Les Chasseurs d’or/XIII. Un mauvais pas

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L’esquif filait rapidement, au fil de l’eau, et il suffisait à Mukoki de le maintenir dans le courant, à l’aide de sa pagaie, faisant office de gouvernail.

Le vieil Indien était redevenu taciturne et songeur. Trop de choses obscures flottaient dans l’air, autour de lui.

Vers midi, on aborda, pour un déjeuner froid, à un endroit propice, et Wabi en profita pour tirer Rod à l’écart.

— La tête de Muki, lui dit-il, travaille fortement. Sa croyance au surnaturel ajoute, pour lui, à nos inquiétudes communes.

— Que pense-t-il, à ton avis ?

— Il existe, dans sa tribu, une vieille légende, d’après laquelle, à des périodes éloignées, ladite tribu est visitée par un guerrier redoutable, envoyé par le Grand Esprit, qui, en réparation de fautes anciennes, exige un sacrifice humain, ou, si tu préfères, la mort d’un homme…

« Ce fantastique guerrier est invisible. Il possède une voix terrible, qui fait trembler d’effroi les montagnes et arrête le cours des fleuves. Il est armé d’un grand arc et de flèches d’or, dont il frappe la victime désignée.

« De là à conclure, pour Mukoki, que c’est à ce guerrier invisible qu’il a eu affaire, la nuit dernière, et que c’est lui que le Grand Esprit a choisi pour mourir, il n’y a qu’un pas, tu le comprends. Espérons que cette bizarre histoire sera bientôt tirée au clair, car elle finirait par annihiler complètement toutes les facultés de notre vieux camarade.

— Je suis, répliqua Rod, quoique pour des raisons différentes, non moins désireux de percer à jour le mystère. Mais nous n’avons, pour l’instant, qu’à aller de l’avant.

— C’est aussi mon avis.

À ce même moment, une clameur roula sur une des crêtes du ravin. Une clameur profonde et sinistre, pareille à la lamentation du vent d’hiver sur le faîte des noirs sapins.

Elle s’enflait et s’approchait, répercutée par les échos du ravin, sans que l’on pût voir d’en bas qui la proférait. Puis elle éclata en un cri perçant, pour s’éteindre ensuite en un gémissement douloureux, qui glaça le sang des trois hommes, dressés pour écouter.

Tous trois s’étaient, en même temps, accroupis et dissimulés derrière un pan de rocher, craignant qu’une nouvelle balle d’or ne s’abattît sur eux.

Eux-mêmes avaient armé et épaulé leurs fusils, prêts à tirer sur l’être inconnu et cauchemardesque, s’il apparaissait en haut du ravin.

Et voilà que, tout à coup, une révélation se fit dans l’esprit de Roderick Drew Plus prompte que l’éclair, sa pensée s’était soudain retournée vers ce monde civilisé, où il avait vécu jusque-là. Il y avait, dans ses tares morbides, trouvé la clef de l’énigme.

Il se tut, en frissonnant d’horreur, jusqu’à l’instant où, ne voyant paraître sur le ciel aucune silhouette humaine, ses deux compagnons lui firent signe de quitter comme eux son abri, pour regagner la pirogue.

Alors il s’approcha de Wabi et de Mukoki et, à mi-voix, à demi étranglé d’émotion, il murmura :

— L’homme qui tire sur nous…

— Eh bien ? demanda Wabi.

— Eh bien… C’est un fou !

Les ongles des doigts de Wabi s’enfoncèrent dans son bras, comme les griffes d’un ours.

— Un quoi, dis-tu ?

— Un fou.

« Oui, reprit Rod, en baissant encore la voix. L’homme qui a tiré sur l’ours et sur Mukoki, l’homme que, le premier, j’ai entrevu et entendu crier dans la nuit, l’homme qui arme son fusil avec des balles en or est un fou… un fou furieux ! Des cris semblables, j’en ai entendu déjà, à l’asile des aliénés qui est installé près de Détroit.

Tel un commentaire vivant de ses paroles, la clameur sinistre retentit, une fois de plus, toute proche, semblait-il.

— Un fou furieux… répétait Wabi, abasourdi.

Quant à Mukoki, cette explication, donnée par le jeune Blanc, semblait l’avoir beaucoup rassuré. Il avait, de nouveau, épaulé son fusil.

— Ne tire pas, Muki ! commanda Rod, avec autorité. Si, aujourd’hui ou demain, tu vois ce malheureux au bout de ton arme, il faut l’épargner… C’est un homme, sais-tu ? qui a souffert, qui a été affamé, affamé à en devenir fou. Le tuer serait le pire des crimes.

Mukoki abaissa son arme.

— Oui, je comprends… gloussa-t-il. Lui faim… Lui pas manger… Lui devenu mauvais chien.

— C’est cela même, appuya Wabi. Rod a raison. L’homme est devenu mauvais chien, tout comme ce chien husky, qui était devenu méchant parce qu’il avait avalé une arête de poisson. Les hommes blancs, eux aussi, deviennent parfois mauvais chiens, quand ils souffrent trop.

— Notre Grand Esprit, déclara Rod, nous commande de ne point faire de mal aux fous. Nous les enfermons seulement dans de grandes maisons, plus vastes que toutes les maisons réunies de Wabinosh House. Là, nous les habillons décemment, nous les nourrissons et nous prenons soin d’eux, toute leur vie.

Mukoki ne semblait pas convaincu.

— Mauvais chiens, protesta-t-il, mordre profond, quelquefois. Mauvais chiens dangereux. Prudent de les tuer.

Ici, Wabi intervint encore, afin de venir au secours de Rod.

— Oui, certainement, mais seulement quand on ne peut s’en dispenser. N’avons-nous pas sauvé la vie à notre husky, et mis un terme à sa méchanceté, en lui retirant l’arête du gosier ? Notre devoir est, si nous le pouvons, de sauver ce mauvais chien. Il croit que tous les hommes sont ses ennemis. Tâchons d’éviter qu’il ne nous tire dessus. Mais, nous non plus, ne le tuons pas !

Tout en regagnant la pirogue, Rod s’approcha de Wabi et lui chuchota à l’oreille :

— Muki a compris. Il ne tuera pas l’homme sans nécessité. Mais peut-être faudra-t-il tout de même en venir là. Notre vie, hélas ! est en jeu… Peut-être, en cet instant, est-il là-haut, à nous épier. Il y a fort à craindre, car les fous sont têtus dans leur folie, qu’il ne nous lâche pas de sitôt.

— Brr… répondit Wabi. Tu n’es pas rassurant ! Embarquons. C’est tout ce que nous avons à faire pour le quart d’heure.

La pirogue fut bientôt reprise par le courant et recommença à filer sur les eaux écumeuses.

Rod, malgré l’humanité de son intervention, était le seul, en réalité, qui connût toute l’amplitude du danger qui les menaçait.

Wabi était peu au courant des mœurs des aliénés. Mais il n’ignorait pas, quant à lui, que rien n’est plus dangereux qu’un fou en liberté.

L’homme pouvait, pendant des jours et des nuits, durant des semaines, épier leurs pas, avec une ténacité que rien ne rebuterait, franchir en courant, comme une bête sauvage, d’incalculables distances et, à tout moment, se dresser soudain sur leur route, avec son vieux fusil et ses balles d’or, ou ramper silencieusement vers eux dans les ténèbres, pour se jeter à leur gorge. L’endurance de leur inconscient ennemi dépasserait toujours la leur.

À chaque mille parcouru, le volume d’eau de la rivière, qui recevait, à droite et à gauche, une multitude de ruisseaux et de petits torrents, devenait plus considérable, et son courant plus rapide.

La journée tirait à sa fin lorsque Wabi, qui veillait à l’avant de la pirogue, poussa un bref cri d’alarme. Un semis de rochers avait soudain surgi de l’eau.

Mukoki donna un coup de pagaie, pour en détourner la pirogue. Mais sa pagaie, ayant heurté l’un d’eux, se brisa net. Rod, vivement, lui passa la sienne.

Cette minute avait suffi cependant pour que le fragile esquif perdît sa direction. En même temps le courant, dont la force semblait décuplée, avait saisi comme une griffe la pirogue et l’entraînait à une vitesse vertigineuse, contre laquelle toute lutte devenait impossible.

Un sourd grondement ne tarda pas à parvenir aux oreilles des trois hommes, qui comprirent aussitôt que c’était celui d’une chute d’eau.

— La première cascade… gloussa Mukoki.

Nul doute n’était possible. On était bien arrivé à cette première cascade, indiquée dans le plan tracé sur l’écorce de bouleau, et jusqu’à laquelle Mukoki, l’hiver précédent, s’était avancé.

Ce n’était alors qu’une petite chute d’eau, devenue aujourd’hui, à en juger par le vacarme assourdissant qui emplissait l’air et l’aspiration formidable qui entraînait la pirogue, une véritable cataracte.

Les trois chasseurs d’or regardaient, impuissants, leur embarcation affolée les entraîner avec elle à la culbute et à la mort. Les coups de pagaie, qu’ils tentaient de donner pour aller accoster à l’une des deux rives, ne faisaient pas dévier d’un pouce la pirogue.

Déjà apparaissaient la cataracte et les blanches écumes impalpables qui, au-dessus d’elle, pareilles à une légère mousseline, montaient dans l’air.

La catastrophe semblait inévitable, quand un remous violent, qui coupait le courant en son plein milieu, se saisit soudain de la pirogue et se mit à la faire tourniquer sur elle-même.

En un clin d’œil elle chavira et les trois hommes, perdant l’équilibre, furent projetés à l’eau.

— Tenir pirogue ! cria Mukoki. Point la lâcher.

Il s’était déjà cramponné au fragile esquif, qui n’était plus qu’une écorce flottante, et Rod et Wabi, à demi immergés, l’imitèrent.

Les trois compagnons se sentirent, quelques instants, tournoyer comme des fétus de paille. Mais la force du petit maelström, où ils étaient pris, contrariait celle du courant, dont elle brisait la direction, et de cette bataille de l’élément liquide ceci résulta, qu’hommes et pirogue furent finalement projetés sur le rivage.

La chance avait servi les trois chasseurs d’or. Haletants et trempés, ils sortirent de l’eau, et tirèrent après eux, jusque sur un petit promontoire rocheux, leur embarcation, complètement retournée.

Fort heureusement, les courroies qui liaient à la pirogue leurs paquetages n’avaient point cédé, eux-mêmes n’avaient pas lâché leurs fusils, et le moindre mal, au total, était advenu.

— Voilà, s’écria Wabi, en mettant pied à terre, ce qui s’appelle aller aux portes du Paradis, et en revenir vivement. Nous l’avons échappé belle !

Tandis que Rod, ruisselant, demeurait abasourdi de la catastrophe courue et évitée, Wabi se hâta d’aider Mukoki à arrimer la pirogue.

Puis les trois hommes sortirent de leurs paquetages des vêtements secs, qu’ils se hâtèrent de revêtir, et mirent leur défroque à égoutter aux rayons obliques du soleil couchant.

Il leur faudrait, de toute nécessité, passer la fin de la journée, et la nuit suivante, sur l’étroit espace qui, baigné par les eaux écumeuses, leur servait de refuge. Le lendemain matin, on verrait à se tirer de ce mauvais pas et à franchir la cataracte.

— Si le fou, ne put s’empêcher d’observer Rod, d’un ton mi-gai, mi-contrit, nous découvrait dans cette position, il aurait beau jeu de nous tirer dessus !

— Oui… répondit Wabi. En revanche, nous n’avons pas à craindre que personne ne vienne nous dévaliser, ni que les bêtes sauvages ne nous fassent un mauvais parti. Tout, ici-bas, a ses avantages !

Faute de quoi que ce fût, qui permît d’allumer un feu, les trois hommes se contentèrent d’un repas froid, puis s’enveloppèrent dans leurs couvertures de fourrure, jusqu’au lendemain matin.

Ils ne dormirent que d’un œil, par suite de l’exiguïté du terrain, où ils avaient tout juste de quoi s’étendre, et du vacarme assourdissant de la cataracte, qui, dans l’obscurité, semblait vouloir les happer. Et Rod se demandait, sans oser formuler tout haut son inquiétude, s’il allait falloir demeurer là, captifs, jusqu’à la baisse des grandes eaux. Car, de droite et de gauche, la falaise dressait à pic ses murailles vertigineuses.

Mais, dès l’aube, Mukoki s’était mis à examiner de près la situation et quelles voies d’issue seraient possibles.

Revenu de son exploration vers les deux amis, qui s’étiraient encore, les côtes moulues par la dureté du roc qui leur avait servi de lit, il leur parut tout ragaillardi.

Il leur désigna de la main un autre îlot rocheux, plus proche de la cataracte que celui sur lequel ils se trouvaient, et qu’il venait de gagner à la nage.

— Nous, dit-il, aller là, d’abord. Nager le long du rivage et tirer avec nous la pirogue.

Quelques instants après, Rod et Wabi s’étant déshabillés, comme avait fait le vieil Indien, et ayant déposé leurs vêtements dans la pirogue, nageaient avec entrain vers l’îlot, comme trois poissons, s’agrippant au rivage lorsque le courant, plus fort, menaçait de les entraîner.

Une longue lanière de peau de caribou avait été fixée à l’avant de la pirogue, et ils la halaient ainsi après eux.

L’îlot désigné par Mukoki fut atteint sans encombre. Tout éclaboussé d’écume, il était situé au pied de la falaise, en bordure même de la cascade qui, au-delà de lui, effectuait son plongeon liquide.

Un chapelet de rochers, que l’eau ne recouvrait pas entièrement, se continuait tout le long de la cataracte.

— Bon, cela, dit Mukoki, en gloussant. Nous descendre par là.

La voie à suivre était scabreuse et Rod sentait la tête lui tourner à l’aspect de ces rocs empilés qui, mouillés et glissants, dégringolaient les uns sur les autres, côte à côte avec la chute d’eau.

— Ne crains rien, dit Wabi, qui voyait pâlir son ami. Nous nous attacherons ensemble et, si l’un de nous deux culbute, les deux autres le retiendront. Il est inutile de nous attarder ici plus longtemps. Faisons vite !

Les trois hommes se lièrent mutuellement à la ceinture, à l’aide d’une seconde lanière, et Mukoki se laissa filer sur le premier palier. Rod et Wabi firent glisser vers lui la pirogue, puis descendirent à sa suite.

La même opération se répéta, à cinq reprises successives, sur les rocs luisants, non sans que Rod qui vacillait, étourdi par le fracas des grandes eaux, n’eût été contraint d’attraper sa casquette et, l’ayant coiffée, de l’enfoncer sur ses oreilles.

Le pauvre garçon était vert, lorsque la descente prit fin. Mais tout s’était passé sans encombre. Les trois compagnons se hâtèrent de revêtir à nouveau leurs vêtements, la pirogue fut remise à flot et la navigation reprit sur la rivière apaisée.

— Ouf ! dit Wabi, avec une détente de ses nerfs.

— Mauvais pas, très mauvais pas… confirma Mukoki, impassible.

— Un fou, un naufrage, un Niagara en miniature… s’exclama Rod. Notre or se défend bien !

Tout le jour, la pirogue continua à descendre au fil de l’eau, plus ou moins rapidement, et l’aspect varié du paysage, qui se découpait dans les brèches de la double falaise où s’encastrait le ravin, était pour Rod et pour Wabi un perpétuel sujet d’admiration.

Vers la fin de l’après-midi, la rivière changea de direction. Du nord-est, elle coulait désormais, très nettement, vers le nord.

Le coude que formait là le ravin offrait un endroit favorable, entre tous, pour le campement de la nuit.

Sur une surface d’un acre environ, s’étendait une vaste arène de sable fin, très blanc, en bordure de laquelle se trouvaient de grands amas de bois mort.

— Curieux endroit ! dit Wabi, tandis qu’aidé de Rod et de Mukoki il tirait la pirogue sur le sable. On dirait d’un ancien…

— Oui, ancien lac… grogna l’Indien. Ici, autrefois, être sûrement un lac.

— Le sable, ajouta Rod, qui emplit aujourd’hui cette dépression, a dû être, peu à peu, apporté par la rivière, et le coude que fait le ravin l’a retenu. La couche en est très épaisse… De même, le bois mort a été charrié par l’eau et bloqué ici.

Quelques instants après, Wabi, qui s’était un peu écarté, poussa un cri et, comme ses compagnons s’étaient retournés vers lui, il leur fit signe, avec de grands gestes, de venir le rejoindre.

Rod et Mukoki arrivèrent en courant et Wabi, sans mot dire, leur montra du doigt quelque chose sur le sable.

Sur le sable était fortement marquée l’empreinte d’un pied humain. D’un pied que ne chaussait ni soulier ni mocassin, mais qui, quand il avait laissé sa trace sur la blanche arène, était nu, aussi nu que la main frémissante, pointée vers lui par Wabi.

L’empreinte se répétait à l’infini, comme si toute une tribu de sauvages avait, quelques heures auparavant, dansé à cet endroit.

Ce n’était pas tout. Près des amas de bois flotté, montait une légère spirale de fumée.