Les Chemins de fer trans-sahariens

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Les Chemins de fer trans-sahariens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 204-218).
LES CHEMINS DE FER
TRANS-SAHARIENS

Le chemin de fer trans-saharien, jonction coloniale entre l’Algérie et le Soudan, par A. Duponchel, ingénieur en chef des ponts et chaussées. Paris, 1879.

Personne n’ignore quel est le rôle qu’ont joué les chemins de fer dans l’œuvre de la colonisation aux États-Unis. On ne les a pas construits seulement pour relier entre elles ou aux ports du littoral les villes déjà prospères; on les a tracés au travers des solitudes du Far-West. La voie ferrée précède le colon; le wagon commence par circuler à vide à travers les espaces déserts. Loin d’avoir à payer, comme les compagnies d’Europe, de grosses indemnités aux propriétaires qu’elles dépossèdent ou dont elles dépècent les héritages, les compagnies américaines reçoivent à titre gratuit, outre le sol qu’occupe leur plate-forme, une large bande de terrain par lots alternes, tantôt à droite et tantôt à gauche de la voie. C’est sous cette forme que les états agricoles de l’Illinois, de l’Iowa, du Wisconsin subventionnent les chemins de fer. Peut-être ces entreprises réussissent-elles rarement. Ce n’est pas le plus gros souci de ceux qui les ont lancées ou des gouvernemens qui les encouragent. On veut peupler le pays, défricher les terres incultes, exploiter les richesses latentes du sol : on y réussit. L’émigrant arrive, la steppe se met en culture; les fermes se construisent; une ville se fonde et présente, avec des rues presque vides, le mouvement d’affaires d’une vieille cité. Le chemin de fer, après lui avoir donné la vie, profite à son tour de cette agitation qu’il a développée.

Tout cela est bien connu, si connu même que d’autres peuples ont appliqué les procédés américains de colonisation en d’autres régions du globe, par exemple les Anglais en Australie, les Français en Algérie, mais sur une échelle restreinte. Il n’y a encore ni dans la grande île de l’Océanie ni dans notre possession de l’Afrique septentrionale des milliers de kilomètres de rails comme il en existe entre le Missouri et le Canada. Ce n’est point cependant la place qui manque pour une expérience en grand de la méthode en usage dans le Nouveau-Monde. L’espace s’étend au sud de la zone que nous occupons, immense en largeur et plus encore en profondeur. Un ingénieur des ponts et chaussées, M. Duponchel, s’est mis en tête de démontrer que la création d’un chemin de fer trans-saharien serait non-seulement possible, bien plus, qu’elle serait profitable. A première vue, l’idée paraît audacieuse. Le Sahara a un mauvais renom dans le monde. Depuis Virgile jusqu’à nos jours, on l’a toujours appelé le pays de la soif, deserta siti regio. Où l’eau manque, la végétation fait aussi défaut. Qu’exporter de cette plaine stérile? qu’y conduire, puisqu’il n’y a pas d’habitans? Mais déjà les voyageurs modernes ont rectifié l’idée fausse que nous nous en faisions. Le Sahara n’est pas une plaine, ni un désert; on y a découvert des montagnes ; dans ces montagnes vivent des peuplades qui ne sont même pas barbares; on y récolte des productions qui ont une valeur marchande. Bien mieux, à part la chaleur, le climat est salubre. Ce n’est pas à dire que le moment soit déjà venu d’échelonner tout de suite des escouades d’ingénieurs et d’ouvriers entre Alger et Tombouctou. Sans conclure trop vite à une réalisation hâtive, l’étude de M. Duponchel mérite de nous occuper. Le projet que l’on qualifierait d’utopie aujourd’hui sera peut-être mûr avant la fin du siècle. Les colonies sont des pays à surprises. Il n’est pas besoin de sortir de l’Algérie pour en trouver la preuve. Ceux qui s’intéressent depuis longtemps à notre colonie d’Afrique se souviennent sans doute qu’il y a vingt et quelques années (ce devait être en 1855) quelqu’un présenta le projet d’un vaste réseau de chemins de fer reliant les capitales des trois provinces, Alger, Oran, Constantine. On s’en amusa presque, tant le projet semblait extraordinaire. Ce qui paraissait alors invraisemblable est aujourd’hui terminé, ou peu s’en faut, et même les locomotives roulent ou rouleront demain sur d’autres lignes auxquelles on ne pensait pas alors. Suivons donc M. Duponchel, sans nous montrer trop incrédules, à la recherche des stations futures du railway trans-saharien.


I.

Il convient d’abord d’examiner le pays que traverserait ce long chemin de fer. Tant de gens ont visité l’Algérie et tant d’autres en ont entendu parler qu’il serait superflu d’en donner ici la moindre description. Toutefois il est resté quelque chose à dire au point de vue dont il s’agit, puisque ce qui nous intéresse dans la présente étude est de savoir quels terrains on y rencontre et ce que l’on en peut tirer. Un double examen géologique et agronomique est ainsi nécessaire, en même temps qu’il faut se rendre compte de ce qu’est le climat, des effets qu’il produit sur le tempérament des Européens, de l’influence qu’il peut exercer sur les travaux projetés.

Du golfe de Gabès à l’Océan-Atlantique, l’Afrique septentrionale se présente sous le même aspect géologique. C’est un massif montagneux formé par des soulèvemens à peu près parallèles à la côte. A ne considérer que les lignes générales, ce pays s’offre sous la forme de deux versans inclinés, l’un vers le nord, l’autre vers le midi, avec une cuvette déprimée ou haut plateau entre les deux. Le plus souvent le massif plonge brusquement dans la mer; ailleurs, aux environs de Bone, d’Alger, d’Oran, il en est séparé par une plaine basse que limite du côté de la Méditerranée un petit soulèvement isolé connu sous le nom de Sahel. En dépit de cette disposition topographique, les rivières du versant nord se dirigent plus ou moins droit vers la mer, après avoir traversé par des gorges étroites les chaînes parallèles qui leur barrent le passage. Le plus important des cours d’eau qui prennent naissance sur le plateau, le Chélif, s’est de même ouvert une issue vers le nord. Les autres rivières de cette région centrale se perdent, dans les chotts, lacs marécageux et saumâtres, à des altitudes moyennes de 800 mètres. Enfin les affluens du versant méridional se dirigent, ceux de la province d’Oran vers les plaines de sable qui les absorbent, ceux des provinces d’Alger et de Constantine vers la série de bas-fonds desséchés qui se prolonge de Tougourt au golfe de Gabès. On n’a pas oublié le projet de M. Roudaire qui a pour but, après avoir rétabli les communications entre ces bas-fonds et la Petite-Syrte, de les transformer de nouveau en une mer intérieure.

Si l’on veut que le mot Algérie ait une expression géographique déterminée, il faut l’appliquer non-seulement à la zone littorale, au Tell, seule partie que les Européens habitent jusqu’à présent, mais encore à tout l’ensemble de ce massif montagneux dont les lignes de faîte, parfois supérieures à 2,000 mètres, se maintiennent en général à l’altitude de 1,200 à 1,400 mètres.

Quelle est la géologie de cette contrée? Les terrains primitifs ne s’y montrent à découvert qu’en quelques points, notamment dans le Sahel. Les assises jurassiques et crétacées occupent de vastes surfaces, recouvertes parfois par des couches tertiaires de marnes et d’argiles. Au fond des bassins intérieurs que forment les chaînons parallèles se trouvent d’épais sédimens, derniers témoins peut-être des tacs qui se sont vidés peu à peu par les échancrures des montagnes. Comparée aux provinces méridionales de la France, dont la formation géologique est analogue, l’Algérie se distingue par une superficie plus grande de terres argileuses propres à la culture. On aperçoit çà et là, dans les ravins que les torrens modernes ont affouillés, des berges verticales de 10 à 15 mètres creusées de haut en bas dans un véritable limon. Aussi les eaux courantes se chargent-elles de boue au moindre orage qui en grossit le débit. À surface égaie, le Tell et les plateaux ont une valeur agronomique supérieure à celle de la Provence ou du Languedoc.

Lorsqu’il s’agit de culture, la nature du sol n’est pas seule à considérer; il faut aussi tenir compte du climat. Le littoral de la Méditerranée ne laisse sous ce rapport rien à désirer. Sur une largeur trop restreinte par malheur, le voisinage de la mer entretient, avec une humidité suffisante, une température d’une uniformité remarquable. Sans froid l’hiver, sans excès de chaleur l’été, à peine le thermomètre varie-t-il du jour à la nuit. C’est tout au long de la côte une véritable serre tempérée, où, malgré la rareté des pluies, tous les végétaux connus se plaisent et grandissent. L’homme s’en trouve moins bien; personne n’ignore que les variations thermométriques, pourvu qu’elles ne soient ni soudaines ni excessives, entretiennent sa vigueur.

A. mesure que l’on s’éloigne du littoral, l’atmosphère devient plus sèche, la chaleur s’accroît; une évaporation d’une intensité prodigieuse par ce soleil ardent enlève au sol le peu d’humidité que les pluies d’hiver lui ont livrée. Les terres les plus fertiles sont rendues stériles par le manque d’eau. On essaie d’y remédier par des barrages et des irrigations artificielles; mais les rivières elles-mêmes se dessèchent sous cette atmosphère embrasée; les sources tarissent, la vie semble fuir ou ne persiste au milieu de l’été que dans une végétation misérable. L’absence de forêts contribue encore à rendre l’évaporation plus active. Il y en a peut-être eu jadis; une exploitation abusive a fait périr les grands arbres; bien que les tentatives de reboisement n’aient pas eu grand succès jusqu’à ce jour, il n’y a pas lieu d’en désespérer. S’élève-t-on sur le versant septentrional des montagnes, les pluies redeviennent plus fréquentes vers 1,000 mètres d’altitude. Des forêts apparaissent, surtout dans les vallons resserrés où les troupeaux n’ont pas l’habitude de paître; les eaux vives sortent fraîches et limpides des plis du terrain. Plus haut encore, sur les hauts plateaux du sommet, on va trouver un climat variable, des étés très chauds suivis d’hivers rigoureux. Aussi la végétation, loin d’être semblable à celle du littoral, se rapproche-t-elle de celle de l’Europe. La terre végétale y est encore abondante comme sur les terrasses moins élevées; les récoltes dépendent du plus ou moins d’eau qu’elles reçoivent, et là aussi la sécheresse est le fléau dominant. Enfin, en redescendant le versant méridional des montagnes, on. va rejoindre soit brusquement, soit par des pentes peu sensibles, les plaines du Sahara où la vie se concentre dans les oasis. Comme on peut le prévoir, la chaleur s’accroît à mesure que la hauteur du sol diminue.

Le Sahara est-il une ancienne Méditerranée qui se serait asséchée un peu avant les temps historiques? Cette hypothèse expliquerait tout au plus l’existence des plaines sablonneuses, des épaisses couches de sel que l’on y rencontre. Elle est peut-être vraie pour la partie au nord de la province de Constantine où le sol reste parfois au-dessous du niveau de la mer; elle est inexacte assurément en ce qui concerne la région centrale où les voyageurs ont aperçu des chaînes de montagnes assez élevées pour que la neige les couronne en hiver.

Le Sahara mesure à peu près 2,000 kilomètres du nord au sud, depuis Laghouat jusqu’à Tombouctou; en largeur, il va de l’Atlantique à la vallée du Nil. C’est une superficie grande comme quinze fois celle de la France. Il est naturel qu’une surface de telle étendue présente les accidens topographiques les plus variés. Deux massifs montagneux y ont été découverts, celui du Djebel-Hogghar, sur le méridien de Constantine, et celui de l’Ayr, plus loin vers le sud. Entre les deux et tout autour de chacun d’eux règnent de hauts plateaux dont l’altitude dépasse parfois 1,000 mètres. Au bord du Maroc, il existerait, paraît-il, une vaste dépression qui peut bien être le lit d’une ancienne mer, d’autant que les indigènes vont s’y approvisionner de sel. En somme, le Sahara, loin d’être une plaine aux horizons réguliers, est un terrain accidenté, sillonné par d’innombrables vallées auxquelles il ne manque que de l’eau.

Au point de vue géologique, l’aspect en est monotone. Les formations primitives se montrent sur tous les sommets et même parfois dans les parties basses, aux moindres saillies du sol. Désagrégées par les intempéries atmosphériques, ces roches ont fourni l’immense quantité de sable qui s’entasse en dunes un peu partout. Là où le granit se cache sous une couche plus récente, c’est le terrain crétacé qui apparaît. A peine existe-t-il des lambeaux de terrains tertiaires, circonstance fâcheuse, car ce sont ceux dont l’homme tire le plus de profit. Toutefois, les dépôts limoneux, de création moderne, ne sont pas rares, et, l’eau aidant, la végétation s’y développerait avec vigueur.

La sécheresse du sol, et plus encore la sécheresse de l’atmosphère, sont le fléau du Sahara. Avec des pluies fréquentes et régulières, le sol se couvrirait de moissons et de forêts; sans eau, c’est un désert stérile. Ce n’est pas qu’il n’y pleuve jamais; seulement, le sol, que rien ne protège contre l’évaporation, restitue bien vite à l’atmosphère l’eau qu’il en a reçue. Ce qui n’est pas pompé par les rayons du soleil s’écoule lentement sous les sables et entretient, au fond des vallées basses, une végétation amaigrie dont se contentent les bestiaux à défaut de meilleure nourriture. Ainsi se conservent les oasis où la caravane trouve de loin en loin un abri. En dehors de ces endroits favorisés, la terre n’est pas précisément dénudée. Des végétaux rabougris, dont les moutons et les chameaux broutent chaque année les jeunes pousses, luttent encore contre la sécheresse du climat et contre la dent des animaux. Dans le nombre de ces plantes robustes, une mention particulière est due à l’alfa, graminée qui tient le milieu entre l’herbe et le jonc, et dont la fibre ligneuse se prête à divers emplois industriels. L’alfa croît en touffes grêles sur une superficie de plusieurs millions d’hectares. On le sait, des chemins de fer sont déjà construits pour amener au littoral cette plante utile qui pousse sans qu’on s’en occupe, et que l’exploitant n’a que la peine de ramasser sur le sol. En tant que végétation arborescente, le Sahara possède les buissons épineux du jujubier, quelques pistachiers épars qui grandissent avec lenteur lorsqu’ils ont la chance d’échapper à la dent des troupeaux. Ces deux arbres sont le seul combustible que le voyageur rencontre sur sa route; aussi ne les épargne-t-il guère. M. Duponchel émet l’avis que certaines essences de la flore australienne réussiraient sur les terres brûlantes de l’Afrique. C’est une expérience qui mériterait du moins d’être tentée.

Qu’on y fasse attention, cette région d’un aspect si désolé n’est pas malsaine. Sans contredit, la chaleur excessive ne convient pas au tempérament européen; cependant la chaleur sèche n’est pas débilitante. Les oasis sont moins salubres que le désert à cause des eaux dormantes qui s’y trouvent. Ce qu’il y a de plus gênant peut-être pour le corps humain est l’écart excessif des températures suivant l’heure et la saison. Qui le croirait, si tant de gens n’en avaient fait l’expérience? C’est par le froid plus que par la chaleur que l’on souffre sous le 30e degré de latitude. Les populations natives y sont d’ailleurs très clairsemées. Un chiffre fera juger de ce qu’il en est. Le nombre des habitans est évalué à un million et demi. A proportion égale, un département de la France n’aurait guère que deux mille habitans. Les uns Arabes, d’autres Berbères d’origine, tous sont musulmans. Les Touaregs en sont le groupe le plus important. Confinés dans le district montagneux du centre, ils exercent une sorte de suprématie sur les tribus sédentaires ou nomades avec lesquelles ils sont en contact. Quelques voyageurs prétendent que, de Ghadamès à Tombouctou, ils sont redoutés comme des brigands fourbes et cruels, tandis que d’autres leur attribuent des qualités chevaleresques. Quoi qu’il en soit, ce ne seraient pas des ennemis bien redoutables pour des Européens puisque, sans compter qu’ils sont en petit nombre, la nature du pays les rend tributaires des villes qu’il est facile de défendre contre leurs attaques. Dans le Sahara, quiconque est maître des principales oasis est maître aussi de toutes les routes.

Il y a des routes en effet ; que l’on ne se méprenne pas sur le sens qu’il faut ici attacher à ce mot. Ce sont de simples pistes, jalonnées tout au plus par les squelettes des bêtes de somme qui périssent en cours de voyage. Ces routes s’entre-croisent en quelques points plus favorisés que les autres sous le rapport de l’eau potable. Chat, Ghadamès et Mourzouk au nord-est, Insalah au centre, Tombouctou au sud, sont les centres vers lesquels convergent les caravanes. Les luttes prolongées des Arabes contre nous et surtout, suivant toute apparence, la suppression de l’esclavage dans les provinces soumises à notre domination, ont rejeté vers la côte tripolitaine le courant commercial qui se dirigeait vers la régence d’Alger avant la conquête. Les transports ne s’opèrent qu’à dos de chameaux dans ce grand désert. Moins bien outillés que ne le sont les colons de l’Afrique australe sur un terrain qui n’est pas moins accidenté, les Sahariens ne connaissent pas les chariots attelés de longues files de bœufs. Dans un pays où l’eau ne se rencontre qu’à de rares intervalles, le chameau et le cheval léger sont seuls capables de fournir les étapes. C’est sur leur dos que se transportent les marchandises échangées. Le commerce y a plus d’activité qu’on ne serait tenté de le croire. Les objets d’exportation, poudre d’or, plumes d’autruche, dents d’éléphant, n’ont qu’un faible poids ; les esclaves en font l’appoint, et c’est une denrée qui se transporte elle-même. Les objets de retour sont plus lourds, plus variés : d’abord les objets manufacturés d’origine européenne dont les marchés de l’intérieur s’approvisionnent sur le littoral de la Méditerranée, et puis, ce qui est d’une bien autre importance, le sel marin que les habitans du Soudan ne trouvent pas sur leur territoire, en sorte qu’ils sont obligés de le faire venir des sebkhas ou lacs desséchés que renferment les bassins intérieurs du Sahara. Un chiffre suffira pour faire voir ce qu’est le trafic du sel marin dans cette région. On estime que le Soudan en reçoit chaque année vingt mille tonnes, ce qui n’est guère pour une population de 50 millions d’âmes. Le prix en serait parfois de 2 à 3 francs le kilogramme. Un instrument de transport qui aurait pour effet d’abaisser ce prix au dixième de sa valeur actuelle ne manquerait pas d’en décupler la consommation.

La sécheresse de la région saharienne n’est pas plus due à la nature géologique du sol qu’à la configuration topographique. C’est dans les mouvemens généraux de l’atmosphère qu’il faut, chercher l’explication de ce phénomène. Entre la zone équatoriale, où les vents sont réguliers, et la zone tempérée, où la lutte entre deux courans atmosphériques contraires produit les temps incertains que nous connaissons tous, règne une zone de calmes relatifs vers le tropique du cancer. En Afrique, en Arabie, en Asie, sous la même latitude ou à peu près, le calme est habituel. L’air ne s’y renouvelle pas ; l’Océan n’y envoie pas ses vapeurs; de là la rareté des pluies, l’extrême siccité du sol. Que l’on s’avance au nord, les brumes de la Méditerranée y remédient; au sud, le phénomène s’efface aussi, parce que les pluies équatoriales s’y font sentir. Au-dessous de Tombouctou, le sol n’est ni plus accidenté ni d’une autre composition qu’à la latitude de Mourzouk, et cependant un beau fleuve, le Niger, y roule des eaux abondantes.

Ainsi le Sahara n’a pas de frontières mieux définies vers le sud que vers le nord, puisque ses frontières n’ont aucun caractère géographique. Il cesse où commence la région des pluies équinoxiales ; où l’eau se montre, le désert n’a plus de raison d’être. Le pays change alors de nom; c’est le Soudan, qui est borné lui-même, du côté du midi, par une chaîne de hautes montagnes. Entre ces montagnes et les rivages du golfe de Guinée, il n’y a qu’une bande assez étroite de terrain; mais si malsaine que les Européens en sont pour ainsi dire exclus. Les populations qui l’occupent, abruties par l’abus des boissons alcooliques, démoralisées par la traite, passent pour être les plus cruelles de l’Afrique. Borné vers l’ouest par le Sénégal dont on connaît le climat redoutable, du côté de l’orient par les provinces de la Haute-Egypte dont l’accès est peu facile, le Soudan se trouve renfermé entre des frontières presque inaccessibles. Si peu connue que soit cette région, on s’est habitué à en dire plus de mal qu’elle ne le mérite.

S’il faut en croire les géologues, qui n’en parlent au reste que par ouï-dire, car aucun d’eux n’a pénétré jusque-là, les montagnes qui bordent le Soudan de deux côtés sont granitiques ; il s’y trouve aussi des formations de grès de l’époque jurassique; mais les terrains plus modernes font défaut. On serait tenté de croire que c’est un sol émergé du sein de l’Océan depuis les premiers temps du monde, en sorte qu’aucune couche des sédimens modernes n’a pu s’y déposer. A l’appui de cette opinion, on fait valoir que les sables aurifères sont abondans et que le sel marin fait défaut presque partout. Le lac Tchad, où se concentrent les eaux d’un vaste bassin géographique, n’est même pas salé. Il semblerait d’après cela que le sol ne doive pas être fertile; les pluies périodiques ont une telle vertu sous ces latitudes basses que la terre y donne sans culture une foule de produits précieux, le riz, le coton, les fruits oléagineux. La canne à sucre et l’arbre à café y sont peu connus; on les y acclimaterait sans peine. Comme climat et comme conditions de culture, le Soudan peut être comparé à l’Hindoustan, si ce n’est que l’Inde anglaise est entourée par la mer tandis que le Soudan est inaccessible. M. Duponchel n’ose pas affirmer non plus qu’il soit aussi riche, aussi peuplé. Avec une surface à peu près équivalente, on n’y compterait que 50 millions d’habitans au lieu des 200 millions de l’Inde. 50 millions de consommateurs qui ne reçoivent pas encore les produits des manufactures européennes ! Il y a de quoi tenter les nations commerçantes. Par malheur, on dit que la discorde règne en ces pays. La race noire indigène paraît y être dominée par des conquérans arabes qui y ont importé l’islamisme. Le vrai fléau de l’Afrique centrale, la cause des guerres incessantes que s’y livrent les tribus, c’est l’esclavage et l’infâme commerce auquel il donne lieu.


II.

Puisque l’on ne peut aborder le Soudan, ni par les côtes du Sénégal ou de la Guinée, qui sont trop malsaines, ni par le Nil dont les cataractes sont infranchissables, pourquoi ne s’y rendrait-on pas en chemin de fer à travers le Sahara ? Telle est la question que s’est posée M. Duponchel, et pour la résoudre il a étudié les difficultés techniques que l’ingénieur rencontrerait sur son chemin, puis il a recherché le trafic que recevrait dans ce long parcours, en apparence stérile, une voie de transport perfectionnée. Comparé au chemin de fer américain du Pacifique, le chemin de fer trans-saharien n’a plus rien d’extraordinaire, car la distance est moins longue et le terrain moins tourmenté. Examinons donc le projet sous ces deux aspects, de l’exécution et de l’usage que l’on en fera lorsqu’il sera terminé.

Quels obstacles la nature opposera-t-elle aux ingénieurs ? Le premier qui vient à l’esprit est l’excès même de la température. Il n’est pas rare que le thermomètre dépasse 40 degrés centigrades. Pendant les nuits claires et surtout en hiver sur les hauts plateaux, il s’abaisse souvent à zéro. L’écart entre le jour et la nuit est toujours considérable, à tel point que les voyageurs se plaignent plus du froid des nuits que de la chaleur des journées, ce qui paraît singulier. Mais la chaleur du Sahara n’est pas malsaine. Nombre de nos compatriotes en ont assez l’habitude pour nous convaincre que l’on ne doit pas s’en effrayer.

La question des eaux est plus embarrassante. Comment alimenter les chaudières des locomotives, ou même comment fournir de l’eau au monde d’ouvriers qui vit sur une voie ferrée dans une contrée où les caravanes restent parfois plusieurs jours sans rencontrer une source ou un puits ? L’hydrologie du Sahara est un problème de physique géographique que l’on a beaucoup discuté depuis un quart de siècle. Des vallées se dessinent à la surface du sol; mais le fond en est sec ; il y a des lits de rivières, mais l’eau n’y apparaît que pendant un temps très court, à la suite des grands orages ; le reste de l’année, ils n’offrent à l’œil avide de fraîcheur que des bancs de sable ou de gravier. Cependant l’eau n’est pas loin. Que l’on creuse de quelques mètres, on retrouve une nappe souterraine, sous une épaisse couche de détritus qui s’oppose à l’évaporation. Un barrage étanche dont les fondations descendraient jusqu’au roc la ferait remonter au jour. C’est ainsi qu’aux abords de Laghouat, l’Oued-Mézy, dont le lit d’amont est à sec, redevient un ruisseau qui vivifie cette oasis. Si cette nappe souterraine existe, comme on est induit à le croire, dans le sous-sol de chaque vallée saharienne, il n’est pas impossible de la capter dans des réservoirs d’où l’eau, refoulée par des pompes à vapeur, circulera dans des tuyaux tout au long de la voie.

Quant à la disposition topographique du sol, il est clair qu’en nul autre pays on ne la trouverait plus favorable. En place des alpes aux flancs escarpés, aux ravins étroits et sinueux, que franchit le chemin de fer du Pacifique, on n’aperçoit ici que des lignes de faîte surbaissées, des plateaux sans déclivité sensible, des vallées à large ouverture. Point de tunnels, point de viaducs, à peine quelques ouvrages d’art de médiocre ouverture à la rencontre des torrens où l’eau coule quelques jours chaque année. C’est peut-être trop que d’affirmer qu’il n’y aura pas de tunnels, car la traversée des dunes de sable ne se pourra faire sans que les rails soient abrités contre les ensablemens. Ces dunes, plus ou moins mouvantes, sont une disposition caractéristique du Sahara. Elles s’allongent presque en ligne droite, toujours parallèles ou à peu près au massif atlantique, comme des rides à la surface des plateaux. Quoiqu’on n’ait pas su discerner encore la cause qui en a déterminé la formation, le plus probable est qu’elles sont dues à l’action du vent sur les détritus sablonneux de la surface. Quelle qu’en soit la cause première, il n’est pas contestable qu’une tranchée ouverte au travers se comblerait dans un temps plus ou moins long. La voie ferrée devra donc y être recouverte d’une voûte, de même que dans les Montagnes Rocheuses, et, sans aller si loin, dans les montagnes du Cantal il a fallu la protéger en certains endroits par des abris en charpente ou en maçonnerie contre l’invasion des neiges.

Ayant écarté les objections tirées du sol, du climat et des eaux, voyons quel peut être à grands traits le tracé du chemin de fer dont il est question. Il s’agit de relier le Niger au littoral de la Méditerranée. Tombouctou est au sommet de la courbe que ce grand fleuve décrit vers le nord; c’est donc Tombouctou qui sera la station terminale. A l’autre bout, le point de départ sera-t-il Alger, Oran ou Constantine? Par cette dernière province, la route du sud descend, au sortir du massif atlantique, dans une dépression dont le fond est occupé par les chotts que M. Roudaire projette de réunir au golfe de Gabès. Elle traverse des oasis importantes, Biskra, Tougourt, Ouargla; mais la dépression des chotts, située en divers points au-dessous du niveau de la mer, a la réputation d’être malsaine. Du côté d’Oran, notre ligne s’approcherait trop des régions soumises à l’autorité marocaine. Sur le méridien d’Alger elle reste au contraire au milieu des possessions françaises. Plus au sud il convient d’éviter le massif du Djebel-Hogghar, ce qui ramène naturellement vers les oasis du Touat. Laghouat, Goleah, Insalah, centres de commerce et de ravitaillement des caravanes, jalonnent pour ainsi dire le parcours. La distance entre Alger et Tombouctou est d’environ 2,300 kilomètres.

De cette immense longueur défalquons tout de suite les 400 premiers kilomètres entre Alger et Laghouat. Cette section est pour la colonie d’un intérêt immédiat. Bien que les difficultés techniques y soient plus graves que sur le reste de la ligne par le motif que c’est la traversée du massif atlantique, M. Duponchel estime que le coût n’en dépassera pas 200,000 francs par kilomètre, y compris la dépense assez considérable exigée par le service des eaux. Laghouat est le poste militaire le plus important de l’Algérie méridionale. Une garnison qui s’y serait solidement établie pourrait rayonner sur les plateaux du sud ou, suivant les événemens, prendre à revers les insurgés des trois provinces. C’est en l’état actuel une place d’un entretien fort onéreux, puisque tout s’y amène du littoral par des routes impraticables sur lesquelles les transports reviennent à 50 centimes par tonne et par kilomètre, avec toutes les incertitudes d’un ravitaillement irrégulier. Pourquoi, dira-t-on, ne pas créer avant tout une route carrossable? C’est que les chaussées d’empierrement ne s’accommodent pas d’un climat sec. Au lieu d’une surface dure et lisse, tout au plus un peu boueuse l’hiver, un peu poudreuse l’été, elles ne sont plus, lorsque le soleil a pompé toute l’humidité du sol, qu’un amas de cailloux désagrégés où s’enfoncent les roues des voitures aussi bien que les pieds des chevaux. Une route du Sahara, pour être entretenue bonne, exigerait plus d’eau pour l’arrosement que n’en veulent les locomotives d’un chemin de fer. D’Alger à Laghouat, le chemin de fer est la voie la mieux appropriée au climat. Les plaines du haut Chélif, des Zahrez, du Djebel-Amour sont d’ailleurs assez peuplées pour fournir un trafic considérable. D’innombrables troupeaux y vivent; lorsque survient une sécheresse extraordinaire et avec cette sécheresse une famine, les wagons amèneraient aux ports d’embarquement le bétail que le pays ne peut plus nourrir. Chaque année il apporterait la laine; en échange il approvisionnerait de blé les populations des hauts plateaux. Puis il aurait pour gros trafic la ressource de l’alfa. Cette plante, longtemps dédaignée, qui couvre de ses touffes, à l’exclusion presque de toute autre espèce végétale, une superficie de 6 à 7 millions d’hectares sur les deux versans du massif atlantique, a pris une grande place dans l’industrie, personne ne l’ignore. Le chemin de fer d’Arzew à Saïda se construit déjà dans le but de mettre en coupes réglées les plateaux de la province d’Oran. Veut-on savoir par un chiffre quel profit ce grossier textile est susceptible de donner à une entreprise de transport perfectionnée? L’alfa pousse sans soin ni culture, sur des terrains où les bestiaux trouvent à peine au printemps de quoi pâturer. Les tribus arabes n’y ont qu’un droit précaire de vaine pâture dont une bien faible indemnité les dédommage. Les frais de récolte ne dépassent pas 30 francs pour une tonne qui se vend 150 francs rendue dans un port de la Méditerranée. L’écart entre ces deux prix représente les menus frais accessoires, les bénéfices de l’exploitation et la dépense du transport. Enfin, le commerce européen en peut absorber déjà 300 à 400,O00 tonnes par an. Ceci permet d’apprécier le profit que promet l’alfa aux chemins de fer dirigés vers le sud de l’Algérie.

Au delà de Laghouat, il est vraisemblable que la plate-forme de la voie s’établirait avec moins de frais; les ondulations du sol sont moins accusées; la valeur du terrain est nulle, bien entendu; l’eau manque, c’est le plus grave défaut, ou n’apparaît qu’à de rares intervalles. Qu’exportera-t-on de ce pays et qu’y importera-t-on? Les oasis donneront des dattes; le Soudan enverra ses fruits oléagineux, des gommes, du coton, peut-être plus tard du sucre, du café. Nous leur fournirons ce que les contrées manufacturières envoient dans tous les pays barbares, et en plus des céréales que les populations du Sahara viennent aujourd’hui chercher dans le Tell à dos de chameaux. S’il est vrai que le Soudan manque de sel, comme le racontent tous les voyageurs, ce condiment indispensable suffirait à lui seul au trafic d’un chemin de fer. Que l’on calcule en effet le poids qu’il en faudrait pour 50 millions d’âmes à en juger par ce que l’on en consomme en France.

L’idée qui revient toujours au fond des projets de M. Duponchel est de mettre ces 50 millions de Soudaniens eu rapport avec le monde civilisé par l’intermédiaire des ports de l’Algérie. La concurrence industrielle est devenue telle entre les nations européennes que chacune s’efforce de conquérir des débouchés. Que l’on consulte une mappemonde, on s’assurera que ce n’est plus qu’au cœur de l’Afrique qu’il faut chercher de nouveaux consommateurs. Cet épais continent, auquel on accordait généreusement, il y a dix ans, tout au plus 90 millions d’habitans, serait beaucoup plus peuplé d’après des voyageurs récens. M. Stanley porte à 6 millions le nombre des indigènes qui vivent sur les bords du lac Victoria. Toute la région centrale des grands lacs est fertile, salubre, par conséquent la race humaine s’y est multipliée. D’après les estimations actuelles, il n’y aurait pas moins de 300 millions d’âmes entre le cap de Bonne-Espérance et la Méditerranée.

S’il en est vraiment ainsi, puisque aucun fleuve ne pénètre jusqu’à la région où pullulent ces peuplades primitives, c’est par des chemins de fer qu’il faut les atteindre. Comme point de départ, on n’a que le choix. Toute baie où les navires du commerce stationnent avec sécurité peut devenir le terminus d’une voie ferrée pourvu qu’une chaîne de montagnes ne barre pas en arrière l’accès du continent. Du Zanzibar, du Congo, du Sénégal, d’Alexandrie, de Tripoli, d’Alger, des lignes de rails s’avanceront vers l’intérieur, à peu près partout dans les mêmes conditions de sol, de climat, de trafic. Plus tard, elles se souderont les unes aux autres; pour commencer, chacune aura sa zone propre d’activité. En vérité, comment y aurait-il concurrence entre elles à travers les milliers de kilomètres qui les séparent? Chaque puissance européenne peut s’y faire sa part sans gêner les autres.

Ainsi les Français partiront de l’Algérie d’une part, du Sénégal d’autre part, et se donneront rendez-vous sur le haut Niger; c’est le projet de M. Duponchel développé jusqu’à ses extrêmes limites. Un autre projet français, élaboré par M. Beau de Rochas à une date plus récente, se dirige sur le méridien de Constantine à travers les bas-fonds de Tougourt, de façon à se rapprocher du Djebel-Hogghar et de l’Ayr. Arrivé là, il se bifurque d’un côté vers le lac Tchad, de l’autre vers le bas Niger. Il est notoire que ce tracé atteindrait les plus belles régions du Soudan par une route plus directe que le tracé de M. Duponchel. Ce sont des grands chemins de caravane mieux connus, plus peuplés que les plateaux du Sahara central ; mais il est probable que la nature y présentera plus d’obstacles, d’autant plus que l’on n’y est point, comme sur le méridien d’Oran préféré par M. Duponchel, dans le cercle d’influence de nos établissemens algériens.

Plus à l’est encore, une ligne presque directe tracée de la côte de Tripoli au lac Tchad s’offre comme le chemin le plus court entre le Soudan et la Méditerranée. C’est, croyons-nous, la route la plus fréquentée par les caravanes. Le désert stérile s’y réduit à sa moindre largeur ; les dunes de sables mobiles, si dangereuses pour un chemin de fer, y disparaissent presque tout à fait. L’un des plus vaillans explorateurs de l’Afrique septentrionale, M. Gerhard Rohlfs, est le chef d’une expédition qui vient de partir dans cette direction, expédition presque officielle, car elle est subventionnée par le gouvernement de Berlin. Déjà les érudits lui prédisent qu’il y rencontrera des vestiges de l’époque romaine[1]. Il y avait jadis dans cette région, au temps de Ptolémée, un vaste empire dont la capitale, Garama, s’élevait sur un massif montagneux un peu plus au sud que le tropique. Ce massif, il figure sur nos cartes ; c’est le Tibesti ; il a, dit-on, de belles sources, bien que déboisé : on le connaît, mais aucun des voyageurs modernes ne l’a traversé. Quelques-uns, qui sont passés à distance, racontent avoir entendu parler d’une ville en ruines. Pourquoi cet empire, si prospère au début de l’ère chrétienne, aurait-il disparu? La cause en est simple : c’est l’invasion arabe qui s’est abattue comme un fléau de l’Egypte au Maroc et qui a tout anéanti.

Passons maintenant sur la côte orientale par où l’on aborde les merveilleux pays de l’intérieur où Livingstone a passé les dernières années de sa vie. On sait quelles descriptions séduisantes le grand voyageur et ceux qui marchaient sur ses traces ont rapportées de la région des lacs. Les négocians anglais se sont dit, paraît-il, qu’il y a là des millions de consommateurs à satisfaire, et déjà dans un meeting à Manchester on a discuté le tracé d’un chemin de fer qui de l’Océan-Indien irait à l’extrémité sud du lac Victoria, du lac Victoria au Tanganika, puis au Nyassa, et compléterait de Mombaz à l’embouchure du Zambèze une voie circulaire moitié fluviale et moitié terrestre. Le terrain est favorable, c’est M. Stanley qui l’affirme, les bois de construction abondent, la main d’œuvre est à bon marché. Quel débouché pour une nation manufacturière que cette région des lacs où l’on prétend avoir découvert 30 millions d’habitans !

A la pointe sud du continent, c’est encore l’Angleterre qui construira des chemins de fer pour l’usage des colonies qu’elle y possède ; puis, comme ces colonies n’ont encore que des communications maritimes avec le reste du monde, le réseau devra le plus tôt possible se relier à celui des lacs dont il vient d’être question, descendre ensuite la vallée du Nil pour aboutir à l’isthme de Suez, ou mieux encore franchir l’espace encore inconnu de l’Albert-Nyanza au lac Tchad et former une ligne continue d’Alger à Cape-Town. Bien entendu un embranchement dirigé du lac Tchad au cap Guardafui à travers les montagnes du Choa et les terres des farouches Somanlis s’ouvrirait aux voyageurs qui vont de l’Europe aux Indes. Tout cela se discute, se dessine sur les cartes, s’évalue en dépenses et en produit net, comme s’il n’y avait plus en Afrique ni déserts de sable, ni chaînes escarpées, ni peuplades sauvages, ni bêtes fauves. Ne critiquons ces beaux projets qu’avec mesure, pourvu qu’il soit bien convenu qu’ils appartiennent au domaine de la fantaisie.

On aurait tort cependant de confondre avec ces entreprises plus ou moins chimériques les trois tracés qui, partant à des points différens du littoral de la Méditerranée, ont pour but commun d’atteindre le Soudan. Chacun d’eux a ses inconvéniens et des mérites qui lui sont propres. Si celui de M. Rohlfs est le plus court et le mieux indiqué sur la carte, il a le défaut de s’allonger d’un bout à l’autre en des contrées où nulle puissance européenne ne commande. La ligne de M. Duponchel a l’avantage d’avoir été discutée par un ingénieur qui sait apprécier au juste les obstacles que la nature du sol ou le climat lui offrira; on lui reproche d’être trop occidental, en sorte qu’il franchit le Sahara dans sa plus grande largeur et qu’il aboutit trop loin des belles provinces du Bournou. Entre les deux, le projet de M. Beau de Rochas se propose de desservir les oasis du Sahara central sans trop s’éloigner des territoires soumis à l’influence française. Il est inutile d’insister. Avant que ne s’allongent à fleur du sol les milliers de kilomètres de rails dont il s’agit ici, tels événemens peuvent surgir dans l’Afrique septentrionale qui entraîneront la préférence en faveur de l’un ou de l’autre tracé par des motifs qu’il nous est impossible de prévoir.

Néanmoins cette étude, bien que prématurée, n’est pas inutile. Ces projets, alignés sur la carte dans le vide d’un continent encore peu connu, ne sont, dira-t-on, peut-être que des chimères d’ingénieurs qui prétendent tout mesurer avec le niveau, la règle ou le compas. Pourquoi ne nous serait-il pas permis à nous autres Français d’avoir de ces chimères aussi bien qu’aux autres nations européennes? Nous y sommes pour moitié tout au moins avec les Anglais qui parlent d’unir les cataractes du Nil à leur nouvelle conquête du Transvaal, avec les Allemands pour le compte de qui M. Gerhard Rohlfs explore le Fezzan. Les Russes, eux aussi, rêvent de mener des locomotives de l’Oural aux frontières de la Chine à travers des steppes qui sont un Sahara Glacial. Les Américains du Nord, plus audacieux que les habitans de l’ancien monde, vont déjà de New-York à San-Francisco. Il se pourrait bien en somme que la machine à vapeur fût l’engin civilisateur par excellence. Les Chinois l’ont bien deviné avec leur flair d’hommes demi-barbares qui ne veulent pas être envahis par le progrès européen. La première locomotive qu’ils ont vue, ils l’ont achetée pour la démolir. Les indigènes du Soudan et des régions innomées de l’Afrique centrale ne sont pas hommes à les imiter. Ils s’en étonneront d’abord, s’en serviront ensuite, et petit à petit ils apprendront à la conduire.


H. BLERZY.

  1. Voyez la Prochaine découverte du pays des Garamantes, par M. Berlioux, professeur de géographie à la faculté de Lyon.