Les Chasseurs d’or/XI. Un cri dans la nuit

La bibliothèque libre.


Le lendemain, dès le point du jour, les trois chasseurs se mirent en devoir de gagner le ravin mystérieux et la rivière qui y coulait, laquelle, selon Rod et d’après le plan d’écorce de bouleau, devait, de cascade en cascade, les conduire infailliblement à la mine d’or.

Comme le chemin, jusque-là, était uni et peu difficultueux, il fut décidé que la plus grande partie du paquetage serait laissée dans la pirogue. Celle-ci, ainsi chargée, serait portée sur les épaules de Mukoki et sur celles de Wabi, que Rod relaierait de temps à autre, en lui repassant son propre paquet. Ainsi serait évité tout va-et-vient inutile.

Le magique printemps étincelait partout et sa joie donnait du courage aux porteurs, dont la charge était lourde.

À midi, on fit, comme de coutume, halte pour déjeuner. Brusquement, Rod mit une main sur le bras de Wabi. Il lui désigna, de l’autre, deux points, distants d’un mille environ, et qui avançaient lentement dans l’espace découvert.

C’étaient deux bêtes qui, à cette distance, ne semblaient pas beaucoup plus grosses que des chiens.

— Des loups ! dit Rod.

Puis, après un instant de réflexion, il reprit :

— Non… Des élans !

— Un élan femelle, précisa Wabi, et son petit.

— Comment, d’ici, le sais-tu ? demanda Roderick.

— Rien n’est plus simple… Observe avec moi. La mère marche la première, et pas à pas. L’élan, sans raison majeure, ne trotte ni ne galope jamais, comme fait le daim ou le chevreuil. Mais, posément, il va l’amble, faisant aller en même temps ses deux pattes du même côté. Le petit, en revanche, gambade autour de sa mère. Ce qui me renseigne sur son âge. Jamais un vieil élan ne se livrerait à de semblables cabrioles.

Rod semblait douter de l’affirmation de son ami.

— Il semble bien cependant, dit-il, qu’ils soient tous deux de la même taille.

— C’est un jeune, de deux ans. Il est, en effet, presque aussi grand que sa mère. Ce n’est plus un veau, en réalité. Mais, comme les jeunes élans continuent, à cet âge, à suivre encore leur mère, on les appelle couramment, ici, des veaux… J’en ai connus qui ne prenaient leur liberté qu’au bout de trois années.

— Ils viennent dans notre direction, murmura Rod.

— Oui, mais cachons-nous.

Wabi tira son ami derrière une touffe de buissons, qui dissimulait pareillement Mukoki.

— Ils viennent, reprit-il, manger des bourgeons de peupliers, à ce bouquet d’arbres que tu vois entre eux et nous. Il est à craindre, toutefois, que le vent ne leur décèle notre présence.

Wabi mouilla, de sa salive, un de ses doigts et le tint levé au-dessus de sa tête. C’est l’infaillible méthode, employée par le trappeur, pour connaître d’où vient le vent. Si faible que soit le déplacement de l’air, un côté du doigt sèche en un instant, tandis que l’autre demeure humide et se refroidit. C’est de ce dernier côté que souffle le vent.

— Le vent nous est contraire, dit Wabi. Il souffle vers eux, et nettement. Ils vont, sans aucun doute, s’arrêter bientôt.

Rod épaula son fusil.

— Alors, dit-il, risquons le coup ! Ils sont un peu loin encore, mais à portée.

Wabi tira le bras de Roderick.

— À portée, oui… dit-il. Mais nous ne les tuerons pas. Nous n’avons que faire de viande.

Il n’avait pas achevé que la mère élan s’arrêtait soudain.

— C’était prévu ! s’exclama Wabi. Elle nous a sentis, à un quart de mille. Rod, regarde-moi l’animal, avec ses grandes oreilles qui pointent de l’avant, comme des cornets acoustiques, avec son nez levé vers le ciel, pour aspirer l’air et ses odeurs. Il a compris qu’il y avait un danger latent.

Mais déjà la mère élan avait fait volte-face et, mettant son corps entre son veau et le péril, prenait rapidement sa course dans la direction opposée. Cette fois, le petit courait devant, et c’était elle qui fermait la marche.

— J’aime l’élan, reprit Wabi. As-tu observé, Roderick, que je n’en tue jamais ?

— Je ne l’avais pas remarqué. Mais je me rends compte, à la réflexion, que c’est exact. Pourquoi ?

— Pourquoi ? Je vais te le dire… Vous autres civilisés, vous appelez le lion le roi des animaux. Eh bien, non ! L’élan est leur vrai monarque. Tu as vu par toi-même comment a agi la mère.

« Elle précédait son petit, tout à l’heure, prête à affronter, la première, un danger éventuel, et à l’en garder. Quand le péril s’est précisé et lui a imposé la retraite, elle a poussé son veau devant elle, afin d’être, s’il y avait lieu, frappée à sa place.

« Cet admirable amour maternel, toujours prêt à se sacrifier, ne s’apparente-t-il pas directement à l’amour maternel humain ?

« Et l’élan mâle ! À la saison des amours, il tiendrait tête à une douzaine d’hommes, pour défendre sa femelle. Si elle tombe la première, il défendra encore son corps, bravant les fusils des chasseurs, en piaffant sur place, les yeux brillants de défi, jusqu’à ce qu’il succombe à son tour, criblé de balles.

« J’ai vu, une fois, une femelle blessée, mais non mortellement, prendre la fuite, en clopinant et trébuchant. Le gros élan qui était avec elle ne l’abandonna pas. Il vint se placer entre elle et les balles, encaissant, sans faiblir, chaque coup de fusil. Il ne broncha point, et personne ne se douta qu’il fût atteint, jusqu’au moment où, littéralement haché, il s’affaissa sur le sol.

« Cette abnégation a quelque chose de sublime. Et, depuis lors, j’ai juré de ne jamais tuer un élan, mâle ou femelle. J’ai tenu ma parole, à moins d’être absolument forcé à l’enfreindre, pour me procurer, n’en ayant point d’autre, la viande nécessaire.

— Et tu as eu grandement raison, répondit Rod, Que veux-tu ? J’ignore encore bien des choses du Wild. Mais, comme toi, je respecterai désormais la vie des élans.

On déjeuna de délicieuses tranches d’ours, de café et de biscuits, rissolés sur des pierres chaudes.

La conversation fut ramenée, par Wabi, sur les mœurs des hôtes du Wild. Roderick raconta que, la veille au soir, il avait entendu dans la nuit un long hurlement plaintif, et qu’il avait pensé, à part lui, que cette plainte pouvait bien venir de leur ancien loup apprivoisé. Sans doute, les avait-il flairés et, un jour ou l’autre, on le verrait reparaître.

— On m’a, dit-il en manière de conclusion, conté beaucoup de cas similaires, où la bête était toujours fidèlement revenue près de ses anciens maîtres.

Wabi avait écouté avec courtoisie. Quand Rod eut terminé, il répondit :

— On colporte, au sujet des animaux sauvages, mille fables plus fausses les unes que les autres. J’ai lu, comme toi, quand nous étions ensemble au collège de Détroit, des volumes entiers où elles sont consignées.

« Mais pas un sur cent, de tous les gens qui écrivent sur ces contrées, n’y est réellement venu. En ce qui concerne, notamment, les us et coutumes des bêtes sauvages, que d’erreurs ont été imprimées !

— Alors, tu ne penses pas que Loup…

— Loup, qui avait été capturé jeune et avait grandi dans la société des hommes, était demeuré avec nous parce qu’il ignorait qu’il pût y avoir, pour ses semblables, une autre existence. Mais, bien souvent, Mukoki et moi, nous avions remarqué que fermentaient sourdement ses instincts ataviques. La reconnaissance intégrale est un sentiment humain et, si intelligentes que soient les bêtes sauvages, elles demeurent des bêtes…

— C’est-à-dire que Loup, selon toi…

— À rejoint le troupeau de ses frères carnassiers et que nous ne le reverrons jamais ! N’est-ce pas, Muki ?

Le vieux trappeur mâchonna entre ses dents :

— Loup apprivoisé… Loup dressé… Maintenant Loup redevenu sauvage. Le Grand Esprit vouloir cela, et cela être bien ainsi.

Les trois compagnons se remirent en marche, bien reposés, et né tardèrent pas à rencontrer, scintillant dans l’herbe, le menu ruisseau qu’ils devaient suivre.

À mesure qu’ils avançaient, le petit cours d’eau grossissait, toujours davantage, gonflé de tous les ruisselets provenant de la fonte des neiges, qu’il recevait.

Il prit bientôt l’allure d’une véritable rivière ; puis, à mesure que s’inclinait la pente du sol, celle d’un véritable torrent, qui finalement se précipitait, en bondissant, dans le fameux ravin, but de cette dernière étape.

De la fantastique gorge rocheuse, qui devait conduire jusqu’à l’or les trois aventuriers, arrivait un tonnerre assourdissant d’eaux tumultueuses, semblable à l’explosion d’énormes canons, renvoyée et répercutée par l’écho des cavernes souterraines.

Entraînant Rod avec lui, Wabi vint se percher sur le précipice. Étourdi à demi, et se cramponnant à un rocher, le jeune Blanc demeura comme fasciné.

Les eaux bouillonnantes, prises entre les deux murs à pic du ravin, s’entrechoquaient avec une rage folle, en un flot d’écumes laiteuses. Çà et là, quelques gros rocs noirs pointaient, pareils à la tête ruisselante de monstres aquatiques. C’était, dans le jour qui tombait, superbe et terrible.

Les trois hommes longèrent, avec leur chargement, le bord du précipice. Ils constatèrent avec satisfaction que la rivière, qui coulait entre les abruptes murailles, calmait peu à peu sa furie et, tout en conservant une allure torrentueuse, semblait devenir navigable.

Ils poussèrent, ce soir-là, jusqu’à la brèche qu’ils connaissaient bien, et qui leur avait permis déjà d’accéder à l’intérieur du ravin. Le campement fut dressé en cet endroit.

Ainsi que les jours précédents, la nuit fut belle et pure. Rod, encore, demeura éveillé le dernier. Tard dans la soirée, la lune se leva, rouge et splendide, éclairant le faîte du ravin et laissant dans un gouffre d’ombre ses sombres profondeurs.

Rod était là, avec son fusil, assis près des braises à demi éteintes du foyer, quand soudain, derrière un proche rocher, un cri terrible retentit, qui le fit frissonner jusqu’à la moelle des os.

Il se dressa, tout d’une pièce, en tremblant de tous ses membres. Il essaya de crier, lui aussi, mais sa langue restait collée à son palais.

Presque aussitôt, il vit, devant lui, se mouvoir une forme longue et flexible, qui semblait, sous la lumière de la lune, d’un gris argenté.

Rod ne douta point que ce ne fût un lynx. Il épaula et, avant qu’il n’eût tiré, un second cri se fit entendre, aussi effrayant que le premier, une sorte de râle d’agonie, qui de nouveau lui glaça le sang dans les veines.

Il tira, et courut vers le rocher. Pas de lynx ! Rod avait raté son coup et la bête s’était échappée. Mais le cri, le cri affreux qu’il avait entendu ? Ce n’était pas un cri de bête… Qu’est-ce que tout cela signifiait ? La scène n’avait duré que quelques secondes.

Le jeune Blanc était demeuré figé sur place et c’est là que Wabi et Mukoki, réveillés en sursaut par la détonation, le retrouvèrent, quelques instants après.

— Qu’y a-t-il ? demanda vivement Wabi.

— Il y a… Il y a… que j’ai dû rêver tout éveillé. J’ai cru entendre deux cris terribles et voir, en même temps, un lynx… Je l’ai tiré, et l’ai manqué.

Mukoki se mit à glousser, en hochant la tête, et Wabi éclata franchement de rire.

— Encore, dit-il, le coup du lynx ! L’hiver dernier, tu as pris un des gros chats du Wild pour un Woonga. Cette fois, tu l’as entendu crier des choses effrayantes… Allons, allons, les nuits du Wild ne te valent rien ! Si tu te couchais en même temps que moi et que Mukoki…

— Non, je n’ai pas eu la berlue ! interrompit Roderick.

Et il affirma, avec énergie :

— J’ai cru, le premier, que j’avais rêvé. Mais je suis bien sûr, maintenant, d’avoir entendu crier. Était-ce bien un lynx ? Ou, si c’était… un homme ?

Devant l’assurance de leur compagnon, qui était encore tout palpitant, Wabi et Mukoki ne savaient trop que penser. Pour parer à toute éventualité, il fut résolu que l’un d’eux veillerait, alternativement, jusqu’au jour.

Rien d’anormal ne se passa jusqu’au lendemain matin.

Mais l’aube naissante, ni la clarté du jour ne furent capables de rasséréner complètement le cœur de Roderick. Ces deux cris terribles, il lui semblait les entendre encore vibrer dans son oreille. Non, non, il n’avait pas rêvé ! N’était-ce pas l’esprit du ravin, qui avait voulu interdire aux nouveaux venus l’accès de son trésor ? N’était-ce pas lui qui leur avait clamé :

— Vous n’irez pas plus outre !

Rod, cependant, garda pour lui ses sombres réflexions. La pirogue fut descendue jusqu’au fond du ravin, et les trois hommes y prirent place. Wabi à l’avant, comme de coutume, Mukoki à la poupe, et Roderick entre les deux.

Le courant se saisit du frêle esquif et la descente vers l’or commença.

Aucun incident n’eut lieu au cours de cette journée. La pirogue filait rapidement, tantôt accélérée et tantôt ralentie par les pagaies. Si étroit était le lit de la rivière, que tous les rocs de fond étaient submergés par la masse liquide, et nul récif n’en émergeait.

Mille après mille, défilaient les hautes parois rocheuses qui, de droite et de gauche, encadraient le ravin de leurs falaises. Rod, en passant, reconnut l’endroit où il avait tué le renard argenté.

Par prudence, on fit halte, dès que le jour baissa, dans une petite crique où il était loisible de tirer la pirogue à terre et de camper.

Le ravin, à cet endroit, s’élargissait légèrement et une de ses parois découpait sur le ciel une profonde échancrure.

En outre, la roche, plus friable, avait été, au cours des siècles, dégradée par les intempéries et la paroi, au lieu d’offrir une surface lisse, présentait une foule d’aspérités, où avaient crû quelques touffes d’herbes, des buissons et quelques arbres rabougris.

À peine débarqués, Rod et Wabi, afin de se dégourdir les jambes, se hâtèrent de tenter l’escalade de la falaise et, sans trop de difficultés, parvinrent effectivement à son sommet.

Ce leur fut un soulagement d’être délivrés, pour quelques instants, de l’étreinte sauvage du ravin.

Ils crièrent un gai bonjour à Mukoki qui, en dessous d’eux, ne semblait pas plus gros qu’une mouche. Le vieil Indien, qui était fort occupé à préparer le souper, leur rendit de la main leur salut.

Puis, quoique là-haut il fit encore grand jour, les deux jeunes gens se hâtèrent de redescendre à la petite crique, où ils devaient passer la nuit, et qui était, déjà, complètement dans l’ombre.

Le vieil Indien paraissait préoccupé et son masque cuivré trahissait une agitation intérieure insolite.

Visiblement, avec l’obscurité qui s’épaississait, il songeait au cri mystérieux entendu, la nuit précédente, par Rod.

Il songeait aussi à Loup, à leur vieux camarade fidèle, qui attirait jadis ses frères à la mort. Ces frères tant exécrés par Mukoki, qui jadis lui avaient dévoré sa femme et son enfant, et à qui il avait voué une haine éternelle.

Loup, maintenant, n’était plus là pour l’aider à assouvir sa vengeance. Il n’était plus là… Qui sait ? Peut-être Rod avait-il eu raison d’affirmer, en dépit de Wabi, que l’animal ne les avait pas oubliés. Peut-être Loup rôdait-il bien autour d’eux ?