fatalement condamné depuis sa naissance à une vie de honte et d’épreuves, a vaillamment lutté contre le courant qui l’entraînait et l’enivrement des mauvais exemples qui sans cesse l’assaillaient de toutes parts ; fils d’un père criminel, associé malgré lui à des bandits pour lesquels tout frein est insupportable et qui ont rejeté loin d’eux tout sentiment d’honneur, au lieu d’imiter leur conduite, de piller, d’incendier et d’assassiner à leur suite, il a préféré embrasser une carrière de périls continuels ; son cœur est resté bon, et, lorsque le hasard lui a fourni l’occasion de faire une bonne action, il l’a saisie avec empressement et avec joie : voilà ce que je vous dirais, Estevan, et, si comme moi vous aviez pendant deux jours entiers étudié cet homme étrange, vous seriez, j’en suis convaincue, de mon avis, et vous reconnaîtriez qu’il est plus digne de pitié que de blâme, car, entouré de bêtes féroces, il a su rester un homme.

Le jeune homme demeura un instant pensif, puis il se pencha vers la jeune fille, prit sa main qu’il serra dans la sienne et, la regardant avec une tendre pitié :

— Je vous plains et vous admire, Hermosa, lui dit-il doucement : vous êtes bien telle que je vous ai jugée, moi qui, depuis votre naissance, suis avec tant d’intérêt les développements de votre caractère ; la femme tient toutes les promesses de la jeune fille et de l’enfant ; vous avez le cœur noble, les sentiments élevés, vous êtes enfin une créature complète, une âme d’élite. Je ne vous blâme pas de suivre les élans de votre cœur, vous obéissez à cet instinct du beau et du bon qui vous maîtrise malgré vous ; mais hélas ! chère enfant, je suis votre frère aîné, j’ai plus que vous l’expérience ; l’horizon me semble bien noir ; sans rien préjuger de ce que nous prépare l’avenir, laissez-moi vous adresser une prière.

— Une prière, vous, Estevan ! répondit la jeune fille avec émotion, oh ! parlez, ami, parlez, je serais si heureuse de faire quelque chose qui vous plaise !

— Merci ! Hermosa, mais la prière que je vous adresse ne se rapporte aucunement à moi, elle est toute dans votre intérêt.

— Raison de plus pour que je vous l’accorde alors, fit-elle avec un gracieux sourire.

— Écoutez, enfant : les événements de ces deux jours ont complètement changé votre vie et fait germer dans votre âme des sentiments dont, jusqu’à présent, vous ignoriez l’existence ; toujours vous avez eu en moi la confiance la plus entière, je vous demande la continuation de cette confiance ; je n’ai d’autre désir que celui de vous voir heureuse ; toutes mes pensées, toutes mes actions tendent à ce but ; ne croyez pas que je songe jamais à vous trahir ou à contrarier vos projets ; si je tiens à être votre confident, c’est afin de vous aider de mes conseils et de mon expérience, de vous sauvegarder contre vous-même et de vous faire échapper aux pièges qui, dans un avenir prochain, seront peut-être tendus à votre naïve loyauté : me promettez-vous défaire ce que je vous demande ?

— Oui, reprit-elle sans hésitation en le regardant bien en face, je vous le promets, Estevan, mon frère, car vous êtes bien réellement un frère pour moi ; quoi qu’il arrive, je n’aurai jamais de secrets pour vous.

— Merci ! Hermosa, dit le jeune homme en se levant ; j’espère vous prouver bientôt que je suis digne de ce nom de frère que vous me donnez. Venez après-demain, dans l’après-dîner, au ranch de ma mère, j’y serai ; peut-être pourrai-je alors vous apprendre certaines choses que je n’ai pu aujourd’hui que vous laisser entrevoir.

— Que voulez-vous dire, Estevan ? s’écria-t-elle avec agitation.

— Rien, quant à présent, chère enfant ; laissez-moi agir à ma guise.

— Quel est votre projet ? que voulez-vous faire ? Oh ! mon ami, n’attachez pas à ce que je vous ai dit une plus grande importance que je n’en attache moi-même ; je me suis, malgré moi, laissé entraîner à vous dire des choses dont vous auriez grand tort de tirer des conséquences…

— Rassurez-vous, Hermosa, interrompit-il en souriant, je ne tire aucune conséquence fâcheuse pour vous de notre conversation ; j’ai compris que vous aviez voué une grande reconnaissance à l’homme auquel vous devez la vie, que vous seriez heureuse de savoir que cet homme n’est pas indigne du sentiment qu’il vous inspire, pas autre chose.

— C’est cela en effet, mon ami ; je crois que ce désir est naturel et que nul ne le peut blâmer.

— Certes, chère enfant, je ne le blâme pas pour ma part, loin de là ; seulement, comme je suis un homme, que je puis faire bien des choses qui, à vous femmes, vous sont interdites, eh bien ! je vais tacher de soulever le voile mystérieux qui recouvre la vie de votre libérateur, afin de pouvoir vous dire positivement s’il est ou s’il n’est pas digne de l’intérêt que vous lui portez.

— Oh ! faites cela, Estevan, et je vous en remercierai du fond du cœur.

Le jeune homme ne répondit que par un sourire à cet élan passionné de doña Hermosa, et, après l’avoir saluée, il ouvrit la porte et sortit. Dès qu’elle fut seule, elle cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Regrettait-elle la confidence à laquelle elle s’était laissé entraîner ? Ou bien avait-elle peur d’elle-même ? C’est aux femmes seules, et aux femmes hispano-américaines, si impressionnables, et dans les veines desquelles coule la lave de leurs volcans, qu’il est permis de décider cette question. Don Fernando Carril, ainsi que nous l’avons dit, après sa conversation avec les deux vaqueros, prit au galop de son cheval le chemin qui conduisait au pueblo, mais, arrivé à cent pas environ des premières maisons, au lieu de continuer son chemin, il avait peu à peu ralenti l’allure de sa monture et ne s’était plus avancé qu’au pas, en jetant à droite et à gauche des regards investigateurs, comme s’il se fût attendu à rencontrer quelqu’un qu’il espérait voir.


Il appuya froidement l’anneau du pistolet sur sa tempe droite.

— Mais, si telle était sa pensée, elle ne semblait pas devoir se réaliser, car le chemin était complètement désert aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans toutes les directions.


X

EL AS DE COPAS


Don Fernando serra la bride, et pendant quelques minutes il demeura immobile comme une statue équestre sur son socle de marbre.

— Il ne viendra pas, murmura-t-il au bout d’un instant. M’aurait-on trompé ? oh ! non, c’est impossible.

Jetant alors comme par acquit de conscience un dernier regard autour de lui, il lâcha la bride à son cheval, mais aussitôt, par un mouvement brusque, il le retint et lui fit exécuter une courbette et se cabrer de douleur : don Fernando venait d’apercevoir deux cavaliers qui se dirigeaient vers lui : l’un venait du pueblo, l’autre suivait la route que quelques instants auparavant lui-même avait parcourue.

--Allons, allons, tout va bien, murmura-t-il, voici don Torribio Quiroga ; mais quel est cet autre cavalier ? ajouta-t-il en se tournant vers l’homme qui sortait du pueblo.

Ses sourcils se froncèrent, il sembla hésiter un instant, mais bientôt il se redressa, sourit : avec ironie et, tout en disant à demi-voix : « Il vaut mieux qu’il en soit ainsi », il fit exécuter une demi-conversion à son cheval, et se plaça en travers juste au milieu de la route, de façon à barrer complètement le passage.

Les deux arrivants, qui suivaient avidement chacun de ses gestes, remarquèrent fort bien l’apparence hostile de la position prise par don Fernando, mais aucun d’eux ne sembla s’en inquiéter, et ils continuèrent à s’avancer du même pas qu’auparavant.

Le cavalier sortant du pueblo était beaucoup moins éloigné que don Torribio de don Fernando : aussi bientôt se trouva-t-il tout auprès de lui.

Les Mexicains, quel que soit le rang qu’ils occupent dans la société et l’éducation qu’ils aient reçue, possèdent tous un instinctif sentiment des convenances qui ne les trompe jamais et une politesse raffinée qui ferait envie à bien des habitants du vieux monde.

Aussitôt que don Fernando vit l’étranger à portée de voix, il dérangea légèrement la position de son cheval, mit le chapeau à la main, et s’inclinant profondément :

— Señor caballero, dit-il, daignez me permettre de vous adresser une question.

— Caballero, répondit l’étranger avec non moins de politesse, c’est trop d’honneur que vous me faites.

— Je me nomme don Fernando Carril.

— Et moi don Estevan Diaz.

La présentation était faite, les deux cavaliers se saluèrent de nouveau et remirent leurs chapeaux.

— Señor don Estevan, je suis heureux de vous connaître ; avez-vous dix minutes à perdre dans ma compagnie ?

— Señor don Fernando, quelque pressé que je fusse, je m’arrêterais afin de jouir de votre charmante société.

— Vous êtes mille fois bon, caballero, et je vous en remercie, voici en deux mots ce dont il s’agit : le caballero qui vient là-bas est le señor…

— Don Torribio Quiroga, je le connais, interrompit don Estevan.

— Tant mieux alors, cela ira tout seul. Donc cette personne, fort honorable, du reste, se trouve par une étrange fatalité être mon ennemi intime.

— Voilà qui est fâcheux.

— N’est-ce pas ? Enfin, que voulez-vous ? c’est ainsi : tellement mon ennemi intime, que quatre fois il a déjà cherché à me faire assassiner, et m’a contraint de servir à mon insu de cible à des bandits.

— C’est fâcheux, il joue de malheur avec vous, señor don Fernando.

— C’est la réflexion que j’ai faite, et, comme je désire en finir avec lui, j’ai pris la résolution de lui offrir un moyen de sortir d’embarras.

— Ceci est véritablement l’acte d’un caballero.

— Dame ! je comprends combien il doit être furieux. Je serai charmé que vous consentiez à être témoin de la transaction que je suis résolu à lui proposer.

— Avec bonheur, caballero.

— Mille grâces, à charge de revanche. Mais voici notre homme.

En effet, pendant ce court entretien, don Torribio Quiroga avait continué à s’avancer, et il ne se trouvait plus qu’à une courte distance des deux interlocuteurs.

— Valga me Dios ! s’écria-t-il de l’air le plus joyeux, je ne me trompe pas, c’est bien mon cher ami don Fernando Carril que j’ai la bonne fortune de rencontrer.

— Moi-même, cher ami, aussi heureux de ce hasard que vous-même pouvez l’être, répondit en s’inclinant don Fernando.

— Vive Dios ! puisque je vous tiens, je ne vous lâche plus ; nous allons marcher jusqu’au pueblo.

— Je le désirerais, don Torribio, mais, avant tout, j’ai, si vous me le permettez, quelques mots à vous dire qui, peut-être, s’opposeront à ce qu’il en soit ainsi.

— Parlez, parlez, cher seigneur ; vous ne pouvez me dire que des choses agréables que je serai heureux d’entendre devant mon ami Estevan.

— Don Fernando m’a en effet prié de demeurer auprès de lui afin d’assister à votre conversation, répondit le jeune homme.

— Voilà qui est on ne peut mieux ; parlez donc, cher seigneur.

— Si nous mettions pied à terre, señores ? observa don Estevan, la conversation risque de se prolonger.

— Parfaitement raisonné, caballero, répondit don Fernando. Je connais ici près une grotte où nous serons on ne saurait plus à notre aise pour causer ; ce n’est qu’à deux pas.

— Rendons-nous-y le plus tôt possible, dit en souriant don Torribio.

Les trois cavaliers quittèrent alors la route frayée, et, faisant un crochet sur la droite, ils se dirigèrent vers un petit bois de platanes et de mezquites peu éloigné.

Celui qui les eût vus marcher ainsi côte à côte, causant et souriant entre eux, les eût pris incontestablement pour des amis intimes charmés de se rencontrer ; cependant il n’en était rien, ainsi que le lecteur le verra bientôt.

Ainsi que l’avait annoncé don Fernando, après quelques minutes de marche ils atteignirent le bois et aperçurent la grotte naturelle dont il leur avait parlé.

Cette grotte s’ouvrait sur le penchant d’une colline peu élevée, ses proportions étaient assez étroites ; tapissée de verdure à l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur, c’était un délicieux lieu de repos pour laisser passer la chaleur étouffante du milieu du jour.

Les cavaliers mirent pied à terre, ôtèrent la bride de leurs chevaux afin de les laisser paître en liberté, puis ils entrèrent dans la grotte et respirèrent avec un sentiment de bien-être indicible la fraîcheur qu’y entretenait un mince filet d’eau qui suintait entre ses parois avec un mélancolique murmure, fraîcheur qui contrastait avec l’atmosphère ardente à laquelle ils étaient précédemment exposés.

Ils jetèrent leurs zarapés sur le sol, s’étendirent confortablement et allumèrent leurs pajillos de maïs.

— Ah ! fit don Torribio, je vous suis réellement reconnaissant, don Fernando, d’avoir pensé à cette délicieuse retraite ; maintenant, s’il vous plaît de vous expliquer, je vous écouterai avec le plus grand plaisir.

— Señor don Torribio Quiroga, répondit don Fernando, je suis réellement confus de tant de courtoisie, et, si je n’étais pas votre ennemi le plus implacable, le ciel m’est témoin que je serais votre ami le plus cher.

— Hélas ! le ciel en a disposé autrement ! soupira don Torribio.

— Je le sais, cher seigneur, et je le regrette de toute mon âme.

— Pas plus que moi, je vous jure !

— Enfin, puisqu’il en est ainsi, il nous faut tous deux en prendre notre parti.

— Hélas ! c’est ce que je tâche de faire, cher seigneur.

— Je le sais ; aussi, da’ns votre intérêt comme dans le mien, ai-je résolu d’en finir.

— Je ne vois pas trop comment nous atteindrons ce résultat, à moins que l’un de nous ne consente à mourir.

— Cette haine a dû vous coûter assez d’argent déjà.

— Quatre cents piastres, que les coquins m’ont volées, puisque vous vivez encore, sans compter deux cents autres que je me propose d’offrir ce soir à un picaro qui m’a juré qu’il vous tuerait.

— C’est vraiment désolant : si cela continue ainsi, vous finirez par vous ruiner.

Don Torribio soupira sans répondre.

Don Fernando continua, en jetant sa cigarette consumée et se préparant à en tordre une autre :

— Pour ma part, cher seigneur, je vous avoue que, malgré la maladresse exemplaire des hommes que vous employez, je commence à me lasser de leur servir de cible au moment où j’y songe le moins.

— Je comprends cela ; c’est réellement fort désagréable.

— N’est-ce pas ? Alors, désirant, tout en conciliant nos intérêts communs, en finir une fois pour toutes, à force de me creuser la tête, je suis parvenu, je crois, à trouver un moyen d’arranger parfaitement les choses à notre satisfaction mutuelle.

— Ah ! ah ! voyons ce moyen, don Fernando ; je vous sais homme d’imagination, il doit être ingénieux.

— Mais non, il est fort simple au contraire ; jouez-vous quelquefois ?

— Peuh ! si rarement que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

— C’est absolument comme moi ; voici donc la proposition que j’ai à vous faire ; il est évident que vous ne parviendrez pas à me faire assassiner.

— Vous croyez, cher seigneur ? dit don Torribio toujours souriant.

— J’en suis sûr, sinon vous auriez déjà réussi.

— Je l’admets, alors vous me proposez ?

— Ceci : nous allons prendre un jeu de cartes : le premier as de copas qui sortira, celui à qui il tombera aura gagné, il sera maître de la vie de son adversaire, qui sera obligé séance tenante de se brûler la cervelle.

— Eh, mais ! le moyen est assez ingénieux, en effet.

— Ainsi vous l’acceptez señor, don Torribio ?

— Pourquoi pas, cher seigneur, c’est une partie comme une autre, seulement elle est sans revanche ; voyons les cartes.

Alors il se trouva que ces trois honorables caballeros qui ne jouaient jamais avaient chacun un jeu de cartes dans la poche ; ils les étalèrent devant eux avec une telle spontanéité, qu’ils ne purent résister à éclater d’un rire homérique.

Nous avons dit quelque part que la passion du jeu est poussée au Mexique jusqu’à la frénésie ; la facilité de don Torribio à accepter la partie proposée par son ennemi n’a donc rien qui doive étonner ceux qui connaissent cet étrange peuple mexicain, si extrême en tout et pour lequel l’imprévu et l’extraordinaire ont toujours un attrait irrésistible.

— Un instant, señores ! dit don Estevan, qui, jusqu’alors, avait écouté sans prendre part à la conversation ; peut-être y a-t-ilun autre moyen encore.

— Lequel ? s’écrièrent-ils ensemble en se tournant vivement vers lui.

— Votre haine est-elle si forte qu’elle ne puisse être satisfaite que par la mort de l’un de vous ?

— Oui ! répondit sourdement don Torribio.

Don Fernando répondit seulement par un signe de tête.

— Alors, reprit don Estevan, pourquoi, au lieu de vous en rapporter à l’aveugle hasard, ne vous battez-vous pas plutôt l’un contre l’autre ? Les deux hommes firent un geste de dédain.

— Oh ! fit don Torribio, nous battre comme de misérables leperos, risquer de nous défigurer ou de nous estropier, ce qui serait pire que la mort ! pour ma part je n’y consentirai jamais.

— Ni moi non plus, il vaut mieux que le hasard décide.

— À votre aise, caballeros, fit don Estevan, agissez donc comme bon vous semblera.

— Mais, objecta don Torribio, qui tiendra les cartes ?

— Ah ! diable ! c’est juste, répondit don Fernando, je n’avais pas songé à cela.

— Moi, si vous voulez ; dit le jeune homme, d’autant plus que je suis, à part mon amitié pour vous deux, señores, complètement désintéressé dans la partie.

— En effet ; seulement, afin d’éviter toute contestation, vous choisirez au hasard le jeu qui devra vous servir, observa don Torribio.

— Soit, placez les trois jeux sous un chapeau, je prendrai le premier venu.

— C’est cela ! Quel malheur que vous n’ayez pas songé plus tôt à cette partie, don Fernando !

— Que voulez-vous, cher seigneur, l’idée ne m’en était pas venue.

Don Estevan se leva et sortit de la grotte, afin de donner aux deux adversaires toute facilité pour disposer les jeux sous le chapeau ; ils rappelèrent le jeune homme au bout d’un instant.

— Ainsi, dit-il, vous êtes bien résolus à jouer cette partie ?

— Oui, répondirent-ils.

— Vous jurez par ce qu’il y a au monde de plus sacré, quel que soit celui que le sort favorise, de subir dans toute sa rigueur l’arrêt du destin ?

— Nous le jurons, don Estevan, á fe de caballeros !

— C’est bien, señores, reprit-il en passant la main sous le chapeau et prenant un jeu de cartes ; et maintenant recommandez votre âme à Dieu, car d’ici à quelques minutes un de vous comparaîtra en sa présence.

Les deux hommes firent dévotement le signe de la croix et fixèrent anxieusement leurs regards sur le jeu fatal.

Don Estevan mêla les cartes avec le plus grand soin, puis il les fit successivement couper aux deux adversaires.

— Attention ! señores, dit-il, je commence.

Ceux-ci, nonchalamment appuyés sur le coude, fumaient leur pajillo avec une insouciance parfaitement simulée, mais que venait soudain démentir l’éclair de leur regard.

Cependant les cartes continuaient à tomber l’une après l’autre sur le zarapé, don Estevan n’en tenait plus qu’une quinzaine dans la main ; il s’arrêta.

— Caballeros, dit-il, pour la dernière fois réfléchissez.

— Allez ! allez ! s’écria fiévreusement don Toribio, c’est à moi la première carte.

— La voilà ! répondit don Estevan en la retournant.

— Oh ! dit don Fernando en jetant sa cigarette : as de copas, voyez donc, don Torribio, c’est singulier, vive Dios ! vous n’avez de reproches à adresser à personne, vous êtes l’artisan de votre propre mort.

Don Torribio fit un geste violent, immédiatement, réprimé, et, reprenant le ton de doucereuse politesse qui jusque-là avait présidé à l’entretien :

— Ma foi ! c’est vrai, dit-il ; il faut avouer, don Fernando, que je n’ai de chance d’aucune façon avec vous.

— Vous m’en voyez désespéré, cher don Torribio.

— C’est égal, la partie était bien belle, jamais je n’ai éprouvé une aussi vive émotion.

— Ni moi non plus ; malheureusement cette partie est sans revanche.

— Vous avez raison, je dois maintenant acquitter ma dette.

Don Fernando s’inclina sans répondre.

— Soyez tranquille, cher seigneur, je ne vous ferai attendre que le temps strictement nécessaire ; si j’avais prévu cela, j’aurais apporté des pistolets.

— J’en ai, moi, qui sont tout à votre service.

— Soyez donc assez bon pour m’en prêter un.

Don Fernando se leva, prit un pistolet aux arçons de sa selle et le présenta à don Torribio.

— Il est chargé et amorcé, dit-il, la détente est un peu dure.

— Quel homme précieux vous faites, don Fernando ! vous prévoyez tout, aucun détail ne vous échappe.

— L’habitude de voyager, don Torribio, pas autre chose.

Don Torribio prit le pistolet, qu’il arma.

— Señores, dit-il, je vous prie de ne pas abandonner mon corps aux bêtes fauves, je serais désolé de leur servir de pâture après ma mort.

— Rassurez-vous, cher seigneur, nous vous conduirons chez vous, sur votre propre cheval : nous serions désespérés que le corps d’un caballero si cumplido fût profané.

— Voilà tout ce que j’avais à vous recommander, señores ; maintenant recevez mes remerciements, et adieu !

Alors, après avoir jeté un dernier regard autour de lui, il appuya froidement l’anneau du pistolet sur sa tempe droite.

Don Fernando lui arrêta vivement le bras.

— Je fais une réflexion, dit-il.

— Ma foi, il était temps, dit don Torribio toujours impassible, quelques secondes de plus, il était trop tard ; mais voyons, cette réflexion ; est-elle intéressante ?

— Vous en jugerez, la voici : vous avez perdu votre vie contre moi loyalement, n’est-ce pas ?

— On ne peut plus loyalement, don Fernando.

— Donc elle m’appartient ; vous êtes mort, j’ai le droit de disposer de vous comme bon me semble.

— Je ne le nie pas ; vous voyez que je suis prêt à payer ma dette en caballero.

— Je vous rends justice, cher seigneur : or, si je vous laisse vivre maintenant, vous engagez-vous à vous tuer à ma première réquisition et à n’user de cette vie que je vous laisse, bien que j’aie le droit de vous l’ôter à l’instant, seulement dans mon intérêt et selon mon bon plaisir ? Réfléchissez bien avant de répondre.

— Ainsi, dit don Torribio, c’est un pacte que vous me proposez ?

— Oui, vous avez dit le mot : c’est un pacte, en effet.

— Hum ! reprit don Torribio, cela est sérieux ; à ma place, que feriez-vous, don Estevan ?

— Moi, répondit le jeune homme, j’accepterais sans hésiter ; la vie est une belle chose, en somme, et mieux vaut en jouir le plus longtemps possible.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais songez que je deviens l’esclave de don Fernando, puisque je ne puis disposer de ma vie que pour son service et qu’à son premier ordre je suis tenu de me tuer.

— C’est juste, mais don Fernando est un caballero qui n’exigera de vous ce sacrifice qu’à son corps défendant.

— Je vais même plus loin, dit alors don Fernando : je limite à dix ans la durée de notre pacte : si d’ici là don Torribio n’est pas mort, il rentrera dans toute la plénitude de ses droits et pourra à sa guise disposer de sa vie.

— Ah ! voilà qui me va au cœur ! vous êtes un caballero, cher seigneur, et j’accepte la vie que vous m’offrez si gracieusement ; mille remerciements, ajouta-t-il en désarmant le pistolet, cette arme me devient quant à présent inutile.

— Seulement ; cher don Torribio, comme nul ne saurait prévoir l’avenir > vous ne refuserez pas de prendre cet engagement par écrit, n’est-ce pas ?

— Certes, mais où nous procurer le papier nécessaire ?

— Je crois avoir dans mes alforjas tout ce qu’il faut pour écrire.

— Quand je vous disais que vous étiez un homme précieux et auquel rien n’échappait, cher seigneur.

Don Fernando, sans répondre, alla chercher ses alforjas, espèces de doubles poches qui se placent à l’arrière de la selle et dans lesquelles on renferme les objets nécessaires en voyage, et qui, au Mexique et dans toute l’Amérique espagnole, tiennent lieu de valise.

Don Fernando sortit du papier, des plumes et de l’encre, et disposa le tout devant don Torribio.

— Maintenant, lui dit-il, écrivez ce que je vais vous dicter.

— Allez, cher seigneur, j’écris, répondit celui-ci en souriant.

— Je, soussigné, reprit don Fernando, don Torribio Quiroga y Carvajal y Flores del Cerro, reconnais avoir perdu loyalement ma vie contre don Fernando Carril, dans une partie jouée avec ledit seigneur ; je reconnais que cette vie appartient désormais à don Fernando Carril, qui sera maître d’en disposer à son gré, sans que je puisse en aucun cas élever d’objection et refuser d’obéir aux ordres qu’il me donnera, soit de me tuer sous ses yeux, soit de risquer dans une expédition périlleuse cette vie que j’ai perdue et que je reconnais ne conserver que par un effet de sa volonté ; je reconnais, en outre, que tous sentiments de haine contre ledit Fernando Carril sont éteints dans mon cœur et que je ne chercherai jamais à lui nuire, soit directement, soit indirectement. Le présent engagement est pris par moi pour la durée de dix années à partir du jour de la signature de cet acte, étant formellement stipulé par moi qu’au bout de dix années révolues je rentrerai dans la plénitude de tous mes droits et la jouissance entière de ma vie, sans que Fernando Carril puisse en aucune façon m’en demander compte. Écrit et signé par moi le 17 mars 18… ; et plus bas : a signé comme témoin le señor don Estevan Diaz y Morelos… Maintenant, ajouta don Fernando, signez, faites signer don Estevan et remettez-moi ce papier.


Il lui mit la selle et la bride avec cette dextérité particulière aux hommes habitués aux voyages.

Don Torribio s’exécuta de la meilleure grâce, fit un superbe parafe, et passa la plume à don Estevan, qui apposa son nom sans faire la moindre objection à cet étrange engagement.

Lorsque cela fut fait, don Torribio jeta un peu de poussière sur le papier, afin de le sécher, le plia proprement en quatre et le remit à don Fernando, qui, après l’avoir lu attentivement, le serra dans sa poitrine.

— Là ! voilà qui est fait, dit don Torribio. Maintenant, cher seigneur, si vous n’avez rien à m’ordonner, je vous demanderai la permission de me retirer.

— Je serais désespéré de vous retenir plus longtemps, caballero ; allez où vous appellent vos affaires, je vous souhaite bonne réussite.

— Merci de ce souhait, mais je crains qu’il ne s’accomplisse pas ; depuis quelque temps je suis dans une mauvaise veine.

Après avoir une dernière fois salué les deux hommes, il remit la bride à son cheval, monta dessus et s’éloigna au galop.

— Est-ce que vous exigerez réellement l’exécution de ce pacte ? demanda don Estevan lorsqu’il se trouva seul avec don Fernando.

— Certes, répondit celui-ci ; vous oubliez que cet homme est mon ennemi mortel. Mais il faut que je vous quitte, don Estevan ; je veux être aujourd’hui à las Norias de San-Antonio, et il commence à se faire tard.

— Vous allez à l’hacienda de don Pedro de Luna ?

— Pas positivement à l’hacienda, mais dans les environs.

— Alors nous ferons route ensemble, car moi aussi je me dirige de ce côté.

— Vous ? fit-il en lui lançant un regard interrogateur.

— Je suis le mayordomo de l’hacienda, répondit simplement Estevan Diaz.

Les deux hommes sortirent de la grotte et montèrent à cheval.

Don Fernando Carril marchait tout pensif auprès de son compagnon, auquel il ne répondait que par monosyllabes.


XI

LE RANCHO


Le chemin que les deux voyageurs avaient à faire en compagnie était assez long ; don Estevan n’aurait pas été fâché de l’abréger en causant avec don Fernando, d’autant plus que la façon dont il avait fait connaissance avec lui et l’aspect sous lequel il s’était révélé avaient au plus haut point excité la curiosité du jeune homme. Malheureusement, don Fernando Carril ne semblait nullement disposé à soutenir la conversation, et, malgré tous ses efforts, le mayordomo se vit enfin contraint à se conformer à la disposition d’esprit de son compagnon et à imiter sa taciturnité.

Ils avaient depuis longtemps déjà laissé le village derrière eux et côtoyaient au petit galop les rives accidentées du rio Vermejo, lorsqu’ils entendirent à peu de distance devant eux résonner le galop précipité d’un cheval ; nous disons ils entendirent, parce que, peu de temps après leur départ de la grotte, le soleil déjà fort bas avait enfin disparu au-dessous de la ligne de l’horizon, et, presque sans transition, d’épaisses ténèbres avaient succédé aux lueurs éclatantes du jour.

Au Mexique, où la police n’existe pas, ou du moins n’existe que de nom, chacun est contraint de se protéger soi-même ; deux hommes qui la nuit se rencontrent sur une route ne s’accostent qu’avec les plus grandes précautions et ne se laissent approcher qu’après s’être assurés qu’ils n’ont rien à redouter.

— Passez au large ! cria don Fernando à la personne qui s’approchait, lorsqu’il jugea qu’elle était arrivée à portée de voix.

— Pourquoi donc cela ? Vous savez bien que vous n’avez rien à craindre de moi, répondit-on en même temps que cessait le bruit causé par le galop du cheval, ce qui dénotait que son cavalier l’avait arrêté.

— Je connais cette voix, dit le Mexicain.

— Et l’homme aussi, señor don Fernando, car il n’y a pas bien longtemps que vous l’avez rencontré : je suis el Zapote.

— Ah ! ah ! fit en riant don Fernando, c’est toi, Tonillo ; avance, mon garçon.

L’autre s’approcha immédiatement.

— Que diable fais-tu à cette heure de nuit sur les routes ?

— Je viens d’un rendez-vous et je retourne au pueblo.

— Je crains que ce rendez-vous ne cache quelque affaire scabreuse.

— Vous me faites injure, don Fernando, je suis un honnête homme.

— Je n’en doute pas ; du reste, tes affaires ne sont pas les miennes, je ne veux donc pas m’en mêler. Allons, adieu, Tonillo !

— Un instant, s’il vous plaît. Puisque je suis assez heureux pour vous rencontrer, accordez-moi quelques minutes, d’autant plus que je vous cherchais.

— Toi ! Est-ce encore pour une affaire du genre de celle de l’autre jour ? Je croyais que tu avais renoncé à cette sorte de spéculation qui, avec moi, ne te réussit que médiocrement.

— Voilà la chose en deux mots, don Fernando ; après ce qui s’est passé l’autre jour, j’ai réfléchi que je vous devais la vie et que par conséquent je n’avais plus ma liberté d’action vis-à-vis de vous ; mais vous le savez, señor, je suis caballero, et, comme un honnête homme n’a que sa parole, je résolus d’aller trouver l’homme qui m’avait acheté votre mort et de lui rendre l’argent qu’il m’avait payé ; c’était dur de débourser une aussi grosse somme, cependant je n’hésitai pas. On a bien raison de dire qu’une bonne action trouve toujours sa récompense.

— Tu dois le savoir mieux que qui que ce soit, dit en riant don Fernando.

— Vous riez ? eh bien ! jugez ! Je cherchais donc la personne en question, dont il est inutile de vous dire le nom…

— Oui, d’autant plus que je le sais.

— Ah ! très bien, alors. Ce matin, un caballero de mes amis m’avertit que cette personne désirait, elle aussi, causer avec moi ; cela s’arrangeait à merveille. Mais jugez de mon étonnement lorsque, au moment où je me préparais à rendre la somme et à renoncer à l’affaire, cette personne me dit que, maintenant, la paix était faite entre vous, que vous étiez le meilleur de ses amis, et me pria de garder les cent piastres pour m’indemniser du dérangement qu’elle m’avait causé.

— Était-ce donc avec cette personne que tu avais rendez-vous ce soir ?

— Oui ; je la quitte à l’instant même.

— Très bien ! Continue, compadre.

— Donc, caballero, maintenant que cette affaire est terminée à mon honneur, je m’en flatte, me voilà libre de suivre mes inclinations, et tout à vous, si vous voulez m’employer.

— Je ne dis pas non ; peut-être aurai-je besoin de toi d’ici à quelques jours.

— Vous ne vous repentirez pas de m’employer, señor ; vous serez toujours sûr de me rencontrer chez…

— Ne t’occupes pas de cela ! interrompit vivement don Fernando ; quand le moment sera venu, je te trouverai.

— A votre aise, señor ; maintenant, permettez-moi de prendre congé de vous, ainsi que de cet honorable caballero, votre ami.

— Au revoir, Zapote ! bon voyage !

Le lepero continua allègrement sa route.

— Señor, dit alors don Estevan, dans quelques minutes nous arriverons au rancho que j’habite avec ma mère ; je serais heureux de vous offrir un abri pour cette nuit.

— Je vous rends grâce de cette courtoisie, j’accepte de grand cœur ; ce rancho est-il éloigné de las Norias ?

— D’une lieue à peine ; s’il faisait jour, vous apercevriez d’ici les hautes murailles de l’hacienda ; permettez-moi de vous servir de guide pour arriver à ma pauvre demeure.

Les cavaliers appuyèrent alors sur la gauche, et s’engagèrent dans un large sentier bordé d’aloès ; bientôt les aboiements assez rapprochés de plusieurs chiens de garde et deux ou trois lumières qu’ils virent briller dans l’ombre leur apprirent qu’ils ne tarderaient pas à atteindre le but de leur longue course.

En effet, après avoir marché environ dix minutes, ils se trouvèrent devant une maison assez petite, mais d’apparence confortable, sous le zaguan de laquelle plusieurs personnes armées de torches semblaient attendre leur arrivée.

Ils s’arrêtèrent devant le péristyle, mirent pied à terre et, après avoir confié leurs chevaux à un peon qui les emmena, ils entrèrent dans la maison, don Estevan précédant son hôte, afin de lui faire les honneurs de sa demeure.

Ils se trouvèrent alors dans une chambre assez vaste, meublée de quelques butacas, de quelques equipales et d’une table massive sur laquelle le couvert était mis pour plusieurs personnes ; les murs de cette chambre, blanchis à la chaux, étaient garnis de six ou huit tableaux affreusement enluminés, représentant les saisons, les cinq parties du monde, etc.

Une femme d’un certain âge, vêtue avec une certaine recherche et dont les traits, bien que flétris par la vieillesse, conservaient encore la trace d’une grande beauté, se tenait debout au milieu de la pièce.

— Ma mère, lui dit don Estevan en s’inclinant respectueusement devant elle, permettez-moi de vous présenter don Fernando Carril, un honorable caballero qui consent à être notre hôte pour cette nuit.

— Qu’il soit le bienvenu, répondit doña Manuela avec un gracieux sourire, cette maison et tout ce qui s’y trouve sont à sa disposition.

Don Fernando salua profondément la mère du jeune homme et répondit :

— Señora, je vous remercie mille fois de ce bon accueil.

Doña Manuela, en apercevant l’étranger, avait tressailli, elle n’avait qu’avec peine réprimé un mouvement de surprise ; le son de sa voix la frappa non moins vivement, et elle jeta sur lui un regard profondément scrutateur ; mais au bout d’un instant elle secoua la tête comme si elle reconnaissait avoir commis une erreur, et reprenant la parole :

— Veuillez vous asseoir, dit-elle en indiquant la table d’un geste plein de cordialité ; dans un instant on vous servira les rafraîchissements dont une longue course à cheval, en aiguisant votre appétit, vous rendra moins sensible la frugalité.

Doña Manuela s’assit elle-même à table, don Estevan se plaça à sa gauche et don Fernando à sa droite ; trois ou quatre peones entrèrent alors et s’assirent, sur un signe de leur maîtresse, à l’extrémité opposée.

Le repas était frugal en effet : il se composait de haricots rouges au piment, de tasajo, d’une poule au riz et de tortillas de maïs, le tout arrosé de pulque et de mezcal.

Les deux jeunes gens firent honneur aux mets placés devant eux et mangèrent comme des hommes qui viennent de faire dix lieues à cheval sans s’arrêter.

Doña Manuela voyait avec plaisir disparaître les mets dont elle chargeait incessamment leurs assiettes et les excitait par tous les moyens à satisfaire leur appétit.

Lorsque le repas fut terminé, les convives passèrent dans une pièce intérieure dont l’ameublement était plus confortable et qui servait de salon aux habitants de la maison.

La conversation qui, naturellement, avait été assez languissante pendant le dîner, s’anima peu à peu et bientôt atteignit, grâce aux efforts de doña Manuela, ce ton de douce familiarité qui bannit toute contrainte et double les charmes d’une causerie intime.

Don Fernando semblait se laisser aller avec un secret plaisir à cette conversation à bâtons rompus, qui sautait incessamment d’un sujet à un autre, il écoutait avec complaisance les longs récits de doña Manuela et répondait avec une apparente bonhomie aux questions que parfois elle lui adressait.

— Êtes-vous costeno ou tierras adentro[5], caballero ? demanda tout à coup la bonne dame à son hôte.

— Ma foi ! señora, répondit-il en souriant, je vous avoue franchement que je serais assez embarrassé de vous répondre.

— Pourquoi donc cela, señor ?

— Par la raison toute simple que j’ignore complètement où je suis né.

— Cependant vous êtes hijo del país, Mexicain, enfin ?

— Tout me porte à le croire, señora, pourtant je n’en jurerais pas.

— Voilà qui est singulier ! Votre famille ne réside donc pas dans la province ?

Un nuage passa sur le front de don Fernando.

— Non, señora, répondit-il avec une certaine sécheresse.

La maîtresse de la maison comprit qu’elle avait touché une corde douloureuse, elle se hâta de changer de conversation.

— Vous connaissez sans doute don Pedro de Luna ? dit-elle.

— Fort peu, señora ; le hasard nous a fait rencontrer une fois seulement, il est vrai que ce fut dans une circonstance assez singulière pour qu’il en ait gardé le souvenir, mais il est possible que je n’entre jamais à l’hacienda.

— Vous auriez tort, caballero : don Pedro est un cristiano viejo[6] qui entend l’hospitalité à la mode des anciens jours : c’est le rendre heureux que de le mettre à même de l’exercer.

— Malheureusement des affaires importantes exigent impérieusement ma présence assez loin de lui, et je crains de n’avoir pas le temps de m’arrêter à l’hacienda.

— Pardon ! señor, dit alors don Estevan, vous n’avez pas, sans doute, l’intention d’entrer dans la prairie ?

— Pourquoi m’adressez-vous cette question, caballero ?

— Parce que nous sommes ici sur l’extrême frontière indienne, et que, à moins de rebrousser chemin, c’est vers le désert seulement qu’il vous est possible de vous diriger.

— C’est, en effet, dans le désert que je compte m’engager.

Don Estevan fit un geste d’étonnement.

— Pardonnez-moi si j’insiste, dit-il, mais sans doute vous ne connaissez pas ce désert dans lequel vous allez entrer.

— Pardonnez-moi, señor, je le connais fort bien, au contraire.

— Et le connaissant, vous osez vous hasarder à y aller seul ?

— Je crois vous avoir prouvé aujourd’hui, señor, répondit-il avec un sourire d’une expression indéfinissable, que j’ose bien des choses.

— Oui, oui, je sais que vous poussez le courage jusqu’à la plus grande témérité, mais ce que vous voulez faire est plus que de la témérité, c’est de la folie.

— De la folie, señor ! oh ! oh ! le mot me parait fort : est-ce qu’un homme résolu, bien armé et bien monté, a quelque chose à redouter des Indiens ?

— Si vous n’aviez qu’à vous défendre des Indiens et des bêtes fauves, je serais à la rigueur presque de votre avis, señor : un Blanc déterminé peut faire face à vingt Peaux-Rouges, mais comment échapperez-vous au Chat-Tigre ?

— Au Chat-Tigre ? Excusez-moi, caballero, mais je ne vous comprends pas du tout.

— Je vais m’expliquer, señor : le Chat-Tigre est un Blanc. Cet homme, on ignore pour quelle raison, s’est retiré parmi les Apaches, est devenu un de leurs chefs, et a voué une haine implacable aux hommes de sa couleur.

— J’avais vaguement entendu parler de ce que vous me dites, mais, après tout, cet homme est seul de sa race parmi les Indiens ; si redoutable qu’il soit, il n’est pas invulnérable, je suppose, et un homme brave peut le tuer.

— Malheureusement vous vous trompez, caballero, cet homme n’est pas seul de sa race parmi les Indiens ; il a avec lui d’autres bandits de son espèce.

— Oui, s’écria doña Manuela, son fils entre autres, que l’on dit être aussi féroce et aussi pillard que lui.

— Ma mère, ce ne sont que des suppositions ; en résumé, on ne peut rien affirmer sur le compte du Cœur-de-Pierre.

— Quel est cet homme dont vous parlez là ?

— C’est son fils, à ce qu’on affirme, car nul ne pourrait l’assurer.

— Et vous nommez cet homme le Cœur-de-Pierre ?

— Oui, señor ; pour ma part je connais de lui plusieurs traits de générosité qui dénotent, au contraire, un cœur bien placé et une âme ardente susceptible d’accomplir de grandes choses.

Une fugitive rougeur couvrit le visage de don Fernando.

— Revenons au Chat-Tigre, dit-il ; qu’ai-je à redouter de cet homme ?

— Tout ; embusqué dans la prairie comme un hideux zopilote sur la pointe d’un rocher, ce pirate fond sur les plus nombreuses caravanes, qu’il pille, et assassine froidement les voyageurs solitaires que leur mauvais destin amène à sa portée ; ses rèts sont tendus avec une si cruelle habileté que nul ne peut lui échapper. Croyez-moi, caballero, renoncez à ce voyage, sinon vous êtes perdu.

— Je vous remercie de ces conseils, qui vous sont inspirés par l’intérêt que je vous inspire ; cependant je ne puis les suivre. Mais je m’aperçois qu’il se fait tard ; permettez-moi de me retirer. J’ai remarqué sous le zaguan un hamac dans lequel je passerai fort bien la nuit.

— J’ai donné l’ordre de vous préparer la chambre de mon fils.

— Je ne souffrirai pas que l’on dérange qui que ce soit pour moi, señora ; je suis habitué aux voyages ; du reste, une nuit est bientôt passée ; je vous jure que vous me désobligeriez en insistant pour me faire accepter la chambre de don Es te van.

— Agissez donc à votre guise, caballero ; un hôte est l’envoyé de Dieu, il doit être le maître dans la maison où il se trouve pendant tout le temps qu’il l’honore de sa présence ; que le Seigneur veille sur votre repos et vous donne un bon sommeil ! Mon fils vous indiquera le cor rai où votre cheval a été placé, si par hasard vous désiriez vous éloigner avant qu’on fût éveillé dans la maison.

— Merci encore une fois ! señora ; j’espère vous présenter mes hommages avant mon départ.

Après avoir échangé encore quelques compliments avec son hôtesse, don Fernando sortit de la chambre et suivit don Estevan.

Le désir qu’il manifestait de dormir sous le zaguan, dans un hamac, n’avait rien que de fort ordinaire et parfaitement dans les habitudes d’un pays où les nuits dédommagent, par leur beauté et leur fraîcheur, les habitants, des chaleurs accablantes du jour.

Les ranchos américains ont tous un péristyle formé par quatre et souvent six colonnes qui avancent au dehors et soutiennent une azotea. C’est dans l’espace assez vaste laissé par ces colonnes, placées de chaque côté de la porte d’entrée, que l’on tend des hamacs où les maîtres de l’habitation eux-mêmes passent souvent la nuit, préférant dormir en plein air, à la chaleur torride qui change littéralement en étuves l’intérieur des maisons.

Don Estevan conduisit son hôte au corral, lui expliqua le mécanisme qui en ouvrait la porte, puis, après lui avoir demandé s’il désirait encore quelque chose, il lui souhaita le bonsoir et rentra dans la maison, dont il laissa la porte ouverte derrière lui, afin que don Fernando pût entrer, s’il en avait besoin.

Doña Manuela attendait le retour de son fils dans la pièce où il l’avait laissée.

La vieille dame paraissait inquiète.

— Eh bien ! demanda-t-elle au jeune homme aussitôt qu’il parut, que pensez-vous de cet homme, Estevan ?

— Moi, ma mère ? répondit-il avec un mouvement d’étonnement ; que voulez-vous que j’en pense ? Je l’ai vu aujourd’hui pour la première fois.

La vieille dame hocha la tête avec impatience.

— Vous avez pendant plusieurs heures voyagé côte à côte avec lui : ce long tête-à-tête a dû vous suffire pour l’étudier et vous former une opinion sur son compte.

— Cet homme, ma chère mère, pendant le peu de temps que je me suis trouvé avec lui, m’est apparu sous tant d’aspects différents, qu’il m’a été de toute impossibilité, je ne dirai pas de le juger, mais seulement d’entrevoir une lueur au moyen de laquelle je pusse me diriger pour l’étudier. Je crois que c’est une nature forte, pleine de sève, aussi capable de bien que de mal, suivant qu’il obéira aux impulsions de son cœur ou aux calculs de son égoïsme ; à San-Lucar, où il possède un pied-à-terre, chacun le redoute instinctivement, car rien dans sa conduite ne justifie ostensiblement la répulsion qu’il inspire, nul ne sait positivement qui il est, sa vie est un mystère impénétrable.

— Estevan, répondit la vieille dame en posant gravement la main sur le bras de son fils comme pour donner plus de force aux paroles qu’elle allait prononcer, un pressentiment secret m’avertit que la présence de cet homme dans ces parages présage de grands malheurs. Pourquoi ? Je ne saurais l’expliquer ; lorsqu’il est entré, ses traits m’ont rappelé un souvenir confus d’événements accomplis depuis bien longtemps, hélas ! j’ai trouvé dans les


À peine le Mexicain abordait-il dans l’île, qu’un cavalier émergeant du couvert cria d’une voix haute…


signes de son visage une ressemblance qui m’a frappée avec une personne morte maintenant ; — elle soupira ; — lorsqu’il a parlé, le son de sa voix a douloureusement résonné à mon oreille, car le son de cette voix complétait la ressemblance que j’avais cru saisir sur son visage. Quel que soit cet homme, je suis convaincue qu’il est un danger, peut-être un malheur pour nous. Je suis vieille, mon fils ; j’ai de l’expérience, et, tu le sais, à mon âge on ne se trompe pas ; les pressentiments viennent de Dieu : il faut y ajouter foi. Surveille attentivement les démarches de cet homme pendant qu’il demeurera ici ; j’aurais voulu que tu ne l’amenasses pas sous notre toit.

— Que pouvais-je faire, ma mère ? L’hospitalité est un devoir auquel nul ne doit se soustraire.

— Je ne t’adresse pas de reproches, mon fils ; tu as agi comme ta conscience te poussait à le faire.

— Dieu veuille que vous vous abusiez, ma mère ! Dans tous les cas, quelles que soient les intentions de cet homme, s’il s’attaque à nous, ainsi que vous semblez le craindre, nous déjouerons ses machinations.

— Non, mon enfant, ce n’est pas pour nous positivement que je crains.

— Pour qui donc, alors, ma mère ? s’écria-t-il vivement.

— Est-ce que tu ne me comprends pas, Estevan ? dit-elle avec un sourire triste.

— Vive Dios ! ma mère, qu’il y prenne garde ! Mais non, ce n’est pas possible. Du reste, demain au lever du soleil je me rendrai à l’hacienda et je mettrai don Pedro et sa fille sur leurs gardes.

— Ne leur dis rien, Estevan, mais veille auprès d’eux comme un ami fidèle.

— Oui, vous avez raison, ma mère, cela vaut mieux, répondit le jeune homme devenu tout à coup pensif : j’entourerai Hermosa d’une protection occulte si vigilante qu’elle n’aura rien à redouter, je vous le jure, vive Dios ! Je préférerais mille fois mourir dans les plus atroces tortures que la savoir de nouveau exposée à des dangers semblables à ceux qu’elle a courus il y a quelques jours ; maintenant, ma mère, donnez-moi votre bénédiction et permettez-moi de me retirer.

— Va, mon enfant, que Dieu te protège ! dit la vieille dame.

Don Estevan s’inclina respectueusement devant sa mère et se retira, mais avant de se livrer au repos il fit dans la maison une visite minutieuse, et n’éteignit son candil qu’après s’être assuré que tout était dans un ordre parfait.

Cependant, aussitôt que don Estevan l’avait quitté, don Fernando s’était couché dans le hamac et avait presque immédiatement fermé les yeux. La nuit était calme et sereine, les étoiles plaquaient le ciel d’un nombre infini de diamants, la lune répandait à profusion ses rayons argentés sur le paysage ; par intervalle, les aboiements prolongés des chiens de garde se mêlaient aux hurlements saccadés des coyottes, dont on apercevait au loin les sinistres silhouettes, grâce à la transparence de l’atmosphère, qui permettait de distinguer les objets à une grande distance.

Tout dormait ou semblait dormir dans le rancho.

Soudain don Fernando souleva lentement et avec précaution sa tête au niveau du bord du hamac, et jeta un regard investigateur autour de lui.

Rassuré sans doute par le silence qui régnait dans la maison, il se laissa glisser sur la terre, et avec des précautions extrêmes, après avoir prêté l’oreille et sondé les ténèbres dans toutes les directions, il chargea sur sa tête les harnais de son cheval, déposés sur un banc dans le zaguan, et se dirigea vers le corral.

Après en avoir ouvert la porte sans bruit, il siffla doucement ; à ce signal, le cheval redressa la tête, et, cessant de manger, il accourut auprès de son maître, qui l’attendait en tenant entr’ouverte la porte du corral.

Celui-ci le saisit par la crinière, le flatta en lui parlant doucement, puis il lui mit la selle et la bride avec cette dextérité et cette promptitude particulières aux hommes habitués de longue main aux voyages.

Lorsque le cheval fut sellé, son maître lui enveloppa avec soin les pieds dans des morceaux de peau de mouton, afin d’amortir le bruit de sa course ; puis, cette dernière précaution prise, il se mit légèrement en selle et, se penchant sur le cou de la noble bête :

— Santiago ! bravo ! c’est maintenant qu’il faut montrer ta légèreté.

Le cheval, comme s’il eût compris ces paroles, s’élança dans l’espace et détala avec une rapidité vertigineuse dans la direction de la rivière.

La plus grande tranquillité continuait à régner dans le rancho, où personne ne semblait s’être aperçu de cette fuite précipitée.


XII

LES PEAUX-ROUGES


Nous rentrerons maintenant dans le Far-West.

Sur les rives du Rio-Grande del Norte, à dix lieues environ du presidio de San-Lucar, s’élevait l’atepelt ou village de la passée des Venados.

Cet atepelt, simple camp provisoire comme la plupart des villages indiens, dont les mœurs nomades ne comportent pas d’établissement fixe, se composait d’une centaine de callis, ou cabanes irrégulièrement groupées les unes auprès des autres.

Chaque calli était construit d’une dizaine de pieux plantés en terre, hauts de quatre à cinq pieds sur les côtés, et de six à sept au milieu, avec une ouverture vers l’orient, pour que le martre du calli pût au matin jeter de l’eau en face du soleil levant, cérémonie par laquelle les Indiens conjurent le Wacondah de ne pas nuire à leur famille pendant le cours de la journée qui commence.

Ces callis étaient revêtus de peaux de bison cousues ensemble, toujours ouvertes au milieu, afin de laisser un libre essor à la fumée des feux de l’intérieur, feux qui égalent en nombre les femmes du propriétaire, chaque femme devant avoir un feu pour elle seule.

Les cuirs qui servaient de murs extérieurs étaient préparés avec soin et peints de diverses couleurs.

Ces peintures, par leur bizarrerie, égayaient l’aspect général de l’atepelt.

Devant l’entrée des callis les lances des guerriers étaient fichées droites dans le sol. Ces lances légères et faites de roseaux flexibles, hautes de seize à dis-huit pieds et armées à leur extrémité d’un fer long et cannelé, forgé par les Indiens eux-mêmes, sont l’arme la plus redoutable des Apaches.

La joie la plus vive semblait animer l’atepelt ; dans quelques callis, des Indiennes armées de fuseaux filaient la laine de leurs troupeaux ; dans d’autres, des femmes tissaient ces zarapés si renommés par leur finesse et la perfection du travail, devant des métiers d’une simplicité primitive.

Les jeunes gens de la tribu, réunis au centre de l’atepelt, au milieu d’une vaste place, jouaient au milt[7], jeu singulier fort aimé des Peaux-Rouges.

Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres ;. des champions de chacune d’elles, une balle remplie d’air dans la main, ceux-ci dans la main droite, ceux-là dans la main gauche, jettent leur balle en arrière de leur corps de manière à la ramener en avant. Il lèvent la jambe gauche, reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l’adversaire, qu’ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d’être touché, se baisse, se lève, se penche soit en avant, soit en arrière, bondit sur place ou saule de côté. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd deux points et court après elle. Si au contraire le second est frappé, il faut qu’il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu’il doit toucher, à moins de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au côté opposé du cercle, recommence, et ainsi de suite jusqu’à la fin.

On comprend quels éclats de rire prolongés accueillent les postures grotesques que les joueurs sont contraints de prendre à chaque instant.

D’autres Indiens, plus mûrs d’âge, jouaient gravement à une espèce de jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de certains animaux.

Dans un calli plus vaste et mieux peint que les autres callis de l’atepelt, l’habitation du sachem ou principal chef, dont les lances garnies à la base d’une peau colorée en rouge étaient la marque distinctive du pouvoir, trois hommes accroupis devant un feu mourant causaient insouciants des bruits du dehors.

Ces hommes étaient le Chat-Tigre, le Zopilote et l’amantzin ou sorcier de la tribu.

Le Zopilote était un métis réfugié depuis longtemps parmi les Apaches et adopté par eux.

Cet homme, auquel le surnom qu’il portait convenait parfaitement était un misérable dont la froide et basse cruauté révoltait les Indiens eux-mêmes, peu délicats cependant en pareille matière. Le Chat-Tigre avait fait de cette bête féroce qui lui était dévouée le ministre de ses vengeances et l’instrument docile de toutes ses volontés.

Marié depuis un an environ, sa dernière femme était accouchée le matin même d’un garçon, ce qui était cause des grandes réjouissances des Indiens, et il venait prendre les ordres du Chat-Tigre, grand chef de la tribu, pour les cérémonies usitées en pareil cas.

Le Zopilote sortit du calli où il reparut bientôt suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l’un tenait l’enfant dans ses bras.

Le Chat-Tigre se plaça entre le Zopilote et l’amantzin en tête de la troupe, et il se dirigea vers le Rio-Grande del Norte.

Arrivé sur le bord du fleuve, le cortège s’arrêta, l’amantzin prit un peu d’eau dans sa main, la jeta en l’air en adressant une prière au Maître de la vie de l’homme, puis on procéda à la grande médecine, c’est-à-dire que le nouveau-né, enveloppé dans ses langes de laine, fut à cinq reprises plongé dans l’eau du fleuve, tandis que l’amantzin disait à voix haute :

— Maître de la vie, vois ce jeune guerrier d’un bon œil ; éloigne de lui les mauvaises influences ; protège-le, Wacondah !

Cette partie de la cérémonie terminée, le cortège rentra dans l’atepelt et vint se ranger en cercle devant le calli du Zopilote, à l’entrée duquel gisait une jument grasse renversée, attachée par les quatre pieds.

Un zarapé neuf fut étendu sur le ventre de l’animal, et les parents et les amis déposèrent l’un après l’autre les présents destinés à l’enfant : éperons, armes, vêtements.

Le Chat-Tigre, par amitié pour le Zopilote, avait consenti à servir de parrain au nouveau-né ; il le plaça au milieu des dons de toutes sortes qui remplissaient le zarapé.

Le Zopilote saisit alors son couteau à scalper, ouvrit d’un seul coup les flancs de la jument, lui arracha le cœur, et tout chaud encore, il le passa au Chat-Tigre, qui s’en servit pour faire une croix sur le front de l’enfant, en lui disant :

— Jeune guerrier de la tribu des Bisons-Apaches, sois brave et rusé ; tu te nommeras Mixcoatzin[8], le Serpent de Nuages.

Le père reprit son fils, et le chef, élevant le cœur sanglant, au-dessus de sa tête, dit à haute voix, à trois reprises différentes :

— Qu’il vive ! qu’il vive ! qu’il vive !

Cri répété avec enthousiasme par tous les assistants. L’amantzin recommanda alors le nouveau-né au génie du Mal, le priant de le rendre brave éloquent, rusé, et il termina l’énumération de ses vœux par ces mots qui trouvèrent de l’écho dans le cœur de tous ces hommes farouches :

— Surtout qu’il ne soit jamais esclave !

Là se termina la cérémonie, tous les rites religieux étaient accomplis ; la pauvre jument, victime innocente de cette superstition stupide, fut alors coupée par morceaux ; on alluma un grand feu et tous les parents et amis prirent place à un festin qui devait durer jusqu’à la disparition complète de la jument immolée.

Le Zopilote se préparait à s’asseoir, et à manger comme les convives, mais sur un signe du Chat-Tigre, il suivit le grand chef dans son calli, où ils reprirent leurs places devant le foyer. L’amantzin était avec eux.

Sur un signe du Chat-Tigre les femmes sortirent, et lui, après un court recueillement, il prit la parole :

— Mes frères, vous êtes mes fidèles, dit-il, et devant vous mon cœur s’ouvre comme un chirimoya pour vous laisser voir mes plus secrètes pensées ; je suis triste depuis quelques jours.

— Mon père est inquiet de son fils, le Cœur-de-Pierre, dit l’amantzin.

— Non ; que m’importe ce qu’il devient en ce moment ? je saurai le rejoindre quand il le faudra, mais j’ai une mission secrète à confier à un homme sûr ; depuis ce matin j’hésite à m’en expliquer franchement avec vous.

— Que mon père parle, ses fils écoutent, reprit l’amantzin.

— Hésiter plus longtemps serait compromettre des intérêts sacrés : vous allez monter à cheval ; vous, Zopilote, je n’ai rien à vous dire, vous savez où je vous envoie.

Le Zopilote lit un signe d’intelligence.

— Déterminez ces hommes, continua le Chat-Tigre, à nous aider dans notre entreprise, et vous m’aurez rendu un immense service.

— Je le ferai ; dois-je partir à l’instant ?

— Oui, si cela vous est possible.

— Bon, dans dix minutes, je serai loin de l’atepelt.

Après avoir salué les deux chefs, le Zopilote sortit. Quelques instants plus tard, on entendit résonner au dehors le galop d’un cheval qui s’éloignait ; le Chat-Tigre poussa un soupir de satisfaction.

— Que mon frère l’atmantzin ouvre les oreilles, dit-il : je vais quitter l’atepelt, j’espère être de retour cette nuit même ; il se peut cependant que mon absence se prolonge deux ou trois soleils ; je laisse mon frère l’amantzin en mon lieu et place, il commandera les guerriers et les empêchera de s’éloigner du village et de s’approcher de la frontière des Visages-Pàles ; il est important que les Gachupines ne soupçonnent pas notre présence aussi près d’eux, sans cela notre coup serait manqué. Mon frère m’a-t-il bien compris ?

— Le Chat-Tigre n’a pas la langue fourchue ; les paroles que souffle sa poitrine sont claires ; son fils l’a parfaitement compris.

— Bien. Je puis donc m’éloigner en toute sécurité, mon frère veillera sur la tribu.

— Les ordres de mon père seront exécutés ; quelle que soit la durée de son absence, il n’aura à adresser aucun reproche à son fils.

— Ooah ! mon fils enlève par ces paroles la peau qui couvrait mon cœur et le remplissait d’inquiétude. Merci ! Que le Maître de la vie veille sur lui ! je pars.

— Ooah ! mon père est un guerrier sage ; le Wacondah le protégera pendant l’expédition qu’il tente ; il réussira.

Les deux hommes se saluèrent une dernière fois, l’amantzin reprit sa place auprès du foyer, et le Chat-Tigre sortit du calli.

Probablement que, si le vieux chef avait aperçu l’expression de haineuse fourberie dont était, au moment de leur séparation, empreinte la physionomie du sorcier, il n’aurait pas quitté le village.

À l’instant où le Chat-Tigre, avec une légèreté à laquelle, vu son âge, on ne se serait pas attendu, se mettait en selle, le soleil disparaissait derrière les hautes montagnes de l’Apacheria, et la nuit envahissait la prairie.

Le vieillard, sans paraître se soucier des ténèbres, serra les genoux, lâcha la bride et partit à fond de train.

Le devin, le corps plié, la tête penchée en avant, écouta avidement le bruit toujours décroissant de la course rapide du chef ; lorsque tout fut retombé dans le silence, il se redressa vivement, un sourire de triomphe se joua pendant quelques secondes sur ses lèvres pâles et minces, et il murmura avec un accent de triomphe ce seul mot : « Enfin ! » qui sans doute résumait toutes les pensées qui grondaient au fond de son cœur.

Puis il se leva, sortit du calli, s’assit à quelques pas au dehors, croisa les bras sur la poitrine et chanta d’une voix basse et sur un rythme triste et monotone la complainte apache qui commence par ces vers que nous reproduisons comme spécimen de la langue de ces peuplades barbares :

El mebin ni tlacaelantey
Tuzapan Pilco payentzin
Anca maguida coaltzin
Ay guinchey ni pello menchey !

« Je suis allé perdre mon tlacaelantey dans le pays Pilco, oh ! coteaux homicides qui l’ont changé en ombres et en mouches. »

Au fur et à mesure que le devin avançait dans son chant, sa voix devenait plus haute et plus assurée ; bientôt de la plupart des callis sortirent des guerriers enveloppés avec soin dans leurs robes de bison et qui d’un pas furtif se dirigèrent vers le chanteur et entrèrent silencieusement dans le calli.

Lorsque sa chanson fut terminée, le devin se leva, et, après s’être assuré, par un regard investigateur, que personne, ne venait plus de son côté, qu’aucun retardataire ne répondait plus à son signal, à son tour il entra dans le calli et rejoignit ceux qu’il avait si singulièrement convoqués.

Ces hommes étaient au nombre de vingt ; ils se tenaient debout, silencieux et immobiles, comme des statues de bronze, autour du feu, dont les flammes, avivées par le courant d’air causé par leur arrivée, jetaient sur les visages sombres et réfléchis des reflets sinistres. L’amantzin se plaça au centre de la hutte et, élevant la voix :

— Que mes frères s’assoient au feu du conseil, dit-il.

Les guerriers, sans répondre, s’accroupirent en cercle.

Le devin prit alors des mains du hachesto, ou crieur public, le grand calumet dont le fourneau était en terre rouge et le tuyau long de six pieds en bois d’aloès, garni de plumes et de grelots, il le bourra de tabac lavé nommé morriché, qui ne sert que dans les grandes occasions, puis il l’alluma au moyen d’une baguette médecine et, après avoir rendu la fumée par le nez et la bouche, il offrit le calumet à son voisin de droite ; celui-ci suivit son exemple et le calumet passa à la ronde de mains en mains jusqu’à ce qu’il revînt à l’amantzin.

Celui-ci secoua la cendre dans le feu en murmurant à voix basse quelques paroles que nul ne put entendre, puis il rendit le calumet au hachesto, qui se retira afin de veiller au dehors pour assurer le secret des délibérations du conseil.

Il y eut un assez long silence, le calme le plus complet régnait dans le village, nul bruit ne troublait la tranquillité de l’atepelt, on se serait cru à cent lieues de toute habitation humaine.

Enfin l’amantzin se leva, il croisa les bras sur sa poitrine et, promenant un regard clair sur l’assemblée :

— Que mes frères ouvrent leurs oreilles, dit-il d’une voix accentuée, l’esprit du Maître de la vie est entré dans mon corps, c’est lui qui dicte les paroles que souffle ma poitrine. Chefs des Bisons-Apaches, l’esprit de vos ancêtres a cessé d’animer vos âmes : vous n’êtes plus les guerriers terribles qui avaient déclaré aux Visages-Pâles, ces lâches et odieux spoliateurs de vos territoires de chasse, une guerre sans trêve ni merci, vous n’êtes plus que des antilopes timides qui fuient avec des pieds de gazelle au bruit lointain d’un eruhpa — fusil — des Visages-Pâles, vous n’êtes plus que des vieilles femmes bavardes, auxquels les Yorris — Espagnols — donneront des jupons ; votre sang ne coule plus clair dans vos veines et une peau s’est étendue sur votre cœur et l’a complètement enveloppé. Vous si braves et si terribles autrefois, vous vous êtes faits les lâches esclaves d’un chien des Visages-Pâles qui vous mène comme des lapins craintifs et vous tient tremblants sous son regard. Ainsi parle le Maître de la vie. Que lui répondrez-vous, guerriers apaches ?

Il se tut, attendant évidemment qu’un des chefs prit à son tour la parole.

Pendant ce discours outrageant, un frémissement d’indignation avait agité les Indiens, ce n’avait été qu’à grand’peine qu’ils étaient parvenus à maîtriser la violence de leurs sentiments, mais, aussitôt que l’amantzin eut cessé de parler, un chef se leva.

— Le devin des Apaches-Bisons est-il fou ? dit-il d’une voix tonnante, pour parler ainsi aux chefs de sa nation ? Qu’il compte les queues de loups rouges attachées à nos talons, il verra si nous sommes des vieilles femmes bavardes et si le courage de nos ancêtres est éteint dans nos cœurs. Qu’importe que le Chat-Tigre soit un Visage-Pâle, si son cœur est apache ? Le Chat-Tigre est sage, il a vu beaucoup d’hivers, toujours les conseils qu’il a donnés ont été bons.

L’amantzin sourit avec mépris.

— Mon frère l’Aigle-Blanc parle bien, ce n’est pas moi qui lui répondrai.

Il frappa dans ses mains à trois reprises. Un guerrier parut.

— Que mon frère, lui dit l’amantzin, rende compte au conseil de la mission dont l’avait chargé le Chat-Tigre.

Le Peau-Rouge fit quelques pas pour se rapprocher du cercle ; il s’inclina respectueusement devant les chefs dont tous les regards étaient fixés sur lui et il prit la parole.


Don Fernando fit un mouvement pour se précipiter sur le majordome.

— Le Chat-Tigre, dit-il d’une voix basse et triste, avait ordonné au Faucon-Noir de s’embusquer avec vingt guerriers, sur le passage des Visages-Pâles que le Cœur-de-Pierre feignait de guider vers leurs grandes huttes de pierre ; le Faucon-Noir suivit assez longtemps les Visages-Pâles dans la prairie ; leur piste était claire ; ils n’avaient pas d’armes, rien n’était en apparence plus facile que de s’emparer d’eux. Une heure environ avant le moment convenu pour l’attaque, le Cœur-de-Pierre se présenta seul au camp des guerriers apaches ; le Faucon-Noir le reçut avec de grands témoignages d’amitié et le félicita d’avoir abandonné les Yorris, mais le Cœur-de-Pierre répondit que le Chat-Tigre ne voulait pas qu’on attaquât les Visages-Pâles ; il se précipita sur le Faucon-Noir dans le cœur duquel il plongea son couteau, tandis que les Yorris, qui s’étaient approchés sournoisement du camp, surprenaient les guerriers et les massacraient avec des eruhpas donnés par le Chat-Tigre lui-même, qui avait préparé cette trahison afin de se débarrasser d’un chef dont il redoutait l’influence. De vingt guerriers qui suivaient le sentier de la guerre, six seulement sont revenus avec moi à l’atepelt, les autres ont été impitoyablement égorgés par le Cœur-de-Pierre. J’ai dit.

Après cette foudroyante révélation il y eut un morne silence, causé par l’étonnement et la colère : c’était le calme qui recèle la tempête, les chefs échangeaient entre eux des regards courroucés.

Les Peaux-Rouges sont peut-être les hommes dont les sentiments changent le plus rapidement, et qui sous l’impression de la colère, sont les plus faciles à entraîner. L’amantzin le savait : aussi était-il sûr maintenant de son triomphe, après l’impression terrible causée par le récit du guerrier indien.

— Eh bien ! dit-il, que pensent maintenant mes frères des conseils du Chat-Tigre ? L’Aigle-Blanc trouve-t-il toujours qu’il a un cœur apache ? Qui vengera la mort du Faucon-Noir ?

Tous les chefs se levèrent simultanément en brandissant leurs couteaux à scalper.

— Le Chat-Tigre est un chien voleur et poltron ! s’écrièrent-ils ; les guerriers apaches attacheront sa chevelure à la bride de leurs chevaux !

Deux ou trois chefs seulement essayèrent de protester : ils savaient la haine invétérée que, depuis longtemps, l’amantzin portait au Chat-Tigre ; ils connaissaient le caractère fourbe du sorcier et soupçonnaient que, dans cette affaire, la vérité avait probablement été dénaturée et altérée afin de servir la vengeance de l’homme qui avait juré la perte d’un ennemi que, cependant, il n’avait jamais osé attaquer en face.

Mais la voix de ces chefs fut facilement étouffée sous les clameurs de rage des autres Indiens. Renonçant alors provisoirement à une discussion inutile, ils sortirent du cercle, et allèrent se grouper dans un angle éloigné du calli, résolus à demeurer témoins impassibles, sinon indifférents, des résolutions qui seraient prises par le conseil.

Les Indiens sont de grands enfants qui se grisent au bruit de leurs propres paroles et qui, lorsque la passion les agite, oublient toute prudence et toute mesure.

Cependant, dans la circonstance présente, bien qu’ils éprouvassent le plus vif désir de se venger du Chat-Tigre, qu’ils haïssaient d’autant plus fortement en ce moment qu’ils l’avaient plus aimé et plus respecté, bien que les mesures les plus violentes fussent proposées contre lui cependant ce n’était qu’avec une sorte d’hésitation qu’ils procédaient contre leur ancien chef ; la raison en était simple : ces hommes primitifs ne reconnaissent qu’une supériorité, la force brutale, et, malgré son âge avancé, le Chat-Tigre jouissait parmi eux d’une réputation de force et de courage trop bien établie pour qu’ils n’envisageassent pas avec une certaine terreur les conséquences de l’action qu’ils méditaient.

L’amantzin chercha vainement par tous les moyens en son pouvoir à leur persuader qu’il leur serait facile de s’emparer du Chat-Tigre à son retour au village. Le plan du sorcier était excellent ; si les chefs avaient osé l’accepter, sa réussite paraissait infaillible. Voici quel était ce plan : les Apaches feindraient d’ignorer la mort du Faucon-Noir ; au retour du Chat-Tigre dans la tribu on le recevrait avec de grandes protestations de joie, afin de détruire ses soupçons, si par hasard il en avait conçu, puis on profiterait de son sommeil pour s’emparer de lui, le garrotter solidement et l’attacher au poteau de torture. Comme on le voit, ce plan était d’une simplicité biblique, mais les Apaches ne voulurent pas en entendre parler, tant leur ennemi leur inspirait de terreur.

Enfin, après une discussion qui dura pendant la plus grande partie de la nuit, il fut définitivement arrêté que la tribu lèverait le camp et s’enfoncerait dans le désert sans plus se préoccuper de son ancien chef.

Mais alors les chefs dissidents, qui jusque-là ne s’étaient mêlés en rien à ce qui s’était passé, quittèrent l’angle de la hutte où ils s’étaient retirés, et l’un d’eux, nommé l’Œil-de-Feu, prenant la parole au nom de ses compagnons, fit observer que les chefs qui voulaient s’éloigner étaient libres de le faire, mais qu’ils ne pouvaient imposer leur volonté à personne ; que la tribu n’avait pas de grand chef légalement nommé ; que chacun était maître d’agir à sa guise et que, quant à eux, ils étaient résolus à ne pas payer par la plus noire ingratitude les éminents services que le Chat-Tigre avait depuis nombre d’années rendus à la nation, et qu’ils ne quitteraient pas le village avant son retour.

Cette détermination inquiéta vivement l’amantzin, qui chercha vainement à la combattre ; les chefs ne voulurent rien entendre et demeurèrent fermes dans la résolution qu’ils avaient prise.

Au lever du soleil, par les ordres du sorcier, qui déjà agissait comme s’il eût été désormais le chef reconnu de la nation, le hachesto convoqua les guerriers sur la place du village, auprès de l’arche du premier homme, et l’ordre fut donné aux femmes de détruire les callis, d’atteler et de charger les chiens, afin de partir le plus tôt possible.

Cet ordre fut promptement exécuté ; les piquets furent enlevés, les peaux de bisons pliées, les ustensiles de ménage soigneusement empaquetés et placés sur les traîneaux que les chiens devaient traîner.

Mais les chefs dissidents avaient agi de leur côté ; ils étaient parvenus à taire partager leur opinion à plusieurs guerriers renommés de la nation, ce qui fit que les trois quarts seulement de la tribu se préparèrent à émigrer, tandis que l’autre quart demeura spectateur indifférent des préparatifs de voyage qui se faisaient devant lui.

Enfin le hachesto, sur un signe de l’amantzin, donna l’ordre du départ.

Alors une longue ligne de traîneaux tirés par les chiens et suivis par les femmes chargées de leurs enfants quitta le village, sous l’escorte d’une nombreuse troupe de guerriers, et se déroula bientôt comme un immense serpent dans la prairie.

Lorsque leurs frères eurent disparu dans les profondeurs du désert, les guerriers qui étaient demeurés fidèles au Chat-Tigre se réunirent en conseil afin de délibérer sur les mesures qu’il convenait de prendre en attendant son retour.


XIII

RENDEZ-VOUS DE NUIT


Cependant don Fernando Carril, penché sur le cou de son cheval, glissait dans la nuit comme un fantôme.

Grâce à la précaution qu’il avait prise d’envelopper de peaux de mouton les pieds de sa monture, il filait silencieux et rapide comme le coursier-spectre de la ballade allemande, faisant fuir à son approche des bandes effarées de coyotes.

Il se rapprochait insensiblement des rives du fleuve, qu’il côtoya bientôt sans ralentir l’allure de son cheval, qu’il excitait sans cesse du geste et de la voix en lançant à droite et à gauche, devant et derrière lui, des regards interrogateurs.

Cette course à travers champs dura trois heures pendant lesquelles le Mexicain n’accorda pas à son cheval à demi affolé une seconde de répit pour reprendre haleine et se raffermir sur ses jarrets tremblants.

Enfin, arrivé à un endroit où la rivière, assez étroite, roulait ses eaux fangeuses entre des rives basses et bordées de cotonniers touffus, le Mexicain s’arrêta, mit pied à terre au milieu d’un épais taillis, et, après s’être assuré qu’il était bien seul, il arracha une poignée d’herbe et bouchonna son cheval avec ce soin et cette sollicitude dont seuls les hommes dont la vie peut, d’un moment à l’autre, dépendre de la vitesse de leur monture, sont capables envers ce compagnon si dévoué et si fidèle ; puis, après avoir ôté la bride au cheval, afin de lui laisser la facilité de brouter l’herbe qui poussait haute et drue autour de lui, le Mexicain étendit son zarapé à terre, se coucha dessus et ferma les yeux.

Pendant deux heures environ, rien ne troubla le silence du désert, aucun bruit ne s’éleva dans la nuit, don Fernando demeura immobile comme s’il eût été mort, la tête appuyée sur le bras gauche rejeté en arrière et les yeux fermés.

Dormait-il ? veillait-il ? Nul n’aurait pu répondre à cette question.

Soudain le houhoulement du hibou traversa l’espace.

Don Fernando se redressa comme poussé par un ressort, se pencha en avant et écouta, les yeux fixés sur le ciel.

La nuit était profonde, les étoiles continuaient à déverser sur la terre leur obscure et problématique clarté, rien ne présageait le lever du jour.

Il était à peine deux heures du matin ; le hibou est le premier oiseau dont le cri salue à son apparition le soleil, mais le hibou n’annonce pas le jour trois heures d’avance. Malgré la perfection du cri qu’il avait entendu, le Mexicain doutait ; bientôt un second houhoulement, presque aussitôt suivi d’un troisième, dissipa les doutes de don Fernando ; il se leva, et à trois remises différentes il imita à son tour le cri de l’épervier d’eau.

Le même cri partit au bout de quelques secondes de la rive opposée du fleuve.

Don Fernando remit la bride à son cheval, s’enveloppa dans son zarapé, et après s’être assuré que ses armes étaient en bon état, il s’élança en selle sans toucher l’étrier et entra dans le fleuve.

Devant lui, à peu de distance, s’étendait une île couverte de peupliers et de cotonniers ; ce fut vers cette île qu’il se dirigea ; le trajet ne fut pas long ; il dura à peine quelques minutes.

Les abords de l’île étaient faciles ; le cheval, entièrement reposé par les deux heures de répit que son maître lui avait données, nagea vigoureusement et gravit le talus presque en droite ligne avec son point de départ.

À peine le Mexicain abordait-il dans l’île, qu’un cavalier émergea du couvert et, s’arrêtant à une distance de vingt pas environ de lui, cria d’une voix haute, avec un accent vif de mécontentement :

— Tu as bien tardé à répondre à mon signal ! j’allais partir.

— Peut-être eût-il mieux valu qu’il en fut ainsi, riposta aigrement don Fernando.

— Ah ! ah ! fit l’autre d’un air moqueur, est-ce de ce côté que souffle le vent ?

— Peu importe d’où il souffle, si je ne suis pas l’impulsion qu’il me donne. Me voici, que me voulez-vous ? Soyez bref surtout, car je n’ai que peu de temps à vous donner.

— Vive Dios ! de bien grands intérêts vous appellent donc là d’où vous venez, que vous êtes si pressé d’y retourner ?

— Écoutez, Chat-Tigre, répondit nettement et sèchement le Mexicain, si vous ne m’avez appelé ici avec tant de persistance que pour me narguer et me persifler, il est inutile que je demeure davantage avec vous : ainsi, adieu !

En disant cela, don Fernando fit un mouvement comme s’il eût voulu rétrograder et quitter l’île.

Le Chat-Tigre, car son interlocuteur n’était autre que cet homme étrange, saisit vivement un pistolet et l’arma.

— Rayo de Dios ! dit-il ; si tu bouges, je te brûle la cervelle.

— Allons donc ! dit l’autre en ricanant, et moi, que ferai-je pendant ce temps-là ? Trêve de menaces, ou je vous tue comme un chien.

Par un geste aussi prompt que celui du Chat-Tigre, il avait armé un pistolet et en avait dirigé le canon du côté de son adversaire.

Le Chat-Tigre repassa en riant son arme à sa ceinture.

— Oserais-tu donc le faire ? dit-il.

— Ne sais-tu donc pas que j’ose tout ? répondit le Mexicain.

— Assez de temps perdu ; causons, dit le vieillard en mettant pied à terre.

— Causons, soit ! que me voulez-vous ? répliqua don Fernando en descendant de cheval.

— Pourquoi m’as-tu trompé et t’es-tu tourné contre moi, au lieu de me servir, ainsi que tu le devais ?

— Je ne m’étais engagé à rien envers vous, au contraire, j’avais nettement refusé la mission dont vous avez absolument voulu me charger.

— Ne pouvais-tu pas rester neutre et laisser retomber ces gens en mon pouvoir ?

— Non, mon honneur m’obligeait à les défendre.

— Ton honneur ? fit le Chat-Tigre avec un rire moqueur.

Le Mexicain rougit, ses sourcils se froncèrent, mais il se contint et répondit froidement :

— L’hospitalité est sacrée dans la prairie, ses droits sont imprescriptibles ; les gens que je guidais s’étaient d’eux-mêmes placés sous ma sauvegarde : les abandonner ou ne pas les défendre aurait été les trahir ; vous-même auriez agi ainsi que je l’ai fait.

— Il est inutile de revenir là-dessus, on ne discute pas un fait accompli, on le subit ; pourquoi n’es-tu pas revenu auprès de moi ?

— Parce que j’ai préféré demeurer à San-Lucar.

— Oui, la vie civilisée t’attire quand même, ce double rôle que tu joues à tes risques et périls a pour toi des charmes, je le comprends ; don Fernando Carril est reçu à bras ouverts dans les salons de la haute société mexicaine ; mais crois-moi, enfant, prends garde que ton esprit aventureux ne t’entraîne dans quelque fausse démarche dont toute la témérité du Cœur-de-Pierre ne te pourrait tirer.

— Je ne suis pas venu ici chercher des conseils.

— C’est vrai, mais ces conseils que tu n’es pas venu chercher, il est de mon devoir de te les donner. Bien que je reste au désert, je ne te perds pas un instant de vue ; je connais toutes tes démarches, je n’ignore rien de ce qui te regarde.

— À quoi bon cet espionnage ? répondit don Fernando avec hauteur.

— À savoir si je puis toujours avoir en toi la même confiance.

— Eh bien ! qu’avez-vous appris sur mon compte ?

— Rien que de satisfaisant, seulement je tiens à ce que tu me dises où nous en sommes positivement aujourd’hui.

— Est-ce que vos espions ne vous tiennent pas au courant de mes moindres actions ?

— Si, de celles qui te sont personnelles : ainsi je sais que tu n’as pas encore osé te présenter à don Pedro de Luna, dit-il d’un ton de persiflage.

— En effet, mais demain je le verrai.

Le Chat-Tigre haussa les épaules avec dédain.

— Parlons d’affaires sérieuses, reprit-il, où en sommes-nous ?

— J’ai suivi de point en point vos instructions ; depuis deux ans que pour la première fois j’ai paru à San-Lucar, je n’ai pas perdu une occasion dénouer des relations qui, plus tard, vous seront utiles ; bien que mes apparitions soient rares dans le pueblo et mes visites fort courtes, je crois cependant avoir atteint le but que vous vous proposiez lorsque vous m’avez donné vos ordres ; le voile mystérieux qui me couvre m’a servi plus que je n’aurais oser l’espérer : je me suis attaché la plupart des vaqueros et des leperos du presidio, gens de sac et de corde presque, mais je puis compter sur eux tous, ils me sont dévoués ; ces hommes ne me connaissent que sous le nom de don Fernando Carril.

— Je ne l’ignorais pas, dit le Chat-Tigre.

— Ah ! fit le Mexicain en lançant un regard de colère au vieillard,

— Ne t’ai-je pas dit que je ne te perdais pas de vue ?

— Oui, pour ce qui regarde mes affaires personnelles.

— Bref, l’heure est venue de récolter ce que nous avons semé parmi ces bandits, qui, mieux que les Peaux-Rouges auxquels je n’ose me fier complètement, nous serviront contre leurs compatriotes par la connaissance de la tactique espagnole et par leur adresse à se servir des armes à feu. Maintenant ton rôle auprès de ces picaros est à peu près fini, le mien commence ; j’ai besoin d’entrer en relations directes avec eux.

— À votre aise ! je vous remercie de me décharger de la responsabilité d’une affaire dont vous n’avez jamais jugé à propos de me laisser entrevoir le but ; c’est avec le plus grand plaisir que je vous procurerai les moyens de traiter personnellement avec les coquins que j’ai enrôlés à votre service.

— Je comprends quelles sont les raisons qui te font désirer de rentrer en possession de ta liberté ; je les approuve d’autant plus que c’est moi le premier qui t’ai inspiré le désir de faire plus ample connaissance avec la charmante fille de don Pedro de Luna.

— Pas un mot de plus sur ce sujet, dit don Fernando avec violence. Si, jusqu’à présent, j’ai consenti à me laisser diriger par vous et à obéir à vos ordres sans les discuter, l’heure est venue de poser clairement et catégoriquement la question entre nous, afin que dans l’avenir un malentendu ne soit pas possible ; cette raison seule a été assez pressante pour me faire cette nuit répondre à votre appel.

Le Chat-Tigre lança au jeune homme un regard profondément investigateur, puis au bout d’un instant il répondit :

— Parle donc, insensé qui ne vois pas le précipice ouvert sous tes pas, parle, je t’écoute.

Don Fernando demeura quelques minutes silencieusement accoudé au tronc noueux d’un peuplier, la tête penchée et les regards dirigés vers la terre.

— Chat-Tigre, dit-il enfin, j’ignore qui vous êtes et quel motif vous a poussé à renoncer à la vie civilisée pour vous retirer au désert et adopter les mœurs indiennes, je ne veux pas le savoir : chaque homme doit être responsable de ses actions et ne doit en rendre compte qu’à sa conscience ; pour ce qui me regarde personnellement, jamais un mot de votre bouche ne m’a instruit, ni du lieu de ma naissance, ni de la famille à laquelle j’appartiens ; bien que vous m’ayez élevé et qu’aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfance je ne me rappelle pas avoir vu près de moi d’autre homme que vous, cependant je doute qu’il existe entre nous des liens de parenté ; si j’étais votre fils ou seulement un membre éloigné de votre famille, il est évident pour moi que l’éducation que vous m’auriez donnée eût été tout autre que celle que j’ai reçue d’après vos ordres exprès.

— Que veux-tu dire, malheureux ? quels reproches prétends-tu m’adresser ? interrompit le vieillard avec un mouvement de colère.

— Ne m’interrompez pas, Chat-Tigre, laissez-moi vous dire ma pensée tout entière, répondit le Mexicain avec tristesse ; je ne vous adresse pas de reproches, mais depuis que, sous le nom de don Fernando Carril, vous m’avez contraint à me mêler au mouvement de la civilisation, malgré moi et malgré vous, sans doute, j’ai appris bien des choses, mes yeux se sont ouverts ; j’ai compris la signification de deux mots dont jusque-là j’avais complètement ignoré la portée : ces deux mots ont changé, non pas mon caractère, mais la façon dont j’envisageais les choses jusque-là, car, dans un but que je ne puis ni ne veux deviner, dès ma première jeunesse vous vous êtes appliqué à développer en moi tous les mauvais sentiments qui étaient en germe dans mon cœur et à étouffer avec soin le peu de bonnes qualités que, sans doute, sans ce système adopté par vous, j’aurais possédé un jour ; en un mot, j’ai maintenant la connaissance du bien et du mal ; je sais que vos efforts ont tendu continuellement à faire de moi une bête fauve ; avez-vous réussi ? c’est ce que l’avenir nous apprendra. Aux pensées qui bouillonnent dans mon cœur en vous parlant, je crains que vous n’ayez obtenu le résultat que vous cherchiez ; quoi qu’il en soit, je ne veux plus être votre esclave, j’ai trop longtemps servi d’instrument entre vos mains pour l’accomplissement d’actes dont je ne comprenais pas la portée ; vous-même m’avez maintes et maintes fois répété que les liens de la famille n’existaient pas à l’état naturel des sociétés, que c’étaient des préjugés absurdes, des entraves inventées par la civilisation, que nul homme n’avait le droit d’imposer à un autre ses volontés, que l’homme fort était celui qui marchait libre dans la vie, sans amis ni parents, ne reconnaissant d’autre maître que son libre arbitre. Eh bien ! ces préceptes, que vous m’avez si longtemps répétés, je les mets en pratique aujourd’hui. Que je sois don Fernando Carril, le campesino mexicain, ou le Cœur-de-Pierre, le chasseur d’abeilles, peu m’importe. Érigeant, d’après vos propres conseils, l’ingratitude en vertu, je reprends mon libre arbitre et mon indépendance vis-à-vis de vous, ne vous reconnaissant plus le droit de peser sur ma vie ni en bien ni en mal, et prétendant me diriger dorénavant d’après mes propres inspirations, quelles que soient les circonstances dans lesquelles me jette cette détermination.

— Va, enfant ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire railleur ; agis à ta guise, mais, tu auras beau faire, tu me reviendras bientôt, car tu m’appartiens malgré toi ; tu le reconnaîtras avant peu. Mais je ne t’en veux pas de m’avoir parlé ainsi que tu l’as fait : ce n’est pas toi qui as parlé, c’est la passion. Je suis bien vieux, Fernando, mais pas assez cependant pour avoir perdu le souvenir de mes jeunes années. L’amour s’est emparé de ton cœur ; lorsqu’il l’aura entièrement calciné, tu reviendras au désert, car alors tu comprendras


Don Fernando se leva, saisit la main qui lui était si loyalement tendue.

réellement ce que c’est que cette vie dans laquelle tu entres à peine, ignorant, pauvre enfant ! que l’homme n’est dans ce monde qu’une plume ballottée dans tous les sens par le vent des passions, et que celui qui se croit le plus fort devient, au souffle énervant de l’amour, aussi débile que l’être le plus faible et le plus misérable de la création. Mais brisons là : tu veux être libre, sois-le ; avant tout tu as à me rendre un compte fidèle de la mission dont je t’ai chargé.

— Je suis prêt à le faire. Présentez-vous en mon nom aux vaqueros ; ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, sera votre passeport.

Ils sont avertis ; en le leur montrant, ils vous obéiront comme à moi-même.

— Dans quel endroit se réunissent ces hommes ?

— Vous les rencontrerez pour la plupart dans une pulqueria borgne du nouveau pueblo de San-Lucar ; mais avez-vous réellement l’intention de vous aventurer dans le presidio ?

— Certes ; maintenant un mot : malgré ce que tu m’as dit tout à l’heure, puis-je compter sur toi lorsque le moment d’agir sera venu ?

— Oui, si ce que vous voulez faire est juste.

— Ah ! ah ! tu commences déjà à m’imposer des conditions.

— Ne vous ai-je pas averti ? préférez-vous que je reste neutre ?

— Non, j’ai besoin de toi ; tu habiteras sans doute la maison que tu as achetée ; tous les jours un homme sûr te tiendra au courant de ce qui se fera, et le moment venu, j’en suis convaincu, tu seras auprès de moi.

— Peut-être ; dans tous les cas, croyez-moi, n’y comptez pas.

— J’y compte, au contraire, voici pourquoi : dans ce moment, tu es dans tout le feu de la passion, et naturellement tes raisonnements subissent l’influence des sentiments qui te maîtrisent, mais avant un mois il arrivera inévitablement ceci : ou tu réussiras, et après l’amour satisfait viendra la satiété, et alors tu seras heureux de retourner au désert ; ou tu ne réussiras pas, et la jalousie, l’orgueil froissé, t’inspireront le désir de te venger, et ce sera avec joie que tu saisiras l’occasion que je t’offrirai de le faire.

— Je vois malheureusement qu’avant peu de temps d’ici nous ne nous entendrons plus du tout, répondit le Mexicain avec un sourire triste ; toujours vous raisonnez au point de vue des passions mauvaises, tant est grande la haine que vous portez aux hommes et le mépris que vous avez pour toute la race humaine, tandis que moi, au contraire, je désire n’écouter que mes bons sentiments et me laisser guider par eux.

— Bien, bien, enfant, je t’accorde un mois pour mener à fin ton amourette, ce laps de temps écoulé, nous reprendrons cette conversation. Adieu !

— Adieu ! Est-ce que vous vous dirigez maintenant vers le presidio ?

— Non, je retourne à mon village ; là aussi j’ai une certaine affaire à terminer, car, ou je me trompe fort, ou bien des événements se sont passés là-bas pendant mon absence.

— Redoutez-vous donc une révolte contre votre pouvoir ?

— Je ne la redoute pas, je la désire, répondit-il avec un sourire énigmatique.

Après avoir une dernière fois pris congé du jeune homme, le vieillard remonta à cheval et rentra sous le couvert.

Don Fernando demeura quelques instants plongé dans de sérieuses réflexions, écoutant machinalement le bruit des pas qui s’éloignaient et d’instant en instant devenaient plus faibles et plus indistincts.

Lorsque tout enfin fut retombé dans le silence, le jeune homme tourna la tête vers la partie de l’île où le Chat-Tigre s’était dirigé.

— Va, murmura-t-il d’une voix sourde, va, bête féroce qui crois que je n’ai pas deviné tes projets. Je creuserai sous tes pas une mine qui t’engloutira en éclatant ! Je tromperai ton attente ! Pour déjouer tes odieuses machinations, je ferai plus qu’un homme ne peut faire !

Il alla lentement retrouver son cheval et se remit en selle.

— Il est trois heures, dit-il en interrogeant le ciel dans les profondeurs duquel les étoiles commençaient à s’éteindre ; j’ai le temps.

Après avoir traversé la rivière, il reprit la route du rancho de don Estevan et recommença sa course vertigineuse à travers le désert.

Le cheval, suffisamment reposé, dévorait l’espace.

L’aube commençait à paraître au moment où il atteignait le rancho.

Tout était calme dans l’habitation, dont les habitants semblaient toujours plongés dans un profond sommeil.

Don Fernando poussa un soupir de satisfaction : le secret de sa course nocturne était assuré.

Il dessella son cheval, le bouchonna avec soin, afin de faire disparaître toutes les traces du voyage qu’il avait fait, et le conduisit au corral ; avant de lui rendre la liberté, il lui enleva les peaux de mouton qui garnissaient ses pieds, puis il le fit entrer, referma doucement la porte et regagna le zaguan. Au moment où il se préparait à remonter dans son hamac, il aperçut un homme qui, l’épaule appuyée contre le seuil, les jambes croisées, fumait nonchalamment une cigarette de paille de maïs.

Don Fernando tressaillit et recula d’un pas en reconnaissant son hôte.

En effet, cet homme était don Estevan Diaz.

Celui-ci, sans paraître le moins du monde étonné, ôta sa cigarette de sa bouche, lâcha une énorme bouffée de fumée, et, s’adressant au chasseur :

— Vous devez être fatigué de la longue course que vous avez faite cette nuit, caballero, lui dit-il du ton le plus poli : désirez-vous vous rafraîchir ?

Don Fernando, interdit du sang-froid avec lequel cette question lui était adressée, eut un moment d’hésitation.

— Je ne comprends pas, caballero, murmura-t-il.

— Quoi donc ? répondit l’autre. Bah ! à quoi bon feindre ? Il est inutile de chercher à me donner le change, je vous assure : je sais tout.

— Comment ! vous savez tout ; que savez-vous donc ? répliqua le jeune homme, désirant connaître jusqu’à quel point don Estevan était instruit.

— Je sais, reprit le majordomo, que vous vous êtes levé, que vous avez sellé votre cheval, et que vous vous êtes rendu auprès d’un de vos amis qui vous attendait dans l’île de los Pavos.

— Ah ! ah ! fit don Fernando avec une colère contenue, vous m’avez donc suivi !

Vive Dios ! je le crois bien ; j’ai pour système de supposer qu’un homme qui toute la journée a voyagé à cheval ne fait pas par pur agrément une promenade au milieu de la nuit, surtout dans un pays comme celui où nous sommes, qui, généralement assez peu sûr pendant le jour, devient extrêmement dangereux dans les ténèbres ; alors, comme je suis fort curieux de mon naturel…

— Vous vous faites espion ! interrompit violemment le Mexicain.

— Fi ! caballero, quelle expression employez-vous là ! Espion, moi ! oh ! vous ne le croyez pas ; seulement, comme le seul moyen d’apprendre ce qu’on désire savoir, c’est d’écouter, j’écoute le plus possible, voilà tout.

— Ainsi vous avez assisté à l’entretien que j’ai eu dans l’Ile de los Pavos ?

— Je ne vous le cacherai pas, caballero, j’étais même fort près de vous.

— Et vous avez sans doute entendu tout ce qui s’est dit entre nous ?

— Ma foi ! oui, à peu près, répondit don Estevan toujours souriant.

Don Fernando fit un mouvement pour se précipiter sur le majordomo, mais celui-ci, l’arrêtant avec une force que celui-ci était loin de lui supposer, lui dit du ton placide dont jusque-là il lui avait toujours parlé :

— Oh ! oh ! cùerpo de Cristo ! vous êtes mon hôte ; un moment, que diable ! nous aurons le temps d’en venir là plus tard, si cela est nécessaire.

Le Mexicain, maîtrisé malgré lui par le ton dont ces paroles étaient prononcées, fit un pas en arrière, croisa les bras sur la poitrine, et regardant son interlocuteur en face :

— J’attends, dit-il.


XIV

DON ESTEVAN DIAZ


Pendant quelques instants, les deux hommes demeurèrent ainsi face à face, s’examinant avec cette ténacité sournoise de deux duellistes épiant l’occasion de fondre l’un sur l’autre.

Don Estevan, bien que son visage fût impassible, avait dans le regard une expression de tristesse qu’il cherchait vainement à dissimuler.

Don Fernando, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute, les sourcils froncés, les lèvres crispées par la colère qui bouillonnait dans son sein, et qu’il essayait de contenir, attendait les premiers mots du jeune homme pour savoir s’il lui fallait commencer immédiatement son attaque ou feindre de se contenter des excuses que probablement celui-ci se préparait à lui faire.

Peu à peu les ténèbres étaient devenues moins épaisses, le ciel s’était irisé de brillantes couleurs, l’horizon s’enflammait, le soleil, bien qu’il fût encore caché, annonçait qu’il ne tarderait pas à se lever et à remplacer, par des flots d’éblouissante lumière, la pâle clarté qui pleuvait mélancoliquement de quelques étoiles visibles dans le bleu profond du ciel.

Mille acres senteurs s’élevaient de terre, et la brise matinale qui passait en frissonnant à travers les arbres feuillus faisait tournoyer en immenses flocons le brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.

Enfin, don Estevan se décida à rompre un silence qui commençait à devenir aussi embarrassant pour lui que pour son interlocuteur.

— Je veux être franc avec vous, caballero, dit-il : j’ai parfaitement entendu votre conversation avec le Chat-Tigre, aucunes des paroles que vous avez échangées ne m’ont échappé. Vous voyez que maintenant je suis bien renseigné et que je sais que don Fernando Carril et Cœur-de-Pierre, le chasseur d’abeilles, sont une seule et même personne.

— Oui, répondit le Mexicain avec amertume, je vois que vous êtes expert dans le métier d’espion. Triste occupation que vous vous êtes choisie là, caballero !

— Qui sait ? peut-être avant que notre entretien se termine aurez-vous changé d’opinion, caballero.

— J’en doute, seulement permettez-moi de vous faire observer que vous avez une singulière façon d’exercer l’hospitalité envers les hôtes que Dieu vous envoie.

— Laissez-moi m’expliquer, puis, lorsque vous aurez entendu ce que j’ai à vous apprendre, eh bien ! caballero, je serai prêt à vous donner telle satisfaction que vous exigerez de moi, si vous croyez devoir insister encore à ce sujet.

— Parlez donc et finissons-en d’une façon ou d’une autre, répondit don Fernando avec un geste d’impatience ; le soleil est levé depuis quelques instants, déjà j’entends parler et marcher dans l’intérieur de votre rancho, dont les habitants s’éveillent et ne tarderont pas à paraître, et, par leur présence, rendront toute explication impossible entre nous.

— Vous avez raison, il faut en finir, mais comme je ne tiens pas plus que vous à être interrompu, venez : ce que j’ai à vous dire est trop long pour que je puisse vous le dire ici.

Don Fernando le suivit sans élever d’objection ; ils entrèrent dans le corral et sellèrent leurs chevaux.

— Maintenant, à cheval et partons, dans la prairie on cause mieux, dit don Estevan en montant sur son cheval.

Cette combinaison proposée par le jeune homme souriait d’autant plus au Mexicain, qu’elle lui rendait sa liberté d’action et lui fournissait un moyen sûr pour tirer du majordomo une éclatante vengeance, si celui-ci, comme il l’en soupçonnait, avait l’intention de se jouer de lui.

Sans répondre, il se mit en selle à son tour, et tous les deux, sans échanger une parole de plus, s’éloignèrent côte à côte du rancho.

La matinée était magnifique ; un soleil éblouissant déversait à profusion ses chauds rayons sur la campagne et faisait scintiller comme des diamants les cailloux de la route ; les oiseaux chantaient gaiement sous la feuillée ; les vaqueros et les peones commençaient à se disperser dans toutes les directions, entraînant à leur suite les chevaux et les bestiaux de l’hacienda qu’ils conduisaient aux pâturages ; le paysage s’animait de plus en plus à chaque instant et prenait un aspect riant bien différent de celui qu’il avait dans les ténèbres.

Après avoir marché pendant environ une heure, les deux hommes arrivèrent à un rancho à demi ruiné et inhabité, mais qui, envahi déjà par les plantes grimpantes et caché presque tout entier sous les fleurs et la verdure, offrait un délicieux abri contre la chaleur, qui, bien que la journée ne fût pas avancée encore, était cependant étouffante.

— Arrêtons-nous ici, dit don Estevan en rompant pour la première fois le silence depuis leur départ de son habitation, nous trouverions difficilement une halte plus agréable.

— Arrêtons-nous, soit, répondit don Fernando d’un air indifférent ; peu m’importe l’endroit où vous devez enfin me donner l’explication que je vous demande, pourvu que cette explication soit brève et franche.

— Franche, elle le sera, je vous le jure sur l’honneur ; brève, je ne puis en répondre, car j’ai à vous raconter une longue et triste histoire.

— À moi ? Et à quel propos, je vous prie ? Qu’ai-je besoin de la savoir ? Dites-moi seulement…

— Permettez, interrompit don Estevan en mettant pied à terre, ce que je vous raconterai vous touchera plus que vous ne le croyez ; bientôt vous en aurez la preuve.

Don Fernando haussa les épaules et descendit de cheval.

— Vous êtes fou ! « Dios me libre » ! dit-il. Puisque vous avez si bien écouté ma conversation de cette nuit, vous devriez pourtant savoir que je suis étranger et que ce qui se passe dans ce pays ne doit que fort médiocrement m’intéresser.

— « Quien sabe »[9] ! répondit sentencieusement don Estevan en se laissant tomber sur le sol du rancho avec un soupir de satisfaction.

Ce qui fut immédiatement imité par don Fernando, dont la curiosité commençait malgré lui à s’éveiller.

Lorsque les deux hommes furent confortablement étendus en face l’un de l’autre, don Estevan fixa un regard perçant sur son interlocuteur.

— Je vais vous parler de doña Hermosa, dit-il brusquement.

Surpris à l’improviste par cette parole, le Mexicain se sentit rougir, quelque effort qu’il lit pour vaincre son émotion.

— Ah ! fit-il d’une voix étranglée, doña Hermosa, la fille de don Pedro de Luna, n’est-ce pas ?

— C’est cela même ; en un mot, la jeune fille que vous avez sauvée il y a quelques jours à peine.

— À quoi bon rappeler cet événement ? tout autre à ma place aurait agi ainsi que je l’ai fait.

— C’est possible, mais je crois, sans craindre de passer pour sceptique, que vous êtes dans l’erreur. Mais là n’est pas la question pour vous. Vous avez, dis-je, sauvé doña Hermosa d’une mort horrible ! Dans le premier moment, obéissant malgré vous à un mouvement secret d’orgueil, vous vous êtes brusquement séparé d’elle, résolu à retourner dans le désert et à ne plus vous trouver en face de celle qui vous avait une si grande obligation.

Étonné et contrarié à la fois de se voir si bien deviné, don Fernando coupa brusquement la parole à son interlocuteur.

— Au fait, s’il vous plaît, caballero, dit-il d’une voix brève, mieux vaudrait pour vous arriver tout de suite à l’explication que je vous demande que de vous lancer dans des suppositions fort ingénieuses sans doute, mais qui ont le tort d’être complètement fausses.

Don Estevan sourit avec finesse, et prenant définitivement son parti :

— Tenez, don Fernando, dit-il, vous chercheriez vainement à me donner le change, ainsi toute dénégation est inutile : vous êtes jeune et vous êtes beau ; passant votre vie au désert, vous ignorez le premier mot des sentiments humains : vous n’avez pu voir doña Hermosa impunément ; à sa vue votre cœur a tressailli dans votre poitrine, des idées nouvelles se sont éveillées en vous, ont envahi votre cerveau, et abandonnant tout, méprisant toute autre considération, vous n’avez plus eu qu’un but, qu’un désir, revoir cette jeune fille qui vous est apparue comme dans un rêve et a porté le trouble dans une existence jusqu’alors si calme ; vous avez voulu la revoir, ne serait-ce qu’une minute, une seconde.

— C’est vrai, murmura don Fernando, entraîné malgré lui par la force de la vérité ; oui, tout ce que vous me détaillez là, je l’éprouve : pour entrevoir un coin seulement du rebozo de cette jeune fille, je donnerais ma vie avec joie ; mais pourquoi suis-je ainsi ? voilà ce que je cherche vainement à comprendre.

— Et ce que vous ne comprendriez probablement jamais, si je ne vous venais en aide ; homme élevé comme vous l’êtes, en dehors de toute considération sociale, dont la vie n’a jusqu’à ce moment été qu’une longue lutte contre les impérieuses exigences de chaque jour, qui n’avez encore employé que vos facultés physiques, sans que vous ayez eu le temps de songer jamais à autre chose qu’à la chasse ou à la guerre, vos facultés morales dormaient en vous, vous ignoriez leur puissance : l’amour devait opérer en vous cette transformation dont vous subissez en ce moment les conséquences ; enfin vous aimez, ou du moins vous êtes sur le point d’aimer doña Hermosa.

— Le croyez-vous ? répondit-il naïvement. Est-ce donc cela qu’on nomme de l’amour ? Oh ! alors, ajouta-t-il se parlant plutôt à soi-même que s’adressant au majordomo, cela fait bien souffrir.

Don Estevan l’examina un instant avec un mélange de pitié et de tristesse, et reprenant la parole :

— Je vous ai suivi cette nuit parce que vos allures m’avaient paru suspectes et qu’une crainte vague me poussait à me méfier de vous ; caché dans un buisson à deux pas seulement de l’endroit où vous causiez avec le Chat-Tigre, j’ai entendu toutes vos paroles : mon opinion sur vous a changé ; j’ai reconnu, permettez-moi de vous le dire franchement, que vous valez mieux que votre réputation ; que c’était à tort que l’on vous prenait pour un bandit semblable à l’homme avec lequel vous vous trouviez ; la façon péremptoire dont vous avez repoussé ses insinuations m’a prouvé que vous êtes un homme de cœur : alors j’ai résolu de vous servir et de vous soutenir dans la lutte que vous vous prépariez à soutenir contre cet homme qui, jusqu’à ce jour, a été votre mauvais génie, et dont la pernicieuse influence a si tristement pesé sur votre première jeunesse : voilà pourquoi je vous ai parlé ainsi que je l’ai fait, voilà pourquoi je vous ai amené ici afin de m’expliquer avec vous. Maintenant, ajouta-t-il, voilà ma main, je vous l’offre : l’acceptez-vous ? C’est la main d’un ami, d’un frère.

Don Fernando se leva, saisit vivement la main qui lui était si loyalement tendue, et la serrant à plusieurs reprises :

— Merci, fit-il, merci et pardon ! mais, vous l’avez dit, je suis un sauvage, je prends ombrage de tout ; j’avais méconnu votre noble caractère.

— Qu’il ne soit plus question de cela. Écoutez-moi ; je ne sais comment cette pensée m’est venue, mais je soupçonne le Chat-Tigre d’être l’implacable ennemi de don Pedro de Luna ; il voulait, j’en suis convaincu, faire de vous l’instrument de quelque hideuse machination contre la famille de l’haciendero.

— Cette pensée m’est aussi venue, répondit le chasseur ; la conduite étrange du Chat-Tigre pendant le temps que don Pedro, et sa fille ont passé près de lui, le piège qu’il leur avait tendu et dans lequel sans moi ils seraient tombés, ont éveillé mes soupçons. Vous avez vous-même entendu les reproches que cette nuit il m’a adressés. Oh ! qu’il prenne garde !

— Ne brusquons rien ! s’écria vivement don Estevan ; soyons prudents, au contraire, laissons, quels qu’ils soient, les projets du Chat-Tigre se dessiner, afin de savoir comment les renverser.

— Oui, vous avez raison, cela vaut mieux. Bientôt il viendra au presidio de San-Lucar ; il me sera facile de surveiller toutes ses démarches et de contreminer ses projets. Quoique cet homme soit bien fin, que son astuce et sa fourberie soient extrêmes, je jure Dieu que je lui prouverai que je suis plus fin que lui.

— D’autant plus que je serai, moi, derrière vous pour vous soutenir et vous venir en aide au besoin.

— C’est surtout doña Hermosa qu’il faut sauvegarder. Hélas ! plus heureux que moi, don Estevan, vous pourrez veiller sur elle à chaque heure du jour.

— Vous vous trompez, mon ami, je compte d’ici à quelques heures vous présenter à elle.

— Ferez-vous cela réellement ? s’écria-t-il avec joie.

— Certes, je le ferai, d’autant plus que, pour mieux tromper le Chat-Tigre il faut que vous soyez placé sur un certain pied d’intimité dans l’hacienda. Ne vous souvenez-vous plus de ces sarcasmes et de ces insinuations à propos de l’amour qu’il vous suppose pour la charmante fille de l’haciendero, amour qu’il se vante de vous avoir en quelque sorte inspiré pour elle, en vous plaçant malgré vous et sans que vous vous en doutiez sur son passage ?

— C’est vrai, oh ! cet homme doit avoir quelque odieux projet.

— N’en doutez pas, mais avec l’aide de Dieu nous le ferons échouer ; maintenant deux mots.

— Parlez, mon ami, parlez, que voulez-vous savoir ?

— Croyez-vous que ce bandit soit votre père ? Pardonnez-moi de vous adresser cette question dont vous devez comprendre l’importance.

Don Fernando devint soucieux, son front se creusa sous l’effort de la pensée ; il y eut un silence de quelques minutes ; il réfléchissait profondément, enfin il releva la tête.

— La question que vous me faites en ce moment, dit-il, je me la suis


Don Gusman lança son poncho sur la tête du colonel.


adressée bien souvent, jamais je ne suis parvenu à la résoudre complètement ; cependant je crois être certain qu’il n’est pas mon père, tout me porte à me faire supposer que je ne puis être son fils : sa conduite envers moi, le soin cruel qu’il a pris constamment à m’inspirer de mauvaises pensées et à développer en moi les instincts pernicieux que la nature avait mis en germe dans mon cœur, me prouvent que s’il y a parenté entre nous cette parenté ne saurait être que fort éloignée ; il n’est pas admissible qu’un père, si féroce qu’il soit, prenne plaisir à pervertir ainsi son fils de parti pris, cela serait tellement révoltant et hors nature, que l’esprit se refuse à le supposer. D’un autre côté, j’ai toujours éprouvé pour cet homme une répulsion secrète et invincible qui approchait de la haine ; avec l’âge cette répulsion, loin de diminuer, n’avait fait que s’accroître ; une rupture se faisait de jour en jour plus imminente entre nous, il ne fallait qu’un prétexte pour la faire éclater ; ce prétexte, le Chat-Tigre l’a fait surgir lui-même sans s’en douter, et maintenant, vous le dirai-je ? j’éprouve une espèce de joie intime en songeant que je suis libre enfin, maître de moi-même et délivré de la lourde sujétion qui si longtemps a pesé sur moi.

— Je partage entièrement votre avis, cet homme ne peut être votre père ; l’avenir sans doute nous prouvera que nous avons raison ; cette conviction morale que vous et moi nous possédons nous donne toute liberté d’agir à notre guise pour contrecarrer et renverser ses projets.

— De quelle façon me présenterez-vous à doña Hermosa, mon ami ?

— Bientôt je vous le dirai. Il me faut d’abord vous raconter une triste et longue histoire qu’il est nécessaire que vous connaissiez dans tous ses détails, afin que dans vos rapports avec don Pedro de Luna vous ne mettiez pas sans y songer le doigt sur une plaie saignante au fond de son cœur ; cette sombre et mystérieuse histoire s’est passée il y a bien longtemps déjà ; j’étais à peine né à cette époque, et pourtant ma pauvre mère me l’a si souvent contée, que les détails en sont présents à ma mémoire comme si j’avais été acteur dans ce drame terrible. Écoutez-moi avec attention, mon ami : qui sait si Dieu, qui m’a inspiré la pensée de vous faire ce récit, ne vous a pas réservé le soin d’en éclaircir les mystères ?

— Ce récit se rapporte-t-il donc à doña Hermosa ?

— Indirectement. Doña Hermosa n’était pas née encore à cette époque, son père n’habitait pas cette hacienda, qu’il n’a achetée que depuis ; toute la famille vivait alors retirée dans une villa de la Banda Orientale, car je dois vous apprendre avant tout que don Pedro de Luna n’est pas Mexicain et que le nom sous lequel vous le connaissez ne lui appartient que par substitution, ce nom étant celui de la branche de sa famille originaire du Mexique ; il ne l’a adopté que lorsqu’à la suite des faits que je vais vous rapporter il vint se fixer ici, après avoir acheté las Noria de San-Pedro à ses parents, qui, fixés depuis longues années à Mexico, ne faisaient que de loin en loin et à de fort longs intervalles un voyage de quelques jours dans cette hacienda retirée. Les habitants du presidio de San-Lucar et les autres habitants de l’État, qui ne connaissaient don Pedro de Luna que de nom, ne doutèrent pas que ce fût lui qui se retirait dans sa propriété ; mon maître, lorsqu’il arriva ici, ne songea pas à les désabuser, d’autant plus que pour certaines raisons que vous connaîtrez bientôt il avait fait avec ses parents, en achetant l’hacienda, une question sine qua non du droit de porter leur nom à la place du sien ; ceux-ci, naturellement, ne virent point d’inconvénient à cela, et maintenant que plus de vingt ans se sont écoulés, que don Pedro, par suite de la mort successive de tous ses parents, est devenu le chef de la famille, ce nom, d’abord emprunté, est devenu bien réellement le sien, et nul ne songerait à lui disputer le droit de le porter.

— Vous piquez au dernier point ma curiosité ; j’attends avec impatience qu’il vous plaise de commencer.

Les deux hommes s’installèrent alors le plus confortablement possible dans le rancho, et don Estevan Diaz, sans différer davantage, commença le récit si longtemps attendu ; le jeune homme parla toute la journée ; au coucher du soleil il parlait encore.

Don Fernando, les yeux avidement fixés sur lui, la poitrine haletante et les sourcils froncés, suivait avec le plus vif intérêt ce récit dont les sinistres péripéties, en se déroulant peu à peu devant lui, faisaient courir dans ses veines des frissons de colère mêlée de terreur.

Nous substituant à don Estevan, nous allons rapporter au lecteur cette douloureuse histoire.


XV

DON GUSMAN DE RIBEYRA


Ce fut en 1515 que Juan Diaz de Solis découvrit le rio de la Plata, découverte qui lui coûta la vie.

D’après Herrera, ce fleuve, auquel Solis avait imposé son nom, prit plus tard celui de rio de la Plata, parce que le premier argent enlevé d’Amérique fut embarqué sur ce point pour l’Espagne.

En 1535, don Pedro de Mendoza, nommé par l’empereur Charles-Quint adelantado ou gouverneur général de toutes les terres comprises entre le rio de la Plata et le détroit de Magellan, fonda sur la rive droite du fleuve, en face de l’embouchure de l’Uruguay, une ville nommée d’abord Nuestra-Señora-de-Buenos-Ayres, puis la Trinidad-de-Buenos-Ayres, enfin Buenos-Ayres, nom qui lui est définitivement demeuré.

Ce serait une histoire curieuse et pleine d’enseignements utiles que celle de cette ville qui, dès les premiers jours de son existence, sembla être marquée du sceau de la fatalité.

Il faut lire dans la naïve narration d’Ulrich Schmidel, aventurier allemand, un des fondateurs de Buenos-Ayres, à quel excès de misère furent réduits les malheureux conquérants que la faim contraignit à dévorer les corps de leurs compagnons tués par les Indiens Carendies, que leurs exactions et leurs cruautés avaient exaspérés, et qui, persuadés que ces hommes blancs débarqués chez eux d’une si étrange façon étaient des génies malfaisants, avaient juré leur extermination.

Singulière destinée que celle de cette ville condamnée à lutter continuellement, soit contre les ennemis du dehors, soit contre ceux beaucoup plus redoutables du dedans, et qui, malgré ces guerres incessantes, n’en est pas moins aujourd’hui une des plus belles, des plus riches et des plus florissantes de l’Amérique espagnole !

De même que toutes les villes fondées par les aventuriers castillans dans le Nouveau-Monde, Buenos-Ayres s’élève dans une délicieuse position ; ses rues sont larges, tirées au cordeau, ses maisons sont bien bâties, construites la plupart entre cour et jardin, ce qui est d’un effet fort pittoresque ; elle compte de nombreux monuments parmi lesquels nous citerons le bazar de la Recoba ; de distance en distance de vastes places garnies de nombreuses boutiques lui donnent une apparence de vie et de bien-être que malheureusement on ne trouve que bien rarement dans ces contrées infortunées depuis si longtemps bouleversées par la guerre civile.

Faisant un immense saut en arrière, nous conduirons le lecteur à Buenos-Ayres, vingt ans environ avant l’époque où se passe notre histoire, vers dix heures du soir de l’un des derniers jours du mois de septembre 1839, c’est-à-dire à l’époque où la tyrannie de cet homme étrange qui, pendant vingt ans, devait faire peser un joug de fer sur les provinces argentines, avait atteint son apogée.

Nul ne pourrait aujourd’hui se figurer l’odieuse tyrannie que le gouvernement de Rosas avait infligée à ces belles contrées, et le système d’affreuse terreur organisé par le dictateur d’une extrémité à l’autre de la Bande Orientale.

Bien que, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il fût à peine dix heures du soir, un silence de mort planait sur la ville. Toutes les boutiques étaient fermées ; toutes les rues étaient sombres et désertes, parcourues seulement à de longs intervalles par de nombreuses patrouilles, dont les pas lourds résonnaient sourdement sur les cailloutis, ou par quelques serenos solitaires qui se hasardaient en tremblant à accomplir leur office de veilleurs de nuit.

Les habitants, retirés au fond de leurs demeures, avaient craintivement éteint leurs lumières, afin de ne pas exciter les soupçons d’une police ombrageuse, et cherchaient dans le sommeil un oubli temporaire des maux de chaque jour.

Cette nuit-là, Buenos-Ayres avait une apparence encore plus lugubre que de coutume ; le vent avait, pendant toute la journée, soufflé en foudre, des pampas, et répandu un froid glacial dans l’atmosphère. De gros nuages aux teintes d’un noir livide, chargés d’électricité, couraient lourdement dans l’espace, et les roulements sourds d’un tonnerre lointain, mais dont les éclats se rapprochaient de plus en plus, présageaient qu’un orage formidable ne tarderait pas à fondre sur la ville.

Presque au milieu de la calle Santa-Trinidad, une des plus belles de la ville qu’elle traverse presque dans toute sa longueur, à travers les branches touffues des arbres plantés devant une maison de riche apparence, brillait, comme une étoile au milieu d’un ciel noir, une faible lumière, placée derrière les rideaux de percale blanche d’une fenêtre du rez-de-chaussée.

Cette lumière semblait faire tache sur l’obscurité universelle, aussi chaque patrouille qui passait, chaque sereno que le hasard amenait de ce côté, ne manquaient pas de s’arrêter, après l’avoir examinée, soit avec une expression de colère, soit avec un sentiment de crainte mal dissimulé ; puis ils reprenaient leur marche en grommelant, les soldats avec un ton de mauvaise humeur qui ne promettait rien de bon :

— Voilà encore ce traître de don Gusman de Ribeyra qui machine quelque conspiration contre l’excellentissime dictateur !

Les seconds avec une pitié mal contenue :

— Don Gusman en fera tant qu’il sera arrêté quelque jour.

C’est dans cette maison et dans la salle même où brillait la lumière, cause de suppositions si différentes, que nous prions le lecteur d’entrer avec nous.

Après avoir traversé le jardin et franchi le saguan, à main droite se trouvait une porte d’acajou massif, fermée seulement par un loquet, qu’il n’était besoin que de soulever pour entrer dans une salle vaste et bien éclairée par trois fenêtres donnant jour sur la rue.

Le mobilier de cette chambre était de la plus grande simplicité. Les murs blanchis à la chaux supportaient quelques-unes de ces abominables images enluminées que le commerce parisien exporte dans les cinq parties du monde et qui sont censées représenter la mort de Poniatowski, les Saisons, etc ; l’inévitable piano de Soufleto, que dans toutes les maisons américaines on voit se prélasser à l’endroit le plus apparent, mais que commence maintenant à remplacer si avantageusement l’harmonium Alexandre, une douzaine de chaises, une table ronde couverte d’un tapis de drap vert, deux fauteuils et une pendule d’albâtre à colonnes placée sur une console, complétaient cet ameublement presque mesquin.

Dans cette salle, un homme d’environ quarante ans, revêtu d’un costume de voyage, poncho et polenas, marchait de long en large en jetant, chaque fois que sa promenade le rapprochait de la console, un regard impatient et inquiet sur la pendule.

Parfois il s’arrêtait, soulevait le rideau d’une fenêtre et cherchait à percer l’obscurité de la nuit et à voir dans la rue, mais vainement, les ténèbres étaient trop épaisses pour qu’il fût possible de rien distinguer au dehors, ou bien il tendait avidement l’oreille, comme si parmi les bruits de la ville un écho lointain lui eût apporté sur l’aile de la brise une rumeur dont il eût reconnu la signification ; mais bientôt, convaincu de son erreur, il reprenait avec un geste de mauvaise humeur et une agitation croissante cette promenade si souvent interrompue.

Cet homme était don Gusman de Ribeyra.

Appartenant à une des meilleures familles du pays et descendant en droite ligne des premiers conquérants, don Gusman avait, bien jeune encore, sous les ordres de son père, fait l’apprentissage du rude métier de soldat ; pendant la guerre de l’Indépendance, en qualité d’aide de camp, il avait suivi San-Martin, lorsque ce général, traversant les Cordillères à la tête de son armée, avait été révolutionner le Chili et le Pérou.

Depuis cette époque, il avait continuellement servi tantôt sous un chef, tantôt sous un autre, tâchant, autant que cela lui était possible, de ne pas se ranger sous un drapeau ennemi des véritables intérêts de la patrie.

Tâche difficile au milieu de ces convulsions continuelles causées par les ambitions mesquines d’une foule d’hommes sans valeur réelle qui se disputaient le pouvoir. Cependant, grâce à son habileté et surtout à sa droiture de caractère, don Gusman était parvenu à se conserver pur ; néanmoins, depuis deux ans suspect à Rosas, auquel ses idées véritablement libérales portaient ombrage, il avait donné sa démission et était rentré dans ses foyers.

Don Gusman, véritable soldat dans toute l’acception honorable du mot, bien qu’ostensiblement il ne s’occupât aucunement de politique, était excessivement redouté du dictateur à cause de l’influence que son caractère loyal et résolu lui donnait sur ses compatriotes, qui éprouvaient pour lui une sympathie si profonde et un si entier dévouement, que plusieurs fois le général Rosas avait reculé, lui qui pourtant ne reculait devant rien, à se débarrasser par l’exil ou autrement d’un homme dont le silence et la noble fierté lui paraissaient un blâme public de ses actes.

Au moment où nous le mettons en scène, don Gusman avait atteint sa quarantaine, mais, malgré les fatigues sans nombre qu’il avait endurées, l’âge ne semblait pas avoir eu de prise sur cette organisation énergique.

Sa taille haute et musculeuse était toujours aussi droite, l’expression de son visage aussi intelligemment ferme, son œil aussi brillant ; quelques fils argentés, mêlés à sa chevelure, et deux ou trois rides profondes creusées plutôt sur son front par la pensée que par l’âge, témoignaient seuls qu’il avait atteint le milieu de la vie.

La demie après dix heures était sonnée, depuis quelques minutes déjà lorsque plusieurs coups frappés rudement à la porte firent tressaillir don Gusman.

Il s’arrêta subitement et prêta l’oreille.

Une altercation assez vive paraissait avoir lieu sous le saguan de la maison. Malheureusement trop éloigné dans l’appartement où il se tenait, don Gusman ne put percevoir qu’un murmure de voix animées, sans qu’il lui fût possible de rien comprendre.

Enfin, au bout de quelques minutes, tout bruit cessa, la porte de la salle s’ouvrit, et un domestique entra.

Cet homme paraissait être un domestique de confiance, du moins la façon dont son maître lui parla le faisait supposer.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, Diego ? demanda-t-il ; que signifie ce bruit chez moi à cette heure ?

Le domestique s’approcha de son maître avant de répondre, se pencha et murmura à son oreille :

— Don Bernardo Pedrosa !

— Oh ! oh ! fit-il en fronçant les sourcils ; est-il seul ?

— Ostensiblement il n’a que trois ou quatre soldats avec lui.

— Ce qui veut dire ? reprit le gentilhomme de plus en plus sombre.

— Qu’il doit en avoir caché une vingtaine aux environs.

— Que me veut cet homme ? L’heure n’est guère convenable pour une visite ; don Bernardo n’est pas assez de mes amis, ajouta-t-il avec un sourire amer, pour se permettre, sans une cause urgente, d’en agir avec aussi peu de cérémonie avec moi.

— C’est ce que j’ai eu l’honneur de lui faire observer, Excellence.

— Et il a insisté ?

— Oui, Seigneurie. Il a, m’a-t-il dit, une communication de la dernière importance à vous faire.

Don Grusman fit quelques pas d’un air pensif, puis, revenant auprès de son domestique :

— Écoute, Diégo, reprit-il enfin, veille à ce que mes domestiques s’arment sans bruit et soient prêts au premier signal ; seulement, agis avec prudence, et prends garde de n’éveiller aucun soupçon.

— Rapportez-vous-en à moi, Seigneurie, répondit le vieux serviteur avec un sourire d’intelligence.

Depuis près de trente ans, Diégo était au service de la famille Ribeyra ; maintes fois il avait donné à son maître des preuves non équivoques d’un attachement sans bornes.

— Bien, bien, répondit don Grusman d’un ton de bonne humeur, je sais ce dont tu es capable.

— Et les chevaux ? reprit le domestique.

— Qu’ils demeurent où ils sont.

— Ainsi, nous partons quand même ? fit-il avec un geste d’étonnement.

— Nous partons d’autant plus, muchacho, répondit le gentilhomme en se penchant vers lui, qu’il y a à craindre que la mèche ne soit éventée, et qu’il faut leur donner le change.

Diégo fit un geste d’assentiment.

— Don Bernardo ? demanda-t-il.

— Fais-le entrer ; je préfère savoir tout de suite à quoi m’en tenir.

— Est-il bien prudent que Votre Seigneurie demeure seule avec cet homme ?

— Ne crains rien pour moi, Diégo, il n’est pas aussi redoutable que tu le supposes ; n’ai-je pas mes pistolets sous mon poncho ?

Le vieux serviteur, probablement rassuré par ces paroles, sortit sans répondre, mais au bout de quelques instants il rentra précédant un homme d’une trentaine d’années, revêtu de l’uniforme d’officier supérieur de l’armée argentine.

À la vue de l’étranger, don Gusman donna à ses traits une expression souriante et, faisant quelques pas au-devant de lui :

— Soyez le bienvenu, colonel Pedrosa, lui dit-il en ordonnant d’un geste à Diégo de se retirer ; bien que l’heure soit un peu avancée pour une visite, je n’en suis pas moins charmé de vous voir : veuillez vous asseoir, je vous prie.

Et il approcha un fauteuil.

— Votre Seigneurie m’excusera en faveur des raisons qui m’amènent, répondit le colonel avec une exquise politesse.

Diégo, obéissant enfin, quoique à contre-cœur, aux signes réitérés de son maître, s’était discrètement retiré.

Les deux personnages, assis en face l’un de l’autre, s’examinèrent pendant quelques secondes avec une minutieuse attention, s’étudiant comme deux duellistes sur le point d’engager le fer.

Don Bernardo Pedrosa avait vingt-huit ans au plus ; c’était un beau jeune homme d’une taille élancée et bien prise, dont tous les mouvements respiraient la noblesse et la plus irréprochable élégance.

Son visage, d’un ovale parfait, était éclairé par deux yeux noirs grands et vifs qui, dès qu’ils s’animaient, semblaient lancer des flammes et dégageaient alors un fluide magnétique si puissant, que nul ne pouvait en supporter le fulgurant éclat ; son nez droit, aux ailes roses, ouvertes et mobiles, sa bouche bien dessinée, aux lignes fines et railleuses, garnie de dents éblouissantes de blancheur, surmontée d’une mince moustache noire parfaitement cirée, son front large et son teint légèrement bistré par l’ardeur du soleil, donnaient à sa figure, encadrée par les longues boucles soyeuses de sa magnifique chevelure noire, malgré la beauté incontestable de ses traits, une expression altière et dominatrice dont la glaciale énergie inspirait une répulsion instinctive.

Ses mains parfaitement gantées et ses pieds emprisonnés dans des bottes vernies étaient d’une petitesse remarquable, en un mot tout chez lui révélait la race.

Voilà quel était au physique le personnage qui, à près de onze heures du soir, s’était présenté chez don Gusman de Ribeyra et avait insisté pour être reçu, sous prétexte qu’il désirait lui faire d’importantes communications.

Pour le moral, la suite de ce récit nous le fera connaître assez complètement pour que nous nous dispensions, quant à présent, d’entrer dans de plus grands détails.

Cependant le silence menaçait de se prolonger indéfiniment entre les personnages. Don Gusman, en qualité de maître de maison, jugea que c’était à lui à mettre un terme à cette position qui commençait à devenir embarrassante pour tous deux, et prit la parole :

— J’attends, caballero, dit-il en s’inclinant poliment, qu’il vous plaise de vous expliquer : il se fait tard.

— Et vous avez hâte de vous débarrasser de moi, interrompit le colonel avec un sourire sardonique : n’est-ce pas cela que vous voulez me donner à entendre, caballero ?

— J’ai soin que mes paroles soient toujours assez claires et assez franches, señor colonel, pour qu’il ne soit pas nécessaire de leur donner une interprétation autre que celle qu’elles ont réellement.

Les traits de don Bernardo, qui s’étaient rembrunis, se détendirent alors, et, prenant un ton de bonne humeur :

— Tenez, don Gusman, dit-il, mettons de côté toute intention irritante, j’ai le désir de vous servir.

— Moi ? fit don Gusman avec un geste d’étonnement ironique : en êtes-vous bien sûr, don Bernardo ?

— Si nous continuons ainsi, caballero, nous ne ferons qu’envenimer la discussion sans parvenir à nous entendre.

— Hélas ! colonel, nous vivons dans un temps étrange, vous le savez mieux que personne, où les actions les plus innocentes sont si bien incriminées, que nul ne se hasarde à faire un pas ou à prononcer une parole sans redouter d’éveiller les soupçons d’un pouvoir ombrageux ; comment ajouterais-je foi à ce que vous me dites en ce moment, lorsque jusqu’ici tous vos actes ont été envers moi ceux d’un ennemi acharné ?


Le lieutenant s’empara d’une guitare, il se mit à la racler avec le dos de la main et entonna d’une voix vibrante la joyeuse Zambacueca.

— Vous me permettrez de ne pas discuter, quant à présent, la question de savoir si j’ai agi pour ou contre vos intérêts, caballero : un jour viendra, je l’espère, où vous me jugerez comme je mérite de l’être ; ce que je désire seulement maintenant, c’est que vous ne vous trompiez pas sur la démarche que je fais auprès de vous.

— Alors, puisqu’il en est ainsi, veuillez vous expliquer clairement, afin que je sache positivement à quoi m’en tenir sur vos intentions.

— Soit ! caballero, je sors de Palermo.

— De Palermo ! ah ! très bien, fit don Gusman avec un imperceptible tressaillement.

— Oui, et savez-vous ce qu’on faisait à Palermo ce soir ?

— Ma foi ! non, je vous avoue que je m’occupe peu de ce que fait le dictateur, surtout lorsqu’il est retiré à sa quinta : on dansait et l’on riait, je suppose.

— Oui, en effet, on dansait et l’on riait, don Gusman.

— Ma foi ! reprit celui-ci avec une bonhomie feinte ou réelle, je ne me croyais pas un aussi habile sorcier.

— Effectivement, vous avez deviné une partie de ce qu’on faisait, mais ce n’est pas tout.

— Diable ! vous m’intriguez, fit don Gusman d’une voix sardonique ; je ne vois pas trop ce que pouvait faire l’excellentissime général lorsqu’il ne dansait pas, à moins qu’il ne s’occupât à signer des mandats d’amener contre les suspects : l’excellentissime général est doué d’une si grande ardeur pour le travail !

— Cette fois, vous avez complètement deviné, répondit le colonel sans paraître remarquer l’intonation ironique de son interlocuteur.

— Et parmi ces ordres il s’en trouvait probablement un me concernant particulièrement ?…

— Juste, répondit don Bernardo avec un sourire charmant.

— Fort bien, continua don Gusman ; le reste est tout simple, vous avez été chargé de le mettre à exécution.

— En effet, caballero, répondit froidement le colonel.

— Je l’eusse parié ; cet ordre vous enjoint ?

— De vous arrêter.

À peine le colonel avait-il articulé ces deux mots avec une nonchalance charmante, que don Gusman s’était subitement dressé devant lui, un pistolet à chaque main.

— Oh ! oh ! fit-il résolument, un pareil ordre est plus facile à donner qu’à exécuter, lorsque celui qu’il faut arrêter se nomme don Gusman de Ribeyra.

Le colonel n’avait pas fait un mouvement : il était demeuré à demi étendu sur son fauteuil, dans la pose d’un ami en visite ; il invita du geste le gentilhomme à reprendre son siège.

— Vous ne me comprenez pas, lui dit-il d’un ton indifférent : si réellement j’avais eu l’intention d’exécuter l’ordre que j’ai reçu, rien ne m’aurait été plus facile, d’autant plus que vous-même m’en auriez fourni les moyens.

— Moi ! s’écria le gentilhomme avec un rire nerveux.

— Parfaitement : vous êtes déterminé, vous auriez résisté, vous venez de me le prouver ; eh bien ! que serait-il arrivé ? Je vous aurais tué, et tout aurait été dit ; le général Rosas, malgré le vif intérêt qu’il vous porte, ne tient pas absolument à vous avoir vivant en son pouvoir.

Ce raisonnement était brutal mais d’une irréfragable logique. Don Gusman courba la tête avec résignation ; il comprit qu’il était entre les mains de cet homme.

— Pourtant, vous êtes mon ennemi, dit-il.

— Qui sait, caballero ? au temps où nous vivons nul ne peut répondre de ses amis ou de ses ennemis.

— Mais enfin que me voulez-vous ? s’écria le gentilhomme en proie à une surexcitation nerveuse d’autant plus grande qu’il était contraint de dissimuler la colère qui bouillonnait au fond de son cœur.

— Je vais vous le dire, mais par grâce ne m’interrompez plus, car nous n’avons déjà que trop perdu d’un temps dont plus que moi vous devez connaître la valeur.

Don Gusman lui lança un regard investigateur ; le colonel continua sans paraître s’en apercevoir :

— À l’instant où, dans votre pensée, je suis venu si mal à propos vous déranger, vous donniez vos derniers ordres à Diego, votre domestique de confiance, pour tenir vos chevaux prêts.

— Ah ! fit don Gusman.

— Oui, cela est si vrai, que vous n’attendiez, pour partir immédiatement, que l’arrivée d’un certain gaucho qui doit vous guider dans la pampa.

— Vous savez aussi cela ?

— Je sais tout ; du reste, jugez-en : votre frère don Leoncio de Ribeyra, réfugié depuis plusieurs années au Chili avec toute sa famille, doit cette nuit même arriver à quelques lieues de Buenos-Ayres. Vous avez, il y a huit jours, reçu avis de son retour ; vous êtes dans l’intention de vous rendre à l’hacienda del Pico, où il doit vous attendre, afin de l’introduire incognito dans la ville, où vous lui avez préparé un abri sûr, à ce que vous supposez du moins. Est-ce bien cela ? ai-je oublié quelque particularité ?

Don Gusman, atterré par ce qu’il venait d’entendre, avait laissé tomber sa tête dans ses mains avec découragement.

Un gouffre horrible s’était tout à coup ouvert devant ses yeux ; si Rosas était maître de son secret, — et après la révélation prolixe du colonel le doute n’était pas permis, — sa mort et celle de son frère étaient jurées par le farouche dictateur ; conserver une lueur d’espoir eût été folie.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec angoisse, mon frère, mon pauvre frère ! Le colonel sembla jouir un instant de l’effet produit par ses paroles, puis il continua d’une voix douce et insinuante :

— Rassurez-vous, don Gusman, tout n’est pas perdu encore, les détails que je vous ai donnés si explicites sur un secret que vous croyiez si bien gardé, moi seul les connais ; l’ordre de vous arrêter n’est exécutoire que demain au lever du soleil ; la démarche que je fais en ce moment auprès de vous doit vous prouver que mon intention n’est pas d’abuser des avantages que lire donne le hasard.

— Mais que me voulez-vous donc ? Au nom du ciel, qui êtes-vous ?

— Qui je suis ? vous-même l’avez dit : votre ennemi ; ce que je veux ? vous sauver.

Don Gusman ne répondit pas, il était en proie à une violente émotion, son corps semblait agité par un mouvement nerveux.

Le colonel haussa les épaules avec impatience.

— Comprenez-moi bien, dit-il : le gaucho sur lequel vous comptez, vous l’attendrez vainement, car il est mort.

— Mort ! interrompit le gentilhomme avec étonnement.

— Cet homme, reprit don Bernado, était un traître ; à peine entré à Buenos Ayres, il chercha à qui vendre d’une façon lucrative le secret que votre frère lui avait confié ; le hasard voulut qu’il s’adressât à moi de préférence à tout autre, à cause de la haine que je parais porter à votre famille.

— Que vous paraissez ? répéta Ribeyra avec amertume.

— Oui, que je parais, fit le colonel en appuyant avec intention sur les mots ; bref, lorsque cet homme m’eut tout révélé, je le payai généreusement et je le laissai aller.

— Oh ! quelle imprudence ! ne put s’empêcher de murmurer don Gusman, intéressé au dernier point par ce récit.

— N’est-ce pas ? fit légèrement le colonel ; que voulez-vous ? dans le premier moment, je fus tellement bouleversé par ce que je venais d’entendre, que je ne songeai pas à m’assurer de cet homme. Je me préparais à me mettre à sa recherche, lorsque tout à coup un grand bruit s’éleva de la rue ; je n’informai, et je vous avoue que je fus on ne peut plus satisfait de ce que j’appris : il paraît que ce drôle, à peine dans la rue, s’était pris de querelle avec un autre picaro de son espèce, et que celui-ci lui avait, dans un moment d’impatience, donné de sa navaja à travere le torse, et cela si heureusement pour nous, qu’il l’avait tué raide. C’est miraculeux, n’est-ce pas ?

Le colonel avait débité cette étrange histoire avec ce laisser-aller et cette désinvolture gracieuse qui, depuis son arrivée, ne l’avaient pas un instant abandonné.

Don Gusman lui lança un coup d’œil investigateur que celui-ci supporta sans se troubler en aucune sorte ; enfin toute irrésolution parut cesser dans l’esprit du gentilhomme ; il redressa la tête, et, s’inclinant avec courtoisie devant don Bernardo :

— Pardon ! colonel, lui dit-il avec émotion, pardon, si je vous ai méconnu, mais jusqu’à ce jour tout semblait justifier ma conduite à votre égard ; mais, au nom du ciel, si vous êtes réellement mon ennemi, si vous avez une haine à assouvir, vengez-vous sur moi, sur moi seul, et épargnez mon frère, contre lequel vous ne devez nourrir aucun sentiment d’animosité.

Don Bernardo fronça le sourcil, mais, se remettant aussitôt :

— Caballero, répondit-il, ordonnez à votre domestique d’amener les chevaux ; moi-même je vous conduirai hors de la ville, que, sans mon escorte, il vous serait impossible de traverser, car tous vos pas sont épiés. Vous n’avez rien à redouter des hommes qui m’accompagnent, ils sont sûrs et dévoués, je les ai choisis exprès. Du reste, nous les laisserons à quelques pas d’ici.

Don Gusman eut un moment d’hésitation ; le colonel l’épiait d’un regard anxieux ; enfin, semblant prendre une résolution suprême, le gentilhomme se redressa et, regardant le colonel bien en face :

— Eh bien, non ! dit-il résolument ; quoi qu’il arrive, je ne suivrai pas votre conseil, colonel.

Celui-ci réprima un vif mouvement de mécontentement.

— Vous êtes fou ! s’écria-t-il, songez…

— Ma résolution est prise, interrompit sèchement don Gusman, je ne ferai point un pas hors de cette salle en votre compagnie avant de connaître la cause de votre étrange conduite ; malgré tous mes efforts pour le combattre, un secret pressentiment m’avertit que vous êtes toujours mon ennemi et que si en ce moment vous feignez de me servir, colonel, c’est plutôt dans l’intention d’accomplir quelque ténébreuse machination que dans le but de m’être réellement utile, à moi ou aux miens.

— Prenez garde, caballero ; en venant ici, mes intentions étaient bonnes : par votre fol entêtement ne m’obligez pas à rompre cet entretien que nous ne pourrions plus reprendre ; je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que, quelle que soit la raison qui me pousse à agir comme je le fais en ce moment, mon but est de vous sauver, vous et les vôtres : voilà la seule explication que je crois devoir vous donner.

— Cependant elle ne saurait me suffire, caballero.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ? reprit le colonel avec hauteur.

— Parce qu’il s’est passé entre vous et certaine personne de ma famille des choses qui me font redouter de votre part des intentions que j’ai le droit de soupçonner hostiles.

Le colonel tressaillit ; une pâleur livide envahit son visage.

— Ah ! dit-il d’une voix sourde, vous savez cela, señor don Gusman ?

— Je vous répondrai ce que vous-même m’avez répondu il n’y a qu’un instant : je sais tout.

Don Bernardo baissa la tête en fermant les poings avec une rage concentrée.

Il y eut un silence de quelques minutes.

En ce moment, un sereno passa dans la rue, s’arrêta auprès du mur de la maison, et, d’une voix criarde et avinée, il chanta l’heure en ces termes :

Ave, Maria purissima ! Las doce han dado y sereno !

Puis on entendit son pas lourd s’éloigner peu à peu et se perdre enfin dans le lointain.

Les deux hommes tressaillirent comme s’ils eussent été violemment réveillés de leurs préoccupations.

— Minuit ! déjà ! murmura Ribeyra d’un ton de regret mêlé d’inquiétude.

— Finissons-en ! s’écria résolument don Bernardo ; puisque rien ne peut vous convaincre de la pureté de mes intentions ; que vous exigez que je vous dévoile des secrets douloureux qui ne regardent que moi…

— Et une autre personne ! reprit don Gusman avec intention.

— Soit ! reprit le colonel avec impatience : « et une autre personne ! » Eh bien ! soyez satisfait : c’est précisément parce que je sais rencontrer cette

personne à l’hacienda del Pico que je veux vous y accompagner ! Il faut absolument que j’aie un entretien sérieux avec cette personne ! Me comprenez-vous maintenant ?

— Oui, je vous comprends parfaitement.

— Alors, j’en suis convaincu, vous n’avez plus d’objections à me faire.

— Vous vous trompez, caballero, répondit nettement le gentilhomme.

— Oh ! pour cette fois, je vous jure que vous n’en saurez pas davantage.

— Alors, je partirai seul, voilà tout.

— Prenez garde, s’écria le colonel avec agitation, ma patience est épuisée !

— Et la mienne donc, señor colonel ! Du reste, je vous le répète, je me soucie fort peu de vos menaces : agissez à votre guise, caballero. Dieu, j’en suis convaincu, me viendra en aide.

À cette parole un sourire de dédain plissa les lèvres pâles du jeune homme ; il se leva, et, s’approchant de son interlocuteur immobile au milieu de la chambre :

— Est-ce votre dernier mot, señor ? lui dit-il.

— Le dernier, répondit laconiquement le gentilhomme.

— Que votre sang retombe sur votre tête ! c’est vous qui l’aurez voulu ! s’écria le colonel en lui lançant un regard de rage.

Et sans prendre autrement congé de son ennemi toujours impassible et froid en apparence, il se détourna pour sortir, en proie à la plus violente agitation.

Par un geste rapide comme la pensée, don Gusman, profitant de ce mouvement, se débarrassa de son poncho, le lança sur la tête du colonel, qu’il enveloppa dans les plis du lourd vêtement, si bien que celui-ci se trouva garrotté et bâillonné avant non seulement d’avoir songé à se défendre, mais même d’avoir compris ce qui lui arrivait.

— À trompeur, trompeur et demi, don Bernardo ! lui dit alors Ribeyra d’un ton de sarcasme ; puisque vous tenez tant m’accompagner, vous viendrez, mais pas de la façon dont vous le supposiez probablement.

Pour toute réponse, le colonel lit un effort prodigieux, mais inutile, pour rompre les liens qui l’attachaient.

— Maintenant, aux autres ! s’écria le gentilhomme en jetant un regard de triomphe sur son ennemi, qui se tordait sur le sol dans le paroxysme d’une rage impuissante.

Cinq minutes plus tard, les quelques soldats demeurés dans le saguan étaient désarmés par les domestiques, garrottes avec les cordes qu’ils avaient eux-mêmes apportées, sans doute dans une tout autre intention, et portés sur les marches de la cathédrale, peu distante de la maison ; là on les abandonna à leur sort.

Quant au colonel, le vieux soldat qui venait de montrer une si grande présence d’esprit ne se souciait pas, ainsi qu’il le lui avait dit lui-même, de le laisser derrière lui ; il avait au contraire de fortes raisons pour l’avoir auprès de lui pendant la hasardeuse expédition qu’il allait tenter : aussi, dès qu’il fut à cheval, il jeta son prisonnier en travers sur le devant de sa selle, puis il sortit de la maison accompagné de serviteurs dévoués, bien montés et armés jusqu’aux dents.

— Au galop ! s’écria-t-il dès que la porte fut refermée ; qui sait si ce traître ne nous avait pas vendus d’avance ?

La petite troupe s’élança au galop et traversa la ville déserte à cette heure de nuit avec la rapidité d’un tourbillon.

Mais, lorsque les cavaliers arrivèrent au commencement des faubourgs, la troupe ralentit peu à peu le pas, et sur un signe de don Gusman elle ne tarda pas à s’arrêter tout à fait.

Le gentilhomme n’avait pas songé à une chose forte importante cependant : c’est que Buenos-Ayres, à, l’époque où pesait sur elle le gouvernement de Rosas, était considérée comme ville de guerre, et que par conséquent, passé une certaine heure, il était impossible d’en sortir, à moins que d’avoir un mot de passe changé chaque soir et donné par le dictateur lui-même. Le cas était embarrassant. Don Gusman laissa errer un regard incertain sur le prisonnier placé devant lui ; un instant la pensée lui vint de lui enlever son bâillon et de lui demander le mot d’ordre, que probablement il devait connaître. Mais le gentilhomme, après quelques secondes de réflexion, renonça à l’idée de se fier à un homme auquel il venait de faire une mortelle injure, et qui, certes, profiterait de la première occasion qui lui serait offerte pour se venger : il résolut donc de payer d’audace et d’agir selon les événements.

En conséquence, après avoir recommandé à ses compagnons de préparer leurs armes de façon à pouvoir s’en servir au premier signal, il donna l’ordre de pousser en avant.

À peine avaient-ils fait six cents pas, qu’ils entendirent le bruit d’un fusil qu’on arme, et un qui vive ! vigoureusement accentué arriva jusqu’à eux. Heureusement la nuit était si noire, qu’à une distance de dix pas il était impossible de rien distinguer.

Le moment était venu de payer d’audace ; don Gusman éleva la voix et répondit d’un accent ferme et bref :

— Colonel Pedrosa !… ronde majorca !

— Où allez-vous ? reprit la sentinelle,

— À Palermo, dit encore Ribeyra, aux ordres du benemerito général Rosas.

— Passez !

La petite troupe s’engouffra comme une avalanche sous les portes de la ville et disparut bientôt dans les ténèbres.

Grâce à son audace, don Gusman venait d’échapper à un immense danger.

Les seneros chantaient la demie après minuit au moment où les cavaliers laissaient derrière eux les dernières maisons de Buenos-Ayres.


XVI

UN RELAIS DE POSTE DANS LES PAMPAS


Les pampas sont les steppes de l’Amérique du Sud, avec cette différence pourtant que ces immenses plaines qui s’étendent depuis Buenos-Ayres jusqu’à San-Luis-de-Mendoza, au pied des Cordillères, sont couvertes d’épais rideaux de verdure qui ondulent au moindre souffle du vent, et coupées de distance en distance par de nombreux et puissants cours d’eau qui les sillonnent dans tous les sens.

L’aspect des pampas est d’une monotonie et d’une tristesse désespérantes : pas de bois, pas de montagnes, aucun terrain qui rompe la régularité fatigante du paysage et forme une oasis de sable ou de granit au milieu de cet océan de verdure.

Deux seules routes traversent la pampa et relient l’océan Atlantique au Pacifique.

La première mène au Chili en passant par Mendoza ; la seconde conduit au Pérou par Tucuman et Salta.

Ces vastes solitudes sont parcourues par deux races d’hommes continuellement en guerre l’une contre l’autre : les Indiens bravos ou Pampas, et les gauchos.

Les gauchos forment une caste particulière aux provinces argentines et qu’on chercherait vainement ailleurs.

Chargés de surveiller les troupeaux de bœufs et de chevaux sauvages qui paissent au hasard dans toute l’étendue des plaines, ces hommes, d’origine blanche pour la plupart, mais depuis longtemps croisés avec les aborigènes, sont devenus, avec le temps, presque aussi barbares que les Indiens eux-mêmes, dont ils ont pris l’astuce et la cruauté. Ils vivent à cheval, couchent sur le sol nu, se nourrissent de la chair de leurs bestiaux lorsque la chasse leur fait faute, et s’approchent rarement des haciendas ou des villes, si ce n’est pour y échanger des cuirs, des plumes de ñandus et des fourrures, contre des alcools, des éperons d’argent, de la poudre, des couteaux et les étoffes de couleurs voyantes dont ils aiment à se parer.

Vrais centaures du Nouveau-Monde, aussi rapides que les cavaliers tartares des steppes sibériens, ils se transportent avec une vélocité prodigieuse d’une extrémité à l’autre de la Bande Orientale, ne reconnaissant d’autre loi que leur caprice, d’autre maître que leur volonté, car pour la plupart ils ne connaissent pas les fermiers qui les emploient et qu’ils ne voient qu’à de forts longs intervalles.

Les gauchos sont presque aussi redoutés que les Indiens des voyageurs, qui ne se hasardent qu’en nombre considérable dans la pampa, afin de se prêter un secours mutuel contre les agressions auxquelles ils sont exposés de la part des Indiens, des gauchos et des bêtes fauves.


— Cachez-vous ! s’écria vivement Luco, prenez garde d’être reconnus…

Ces caravanes sont ordinairement composées de quinze et même de vingt chariots ou gateras attelés de six et huit bœufs placés en flèche, que leurs conducteurs, couchés sur la couverture de cuir de la galera, piquent avec de longs aiguillons suspendus en équilibre au-dessus de leur tête, et qui atteignent facilement jusqu’aux premiers animaux de l’attelage.

Un capataz ou majordome, homme résolu et connaissant à fond la pampa, commande la caravane, ayant sous ses ordres une trentaine de peones bien armés qui, comme lui, sont à cheval, galopent autour du convoi, surveillent le troupeau de rechange, éclairent la route, en cas d’attaque défendent les voyageurs de tout âge qu’ils conduisent avec eux.

Rien de pittoresque et de triste à la fois comme l’aspect que présentent ces caravanes qui se déroulent dans la pampa comme de longs serpents, s’avançant d’un pas lent et mesuré à travers des chemins remplis de fondrières, où les immenses galeras tournent en gémissant sur leurs roues criardes et massives, se balançant avec un roulis et des cahots indescriptibles dans les ornières, dont les bœufs les sortent à grand’peine, en mugissant et en baissant jusque sur le sol leurs naseaux fumants.

Souvent ces lourdes caravanes sont dépassées par des arrieros dont, la recua trotte gaillardement au tintement argentin de la clochette suspendue au cou de la Jegua madrina et aux cris de :

Arrea mulas ! incessamment répétés sur tous les tons de la gamme par l’arriero chef et ses peones, qui galopent autour des mules pour les empêcher de s’écarter ni à droite ni à gauche.

Le soir venu, les muletiers et bouviers trouvent un abri précaire dans les relais de poste, espèces de lambos ou caravansérails bâtis de distance en distance dans la pampa.

Les galeras sont dételées, rangées sur une seule ligne ; les ballots des les mules sont empilés en cercle, puis, si le corral est plein, qu’il y ait beaucoup de voyageurs au relais, bêtes et gens campent ensemble et passent la nuit à la belle étoile, ce qui, dans un pays où le froid est à peu près inconnu, n’a rien de fort désagréable.

Alors commencent, à la lueur fantastique des feux de bivouac, les longs récits de la pampa, entremêlés de joyeux éclats de rire, de refrains, de danses et de propos d’amour échangés à voix basse.

Cependant il est rare que la nuit s’achève sans qu’il s’élève quelque querelle entre les bouviers et les muletiers, naturellement jaloux et ennemis les uns des autres, et sans que le sang coule à la suite d’une ou plusieurs navajadas, car le couteau joue toujours un rôle parfois trop actif dans les disputes de ces hommes dont nul frein ne modère les ardentes passions.

Or, le soir du jour où commence notre histoire, le dernier relais sur la route del Portillo, en sortant de la pampa du côté de Buenos-Ayres, était encombré de voyageurs.

Deux considérables recuas de mulas qui, un mois auparavant, avaient franchi l’alto de Cumbre et campé au rio de la Cueva, près du pont de l’Inca, une des plus singulières curiosités naturelles de ces contrées, avaient allumé leurs feux devant le relais, auprès de trois ou quatre convois de galeras, dont les bœufs étaient paisiblement couchés, dans l’intérieur de l’enceinte formée par les chariots.

Ce relais était une maison assez vaste, bâtie en adobas, dont l’entrée était garnie d’un portillo, espèce de péristyle composé de quatre arbres plantés en terre en guise de colonnes et supportant une vérandah assez large pour offrir pendant le jour un refuge contre les rayons incandescents du soleil.

Dans l’intérieur du toldo, ainsi que se nomment ces misérables masures, on entendait les chants et les rires des bouviers et des muletiers se mêlant aux accords d’une vibuela raclée désespérément avec le dos de la main et aux accents aigres et criards du maître de poste, dont la voix glapissante cherchait, mais vainement, à dominer le vacarme et à organiser le désordre en le rendant moins bruyant.

En ce moment, le galop rapide de plusieurs chevaux se fit entendre, et deux troupes de cavaliers, débouchant de deux points diamétralement opposés, s’arrêtèrent comme d’un commun accord devant le portillon de la maison, après avoir traversé avec une habileté extrême les divers campements établis devant le relais dont ils obstruaient les avenues.

De ces deux troupes, la première, composée de six cavaliers seulement, venait, du côté de Mendoza ; la seconde arrivait au contraire de l’intérieur de la pampa ; celle-là comprenait une trentaine d’individus au moins.

L’apparition imprévue de ces deux troupes fit comme par enchantement cesser le tapage que jusqu’à ce moment le ranchero ou maître de la maison n’avait pu parvenir à apaiser, et un silence de mort plana presque instantanément sur cette réunion, si joyeuse et si insouciante quelques secondes auparavant.

Les bouviers et les arrieros se glissèrent comme des ombres hors de la maison et regagnèrent leurs campements respectifs d’un pas furtif en échangeant entre eux des regards inquiets, si bien que la grande salle, se trouva vide en un clin d’œil, et que le ranchero put s’avancer facilement au-devant des hôtes inattendus qui lui arrivaient.

Mais à peine atteignit-il le seuil de sa porte et eut-il jeté un regard au dehors, qu’une pâleur mortelle envahit son visage, un tremblement convulsif agita son corps, et ce fut d’une voix presque inintelligible qu’il parvint à balbutier la phrase de bienvenue sacramentelle dans l’Amérique du Sud :

Ave, Maria purissima, dit-il.

Sin pecado concebida, répondit d’une voix rude un cavalier de haute taille, aux traits durs et aux regards farouches, qui semblait être le chef de la troupe la plus nombreuse.

Nous ferons observer que la seconde troupe paraissait partager jusqu’à un certain point la terreur qu’éprouvaient les habitants du relais, et qu’ayant aperçu la première troupe avant que celle-ci se doutât de sa présence, les six cavaliers avaient prudemment ralenti le pas de leurs chevaux et s’étaient autant que possible rejetés dans l’ombre, peu désireux, selon toute probabilité, d’être découverts à l’improviste par les dangereux compagnons de voyage que le hasard ou la mauvaise fortune leur imposait si malencontreusement.

Mais quels étaient ces hommes, dont l’aspect seul suffisait pour inspirer une épouvante générale, et faire trembler comme des enfants ou des femmes timides, ces hardis explorateurs du désert, dont la vie est une lutte continuelle contre les Indiens et les bêtes fauves, et qui avaient si souvent vu la mort sans pâlir, qu’ils en étaient presque arrivés à nier qu’elle pût jamais les atteindre ?

Nous allons le dire en deux mots.

À l’époque où se passe cette histoire, l’odieuse et sanguinaire tyrannie de cet être hybride, de ce Néron qui n’avait de l’humanité que l’apparence, de ce gaucho ignorant et bestial, de ce tigre à face humaine, enfin, nommé don Juan Manuel de Rosas, qui si longtemps pesa sur les provinces argentines, était encore toute-puissante ; et ces hommes étaient des federales, des sicaires de cet égorgeur de sang-froid dont le nom est voué désormais à l’exécration publique ; en un mot, c’étaient des affiliés de cette hideuse société Restauradora plus connue sous le nom de Mas-Horca[10], qui pendant plusieurs années remplit Buenos-Ayres de deuil.

Contraint par l’indignation générale, le dictateur feignit plus tard de dissoudre cette société, mais il n’en fit rien, et jusqu’à l’heure de la chute de ce tyran immonde elle exista de fait et continua sur un signe de son maître à promener d’une extrémité à l’autre de la Confédération le meurtre, le viol et l’incendie.

On comprend maintenant quelle terreur dut inspirer aux insouciants et paisibles voyageurs réunis dans le toldo, l’apparition au milieux d’eux des sinistres uniformes de ces bourreaux salariés auxquels toute pitié était inconnue.

Poussés par un de ces pressentiments instinctifs qui ne trompent jamais, ils comprirent qu’ils étaient menacés d’un malheur : ils s’éloignèrent la tête busse, et, cachés derrière leurs ballots, ils commencèrent à trembler dans l’ombre sans songer un instant à tenter une résistance inutile.

Cependant les colorados, ou federales, avaient mis pied à terre, et étaient entrés dans la maison en marchant sur la pointe du pied, à cause des énormes molettes de leurs éperons, et en laissant traîner leurs sabres dont les lourds fourreaux de fer rendaient au contact des dalles un bruit de mauvais augure à chacun de leurs mouvements.

— Holà ! cria le chef d’une voix rauque : rayo de Dios ! que signifie ceci, caballeros ? Notre arrivée aurait-elle par hasard chassé la joie de cette demeure ?

Le ranchero se confondait en salutations et tournait son chapeau déformé entre ses doigts sans trouver une parole, tant la frayeur collait sa langue à son palais ; au fond du cœur, le digne homme, qui connaissait les manières expéditives de ces hôtes malencontreux, avait grand’peur d’être pendu, ce qui ne l’aidait nullement à retrouver le sang-froid et la présence d’esprit nécessaires pour la circonstance.

La grande salle n’était éclairée que par un candil fumeux ne répandant qu’une lueur terne et douteuse ; le colorado arrivant du dehors et les yeux encore voilés par les épaisses ténèbres de la pampa n’avait pu dans le premier moment rien distinguer, mais dès qu’il se fut habitué à la demi obscurité qui régnait autour de lui et qu’il s’aperçut que, à part le ranchero, la salle était complètement vide, ses sourcils se froncèrent et, frappant du pied avec colère :

— Valga me Dios ! s’écria-t-il en lançant un regard furibond au pauvre diable transi de peur devant lui, serais-je sans m’en douter tombé dans un nid de serpents ? cette ignoble cabane servirait-elle de repaire à des salvajes unitarios ? Réponds, misérable ! si tu ne veux pas que ta langue menteuse soit arrachée et jetée aux chiens !

Le chef de poste devint vert d’épouvante en entendant cette menace, qu’il savait ces hommes capables d’exécuter, et surtout au nom de salvajes unitarios, épithète qui servait à désigner les ennemis de Rosas, et qui toujours était le prélude d’un massacre.

— Señor général,… s’écria-t-il en faisant un effort héroïque pour prononcer quelques mots.

— Je ne suis pas général, imbécile ! interrompit le colorado d’une voix radoucie, intérieurement flatté dans son orgueil par ce titre sonore, si libéralement octroyé par le ranchero. Je ne suis pas général, bien que j’espère le devenir un jour, je ne suis encore que teniente, — lieutenant, — ce qui est déjà un fort beau grade : ainsi ne m’appelle pas autrement quant à présent ; maintenant continue.

— Señor teniente, reprit le ranchero un peu rassuré, il n’y a ici que de bons amis du benemerito général Rosas, nous sommes tous federales.

— Hum ! reprit le terrible lieutenant d’un air peu convaincu, j’en doute : vous êtes bien près de Montevideo, vous autres, pour être réellement Rosistas.

Nous constaterons ici que, dans toutes les provinces argentines, une seule ville eut le généreux courage de protester contre la sauvage tyrannie du féroce dictateur. Cette ville, que son dévouement à la noble cause de la liberté a rendue à jamais célèbre dans le nouveau comme dans l’ancien monde, est Montevideo. Résolue à périr, s’il le fallait, pour la cause sainte qu’elle avait embrassée, elle soutint héroïquement un siège de neuf années contre les troupes de Rosas, dont les efforts impuissants vinrent constamment se briser au pied de ses murailles.

— Señor teniente, reprit obséquieusement le ranchero, les gens qu’on rencontre ici sont tous des arrieros ou des carreteros qui ne font que passer et ne s’occupent nullement de politique.

Cette insinuation, toute adroite que la supposât le maître de poste, n’obtint cependant aucun succès auprès de l’officier colorado.

— Vive Dios ! dit-il d’un air rogue, nous verrons bien, et malheur au traître que je découvrirai ! Luco, continua-t-il en s’adressant à son cabo ou caporal, allez un peu avec quelques hommes réveiller ces bêtes brutes, et amenez-les ici tout de suite ; si quelques-uns dorment trop profondément, ne craignez pas de les piquer avec la pointe de vos sabres, cela les émoustillera et les excitera à obéir plus vite.

Le cabo sourit sournoisement et sortit aussitôt pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

Le lieutenant, après avoir adressé au ranchero quelques autres questions de moindre importance, se décida enfin à prendre place sur l’estrade qui régnait tout autour de la salle, et afin d’attendre patiemment le retour de son émissaire, il commença à faire honneur aux liqueurs et autres rafraîchissements que le maître de la maison s’était empressé de lui servir, tout en maugréant tout bas de l’obligation dans laquelle il se trouvait d’abreuver gratis tant de monde, car il savait fort bien que, si copieuse que fût la consommation des colorados, il ne verrait pas la couleur de leur argent, heureux encore s’il en était quitte à si bon marché.

Les soldats, excepté cinq ou six demeurés dehors afin de garder les chevaux, s’étaient rangés aux côtés de leur chef et avaient suivi son exemple en buvant comme des outres.

La tâche du caporal fut beaucoup plus facile que celui-ci ne s’y attendait sans doute, car les pauvres diables de muletiers et de charretiers avaient entendu l’ordre péremptoire du chef ; comprenant que toute résistance non seulement serait inutile, mais encore ne produirait d’autre effet que d’empirer leur position, ils se résignèrent à obéir à l’injonction arbitraire de l’officier et rentrèrent avec empressement dans la salle en cachant tant bien que mal, sous des sourires contraints, la frayeur qu’ils éprouvaient.

— Oh ! oh ! s’écria le lieutenant d’un air narquois, je savais bien qu’il y avait quelques malentendus, n’est-ce pas, braves gens ?

Les paysans se confondaient en excuses et en protestations que l’officier écouta de l’air le plus indifférent du monde, tout en vidant à petits coups un énorme gobelet plein jusqu’au bord de refino de Catalogne, l’eau-de-vie la plus forte qui soit.

— Ça ! compañeros, interrompit-il tout à coup en faisant résonner le fourreau de fer de son sabre sur l’estrade, faisons un peu connaissance, et d’abord pour qui êtes-vous, au nom du diable ?

Les voyageurs, terrifiés par cette menaçante démonstration, répondirent à la question qui leur était adressée en se hâtant de crier à tue-tête et tous à la fois, avec un enthousiasme d’autant plus expansif qu’il était moins réel :

— Viva el benemerito général Rosas ! Viva el libertador ! vivan los federales ! mueran los salvajes unitarios, á deguello ! á deguello con ellos[11] !

Ces cris bien connus des fédéraux, auxquels ils servaient de ralliement dans leurs sanglantes expéditions, dissipèrent les doutes de l’officier. Il daigna sourire, mais à la façon des tigres, en montrant ses dents blanches et aiguës prêtes à mordre.

— Bravo ! bravo ! s’écria-t-il ; à la bonne heure, au moins, voilà de vrais rosistas ! Allons, ranchero, mon ami, un trago de aguardiente à ces dignes gens ; je veux les régaler !

Le ranchero se serait fort bien passé de cette soi-disant générosité de l’officier dont il savait que, seul, il paierait les frais : cependant il s’exécuta en cachant, sous l’air le plus gracieux qu’il put prendre, le dépit qu’il éprouvait.

Les cris et les protestations de fédéralisme recommencèrent avec une nouvelle ardeur ; l’eau-de-vie circula et la joie parut à son comble.

Le lieutenant s’empara alors d’une guitare abandonnée auprès de lui.

— Allons ! muchachos ! dit-il, une zambacueca ! voto a brios ! En place pour la danse !

Il n’y avait pas à reculer ; quelle que fût d’ailleurs l’appréhension intérieure de la plupart des assistants, l’invitation gracieuse du colorado était si nettement formulée, qu’il leur fallait faire, comme on dit vulgairement, contre fortune bon cœur, et jouer tant bien que mal leur rôle jusqu’au bout.

Ils se résignèrent, c’était le plus sûr ; ils étaient sous la griffe du tigre, d’un instant à l’autre il pouvait les déchirer, si la fantaisie lui en prenait.

Le milieu de la salle fut dégagé, puis danseurs et danseuses se placèrent l’œil fixé sur l’officier, afin de s’élancer au premier signal.

Le signal ne se fit pas attendre ; dès qu’il vit que ses victimes étaient prêtes, le lieutenant avala une énorme rasade de refino, puis, saisissant la guitare, il se mit à la racler avec le dos de la main et entonna ou plutôt détonna d’une voix vibrante la joyeuse zambacueca bien connue dans les provinces argentines et qui commence par ces charmants vers :


Para que vas y vienes,
Vienes y vas,
Si otros con andar menos.
Consiguen mas ?[12]


On a dit avec raison que les Espagnols sont fous de la danse, mais en cela comme en beaucoup d’autres choses les Américains les ont laissés bien loin derrière eux ; ils ont en outre cette passion à un tel point que chez eux elle atteint presque les limites de la folie. La scène que nous décrivons peut prouver la vérité de notre assertion.

Ces hommes, qui n’avaient consenti à danser que, pour ainsi dire, le couteau sur la gorge et sous l’influence d’une poignante terreur, ces hommes n’eurent pas, pendant quelques minutes, entendu résonner à leurs oreilles les accords criards de la guitare et entendu les paroles qui marquaient la mesure, qu’ils oublièrent immédiatement tout ce que leur position avait d’affreusement précaire pour ne plus songer qu’à se livrer, avec une sorte de frénésie sauvage, à leur passe-temps favori.

Ceux qui, pendant les premiers moments, s’étaient prudemment tenus à l’écart, à cause de l’inquiétude qui les obsédait, fascinés bientôt par les sauts des danseurs, se laissèrent aller au torrent, et ils bondirent comme les autres en hurlant et en trépignant aussi fort qu’eux.

Aussi, au bout de quelques minutes, toute contrainte avait disparu, le bruit était redevenu aussi assourdissant et le vacarme aussi grand qu’il était à l’arrivée des federales.

Cependant le caporal avait consciencieusement exécuté l’ordre qu’il avait reçu de son supérieur, mais, ainsi que nous l’avons fait observer plus haut, les bouviers et muletiers provisoirement arrêtés devant le rancho lui avaient rendu sa tâche facile en rentrant dans la salle de leur propre mouvement ; pourtant le digne sous-officier, jaloux probablement de bien accomplir son devoir, avait, accompagné d’une demi-douzaine de soldats, parcouru les divers campements, passant la lame de son sabre entre les ballots, regardant dans l’intérieur des galeras, enfin furetant partout avec l’habitude et la finesse d’un vieux limier impossible à mettre en défaut.

Convaincu pourtant, après les plus minutieuses recherches, que tous ceux qu’il pourchassait ainsi étaient rentrés dans la maison, il se prépara à faire comme eux ; mais, le bruit qu’il entendait dans l’intérieur lui prouvant que tout allait bien, du moins pour le moment, il changea d’avis en congédiant, sous le premier prétexte venu, les soldats qui étaient demeurés auprès de lui et qui ne demandaient pas mieux que de prendre leur part de la fête : il resta au dehors.

Dès qu’il fut seul, le caporal changea subitement d’allure ; après s’être assuré que nul œil indiscret ne surveillait ses mouvements, il tordit une cigarette entre ses doigts, l’alluma, et en se promenant de long en large de l’air indifférent d’un flâneur qui respire le frais, il s’éloigna insensiblement du portillo auprès duquel il était demeuré jusque-là.

Après dix minutes environ de ce manège, qui ne ressemblait pas mal à la manœuvre d’un navire que le vent contraire oblige à louvoyer pour s’éloigner d’un port, il se trouva avoir dépassé les campements des charretiers et être assez éloigné de la maison pour que, grâce à l’obscurité qui couvrait la terre, il ne fût pas possible de l’apercevoir même à une légère distance. Alors il s’arrêta, jeta un regard perçant et investigateur autour de lui et lança en l’air sa cigarette allumée.

Le léger pajillo décrivit une parabole brillante dans l’espace, puis retomba sur le sol, où le caporal l’éteignit en posant le pied dessus.

Au même moment une ligne de feu sillonna l’obscurité à une faible distance du soldat.

— Bon ! grommela à part lui celui-ci, voilà où il s’agit d’être prudent.

Il inspecta une seconde fois les environs, puis, rassuré par l’épaisseur des ténèbres qui régnaient autour de lui, il exécuta résolument une pointe dans l’obscurité, en fredonnant à demi-voix ces trois vers d’une chanson bien connue dans les pampas :


O Libertad preciosa,
No comparada al oro
Ni al bien mayor de la espaciosa tierra.[13]


Au même instant, une voix faible comme un souffle continua par les deux vers suivants :


Mas rica y mas gozosa
Que el mas precioso tesoro.[14]


Un cercle s’était formé autour des deux femmes.

À cette réponse sans doute attendue, le caporal s’arrêta net. Il posa le bout de son sabre sur le sol, s’appuya sur la poignée et dit d’une voix assez haute, bien qu’il parût se parler à lui-même :

— Je voudrais bien savoir pourquoi les ñandus[15] se sont si soudainement retirés dans l’intérieur de la pampa.

— Parce que, reprit la voix qui avait continué la chanson, ils ont senti l’odeur des cadavres.

— Cela peut-être vrai, fit le caporal sans paraître autrement étonné de cette réponse qui lui arrivait si singulièrement : mais alors les condors devraient descendre de la Cordillère.

— Déjà, depuis vingt et un jours, ils ont franchi l’alto de Cumbre.

— Le soleil était rouge à son coucher hier.

— Ses rayons reflétaient sans doute la lueur des incendies allumés par la Mas-Horca, dit encore la voix.

Le caporal n’hésita plus.

— Approchez, don Leoncio, murmura-t-il, vous et vos compagnons.

— Nous voilà, Luco.

Le soldat fut instantanément enveloppé par six personnes armées jusqu’aux dents.

Il est inutile de dire que ces personnages étaient les cavaliers qui, une heure auparavant, s’étaient rencontrés au relais avec les colorados et que la prudence avait jusqu’à ce moment engagés à demeurer à l’écart.

Dans le rancho, la danse et les cris continuaient toujours. La joie prenait peu à peu les proportions d’une gigantesque orgie.

Les étrangers étaient donc certains de ne pas être troublés. D’ailleurs, bien que la lune fut levée et répandit une clarté assez grande, le groupe, abrité par les galeras qui le cachaient, ne craignait pas d’être découvert, tandis qu’au contraire, grâce à la position qu’il occupait, personne ne pouvait sortir de la maison sans être immédiatement aperçu par les causeurs.

Nous profiterons de la lumière déversée à profusion par les rayons argentés de la lune pour décrire en quelques mots ces nouveaux personnages, dont le portrait est d’autant plus facile à faire que, par précaution, ils avaient mis pied à terre et tenaient leurs chevaux en bride.

Nous avons dit qu’ils étaient six ; les trois premiers étaient évidemment des peones, mais leurs lourds éperons d’argent, leur tirador ou ceinture de velours brodé, les armes délicatement ciselées que laissaient entrevoir leurs riches ponchos de fine laine de la vigogne de Bolivie, et surtout la familiarité respectueuse avec laquelle ils se tenaient auprès de leurs maîtres, montraient assez le degré de considération à laquelle ils avaient droit.

Ces peones étaient en effet non seulement des serviteurs, mais aussi des amis, humbles, il est vrai, mais dévoués et longtemps éprouvés au milieu des scènes de dangers terribles.

Des maîtres, deux étaient des hommes de trente-cinq à trente-huit ans, dans la plénitude de l’âge et de la force.

Leur costume, en tout semblable quant à la coupe à celui de leurs serviteurs, n’en différait que par la richesse et la plus grande finesse des tissus.

Le premier, d’une taille haute et bien prise, aux manières élégantes et aux gestes gracieux, avait un visage dont les lignes fières et arrêtées et les traits hardis empreints d’une expression de franchise et de bonté inspiraient au premier coup d’œil le respect et la sympathie.

Celui-là se nommait don Leoncio de Ribeyra, Son compagnon, de la même taille à peu près et doué comme lui de manières d’une suprême élégance, formait cependant avec don Leoncio le plus complet contraste.

Ses yeux bleus au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses boucles de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges touffes de dessous son chapeau de panama et ruisselaient en désordre sur ses épaules, la blancheur mate de sa peau qui tranchait avec le teint légèrement olivâtre et bronzé de don Leoncio, donnaient à supposer qu’il n’avait pas vu le jour sous le chaud climat de l’Amérique espagnole ; cependant ce cavalier, plus encore que son compagnon, pouvait orgueilleusement revendiquer la qualité de véritable hijo del pays[16] puisqu’il descendait en ligne directe du brave et malheureux Tupac-Amaru, le dernier Inca, si lâchement assassiné par les Espagnols.

Il se nommait Manco-Amaru, Diego de Solis y Villas Reales. Nous demandons pardon au lecteur de cette kyrielle de noms.

Don Diego de Solis cachait sous une enveloppe légèrement efféminée un courage de lion que rien ne pouvait émouvoir ni seulement étonner ; la peau fine et presque diaphane de ses mains blanches aux ongles rosés cachait des nerfs d’acier.

Quant au troisième cavalier qui se tenait modestement derrière les autres, il s’enveloppait avec tant de soin dans les plis de son poncho, les ailes de son chapeau étaient si bien rabattues sur son visage, qu’il était impossible de rien distinguer de lui autre que deux grands yeux noirs qui parfois semblaient lancer des jets de flamme ; l’exiguïté de sa taille, la délicatesse de ses formes et la molle désinvolture de ses gestes et de ses mouvements ondulés et serpentins, faisaient supposer que ce n’était encore qu’un enfant, à moins que ce costume masculin ne recouvrît une femme, ce qui était plus probable.

Cependant, dès que le caporal s’était trouvé en présence des personnes que nous venons de décrire, une métamorphose s’était opérée dans toute sa personne, ses manières brusques et farouches avaient fait place à d’autres remplies de cette obséquiosité câline qui dénote un véritable dévouement. Son visage avait perdu son expression railleuse et sournoise pour prendre une physionomie douce et joyeuse.

Don Leoncio ne parvint qu’avec peine à modérer les élans de folle joie auxquels le soldat se livrait avec la naïve franchise d’un homme qui jouit enfin d’un bonheur longtemps attendu vainement.

— Voyons, Luco, lui répétait-il, calme-toi, mon ami : c’est moi, c’est bien moi ; là, sois prudent, muchacho, le moment n’est pas propice aux épanchements.

— C’est vrai ! c’est vrai ! mi amo — mon maître, — mais je suis si heureux de vous revoir enfin après tant de temps et il essuya des larmes brûlantes qui coulaient sur ses joues bronzées.

Don Leoncio se sentit ému de la tendresse de ce vieux serviteur.

— Merci, Luco, lui dit-il en lui tendant la main, tu es une bonne et dévouée créature.

— Et pourtant, malgré le bonheur que j’éprouve à vous voir, j’aurais préféré que vous ne fussiez pas arrivé si à l’improviste ; mi amo, les temps sont mauvais, le tyran est plus puissant que jamais à Buenos-Ayres.

— Je le sais ; malheureusement je n’ai pu remettre mon voyage, malgré les périls auxquels je savais que je serais exposé.

— Valga me Dios, Seigneurie, c’est une terrible vie que celle que nous menons.

— Enfin, que veux-tu ? muchacho, il nous faut prendre notre parti de ce que nous ne pouvons empêcher.

— As-tu exécuté tous mes ordres ?

— Tous, oui, mi amo ; votre frère est prévenu ; malheureusement je n’ai pu aller moi-même l’avertir ; j’ai été forcé de lui expédier un gaucho que je ne connais que fort peu ; mais soyez tranquille, Seigneurie, votre frère ne manquera pas au rendez-vous ; il sera ici dans quelques heures.

— Bien ; mais tu es arrivé en bien nombreuse compagnie, il me semble.

— Hélas ! je n’ai pu faire autrement : je suis surveillé de près, vous le savez, mi amo ; il m’a fallu employer les moyens les plus extraordinaires pour décider le lieutenant à pousser une pointe jusqu’ici.

— Il s’en est peu fallu que nous nous soyons rencontrés nez à nez avec lui.

— Oui, et j’ai bien eu peur en ce moment, car je vous avais reconnu déjà, Seigneurie. Dieu sait ce qui serait arrivé d’une telle rencontre !

— En effet : ce lieutenant est-il un bon ?

Luco secoua tristement la tête.

— Lui, mi amo, prenez garde, c’est un des plus féroces Mas horqueros de ce chien malvado de Rosas.

— Diable ! fit don Leoncio d’un air soucieux ; je crains bien, mon pauvre Luco, que ta trop grande confiance ne nous ai fait tomber dans un guêpier d’où nous aurons bien de la peine à sortir sains et saufs.

— La position est difficile, je ne vous le cache pas ; il faut user d’une extrême prudence, et ne pas vous laisser dépister ; le principal est de gagner du temps.

— Oui, fit don Leoncio tout songeur.

— Combien êtes-vous ? demanda don Diego en se mêlant à la conversation.

— Trente-cinq en comptant le lieutenant, Seigneurie, mais, je vous l’ai dit, c’est un démon incarné, il en vaut quatre à lui seul.

— Bah ! reprit légèrement don Diego en caressant complaisamment sa moustache blonde, nous sommes sept en te comptant, mon brave.

— Quel est ce lieutenant ?

— C’est don Torribio, l’ancien gaucho.

— Oh ! s’écria don Leoncio avec un geste de dégoût, Torribio Deguello[17]

— Voto a brios ! reprit don Diego, j’aurais plaisir à lui tenir un peu le genou sur la poitrine, à ce misérable. Voyons, que faisons-nous ?

— Vous oubliez qui est avec nous, don Diego, lui dit vivement don Leoncio en jetant un regard sur leur compagnon immobile auprès d’eux.

— C’est vrai ! s’écria le jeune homme, je suis fou : pardonnez-moi, cher, nous ne saurions user de trop de prudence.

— Heureusement, observa Luco, que vous n’avez pas amené doña Antonia avec vous. Pauvre chère niña, elle serait morte ici, avec les démons au milieu desquels nous sommes exposés à nous trouver.

Tout à coup, avant que don Leoncio eût le temps de répondre, des clameurs horribles éclatèrent dans la maison, plusieurs coups de feu se firent entendre et une vingtaine d’hommes et de femmes, affolés par la terreur, s’élancèrent au dehors avec des cris perçants et se sauvèrent dans toutes les directions.

— Cachez-vous ! s’écria vivement Luco. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ? Je reviens tout de suite, surtout prenez garde d’être reconnus ; cachez-vous, au nom du ciel ! À bientôt ! à bientôt ! Il faut que j’aille voir là-dedans ce qui se passe.

Et, laissant don Leoncio et ses compagnons en proie à la plus vive anxiété, le caporal se dirigea en courant vers la maison, où le tumulte croissait de minute en minute.


XVII

UNE GALANTERIE FÉDÉRALISTE


Nous précéderons de quelques instants le caporal Luco, afin d’expliquer au lecteur ce qui s’était passé dans le rancho.

Les choses allèrent d’abord fort bien : le premier moment de méfiance et de crainte passé, les arrieros et les carreteros, subissant malgré eux l’influence de leur passe-temps favori, avaient oublié complètement leurs appréhensions et avaient franchement fraternisé avec les soldats.

L’aguardiente circulait sans interruption d’un bout de la salle à l’autre, la joie croissait en proportion des rasades qui, à force d’être répétées, commençaient à échauffer les cerveaux et à faire jaillir ça et là les premiers symptômes de l’ivresse.

Cependant le lieutenant don Torribio, l’œil brillant et le visage animé, continuait à chanter, à racler de la guitare et surtout à boire sans paraître songer à mal, et peut-être tout se serait-il bien terminé sans un incident qui vint subitement changer la face des choses, et d’une scène de joie faire une scène de terreur.

Parmi les plus brillants et les plus élégants danseurs de zambacueca se trouvait un jeune muletier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux traits fins et intelligents, à la taille bien prise et aux manières dégagées, qui se faisait remarquer par la désinvolture et la grâce inimitable de sa danse ; les femmes surtout se pressaient autour de lui, lui lançant les œillades les plus assassines en applaudissant avec la joie la plus folle aux pas excentriques qu’il lui plaisait de risquer.

Parmi ces femmes il y en avait deux, jeunes filles de seize ans à peine, mais belles de cette beauté particulière aux Américaines et qui en Europe n’a pas d’équivalent. Leurs yeux noirs ombragés de longs cils de velours, leur bouche aux lèvres rouges comme les fruits du chirimoya, leur visage légèrement doré par le chaud soleil du tropique, sur lequel tranchaient les longues tresses de leurs cheveux d’un noir bleuâtre, leur taille svelte, souple et dégagée, qu’elles faisaient onduler à leur gré par des mouvements serpentins d’un salero inimitable, toutes ces grâces réunies leur complétaient une de ces beautés enivrantes et voluptueuses qui ne se peuvent analyser, mais dont l’homme le plus froid est contraint de subir l’influence magnétique et le charme fascinateur.

Ces deux femmes se distinguaient entre toutes par l’exagération des éloges qu’elles prodiguaient à l’objet de leur prédilection. Celui-ci, nous devons lui rendre cette justice, semblait fort peu se préoccuper de l’enthousiasme qu’il excitait. C’était un brave garçon dont le cœur, sinon la tête, était parfaitement libre, qui dansait pour danser, parce que cela lui plaisait et que, dans la rude vie qu’il menait, l’occasion se présentait bien rarement pour lui de se livrer à ce divertissement, et, du reste, fort peu soucieux d’inspirer une passion quelconque à l’une ou l’autre de ses admiratrices.

Celles-ci, bien qu’avec cet instinct inné chez toutes les femmes elles comprissent l’indifférence de l’arriero et en fussent intérieurement blessées, n’en continuaient pas moins à lui prodiguer les expressions les plus passionnées que fournisse la langue espagnole pour l’intérêt, qu’elles lui portaient.

Ces démonstrations devinrent à la fin si vives et si directes que la plupart des assistants qui, chacun dans son for intérieur, aurait beaucoup donné pour être préféré par l’une ou par l’autre de ces charmantes créatures, commencèrent, comme cela arrive toujours en semblable circonstance, à en vouloir à l’arriero de l’indifférence qu’il montrait, et à lui reprocher, comme une grave impolitesse et un manque de savoir-vivre impardonnable, de ne pas paraître reconnaissant d’être l’objet d’élans aussi passionnés.

Le jeune homme, assez embarrassé de la position qui lui était faite à son insu, lorsqu’il ne songeait qu’à se divertir honnêtement, et contraint pour ainsi dire par les murmures désapprobateurs de ses compagnons de réhabiliter sa réputation de courtoisie sur le point de souffrir une grave atteinte, résolut bon gré mal gré de sortir à son honneur de cette situation désagréable en invitant l’une après l’autre les deux jeunes filles à danser avec lui.

Dans cette bonne intention, aussitôt que le lieutenant, qui avait un instant interrompu son harmonieuse musique pour avaler un énorme verre d’aguardiente, recommença à racler sa guitare pour une nouvelle zambacueca, l’arriero s’avança le sourire aux lèvres vers les deux femmes et les saluant, gracieusement :

— Señorita, dit-il à celle qui se trouva le plus près de lui, serai-je assez heureux pour que vous me favorisiez de cette zambacueca ?

La jeune fille, toute rougissante de plaisir de ce qu’elle croyait une préférence de la part du beau cavalier, avançait sa main mignonne et se préparait à répondre, lorsque soudain sa compagne, qui avait en pâlissant écouté l’invitation de l’arriero, bondit comme une panthère et se plaça la lèvre frémissante et l’œil étincelant entre les deux jeunes gens.

— Vous ne danserez pas ! s’écria-t-elle d’un ton de menace.

Les témoins de cette scène aussi extraordinaire qu’imprévue se reculèrent avec étonnement ; ils ne comprenaient rien à cette explosion subite de colère.

Les deux danseurs échangèrent un regard de stupeur.

Cependant cette situation devenait intolérable ; l’arriero se décida à y mettre un terme.

La jeune fille se tenait toujours droite devant lui, le corps rejeté en arrière, fièrement campée sur la hanche, la tête haute, le visage enflammé, les narines ouvertes comme celles d’une bête fauve et le bras étendu d’un air de défi et de menace.

L’arriero fit un pas en avant et, saluant respectueusement la jeune fille :

— Señorita, lui dit-il, permettez-moi de vous faire observer…

— Calle la Va voca (taisez-vous), don Pablo, s’écria-t-elle avec violence en l’interrompant net au milieu de sa période, ce n’est pas à vous que j’en veux, mais à cette chola sin verguenza (sans honte) qui, sachant que vous êtes le plus joli danseur du rancho, prétend vous confisquer à son profit.

En entendant cette injure que sa compagne lui jetait si résolument au visage, l’autre jeune fille repoussa vivement don Pablo et, se posant en face de son ennemie :

— Tu as menti, Manongita, s’écria-t-elle, c’est la jalousie qui te fait parler ainsi, tu es furieuse de la préférence dont m’a honorée ce caballero ?

— Moi ? riposta l’autre d’un ton de mépris ; tu es folle, Clarita, je me soucie de ce caballero comme d’une orange aigre.

— Bien vrai ? reprit Clarita avec ironie : pourquoi donc, alors, cette subite colère, sans raison plausible ?

— Parce que, s’écria violemment Manonga, je te connais depuis longtemps, que tu as besoin d’une leçon et que je veux t’en donner une.

— Toi ? allons donc ! fit l’autre en haussant les épaules ; prends garde plutôt de la recevoir.

— Ojalà ! (plaise à Dieu !) si tu ajoutes un mot, sur mon âme, je te couperai !

— Bah ! tu ne sais seulement pas tenir ta navaja.

— A ver (voyons) ! s’écria Manonga ivre de colère, et faisant un saut en arrière, elle sortit un couteau de sa poitrine, s’enveloppa le bras gauche avec son rebozo et se mit en garde.

— A ver ! s’était en même temps écriée Clarita, et, par un mouvement aussi rapide que son ennemie, elle avait pris la même posture.

Un combat entre les deux femmes était imminent.

Don Pablo, cause innocente de ce duel d’une nouvelle espèce, avait cherché vainement à plusieurs reprises à s’interposer entre les deux jeunes filles, mais ni l’une ni l’autre n’avaient consenti à prêter l’oreille à ses discours ni à tenir compte de ses observations. Voyant les choses arriver à ce point, il voulut tenter un dernier effort, mais cette fois il fut encore plus vertement repoussé que la première, car les assistants que cette dispute intéressait, que l’espérance d’un duel au couteau entre deux femmes alléchait au suprême degré, se tournèrent contre lui et le prièrent péremptoirement de se tenir tranquille et de laisser les niñas s’expliquer de la façon qui leur plairait le mieux.

L’arriero, intimement convaincu qu’il était innocent de ce qui arriverait et que son bon cœur avait seul poussé à chercher à prévenir un éclat, voyant que son intervention était prise en aussi mauvaise part, se le tint pour dit, et, croisant les bras sur la poitrine, il se prépara à être spectateur, sinon indifférent, du moins complètement désintéressé, de la lutte qui allait commencer.

Du reste, c’était un singulier et imposant spectacle que celui qu’offraient dans cette salle presque obscure, au milieu de cette foule aux costumes étranges, ces deux femmes fièrement et résolument campées à deux pas l’une de l’autre, prêtes à en venir aux mains, tandis que la musique et la danse continuaient comme si de rien n’était, que l’eau-de-vie coulait à flots, et que les chansons les plus joyeuses et les plus folles étaient répétées en chœur à leurs oreilles.

— Vaya pues ! s’écria Clarita, à combien de pouces nous battons-nous, querida (chérie) ?

— À toute la lame, alma mia (mon âme), répondit railleusement Manonga, je veux te mettre ma signature sur la face !

— C’est aussi mon intention, prends donc garde à ta figure.

— Ah ! puñaladas[18] ! nous allons voir. Y es-tu, chère amie !

— Quand tu voudras, âme de ma vie !

Un cercle s’était formé autour des deux femmes qui, le corps penché en avant, le bras gauche étendu, les yeux, dans les yeux, guettaient avec une impatience féline le moment propice pour s’élancer l’une sur l’autre.

Toutes deux étaient jeunes, alertes, bien découplées, les chances paraissaient égales entre elles. Les connaisseurs en pareille matière, et il s’en trouvait beaucoup dans la foule attentive autour des adversaires, n’osaient rien présager sur l’issue de ce combat, qui, du reste, dans la pensée de tous, devait être acharné, tant les prunelles fauves des deux femmes lançaient des jets de flamme.

Après un moment d’hésitation, ou pour mieux dire de recueillement, Clarita et Manonga firent claquer leur langue contre leur palais en produisant une espèce de sifflement aigu, un éclair sinistre se refléta sur les lames bleuâtres de leurs navajas, et elles se ruèrent l’une sur l’autre.

Mais, si l’attaque avait été vive, la défense et la riposte ne l’avaient pas été moins.

Toutes deux rebondirent en arrière en même temps et retombèrent en garde.


Don Leoncio fit allumer des torches et attachant son mouchoir au bout de son sabre il s’avança résolument vers le rancho.

Mais les coups avaient porté, le combat était bravement engagé, chacune des deux antagonistes avait le visage partagé par un double sillon sanglant.

Ni l’une ni l’autre n’avaient menti, car chacune portait les marques de son adversaire.

Les assistants trépignaient de joie et d’admiration, et applaudissaient à tout rompre, jamais ils n’avaient vu une si belle navajada.

Après avoir reprit haleine pendant quelques secondes, les deux femmes allaient recommencer la lutte, mais cette fois avec l’intention bien formelle de la rendre décisive lorsque tout à coup les rangs serrés des spectateurs s’écartèrent à droite et à gauche ; un homme se plaça résolument entre les deux adversaires, et les regardant tour à tour avec un sourire narquois :

— Écoutez ! demonios ! s’écria-t-il d’une voix brève, avec un accent de raillerie inexplicable.

Les jeunes filles baissèrent leurs couteaux et demeurèrent immobiles, les yeux baissés, mais la tête haute, les sourcils froncés, et conservant dans leur pose l’expression hautaine de deux ennemis prêts à s’entre-déchirer, et qui n’obéissent qu’avec peine à un ordre que, tout en le maudissant, ils n’osent enfreindre.

Malgré le tapage étourdissant que faisait avec sa guitare le lieutenant fédéraliste, il avait cependant été contraint de s’apercevoir enfin de ce qui se passait dans la salle. Dans le premier moment, il avait porté vivement la main aux pistolets qui pendaient à sa ceinture, mais après un instant de réflexion, sa colère s’était non pas calmée, mais de fougueuse elle était devenue froide et concentrée. Don Torribio s’était levé, avait quitté l’estrade où il trônait, et pas à pas, sans détourner l’attention des deux adversaires, il s’était approché, avait suivi attentivement les diverses phases du combat, et lorsqu’il avait jugé devoir intervenir, il s’était subitement interposé entre les adversaires.

Derrière le lieutenant, les soldats s’étaient avancés à pas de loup. Maintenant ils se tenaient à deux pas de lui, la main sur leurs armes, prêts à agir au premier signal, car ils prévoyaient que l’intervention de don Torribio dans cette querelle amènerait inévitablement bientôt la leur.

Instinctivement le cercle formé par les arrieros et les carreteros s’était élargi, et un grand espace avait été laissé vide au milieu de la salle ; au centre de ce cercle se trouvaient les deux femmes, le couteau à la main, et le lieutenant, les bras croisés sur la poitrine et les couvrant d’un regard à la fois cynique et railleur.

— Holà ! mes poulettes, dit-il, pourquoi donc tant vous hérisser pour un coq ? N’y a-t-il donc que celui-là sur le perchoir, rayo de Dios ! Quelles magnifiques croix de Saint-André vous vous êtes taillées sur le visage, diablos ! vous l’aimez donc bien, le picaro ?

Elles restèrent muettes.

Le lieutenant reprit, après un instant, du même ton léger et sarcastique :

— Mais où est-il donc, ce vaillant champion qui laisse des femmes se battre pour lui ; sa modestie le pousserait-elle à se cacher ?

Don Pablo fit un pas en avant, et regardant le lieutenant bien en face :

— Me voici ! dit-il d’une voix douce, mais ferme.

— Ah ! fit don Torribio en lui lançant un long regard investigateur ; puis il ajouta : En effet, compagnon, vous êtes un joli garçon ; je ne m’étonne plus que vous inspiriez de violentes passions.

Le jeune homme demeura impassible à ce compliment dont il devinait l’ironie.

— Ça ! continua le lieutenant en s’adressant aux jeunes filles, niñas, laquelle de vous est la préférée de ce voleur de cœurs ? Mille rayos ! ne craignez pas de parler.

Il y eut un instant de silence.

— Est-ce ainsi, reprit don Torribio, craignez-vous de vous tromper ? Voyons, parlez, vous, jeune homme, et dites-moi laquelle de ces deux femmes vous préférez.

— Je n’ai de préférence ni pour l’une ni pour l’autre, répondit froidement l’arriero.

— Caramba ! s’écria le lieutenant avec une feinte admiration : qué gusto ! Ainsi, si je vous comprends bien, vous les aimez toutes deux également ?

— Non, vous vous trompez, señor, je n’aime ni l’une ni l’autre.

— Vayas pues ! voilà qui me confond ; et vous souffrez qu’elles se battent pour vous ? Oh ! oh ! ceci mérite un châtiment, mon maître ! Puisqu’il en est ainsi, señoritas, je vais vous mettre d’accord, moi, et donner une leçon à ce caballero discourtois qui méprise le pouvoir de vos yeux noirs ! Une telle insulte crie vengeance, sur mon âme !

Les témoins de cette scène frissonnaient intérieurement, tandis que les soldats riaient et ricanaient entre eux.

En prononçant ces dernières paroles, le lieutenant avait sorti un pistolet de sa ceinture, l’avait armé, et en avait dirigé le canon contre la poitrine de l’arriero, qui, toujours impassible, n’avait pas fait un geste pour éviter le sort qui le menaçait.

Mais les deux femmes veillaient : rapides comme la pensée, elles s’élancèrent d’un commun accord devant lui.

Manongita tomba la poitrine traversée.

— Ah ! s’écria-t-elle, tu me méprises. Eh bien ! je meurs pour toi. Clarita, je te pardonne !

Don Pablo sauta par-dessus le corps de la malheureuse, dont les regards mourants se dirigeaient encore sur lui, et il se précipita, un couteau à la main, sur le lieutenant.

Celui-ci lui lança son lourd pistolet à la tête ; le jeune homme évita le coup, saisit l’officier par le milieu du corps, et une lutte s’engagea entre eux.

Clarita, l’œil étincelant, suivait d’un regard ardent tous les mouvements des deux ennemis, prête à intervenir dès que l’occasion s’en présenterait en faveur de celui qu’elle aimait.

Les assistants étaient terrifiés, l’épouvante que leur inspiraient les soldats était tellement grande que, bien qu’ils fussent plus nombreux qu’eux et que tous ils eussent des armes, ils n’osaient faire un geste pour porter secours à leur compagnon.

Cependant, les soldats, plus qu’à demi ivres, voyant leur officier aux prises avec un étranger, dégainèrent leurs sabres et se jetèrent au milieu de la foule en frappant à droite et à gauche et en poussant ce cri, si redouté à cette époque :

A deguello ! à deguello ! los salvajes unitarios[19] !

Alors il se passa, dans cette salle encombrée de monde, une scène d’horreur indescriptible.

Les arrieros, poursuivis par les soldats qui les massacraient impitoyablement en s’excitant au meurtre, se précipitaient vers la porte pour fuir la mort qui les menaçait ; le désordre était à son comble, tous voulaient sortir à la fois par cette issue trop étroite ; rendus égoïstes par la terreur, aveuglés par l’instinct de la conservation, ils s’étouffaient contre les murailles, se foulaient aux pieds, et se frappaient entre eux du couteau, pour se frayer un passage dans cette barrière de chair humaine qui s’opposait à leur fuite.

La peur rend l’homme plus cruel et plus lâche que les bêtes féroces, quand il s’agit de sa conservation personnelle ; le hideux égoïsme, qui forme le fond du cœur humain, se dévoile, tous les liens sont brusquement rompus, il n’existe plus ni parents ni amis pour lui, il est sourd à toute prière, et pousse en avant en fermant les yeux avec la stupide et aveugle fureur des taureaux furieux.

Le sang coula bientôt à flots, et les victimes s’amoncelèrent sans que la rage des soldats diminuât, ni que ceux qu’ils assassinaient songeassent à se défendre.

Enfin la digue fut rompue et les malheureux s’élancèrent au dehors, fuyant tout droit devant eux sans savoir où ils allaient, n’ayant plus qu’une pensée, échapper à la boucherie.

Ce fut en ce moment que le caporal entra dans la salle. Un effroyable spectacle s’offrit à sa vue : le sol était jonché de cadavres et de blessés étendus et râlant dans des mares de sang.

Mais il ne put retenir un cri d’horreur lorsque ses yeux se portèrent sur don Torribio.

Le lieutenant achevait d’attacher aux longues tresses de Clarita évanouie la tête de don Pablo qu’il avait sciée avec son sabre.

L’officier avait été légèrement blessé par la jeune fille aux bras et à la hanche, son sang coulait sur ses vêtements.

— Là ! dit-il d’un ton satisfait en achevant de nouer la tresse de la malheureuse aux longs cheveux de l’arriero, puisqu’elle l’aime tant, lorsqu’elle reprendra connaissance, elle pourra l’admirer à son aise, il est bien à elle maintenant, nul ne le lui enlèvera.

Puis il considéra un instant la pâle jeune fille avec une expression de luxure impossible à rendre.

— Bah ! fit-il en haussant les épaules, à quoi bon ? Attendons quelle rouvre les yeux. J’aurai toujours le temps de lui parler d’amour. Je préfère jouir de sa surprise quand elle se réveillera.

Et, sans plus s’occuper de ses victimes, il se mit en devoir d’aider ses soldats à compléter le massacre.

Au premier pas qu’il fit il se trouva face à face avec Luco.

— Hé ! lui dit-il, que fais-tu donc pendant que nous égorgeons les sauvages unitaires ? Dios me ampare ! Tu es là tranquille et le sabre au fourreau, sans une goutte de sang sur tes habits. Que signifie cette conduite, compagnon ? Serais-tu traître, toi aussi, par hasard ?

À cette accusation, le caporal feignit une grande colère, et il répondit en fronçant les sourcils et en dégainant son sabre qu’il brandit avec menace :

— Qu’est-ce à dire, lieutenant ? s’écria-t-il ; est-ce à moi que s’adresse une telle insulte ? Est-ce moi, le partisan le plus dévoué de notre benemerito général, que vous traitez de sauvage unitaire ? Vive Dios !

— Allons, calme-toi, répondit le lieutenant, qui, de même que tous les hommes de son espèce, était aussi lâche que cruel, et que la feinte colère du caporal intimida, je n’ai pas voulu t’insulter, je sais que tu es un fidèle.

— À la bonne heure ! reprit Luco, car je ne suis pas disposé à entendre patiemment des reproches.

— Ne perdons pas notre temps en vaines paroles, dit un soldat en s’interposant, rayo de Dios ! il me vient une idée.

— Laquelle ? demanda don Torribio ; explique-toi ou crève, Eusebio.

Le drôle sourit avec satisfaction.

— Cette vieille masure est pleine de fourrages, dit-il : qui nous empêche d’y mettre le feu et de rôtir dedans tous les sauvages unitaires qui sont ici ?

— Vive Dios ! s’écria joyeusement don Torribio, ton idée est excellente, nous allons la mettre immédiatement à exécution ; le général sera content de nous lorsqu’il saura que nous l’avons débarrassé d’une quarantaine de ses ennemis par un moyen aussi expéditif ; que deux de vous autres s’occupent à disposer convenablement la paille, tandis que nous monterons à cheval, et nous rabattrons ces canailles par ici, car il ne faut pas qu’un seul de ces malvados échappe au châtiment qu’il a mérité.

Le lieutenant fit alors aux soldats signe de le suivre.

— Moi je garderai la porte, afin que personne de ceux qui sont ici ne sorte, dit Luco.

— C’est cela, mon brave, répondit don Torribio. Ah ! ajouta-t-il en s’adressant au soldat et en lui désignant la jeune fille toujours étendue sur le sol, avec la tête de celui qu’elle aimait suspendue à ses tresses, n’oublie pas, Eusebio, de placer deux ou trois bottes de paille sous le corps de cette belle enfant ; elle est bien durement couchée sur le sol raboteux, je désire que son sommeil soit paisible.

Et il sortit avec un ricanement de démon.

À peine fut-il hors de la salle que, sans prononcer un mot, le caporal leva son sabre, et, d’un revers appliqué sur la tête d’Eusebio, il lui fendit le crâne.

Le misérable tomba sans pousser un soupir, comme un bœuf qu’on assomme.

Le second soldat avait assisté à cette exécution sans manifester la moindre émotion.

— Hum ! fit-il en mordillant sa longue moustache grisonnante, voilà un joli coup, Luco, seulement je crains qu’il ne soit un peu précipité.

Le caporal, d’un geste, lui recommanda le silence, et, se penchant au dehors, il écouta avec attention.

Un cri faible comme le dernier souffle de la brise arriva jusqu’à lui.

Luco se releva.

— Non, Muños, répondit-il, ce coup n’est pas précipité, car voilà le signal.

Alors, mettant dans sa bouche l’index de chaque main, il poussa un sifflement aigu et prolongé dont les modulations furent tellement stridentes, que les assistants qui se tenaient pâles et tremblants adossés au mur tressaillirent d’effroi, ne sachant pas quel nouveau malheur les menaçait.

— Sangre de Cristo ! s’écria Luco en s’adressant aux arrieros atterrés, allez-vous donc continuer à tous laisser égorger comme des autruches stupides ! Reprenez courage, caraï ! mettez la main à vos armes et rangez-vous aux côtés de ceux qui essaient de vous sauver !

Les pauvres diables secouèrent la tête avec découragement, la terreur leur avait enlevé toute énergie, ils étaient incapables d’organiser la moindre résistance.

On entendait au dehors les hurlements féroces des soldats qui s’excitaient à leur chasse à l’homme, et à chaque instant des malheureux traqués de tous les côtés retournaient chercher un précaire refuge dans la salle d’où ils s’étaient échappés quelques minutes auparavant.

Don Torribio, à peu près certain d’avoir fait rentrer tout son gibier au gite, fit signe à ses soldats de s’arrêter, et il se disposa à pénétrer dans le rancho.

Tout à coup les pas de plusieurs chevaux se firent entendre, et six cavaliers arrivant au galop se rangèrent résolument en bataille devant la porte de la maison.

Le lieutenant fit un geste de surprise en les apercevant, et se rapprochant doucement de son cheval, comme s’il eût voulu se remettre en selle :

— Qui êtes-vous, caballeros ? demanda-t-il d’un ton de menace, et qui vous rend si osés que de vous placer ainsi sur mon passage ?

— Vous allez le savoir, don Torribio l’Égorgeur, répondit une voix rude dont l’accent railleur fit pâlir le lieutenant.


XVIII

LA TRAHISON


Il est une remarque qui bien souvent a été faite. Cette remarque est celle-ci, c’est que généralement les hommes qui semblent prendre plaisir à se vautrer dans le sang, et qui commettent sans la moindre hésitation les plus atroces cruautés, puisant toute leur force dans la terreur qu’ils inspirent, sont lâches, et lorsque par hasard ils se heurtent devant une résistance vraie, ils deviennent d’une couardise à laquelle rien ne peut se comparer.

Les chacals et les hyènes sont lâches et féroces : ces hommes sont des chacals et des hyènes à face humaine, voilà tout.

Après la réponse si fièrement faite par le chef des inconnus, les mashorqueros sentirent, malgré eux, un frisson de terreur parcourir leur corps.

Ils avaient compris qu’ils se trouvaient devant des ennemis résolus à ne pas reculer d’un pouce.

Il y eut un long silence.

Les soldats se serraient les uns contre les autres, fixant des regards effarés sur ces six hommes qui, calmes et impassibles devant eux, semblaient les défier.

Don Torribio seul n’éprouva aucune crainte. Cet homme était une bête féroce que l’odeur du sang enivrait et qui ne respirait à l’aise que dans l’atmosphère du carnage.

Croisant les bras sur la poitrine et relevant la tête d’un air de défi, il répondit par un long ricanement de mépris aux paroles de l’inconnu, et, se tournant vers ses soldats effarés :

— Vous laisserez-vous intimider par six hommes ? dit il d’une voix railleuse : allons donc, enfants, face en tête, vive Dios ! ces picaros n’oseront tenir contre nous !

Les soldats, réveillés pour ainsi dire par les accents de cette voix, à laquelle depuis si longtemps ils étaient accoutumé à obéir, et honteux de leur hésitation, formèrent leurs rangs tant bien que mal et se mirent en bataille devant le rancho ; le lieutenant, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture, la lit cabrer et se plaça résolument en avant de sa troupe.

Malgré l’immense inégalité du nombre, les étrangers n’hésitèrent pas cependant à charger les fédéralistes le sabre haut et le pistolet au poing.

Don Torribio les reçut bravement et sans reculer d’un pouce.

Les pistolets déchargés, on s’attaqua à l’arme blanche ; en un instant la mêlée devint horrible ; malgré des prodiges de valeur et des efforts gigantesques, les étrangers, selon toute probabilité, auraient cependant fini par succomber, lorsque tout à coup le caporal Luco, qui jusqu’à ce moment s’était en quelque sorte tenu à l’écart avec quatre ou cinq de ses camarades spectateurs comme lui de la lutte, fit bondir son cheval en avant et, au lieu de se ranger au parti des fédéralistes, les attaqua vigoureusement en les prenant en écharpe, et vint ainsi que ses compagnons se ranger aux côtés de don Leoncio.

Cette soudaine défection d’une partie de ses soldats porta au comble la rage du lieutenant, d’autant plus que les mashorqueros, ne sachant à quoi attribuer l’étrange conduite du caporal et flairant une trahison, commencèrent à perdre courage et à ne plus résister que mollement aux coups de plus en plus pressés des assaillants qui, les sentant faiblir, redoublaient d’efforts pour les vaincre.

Les arrieros et les carreteros, un peu revenus de leur terreur première et entrevoyant une occasion favorable de se venger des insultes et des avanies dont depuis si longtemps les accablaient les sicaires de Rosas, s’armèrent de tout ce qui leur tomba sous la main, et brûlant de réparer le temps perdu, ils se ruèrent tête baissée sur leurs féroces ennemis.

Don Torribio, à part sa cruauté, était un soldat trop aguerri pour s’abuser sur sa position, il la jugea d’un coup d’œil et se vit perdu.

Une chance lui restait d’échapper au sort que probablement lui réservaient ses ennemis, c’était de faire une trouée : en conséquence, il groupa autour de lui les soldats valides sur lesquels il croyait pouvoir compter, une quinzaine tout au plus, et se prépara à exécuter une charge désespérée au plus épais des rangs ennemis.

Mais en ce moment de grands cris se firent entendre ; une quarantaine de cavaliers bien montés et armés jusqu’aux dents entrèrent au galop dans la zone de lumière qui éclairait le relais, et se déployant à droite et à gauche avec une dextérité et une vivacité extrêmes, ils entourèrent complètement le rancho.

Ces cavaliers qui arrivaient si à propos pour les assaillants et si mal à propos pour les fédéralistes étaient don Gusman de Ribeyra et ses peones.

Sortis depuis plusieurs heures déjà de Buenos-Ayres, ils auraient dû, depuis longtemps, être rendus au relais qui se trouvait sur le chemin qu’ils devaient suivre pour se rendre à l’hacienda où don Gusman comptait trouver son frère : mais, à peu de distance de la ville, don Bernardo Pedrosa était parvenu, sans qu’il fût possible de deviner de quelle façon, à rompre les liens qui rattachaient ; il s’était glissé en bas du cheval sur lequel on l’avait placé, s’était jeté dans les hautes herbes, et avait disparu avant même qu’on s’aperçût de sa fuite.

Don Gusman avait perdu beaucoup de temps à chercher le fugitif, sans qu’il fût possible de découvrir ses traces, et n’avait abandonné la poursuite que lorsqu’il avait été contraint de reconnaître que tous ses efforts pour retrouver son prisonnier seraient vains. Rappelant les peones, qui s’étaient écartés à droite et à gauche, il avait repris le chemin de l’hacienda, fort inquiet des suites de cette évasion, car il connaissait trop bien don Bernardo pour supposer un instant qu’il n’essaierait pas de se venger de l’insulte qu’il lui avait faite.

Lorsque don Gusman était arrivé à environ une demi-lieue du relais de poste, des fuyards échappés du rancho avaient étourdiment donné dans sa troupe et l’avaient averti de ce qui s’y passait ; sans se douter encore de l’importance qu’avait pour lui la nouvelle qu’il apprenait si à l’improviste, poussé par sa générosité naturelle et le désir d’être, si cela était possible, utile aux personnes, quelles qu’elles fussent, compromises dans cette échauffourée, don Gusman, connaissant d’ailleurs la férocité des sicaires du tyran buenos-ayrien, avait pressé le pas de ses chevaux et s’était élancé au secours des malheureux aux prises avec les mashorqueros. Son arrivée imprévue décida de l’issue du combat.

Le lieutenant, reconnaissant que la fuite était impossible, recula pas à pas en combattant comme un lion et fit entrer tous ses hommes dans le rancho, demeurant le dernier afin d’assurer la retraite de ses soldats.

Don Torribio l’Égorgeur, ainsi qu’on le nommait, dédaignait de demander quartier, lui qui jamais ne l’avait accordé à personne ; l’extrémité à laquelle il se voyait réduit, loin d’abattre son courage, semblait l’avoir décuplé ; comprenant que sa dernière heure était venue, que nul secours humain ne le pourrait sauver, il résolut de lutter jusqu’au dernier soupir et de vendre sa vie le plus cher possible.


Luco était entré dans le cachot de son maître et lui avait remis deux paires de pistolets.

Les mashorqueros, à l’exemple de leur chef, puisèrent un nouveau courage dans l’excès même de leur désespoir, et, aussitôt enfermés dans le rancho, ils s’occupèrent activement de s’y fortifier afin de prolonger la lutte aussi longtemps qu’ils le pourraient et de ne tomber qu’après une héroïque résistance.

Les portes et les fenêtres furent barricadées avec soin, les murs crénelés, et les bandits, ivres pour la plupart des libations de la nuit et de celles qu’ils faisaient continuellement, attendirent de pied ferme, résolus à se faire bravement tuer à l’assaut que leurs ennemis donneraient probablement bientôt au rancho.

Cependant, contre leur attente, un laps de temps assez long s’écoula sans que leurs adversaires parussent songer à les attaquer. Cette trêve, incompréhensible pour eux, car ils ignoraient ce qui se passait au dehors, les plongea dans une grande inquiétude et fit passer un frisson de terreur dans les veines des plus braves.

L’homme est ainsi fait, que, si résolu qu’il soit à mourir, bien que convaincu que sa dernière heure est arrivée, préparé pour la lutte dont il connaît et accepte d’avance les terribles conséquences, si cette lutte lui manque, sa résolution première faiblit, l’espèce de fièvre qui le soutenait tombe, et il a peur, non de la mort, il la sait inévitable, mais des tortures qui, peut-être, précéderont cette mort ; il se crée des chimères sinistres, et ce danger inconnu, qui le menace sans qu’il puisse deviner ni quand il viendra ni comment il viendra, lui semble alors mille fois plus horrible que celui qu’il se préparait à braver le front haut et le cœur ferme.

Les mashorqueros cherchèrent vainement dans d’incessantes libations alcooliques un remède à la terreur fauve qui peu à peu les envahissait : le silence lugubre qui régnait autour d’eux, l’obscurité qui les enveloppait d’un sombre linceul, l’inaction forcée à laquelle ils se trouvaient condamnés, tout concourait, malgré leurs efforts, à accroitre la terreur invincible qui s’était emparée d’eux ; seul le lieutenant avait conservé sa féroce énergie et attendait patiemment le moment où sonnerait l’heure de sa dernière bataille.

Voici ce qui s’était passé parmi les assaillants et la cause de l’interruption de l’attaque.

Don Gusman de Ribeyra, aussitôt que les soldats avaient été renfermés dans le rancho, avait cherché, avant d’en finir avec eux, à connaître les gens auxquels il avait rendu, par son arrivée providentielle, un si grand service.

Sa curiosité n’avait pas tardé à être satisfaite : son frère don Leoncio, qui l’avait reconnu dès le premier moment, s’était élancé vers lui pour le remercier.

Les deux frères, séparés depuis longtemps, s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre avec la plus grande joie, et pendant quelques instants, tout au bonheur de se revoir, ils avaient oublié toute autre considération pour ne songer qu’à eux.

Après la première effusion, don Gusman avait pris la main de son frère et, l’emmenant à l’écart :

— Eh bien ? lui avait-il dit avec un sourire qu’il essayait vainement de rendre gai.

— Elle est ici, avait répondu don Leoncio en étouffant un soupir.

— Elle a consenti à venir ?

— C’est elle qui l’a voulu.

— Ah ! fit don Gusman, cela m’étonne.

— Pourquoi cela ? doña Antonia est une de ces natures d’élite qui ne reculent devant aucune obligation, si dure qu’elle soit, lorsqu’elle croit son honneur engagé.

— C’est vrai : eh bien ! soit, il vaut mieux peut-être qu’il en soit ainsi et qu’elle vous ait accompagné.

— Avez-vous oublié, mon frère, ce qui s’est passé il y a un an aujourd’hui même, au lever du soleil, entre vous et moi, lorsque dans un moment de folie je vous ai avoué mon amour insensé pour doña Antonia de Solis ?

— À quoi bon revenir là-dessus, mon frère ? maintenant nous sommes réunis, grâce à Dieu, et j’espère que rien ne parviendra à nous séparer de nouveau.

— N’espérez pas, mon frère, répondit mélancoliquement Leoncio.

— Que voulez-vous dire, mon frère ? ma femme…

— Votre femme n’a pas cessé d’être digne de vous, vous allez la voir.

Don Gusman hésita.

— Non, répondit-il enfin, pas maintenant : finissons-en d’abord avec ces maudits, puis après je ne songerai plus qu’au bonheur.

— Soit ! fit don Leoncio avec un mouvement de joie.

En ce moment deux personnes parurent ; ces deux personnes étaient don Diego de Solis et doña Antonia, sa sœur et l’épouse de don Gusman.

À la vue de sa femme qu’il avait été contraint d’éloigner de Buenos-Ayres pour la soustraire aux poursuites du colonel don Bernardo Pedrosa, don Gusman, malgré sa résolution de ne pas se faire reconnaître d’elle, ne put résister au bonheur de la presser sur son cœur.

La jeune femme poussa un cri de joie en se sentant serrée contre la poitrine de son mari.

Don Leoncio, quelques mois après l’aveu qu’il avait fait à son frère, avait semblé oublier peu à peu cet amour, et quatre mois avant le jour où se passent les faits que nous rapportons, il avait épousé la seconde sœur de don Diego de Solis.

Aussi, lorsque don Gusman avait été obligé de se séparer temporairement de sa femme, n’avait-il pas hésité à la confier à son frère, convaincu que son amour pour doña Antonia s’était changé en une franche et durable amitié.

— Pourquoi es-tu revenue ? dit entre deux baisers don Gusman à sa femme.

— Il le fallait, répondit-elle tout bas, en réprimant avec peine un geste d’effroi, ma sœur elle-même me l’a conseillé.

— Tu as été bien imprudente, chère ange !

— Oh ! près de toi je ne crains rien : ne veux-tu pas embrasser ton fils ? ajouta-t-elle.

— L’as-tu donc amené aussi ?

Je ne veux plus te quitter désormais, quoi qu’il arrive ; et se penchant à l’oreille de son mari : Ton frère m’aime plus que jamais, sa femme s’est aperçue de cet amour, c’est elle et don Diego qui m’ont conseillé de revenir, ma position devenait intolérable.

L’œil de don Gusman lança un éclair.

— Ils ont bien fait, dit-il, mais silence ! mon frère nous observe.

En effet, don Leoncio, inquiet de cet aparté, et devinant, avec cette intuition des gens qui se savent coupables, que c’était de lui qu’il s’agissait, donnait des marques d’inquiétude que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler.

Enfin, ne pouvant plus y tenir, il s’avança vers son frère et, lui adressant la parole :

— Que faisons-nous ? lui demanda-t-il brusquement.

— Ce qu’il vous plaira, répondit don Gusman, que le son de cette voix frappa désagréablement, après ce que lui avait révélé sa femme.

Don Leoncio s’aperçut de cette répulsion qu’il inspirait à son frère, il fronça les sourcils, mais, dissimulant son ressentiment :

— C’est à vous de décider, puisque c’est vous qui nous avez sauvés.

— Je suis à vous, mon frère. Don Diego, ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, je vous confie votre sœur ; le combat va probablement recommencer bientôt, il ne faut pas qu’elle et son enfant soient exposés au moindre danger.

Soyez tranquille, je réponds d’elle, dit don Diego en pressant la main de don Gusman.

Avant de s’éloigner, doña Antonia se jeta une dernière fois dans les bras de son mari.

— Prends garde ! lui glissa-t-elle à l’oreille, don Leoncio médite quelque trahison contre nous.

— Il n’oserait pas ! répondit fermement don Gusman ; va, et sois sans crainte !

La jeune femme, à demi rassurée, suivit son frère sans hésiter davantage ; bientôt tous les deux disparurent au milieu des chariots.

Les deux frères demeurèrent seuls.

Il y eut un assez long silence entre eux.

Don Gusman, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée vers la terre, réfléchissait profondément.

Don Leoncio considérait attentivement son frère, sa physionomie avait une expression étrange et un sourire sardonique plissait ses lèvres.

Enfin don Gusman releva la tête.

— Finissons-en, dit-il, cela n’a que trop duré.

Don Leoncio tressaillit, croyant que ses paroles s’adressaient à lui, mais son frère continua :

— Avant d’attaquer ces misérables, il faut les sommer de se rendre.

— Y songez-vous, mon frère ? s’écria don Leoncio : ces hommes sont des mashorqueros.

— Raison de plus, nous devons leur prouver que nous ne sommes pas des bandits de leur espèce et que nous pratiquons les lois de la guerre qu’ils se font gloire de mépriser.

— Je vous obéis, mon frère, bien que je sois convaincu que nous perdons un temps précieux.

Don Leoncio lit alors allumer des torches de bois résineux, afin de bien permettre aux assiégés de l’apercevoir, et attachant son mouchoir au bout de son sabre, il s’avança résolument vers le rancho.

Lorsqu’il vit briller les torches, don Torribio comprit que les assiégeants avaient des communications à lui faire, il débarricada une fenêtre et se tint prêt à répondre.

Arrivé à quelques pas de la porte don Leoncio s’arrêta.

— Parlementaire ! cria-t-il.

Une fenêtre s’ouvrit dans laquelle s’encadra la figure sinistrement narquoise du lieutenant.

— Que voulez-vous ? répondit-il en s’accoudant nonchalamment sur le rebord de la fenêtre.

— Vous offrir de vous rendre, reprit don Leoncio.

— Voyez-vous cela ! répondit l’officier en ricanant : et pourquoi nous offrez-nous de nous rendre ?

— Parce que toute résistance est impossible.

— Vous croyez cela, vous ! Essayez un peu de nous déloger pour voir ce qu’il vous en coûtera, reprit-il, toujours railleur.

— Moins que vous ne le supposez.

— Bah ! je serais curieux de m’en assurer.

— Bref, voulez-vous vous rendre, oui ou non ?

— Allons donc ! on croirait, le diable me caresse, que vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Est-ce que nous demandons jamais quartier, nous autres ? Si vous nous prenez, vous nous tuerez, voilà tout, et puis après ?

— Ainsi, vous vous obstinez à ne vouloir écouter aucune proposition ?

— Ma foi ! non, c’est trop ennuyeux, parole d’honneur.

— Et vous êtes résolus à vous défendre quand même ?

— Canarios ! camarade, je le crois, des pieds et des mains. Vous ne nous tenez pas encore, allez !

— C’est vrai, mais nous vous tiendrons bientôt.

— Essayez, compadre, essayez ; en attendant, comme votre conversation n’a rien de bien attrayant pour moi, je prendrai la liberté de la rompre. Bonne chance !

Sur ce, il referma la fenêtre brusquement.

Don Leoncio se tourna vers son frère, qui s’était approché.

— Que vous ai-je prédit ? fit-il en haussant les épaules : m’étais je trompé ?

— Non, j’en conviens ; maintenant l’honneur est sauf : nous pouvons agir en toute sûreté.

Don Gusman se pencha alors sur son frère et lui dit quelques mots à l’oreille ; celui-ci sourit et s’éloigna. Les peones, les arrieros et les carreteros furent embusqués derrière les galeras, de façon à être à l’abri des balles des assiégés, et ils attendirent le signal de l’attaque.

Don Leoncio s’occupait, pendant ce temps-là, à faire amonceler tout autour du rancho des herbes sèches et du bois mort ; lorsqu’il jugea qu’il y en avait assez, il y mit le feu pendant que les hommes qui l’accompagnaient lançaient des torches allumées sur le toit du relais.

Le feu, alimenté par le vent, ne tarda pas à se propager, et bientôt le rancho fut enveloppé d’un épais rideau de flammes.

Les assiégés poussèrent un cri d’horreur auquel les assiégeants répondirent par un cri de triomphe.

Du reste, les mashorqueros n’avaient pas à se plaindre : on leur faisait ce qu’eux-mêmes avaient voulu faire : ils subissaient la peine du talion.

Cependant la position des assiégés devenait intolérable. Aveuglés par la fumée, brûlés par le feu dont les langues sinistres léchaient les murs qu’elles calcinaient, il leur fallait absolument sortir, sous peine d’être brûlés vifs.

Le lieutenant fit débarricader la porte, il l’ouvrit brusquement et se précipita suivi de ses soldats au plus épais des rangs ennemis.

Ceux-ci s’ouvrirent pour les recevoir, puis ils se refermèrent sur eux et les enserrèrent au milieu d’eux comme dans un étau de fer.

Au moment où le dernier pan de mur s’abîmait dans la fournaise, le dernier mashorquero tombait le crâne fendu jusqu’aux oreilles ; tous avaient succombé autour de don Torribio, qui jusqu’au dernier moment avait combattu avec cette frénésie du désespoir qui rend presque invincible.

Le soleil commençait à monter majestueusement à l’horizon et à illuminer les sombres profondeurs de la pampa.

Les carreteros et les arrieros, effrayés de l’œuvre de la nuit et en redoutant les conséquences, se hâtaient d’atteler les lourdes galeras et de charger les mules, afin de fuir au plus vite ; ils ne tardèrent pas à s’éloigner dans toutes les directions.

Don Gusman et ses peones demeurèrent maîtres du terrain.

Dans le premier moment qui suivit le combat, don Gusman fut étonné de ne pas apercevoir son frère auprès de lui, mais il n’attacha qu’une médiocre importance à cette remarque, une pensée bien autrement sérieuse occupait son esprit : maintenant que le combat était fini, il brûlait du désir de revoir sa femme ; il s’étonnait que don Diego ne la lui eût pas amenée, lorsqu’il avait vu qu’il n’y avait plus rien à craindre pour elle.

Cependant il ne s’inquiéta pas : don Diego n’avait probablement pas voulu exposer la jeune femme à traverser ce champ de carnage et à tremper les pieds dans le sang qui souillait la terre ; il approuva cette délicatesse et attendit quelques instants, pendant lesquels il se hâta de réparer le désordre de ses habits et d’en faire disparaître les traces du combat.

Pourtant il se décida à se mettre à la recherche de sa femme dont la longue absence commençait enfin à l’inquiéter sérieusement.

Le caporal Luco, aussi tourmenté que lui, se chargea de le guider ; il se rappelait vaguement avoir vu don Diego accompagné de doña Antonia, de la nourrice et d’une ou deux autres personnes, se diriger vers un pli de terrain peu éloigné

Tout à coup les deux hommes poussèrent un cri de douleur et reculèrent avec horreur devant le spectacle épouvantable qui s’offrait à leurs yeux.

Don Diego gisait sur le sol, la poitrine traversée de part en part ; il était mort ; près de lui doña Antonia et la nourrice étaient étendues sans connaissance.

Cette nourrice était la femme du caporal Luco.

Don Gusman tomba à genou auprès de sa femme ; alors il aperçut un papier quelle tenait convulsivement serré dans sa main droite.

Le malheureux ne réussit qu’avec les plus grandes difficultés à s’emparer de ce papier sur lequel quelques mots étaient écrits.

Don Gusman, après y avoir jeté les yeux, se laissa aller sur le sol en poussant un cri déchirant de désespoir.

Voici ce que contenait ce papier :

« Frère, tu m’as enlevé la femme que j’aimais ; moi, je te prends ton fils : nous sommes quittes.

« Don Leoncio de Ribeyra. »

Après la lecture de ce billet le doute n’était pas possible : don Leoncio était bien réellement l’auteur de ce rapt odieux ; tandis que son frère venait en toute confiance au-devant de lui, celui-ci, avec un raffinement inouï de perversité, afin de savourer sa vengeance dans toute son étendue, méditait cette hideuse trahison dont l’exécution n’avait été différée que pour la rendre plus éclatante.

Bien longtemps don Gusman demeura accroupi dans la pampa, tenant entre ses bras le corps inerte de sa femme, qu’il cherchait à ranimer ; il ne voyait et n’entendait rien, absorbé dans sa douleur et tremblant, après avoir perdu l’enfant, d’avoir à pleurer la mort de la mère.

Il fut réveillé en sursaut par un coup assez fort qu’il reçut sur l’épaule ; il releva la tête : un homme se tenait debout devant lui, le sourire aux lèvres.

— Don Gusman de Ribeyra, lui dit-il d’une voix railleuse, vous êtes mon prisonnier.

Cet homme était le colonel don Bernardo Pedrosa : une nombreuse troupe de soldats l’accompagnait.


XIX

LA FIN DU RÉCIT


À cet endroit du récit don Estevan s’arrêta.

— Oh ! tout cela est effroyable, s’écria don Fernando avec un accent mêlé de colère et de pitié.

— Ce n’est pas tout encore, reprit le jeune homme.

— Mais quel rapport cette épouvantable histoire a-t-elle avec don Pedro de Luna ?

— Ne vous ai-je pas averti en commençant que cette histoire était la sienne ?

— C’est vrai, pardonnez-moi, mais, entraîné par les horribles péripéties de ce lugubre récit, j’avais tout oublié pour suivre vos personnages ; tout s’est tellement brouillé dans mon esprit que je croyais assister à ces scènes sans nom qui se déroulaient devant moi avec une vertigineuse rapidité, sans me souvenir que l’un de ces personnages était ici près de nous. Mais comment se fait-il que vous soyez aussi bien renseigné de tous les détails de cette tragédie ?

Un sourire triste se dessina sur les lèvres du jeune homme.

— C’est que bien souvent, répondit-il, pendant mon enfance et même depuis que je suis homme, je l’ai entendu raconter ; mon père était ce caporal Luco que vous avez vu si dévoué à la famille Ribeyra ; ma pauvre mère servait de nourrice au fils de don Gusman, qui était mon frère de lait, car nous étions nés presque en même temps, et ma mère, élevée dans la famille, avait voulu nous nourrir tous deux, prétendant qu’en suçant le même lait que mon jeune maître, mon dévouement pour lui serait plus grand encore. Hélas ! Dieu en a décidé autrement, maintenant il est mort.

— Qui sait ? dit don Fernando avec une douce pitié, peut-être reparaîtra-t-il un jour ?

— Hélas ! il ne nous est plus permis de l’espérer. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette affreuse catastrophe, et jamais, malgré les plus actives et les plus adroites recherches, aucune lueur, si faible qu’elle fût, n’est venue soulever un coin du voile mystérieux qui cache la destinée du pauvre enfant.

— Sa malheureuse mère a dû bien souffrir !

— Elle devint folle. Mais le soleil baisse rapidement à l’horizon, dans deux heures à peine il disparaîtra pour faire place à la nuit ; laissez-moi compléter ce récit en vous apprenant ce qui se passa après l’arrestation de don Gusman.

— Parlez, mon hôte, j’ai hâte de connaître la fin de cette sinistre histoire.

Don Estevan Diaz se recueillit un instant, puis il reprit :

— Don Gusman de Ribeyra répondit par un sourire de mépris à la sommation du colonel Pedrosa. Il saisit sa femme dans ses bras, se leva et se prépara à suivre son ennemi. Malgré la haine qui l’animait contre don Gusman, don Bernardo était homme du monde ; le malheur qui accablait celui qu’il avait si longtemps persécuté le toucha, son cœur s’ouvrit à la pitié, et ce fut en employant les plus grands ménagements et en lui témoignant tous les égards que réclamait son affreuse position qu’il le conduisit à Buenos-Ayres.

Le dictateur était furieux du massacre de ses sicaires ; heureux de trouver enfin un prétexte plausible de se délivrer d’un homme que jusque-là il avait redouté sans oser s’attaquer à lui, à cause de sa grande réputation et de l’immense influence qu’il exerçait sur la haute société du pays, Rosas résolut de faire un exemple terrible.

Séparé brusquement de sa femme, le prisonnier fut plongé dans un de ces horribles cachots dans lesquels agonisaient les victimes du tyran, et réservé à des tortures auprès desquelles la mort devait être un bienfait.

Cependant la vengeance du dictateur ne fut pas aussi complète qu’il l’espérait ; les consuls de France et d’Angleterre, émus de pitié pour l’état misérable où doña Antonia était réduite, firent d’énergiques représentations au tyran, allèrent même plusieurs fois à Palermo relancer la bête fauve jusque dans son antre ; bref, à force de prières et de menaces, ils obtinrent que la


Le colonel fut enlevé de la selle et renversé à terre.


pauvre femme fût relâchée et rendue à sa famille, ce que Rosas accorda en grinçant des dents et en écumant de rage : mais il n’osait braver en face les consuls et ne se sentait pas de taille à engager une lutte contre eux. Grâce à cette bienveillante intervention et à la protection toute-puissante dont ils la couvrirent, doña Antonia du moins échappa aux tortures que le tyran se préparait à lui infliger.

Quant à don Gusman, toutes les démarches tentées en sa faveur échouèrent : Rosas refusa péremptoirement non seulement de le relâcher, mais encore d’adoucir le régime terrible auquel il avait ordonné qu’il fût soumis dans sa prison.

Malheureusement, aux yeux de la loi, don Gusman de Ribeyra était coupable ; les démarches des consuls ne pouvaient être qu’officieuses ; ils se virent contraints de ne pas insister, de crainte d’exaspérer le tigre et de nuire à celui auquel ils s’intéressaient, en laissant voir davantage tout l’intérêt qu’ils lui portaient.

Six mois s’étaient écoulés depuis l’arrestation de don Gusman dans la pampa. Grâce aux soins dont elle avait été entourée, doña Antonia avait peu à peu recouvré la raison. Mais alors sa position avait empiré, car l’affreuse réalité lui était apparue dans toute son étendue : elle avait compris la grandeur de son malheur, et son désespoir l’avait plongée dans une telle prostration qu’on craignait pour sa vie.

Sur ces entrefaites, le bruit se répandit que don Gusman de Ribeyra, qui semblait oublié dans son cachot, allait être jugé et comparaître prochainement devant une cour martiale.

Rosas saisissait avec empressement l’occasion de donner au grand jour le spectacle d’un jugement de haute trahison, espérant, à l’ombre de cet acte d’une justice discutable, faire oublier les meurtres qui chaque jour se commettaient en son nom.

Bientôt cette nouvelle devint officielle ; le jour même où don Gusman devait comparaître devant ses juges fut désigné.

Il y a un personnage dont nous n’avons pas parlé depuis quelque temps et auquel il nous faut revenir : ce personnage n’est autre que Luco.

Le digne caporal, lorsqu’il vit s’échapper les arrieros et les carreteros, que don Leoncio eut abandonné son frère en emmenant avec lui la plus grande partie des peones, ne se fit pas la moindre illusion sur la position dans laquelle il se trouvait : traître et déserteur, le moins qu’il lui pût arriver était d’être fusillé : aussi, lorsqu’aux premiers rayons du soleil levant il aperçut au loin, dans la pampa, un tourbillon de poussière qui roulait rapidement vers le relais, il comprit que cette poussière cachait des soldats, que ces soldats venaient venger leurs camarades que lui, Luco, avait de si grand cœur aidé à massacrer, que dans quelques instants ils arriveraient et que, s’ils s’emparaient de lui, il serait immédiatement fusillé. La perspective n’avait rien de bien agréable pour le caporal ; d’un autre côté, il aimait son maître, et il ne pouvait se résoudre à l’abandonner ; il était ainsi dans une grande perplexité, sans savoir à quoi se décider, bien que le temps pressât ; heureusement sa femme trancha péremptoirement la question en lui faisant comprendre d’abord que, dans l’état où se trouvait don Gusman, toute tentative pour l’engager à fuir échouerait, ensuite que mieux valait se conserver libre, afin d’employer plus tard cette liberté à conquérir celle de son maître, puis en dernier lieu que lui aussi, Luco, il était père, qu’il devait se conserver pour son enfant : toutes ces raisons parurent si justes au caporal qu’il n’hésita plus ; il enfourcha un cheval, sa femme un autre, et tous deux partirent d’un côté, tandis que le colonel venait de l’autre avec sa troupe.

Arrivé à Buenos-Ayres, une idée lumineuse traversa le cerveau du caporal ; à part Muñoz et trois autres soldats ses complices qui avaient à ses côtés combattu contre leurs anciens camarades, tous les mashorqueros avaient été impitoyablement massacrés : donc nul ne connaissait la trahison dont le caporal s’était rendu coupable ; Muñoz, qu’il rencontra se prélassant aux portes de Buenos-Ayres, où il guettait son arrivée, leva tous ses scrupules.

Changeant immédiatement de rôle, le digne caporal, accompagné de ses anciens complices, se rendit tout droit chez son colonel, auquel il fit à sa façon un récit de ce qui s’était passé dans le rancho, se répandant en invectives et en menaces de vengeance contre don Gusman et témoignant pour lui la haine la plus profonde.

Sa ruse obtint un succès qui dépassa toutes ses espérances : le colonel, charmé de sa belle conduite et forcé de le croire sur parole, le nomma sergent et donna les galons de brigadier à Muñoz.

Les braves colorados se confondirent en remerciements et en protestations de dévouement à Rosas, et se retirèrent en riant sous cape.

Luco manœuvra si bien pendant les six mois qui s’écoulèrent avant le jugement de don Gusman, il donna des preuves si peu équivoques de son attachement à la cause du dictateur, que celui-ci, trompé à son tour, bien que, de même que tous les tyrans, la défiance fût une de ses vertus, mit en lui la plus entière confiance, et, lorsque le sergent demanda à commander l’escorte chargée de veiller sur le prisonnier pendant le procès, cette faveur lui fut accordée sans la moindre difficulté.

C’était là que le sergent voulait en arriver ; toutes ses manœuvres depuis six mois tendaient à ce but : aussi, lorsque le jour du jugement fut indiqué, il prépara ses batteries et se tint prêt à agir quand le moment serait venu.

Luco s’était juré de sauver son maître, et ce que le sergent avait une fois résolu, il le faisait, quelles que dussent être les conséquences.

Malheureusement, dans cette circonstance, les plus grands obstacles que le sergent eut à vaincre vinrent de don Gusman lui-même. Le prisonnier voulait mourir ; pendant longtemps le sergent se creusa vainement la tête pour faire changer cette résolution qui paraissait immuable : à tous ses raisonnements don Gusman se bornait à répondre que le calice était plein, que la vie lui était à charge, et que le seul bien qu’il espérât désormais était la mort.

Le sergent hochait tristement la tête et se retirait nullement convaincu de la bonté de ces arguments. Enfin, un jour, il arriva au cachot du prisonnier, dont la porte lui était ouverte à toute heure, avec une physionomie si rayonnante, que son maître ne put faire autrement que de s’en apercevoir et de lui demander ce qui lui donnait l’air aussi joyeux.

— Ah ! répondit-il, c’est que cette fois j’ai enfin trouvé le moyen de vous convaincre, mi amo.

— Tu t’obstines donc toujours dans ton projet de me sauver ? fit don Gusman avec un sourire triste.

— Plus que jamais, canarios ! cette fois il n’y a plus à hésiter, c’est dans deux jours qu’on vous juge.

— Tant mieux ! cela sera plus tôt fini, murmura don Gusman avec un soupir de soulagement.

— Bon ! nous n’en sommes pas où vous pensez ; vous avez de bons amis, señor, entre autres les consuls de France et d’Angleterre ; il y a sur rade une fine goélette française qui n’attend que votre présence à bord pour partir.

— Alors elle risque de ne jamais quitter Buenos-Ayres.

— Ta, ta, ta ! ce n’est pas mon opinion, je suis au contraire convaincu du contraire, moi : aussi je me suis entendu avec le consul de France. Après demain la goélette appareillera, enverra un canot pour vous prendre, et elle tirera des bordées en vous attendant ; une fois sous la protection du pavillon français, du diable si l’on osera vous toucher.

— Pour la dernière fois, écoute-moi bien, Luco, dit don Gusman d’une voix ferme : je ne veux pas, entends-tu bien, je ne veux pas être sauvé, je prétends faire peser sur le tyran qui nous gouverne l’ignominie de ma mort ; je te remercie de ton dévouement, mon vieux serviteur, mais j’exige que tu cesses de te compromettre pour moi ; embrasse-moi et ne parlons plus de cela.

— Hum ! fit le sergent : ainsi, vous êtes bien résolu, mi amo, n’est-ce pas ? Rien ne pourrait vous faire changer de résolution ?

— Hélas ! une seule personne peut-être aurait sur moi cette influence, mais cette personne ignore ce qui se passe : heureusement pour elle, elle a perdu la raison, et avec la raison le souvenir, cet incurable cancer des cœurs brisés.

Le sergent sourit et, ouvrant son uniforme, il tira une lettre de sa poitrine et la présenta à son maître sans prononcer une parole.

— Qu’est cela, Luco ? demanda don Gusman en hésitant à prendre la lettre.

— Lisez, lisez, mi amo, répondit le vieux serviteur. Je voulais vous faire une surprise aussitôt libre, mais vous êtes si obstiné que vous me contraignez à brûler mes vaisseaux.

Don Gusman ouvrit la lettre d’une main tremblante et la parcourut rapidement des yeux.

— Dieu tout-puissant ! s’écria-t-il avec émotion, il serait possible, Antonia aurait recouvré la raison, c’est elle qui m’ordonne de vivre !

— Obéirez-vous, cette fois, mi amo ? demanda le sergent.

— Fais ce que tu voudras, Luco, je t’obéirai en tout. Oh ! maintenant, je veux vivre.

— Cuerpo de Cristo ! vous vivrez, mi amo, c’est moi qui vous le jure.

Sur cette consolante promesse, Luco quitta le cachot et sortit de la prison.

Enfin le jour de la mise en jugement de don Gusman de Ribeyra arriva ; le dictateur, qui connaissait les profondes sympathies qui entouraient le prisonnier, avait jugé à propos de faire pour cette circonstance un grand déploiement de forces militaires : la ville était littéralement bourrée de troupes ; cet appareil était plutôt fait dans le but d’intimider les amis du prisonnier que dans la crainte d’une évasion considérée comme impossible.

La goélette française avait, ainsi que le sergent l’avait dit, expédié une embarcation à terre sous prétexte de régler les comptes de ses fournisseurs, puis elle avait levé l’ancre et louvoyait dans la rivière en attendant son canot.

Les rues par lesquelles le prisonnier devait passer pour se rendre de la prison au tribunal étaient encombrées de curieux, que des soldats formés en longue file à droite et à gauche avaient une extrême difficulté à maintenir.

Le détachement chargé d’escorter le prisonnier était nombreux et composé entièrement de colorados, les soldats les plus dévoués de Rosas. Ce détachement était placé sous le commandement du colonel don Bernardo Pedrosa, le peloton spécialement chargé du prisonnier était sous les ordres du sergent Luco et du caporal Muñoz.

Vingt minutes avant l’heure désignée pour se rendre au tribunal, Luco était entré dans le cachot de son maître, il avait eu avec lui une dernière conversation, puis il lui avait remis deux paires de pistolets et un poignard et l’avait définitivement quitté en lui disant :

— Souvenez-vous, mi amo, de n’agir que lorsque vous m’entendrez dire n’importe à qui : Au diable le soleil, il vous aveugle ! cette phrase vous servira de signal.

— Sois tranquille, je ne l’oublierai pas ; de ton côté, souviens-toi de ta promesse de me tuer plutôt que de me laisser retomber entre les mains du tyran.

— C’est dit, mi amo : priez Dieu pour qu’il nous vienne en aide, nous en aurons grand besoin.

— Au revoir, Luco ! tu as raison, je vais prier.

Les deux hommes s’étaient quittés alors pour ne plus se réunir qu’au dernier moment.

Cependant, plus l’instant approchait, plus le sergent devenait soucieux : les formidables préparatifs du dictateur l’effrayaient intérieurement ; bien qu’il n’en laissât rien paraître, afin de ne pas décourager ses complices, et qu’il affectât, au contraire, une complète sécurité, à chaque minute il grommelait dans sa moustache :

— C’est égal, ce sera rude, il y aura du tirage !

Bientôt l’horloge du cabildo sonna dix heures. Un roulement de tambour appela les soldats aux armes, les curieux disséminés dans les rues avancèrent anxieusement la tête en poussant un ah ! de satisfaction ; tous les regards se fixèrent sur la prison.

L’attente ne fut pas longue : au bout de quelques minutes à peine la porte s’ouvrit, le prisonnier parut.

Son visage était calme, pâle, mais empreint d’une indomptable résolution ; il marchait doucement au milieu d’un peloton d’une dizaine de cavaliers commandés par le sergent Luco ; celui-ci, comme s’il eût voulu veiller de plus près sur son prisonnier, se tenait à sa droite, tandis que le caporal Muñoz venait à gauche, tous deux placés pour ainsi dire côte à côte avec don Gusman.

Ce peloton était précédé d’un fort détachement de colorados à la tête desquels caracolait le colonel don Bernardo Pedrosa sur un magnifique étalon noir comme la nuit ; en arrière du prisonnier, un second détachement aussi fort que le premier fermait la marche.

Le cortège avançait lentement à travers les flots d’un peuple triste, morne et silencieux, contenu à grand’peine par les deux cordons de sentinelles.

Il faisait une de ces magnifiques matinées de printemps comme l’Amérique méridionale seule a le privilège d’en posséder ; l’acre brise des pampas chargée de senteurs odorantes faisait frissonner les branches des arbres des liuertas, et rafraîchissait l’atmosphère échauffée par les rayons incandescents d’un soleil torride.

Le cortège marchait toujours ; malgré le danger de manifester ses sympathies pour le prisonnier, la foule silencieuse se découvrait respectueusement sur son passage ; lui, calme et digne comme au moment où il avait quitté la prison, marchait le chapeau à la main, saluant à droite et à gauche avec un sourire triste et résigné ceux qui ne craignaient pas de lui témoigner l’intérêt qu’ils lui portaient.

Déjà les deux tiers du chemin étaient franchis, encore quelques minutes, et le prisonnier arriverait au tribunal, lorsque dans la calle de la Fédération plusieurs spectateurs, sans doute trop brusquement refoulés par les soldats, résistèrent à la pression qu’on leur imposait, repoussèrent les sentinelles, et pendant un instant rompirent presque la haie, puis, au fur et à mesure que le cortège approchait de cet endroit, le tumulte allait toujours croissant avec cette vivacité et cette rapidité particulières aux races du Midi, si bien que ce qui, dans le principe, ne semblait être qu’une rixe de peu d’importance, prit presque instantanément les proportions d’une véritable émeute.

Don Bernardo, inquiet du bruit qu’il entendait, quitta la tête de l’escorte, et piquant son cheval, revint sur ses pas, afin de savoir ce qui se passait et de réprimer le désordre.

Malheureusement le flot populaire avait monté avec une rapidité telle, que sur plusieurs points les soldats, rompus et culbutés, avaient été isolés, et, sans qu’on sût comment cela s’était fait, ils avaient été désarmés avec une prestesse sans égale par des gens qu’ils n’avaient même pu apercevoir. Bref, le cortège était coupé en deux.

Don Bernardo jugea d’un coup d’œil la position et en reconnut la gravité ; se faisant jour à grand’peine au milieu de la foule, il parvint jusqu’au sergent qui se tenait toujours impassible et froid auprès du prisonnier.

— Ah ! fit le colonel avec un soupir de soulagement en l’apercevant, veillez bien sur le prisonnier, serrez-le étroitement entre vous ; je crains que nous ne soyons obligés de nous ouvrir un passage de vive force.

— Nous nous l’ouvrirons, n’en doutez pas, colonel, répondit Luco avec un sourire narquois. Mais au diable le soleil, il nous aveugle !

Au moment où le sergent prononça cette phrase, un soldat qui se tenait à deux pas, appuyé sur son fusil, saisit la jambe du colonel, l’enleva de la selle et le renversa à terre. Au même instant Luco retint fortement le cheval par la bride, tandis que don Gusman, par un mouvement rapide comme la pensée, se trouva en selle à la place du colonel.

Ce que nous avons rapporté s’exécuta si brusquement et avec tant de prestesse que don Bernardo, complètement démoralisé, fut cloué sur le sol d’un coup de baïonnette avant de comprendre ce qui se passait ; il est probable même qu’il expira sans le deviner.

Cependant les douze cavaliers du peloton d’escorte s’étaient serrés autour de leur ex-prisonnier et s’étaient élancés à fond de train au plus épais de la foule.

Alors il se passa une chose bizarre : ces curieux, un instant auparavant si pressés et si compacts, qui avaient rompu la haie de soldats, s’écartèrent d’eux-mêmes à droite et à gauche devant les fugitifs en poussant de joyeux vivats, puis, lorsqu’ils furent passés, ils refermèrent la brèche qu’ils avaient si bénévolement ouverte, et formèrent de nouveau une infranchissable barrière humaine au détachement d’arrière-garde, qui chargea vainement pour la renverser.

Des hommes armés semblèrent subitement surgir de terre, rendirent coup pour coup aux soldats, et opposèrent une résistance assez énergique pour donner aux fugitifs le temps de se mettre en sûreté.

Puis, tout à coup, comme par enchantement, ces menaçants rassemblements qui avaient si chaudement disputé le terrain se retirèrent, se fondirent en quelque sorte, et cela si vivement que, lorsque les soldats, revenus de leur surprise, voulurent prendre une vigoureuse défensive, ils ne trouvèrent plus personne devant eux : les insurgés avaient disparu sans laisser de traces.

Cette audacieuse échauffourée aurait presque pu passer pour un rêve, si, d’un côté, le prisonnier n’avait pas été si témérairement enlevé, et si, de l’autre, les cadavres du colonel Pedrosa et de cinq ou six soldats étendus sur le sol, baignés dans leur sang, n’avaient pas prouvé la réalité de ce hardi coup de main, exécuté avec une adresse et un bonheur remarquables.

Don Gusman et ses compagnons avaient trouvé place dans le canot qui les attendait. Cinq minutes plus tard ils montaient à bord du bâtiment français, et lorsqu’on songea à les poursuivre, la goélette n’apparaissait plus à l’horizon que comme une aile d’alcyon balancée par la brise.

Sur la goélette, don Gusman avait retrouvé sa femme.

La goélette avait fait voile pour la Vera-Cruz.

Nous avons rapporté plus haut la résolution prise par don Gusman, et de quelle façon il l’avait exécutée.

Don Gusman, afin d’assurer le succès de ses recherches pour retrouver son fils et assurer sa tranquillité, avait, en mettant pied à terre au Mexique, quitté son nom pour prendre celui de don Pedro de Luna auquel il avait droit, du reste, et sous lequel nous continuerons à le désigner ; il espérait échapper ainsi aux poursuites de don Leoncio, dont la haine plutôt trompée qu’assouvie par le rapt du fils de son frère essaierait probablement de rejoindre sa victime.

Les calculs de don Gusman furent justes ou du moins le parurent : jamais depuis son départ de Buenos-Ayres, il n’avait entendu parler de don Leoncio, nul ne savait ce qu’il était devenu ni même s’il était mort ou vivant.

Cinq ans après son arrivée à l’hacienda de las Norias de San-Pedro, un nouveau malheur avait frappé le pauvre exilé : doña Antonia, qui n’avait jamais pu se remettre complètement de l’ébranlement qu’avait subi sa raison à la suite de l’horrible catastrophe de la pampa, et dont la santé avait toujours été languissante depuis cette époque, avait succombé entre ses bras en donnant le jour à une fille.

Cette fille était la charmante enfant que nous avons présentée au lecteur sous le nom de doña Hermosa.

Alors don Pedro, brisé par la douleur, concentra ses affections sur cette délicieuse créature, seul lien qui le rattachât désormais à cette existence qui aurait dû être si heureuse et qui, tranchée par l’aile froide de l’adversité, était subitement devenue si malheureuse.

De tous ceux qui avaient suivi l’exilé dans sa fuite, lui seul restait ; tous étaient morts, il les avait vus les uns après les autres tomber à ses côtés.

Manuela, la femme de Luco, confidente des douleurs de son maitre, fut chargée de l’éducation de la jeune fille, qu’elle éleva avec un soin et un dévouement au-dessus de tout éloge.

À l’époque où commence cette histoire et dont ce qui précède n’est pour ainsi dire que le prologue, Hermosa avait plus de seize ans ; il y avait donc plus de vingt ans que les faits que nous avons rapportés s’étaient passés.

Ceux de nos lecteurs que ce récit a intéressés en connaîtront le dénouement dans le Cœur-de-Pierre.



  1. Le nom indien comanche, dont nous faisons grâce au lecteur, est Iztacpapalotzin, dont voici la racine : iztac, blanc ; papalotl, papillon, G. A.
  2. On nomme chicots des arbres déracinés et entraînes par les fleuves et les rivières ; ces chicots offrent souvent de sérieux dangers à la navigation. (G. A.)
  3. Les Mexicains emploient cette expression énergique pour dire assassiner. (G. A.)
  4. Femme de couleur, presque blanche. (G. A.).
  5. Costeno, habitant des côtes ; terras adentro, habitant de l’intérieur des terres.
  6. Vieux chrétien, expression usitée pour signifier les descendants des anciens conquérants, dont le sang s’est toujours conservé pur.
  7. Ce mot veut dire flèche en apache.
  8. Ce mot vient de mixtli, nuage, et coati, serpent.
  9. Qui sait ? Expression proverbiale.
  10. Mas horca signifie littéralement : davantage de potences.
  11. Vive le bien méritant général Rosas ! Vive le libérateur ! vivent les fédéraux ! meurent les sauvages unitaires ! qu’on les égorge ! qu’on les égorge !
  12. Ces vers sont presque intraduisibles. Ils signifient à peu près : Pourquoi vas-tu et reviens-tu, reviens-tu et vas-tu, si d’autres en marchant moins acquièrent davantage ?
  13. O liberté précieuse ! on ne le peut comparer à l’or ni au bien le plus grand de l’immense terre.
  14. Plus riche et plus chérie que le plus précieux trésor…
  15. Espèce d’autruche particulière aux pampas.
  16. Enfant du pays, locution fort usitée en Amérique.
  17. Littéralement, Torribio l’égorgeur.
  18. Espèce de juron. Nous demandons pardon au lecteur de la multiplicité des termes que nous sommes obligés d’employer.
  19. Égorgez ! égorgez les sauvages unitaires !