Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/18

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XVIII

L’exode vers la France.


L’heure de la délivrance avait enfin sonné. De l’armée disparate de Benoni, il ne restait plus rien. Tout ce qui n’avait pas sauté en l’air sous le coup de l’explosion, pour retomber en lambeaux et membres épars, au fond du gouffre qui remplaçait la ci-devant colline des Pétunias, — tout s’était évanoui et comme évaporé dans une fuite éperdue.

Désormais la voie était libre ; on pouvait plier bagage et songer au départ.

D’un commun accord, il fut fixé au lendemain matin. La voiture d’ambulance fut amenée devant la porte et lord Fairfield, confortablement établi sur une couchette ; les petits chevaux indigènes, montrant toutes leurs côtes, mais courageux et alertes, furent sellés ; Goliath, enfin, un peu efflanqué, mais toujours digne, solide, dévoué, « le roc sur lequel la maison était plantée », déclarait Colette avec enthousiasme, Goliath allait fermer la marche, portant suspendu à ses défenses le petit hamac enrubanné où gazouillait la mignonne Tottie ; Phanor gambadait gaiement sur les flancs de la troupe.

Il était huit heures du matin quand la caravane s’assembla, et il avait fallu pousser vivement les apprêts du départ pour se trouver mobilisés jusqu’au dernier en si peu de temps ; maisM. Massey, décidé à mener vivement les choses, avait donné des ordres stricts pour que personne ne se mît en retard et chacun se l’était tenu pour dit.

Cependant deux de la bande avaient trouvé moyen de ne pas quitter sans lui dire adieu ce coin de terre qui, en dépit des épreuves récentes, leur laissait tant de souvenirs heureux. Prêts bien avant le temps et assurés de l’approbation deM. Massey, Gérard et Lina, montant à cheval vers six heures, étaient allés saluer une dernière fois les replis de la vallée, les ruisseaux, les arbres, les coteaux qui les avaient vus grandir.

« Gérard, que j’ai de peine à quitter le Dorp !… disait Lina, le visage inondé de larmes. Où retrouverons-nous jamais un soleil comme celui-ci, un jardin, une maison comme celle que nous nous étions faite ?… Oh ! pourquoi ne pouvons-nous demeurer ?…

— Eh quoi !… Tu n’es pas contente à l’idée de revoir Paris ? de toucher la terre de France ? demandait Gérard apitoyé, mais encore plus surpris. Pour moi, je t’avoue que le sol d’Afrique me brûle les pieds, tant j’ai d’impatience de fouler celui de la patrie…

— La patrie !… répétait Lina, mélancolique. Où est-elle, sinon là où nous avons grandi, où nous avons appris le bonheur de vivre heureux, tranquilles et unis ?… C’est sur le sol africain que j’ai trouvé une famille ; toujours il restera pour moi la vraie patrie !

— Moi aussi, je lui garderai un bon souvenir, crois-le bien ; mais je lui garderai aussi une dent ! dit Gérard, essayant d’égayer sa petite amie. Deux dents même ! Car enfin, voici la seconde fois que nous voyons notre foyer ravagé, la meilleure part de nos biens anéantie ; et je commence à en avoir assez d’un pareil état de choses ! Ma conviction arrêtée est que nous devons désormais nous fixer en terre française, et rien n’empêchera que ce ne soit sur le continent de ton choix. L’Afrique est grande, Lina, et nous n’y manquerons pas d’établissements français. Une fois notre chère maman guérie et hors d’affaire, nous choisirons, si tu le souhaites, en Algérie, en Tunisie, au Soudan, où tu voudras, une terre à notre convenance, pour y fonder un nouveau Massey-Dorp…

— Oh ! ne voyons pas si loin !… Pensons d’abord, comme tu dis, à maman… Chère maman ! Je me reproche de laisser ici un regret quand je pense que nous marchons pour elle vers la lumière et la guérison ! »s’écria Lina s’essuyant les yeux.

Puis, après un moment de silence songeur : « Sais-tu, Gérard, dit-elle, j’ai proposé à Henri tout à l’heure de venir dire un adieu éternel à nos champs, à nos bois, à notre terre si chère ; il a prétendu avoir cent choses à préparer, mais j’ai bien vu que mon offre lui faisait de la peine. Je crois qu’il a encore plus de chagrin que moi, si c’est possible, à laisser en arrière…

— … Les personnes aussi bien que les choses, acheva Gérard. Oui, ou je me trompe fort, ou Henri reviendra aussitôt que le devoir le lui permettra. Seule, la volonté de mon père, nettement exprimée, a pu l’empêcher de s’enrôler sous les ordres de Mauvilain. Mais je suis convaincu qu’il reprendrait aujourd’hui même du service dans les ambulances boers si notre mère bien-aimée ne réclamait avant tout sa présence et ses soins.

— Et toi, Gérard, ne seras-tu pas tenté de te joindre à lui, si la guerre se prolonge au delà de l’époque de la guérison de maman ?

— Pas le moins du monde ! Nous avons donné notre coup d’épaule ; nous sommes en régie avec les belligérants, j’ajoute que j’ai d’aussi bonnes raisons que Henri pour vouloir tirer vers le Nord, tandis que sa pensée reste tournée vers le pôle Sud…

— Pauvre Henri ! soupira Lina ; on disait, n’est-ce pas, que Nicole allait suivre son père et tous les siens à l’armée de Cronjé quand nous avons quitté le kopje ? C’est dur pour lui, il faut en convenir, de ne pouvoir ni frapper un coup auprès d’eux, ni leur donner des soins s’il est nécessaire, ni même avoir des nouvelles certaines…

— C’est dur, en effet ! répondit Gérard, surtout avec un état de choses comme celui que nous voyons. En vérité, il n’y a pas plus de raison de voir finir cette guerre dans deux mois que dans dix ans !… »

L’heure du départ arrivait. Les fiancés regagnèrent d’un temps de galop le pied de la tour au moment même où M. Massey se tenait prêt à donner le signal de l’exode.

« C’est bien ! dit le chef avec un coup d’œil d’affectueuse approbation aux deux frais visages tout roses de leur course et respirant la joie en dépit du grand chagrin que Lina croyait éprouver. Voici ce que j’appelle la véritable exactitude ! Arriver à l’heure, ni trop tôt, ni trop tard… Les troupes qui connaissent ce secret ne souffrent jamais la défaite… »

Sur quoi l’aiguille ayant marqué huit heures, il ajouta :

« En marche !… »

Et la petite troupe s’ébranla.

Le but de cette première partie du voyage était le havre portugais de Bazakouto, où le yacht Lily était à l’ancre. On y arriva en trois semaines de marche, sans incidents, à travers un pays encore tranquille.

Lord Fairfleld avait offert à tous l’hospitalité à son bord, et lady Théodora avait joint à cette invitation ses instances les plus pressantes. Une circonstance particulière avait aidé à faire accepter cette offre. Goliath eût difficilement trouvé place à bord d’un paque bot, et tous étaient résolus aux plus durs sacrifices plutôt que de se séparer d’un ami si cher et si digne de l’être. Autant que les Massey, lady Théodora entrait dans ce sentiment ; car, toujours très amie de l’éléphant, elle lui avait voué, depuis son dernier exploit, l’affection que l’on donne à un frère d’armes, et eût cru commettre une trahison en ne lui ménageant pas sur le yacht de son frère une place d’honneur.

L’apparition du Lily avec ses cuivres étincelants, ses formes élégantes, ses légers agrès, ses tapis, ses tentures, ses cabines admirablement aménagées, fut comme un premier avant-goût de l’Europe, un retour à la vie civilisée. On s’embarqua par un temps favorable ; vers le quinzième jour, on se trouvait au dixième degré de latitude, au large de cette pointe du Somali, où Colette, Gérard et Lina s’étaient vu jeter sans protection, sans ressources, sans autre soutien que leur affection réciproque et leur invincible courage. De quel œil ému, terrifié rétrospectivement, tous regardèrent au passage cette terre inhospitalière qui avait failli devenir leur tombeau ! Lady Théodora, qui pourtant rapportait cette fois de ses voyages une provision de souvenirs n’ayant rien de banal, était bien près de juger médiocres les aventures et les dangers qu’elle venait de traverser, comparés à l’épopée de ses jeunes amis. Lord Fairfleld paraissait à peine moins intéressé qu’elle-même à tout ce qui touchait au naufrage de la Durance. Tout à fait remis aujourd’hui de ses blessures, il avait pris le commandement de son yacht, et libre de ses mouvements, n’étant pas tenu d’arriver à un jour, à une heure dite, il se complut autant que M. Massey et Gérard à explorer les parages où avait eu lieu le sinistre, à tâcher de retrouver la place même où le Hamburger venant heurter violemment le transatlantique, faisait sombrer l’énorme navire, réduisait à néant des centaines d’existences !…

Quant à Mme Massey, la traversée de ces parages où elle avait tant souffert, lui était si pénible, qu’elle estimait presque un bienfait de ne les point voir. Elle sentait, en tout cas, que la calamité présente était peu de chose comparée aux angoisses passées ; ou, pour mieux dire, qu’entourée de tant d’affections, elle n’avait pas le droit de se croire malheureuse, même si le bon docteur Lhomond se trompait, si la cure qu’il lui promettait comme certaine n’était qu’un leurre ou une illusion, ainsi qu’elle ne pouvait s’empêcher de le craindre aux heures de découragement. Car la cécité complète était venue à cette heure, et, si chacun autour d’elle se félicitait de voir approcher l’heure de l’opération possible, l’heure qui lui rendrait la lumière, il lui était plus difficile, on le comprend, de partager cette confiance et cette joie.

Enfin on a dépassé cette côte du Somali aux tragiques souvenirs ; on a franchi la Porte des Larmes : on a traversé cette terrible mer Rouge où la chaleur est de qualité si atroce qu’on parle de malheureux chauffeurs se jetant à l’eau pour y chercher la fin d’une intolérable condition ; on arrive à Port-Saïd, où miss Mowbray a enfin la satisfaction de faire la connaissance de Colette.

C’était là que la famille Massey devait se séparer du Lily. Pour tous, le moment fut pénible.

Les dangers soufferts en commun, les grands intérêts partagés, les affinités de tous genres avaient créé entre les deux groupes des liens solides qu’il était dur de voir délier.

Lord Fairfield et Henri Massey étaient de venus inséparables ; M. Higgins déclarait en se lamentant que jamais il ne retrouverait un archéologue pareil à Martial Hardouin, deux savants universels comme le docteur Lhomond et le bon Weber ; quant à lady Théodora, elle ne savait lequel pleurer davantage dans cet aimable milieu où elle avait trouvé les aventures tant rêvées et la mort de l’ennui qui la rongeait. Colette, Gérard, Mme Massey, Lina, même la brave Martine et l’honnête Le Guen, tous en détail et en particulier lui laissaient des regrets ; mais plus que tous, peut-être, si elle eût osé l’avouer, elle déplorait de laisser derrière elle le plus grand et le plus petit : Goliath et son inséparable Tottie.

Les gazouillements délicieux de l’enfant, les incartades originales du géant, le plaisir toujours renouvelé de le regarder vivre, d’observer ses petites jalousies, son grand cœur d’éléphant, son étonnante intelligence, toutes ces choses étaient devenues pour la belle dame désœuvrée un intérêt, un amusement intarissable.

Son «kodak» en main, elle ne se lassait pas d’étudier les jeux des deux amis, de les saisir en des « instantanés » charmants. Elle en emportait tout un album qui aidait à la consoler un peu.

« On verra du moins que je n’exagère pas, disait-elle, lorsque je conterai mes impressions de voyage ! » Et lady Théodora, ayant en effet braqué impitoyablement son objectif sur les gens et les choses, pouvait hardiment défier les sceptiques, car elle se présentait les preuves en main.

Le camp boer, la tour phénicienne, Massey-Dorp, l’ambulance, les Mauvilain, tous les Massey, Benoni lui-même avec sa racaille, elle les tenait tous comme « pièces de conviction ! »

Enfin on s’est dit adieu. Le Lily a repris son vol léger vers le détroit de Gibraltar, les Massey ont pris passage à bord du Polynésien, grand courrier des Messageries maritimes, qui revient de l’Extrême-Orient, ayant cueilli sur sa route, au Japon, au Tonkin, à Colombo de Ceylan, Djibouti et ailleurs, toute une population bigarrée, qui s’ennuie ferme, selon la coutume des longues traversées, et qui accueille comme le Messie la venue d’un passager aussi peu banal que Goliath. Le transbordement de notre vieil ami n’a pas marché tout seul, pas plus que son admission ; mais heureusement, le docteur Lhomond, qui a des intelligences partout, se trouvant être en excellents termes avec le commissaire du bord, l’affaire a été menée à bien ; et une fois Goliath installé dans son box à l’avant, sous une bâche goudronnée, spécialement aménagée pour lui, force a été de reconnaître que le Polynésien ne pouvait faire une acquisition plus intéressante. Les Massey eux-mêmes, avec leurs mérites divers, qui partout leur assureraient le bon vouloir des plus indifférents ; avec le prestige de leurs aventures, et la curiosité que devaient inévitablement susciter des gens revenant tout droit du théâtre de la guerre ; le succès de sympathie qu’obtient l’aimable famille est complètement éclipsé par celui de son éléphant.

En deux heures, il est devenu l’événement de la traversée ; on se bouscule, on s’écrase pour le voir ; on se répète ses hauts faits ; car, si ses maîtres gardent la discrétion naturelle aux gens du monde, Martine et Le Guen, n’ayant point les mêmes raisons de se taire, ont vite fait de célébrer la gloire de leur favori, de conter à qui veut les entendre les preuves de dévouement, les prouesses guerrières, son intelligence, toute sa merveilleuse histoire. Les voilà du coup transformés en Barnums, et ils paraissent goûter fort les douceurs de la popularité que leur vaut cet office.

Goliath, lui, reçoit les hommages avec la dignité qui jamais ne l’abandonne. Selon sa coutume invariable, il se montre à la hauteur de la situation, paraît la comprendre et s’y conformer avec tact. Alors qu’on voit les toutous pourtant si intelligents, ces animaux qu’on a justement nommés « candidats à l’humanité », se démener, protester, japper avec furie d’un bout à l’autre de la traversée ; la volaille, les moutons, les bœufs se montrer complètement démoralisés par la condition insolite de passagers, Goliath observe dans ses manières la plus parfaite convenance ; et, à part son encombrante personne qu’on ne saurait sans injustice lui reprocher, on peut dire au figuré que nul ne tient moins de place que lui. Retiré sous sa bâche goudronnée, il se tient fort sagement, ne semble pas souffrir du mal de mer, ou, s’il en souffre, il a le bon goût de le cacher. On dirait qu’ayant pris la mesure du Polynésien, il a fait le ferme propos de se rendre le plus petit possible, d’attendre patiemment qu’on soit en terre ferme pour reprendre les libres allures de sa terre natale, dans quelque parc que ses bons maîtres ne manqueront pas de lui trouver ; et, à défaut du souffle des forêts africaines, il parait humer très volontiers l’encens de la foule, souvent accompagné de bananes, qui l’entoure sans interruption.

Cette foule, ainsi qu’il a été dit, est essentiellement bigarrée : officiers, commerçants, fonctionnaires, Français, Anglais, Hollandais, Russes, Italiens… Asiatiques et Européens se coudoient sur le même paquebot, et tous se louent des conditions dans lesquelles s’effectue leur passage. Car, — il n’est pas mal à propos de le remarquer ici, — contrairement à une opinion fort répandue, mais très fausse, les bateaux français sont excellemment aménagés. Comme presque tout ce qui sort de notre industrie, ils offrent en tout un caractère de supériorité ; ils en donnent au client pour son argent. Les voyageurs étrangers le savent bien et les recherchent en conséquence ! Pour la question de la table notamment, nos paquebots sont au-dessus de toute comparaison avec leurs rivaux. Quiconque a fait une longue traversée — et même courte — a pu admirer les capacités gastronomiques déployées instantanément par beaucoup de touristes. La plupart s’attablent dès le début et semblent défier toutes les lois de la physique concernant l’harmonie nécessaire du contenant et du contenu, entassent et entonnent des quantités invraisemblables de solide et de liquide. Aussi s’explique-t-on que les maîtres d’hôtel des paquebots étrangers fassent payer à part au moins le vin et la bière, tandis que les nôtres comprennent ces bienheureux item dans le prix du passage. À la satisfaction muette mais évidente de MM. les Anglais, on peut demander des spiritueux, ad libitum, sauf le champagne (il faut bien tracer une barrière quelque part) et il est superflu de dire si l’on use de la permission !…

Quoi qu’il en soit, et quelle que puisse être la consolation qu’un voyageur isolé sur les mers trouve à se bourrer de victuailles, il est un point que ne dépasse pas le plus vaste appétit, et, lorsqu’il n’a plus de place, littéralement, le dîneur le plus acharné quitte la partie et va chercher à la lourdeur d’estomac qui l’atteint, une diversion qui existe rarement à bord. Goliath devint en peu de temps le récréatif désiré ; il fit concurrence au whisky ; le maître d’hôtel réalisa des économies notables !

Soit que notre vieil ami fût doué au-dessus de toute sa race, soit que son intimité avec des gens d’élite eût encore développé son intellect, ou qu’il voulût se surpasser pour faire honneur à ses maîtres, il est certain qu’il montrait une sagacité, une finesse, une mémoire, une puissance de raisonnement qui faisaient l’étonnement général. Chaque jour, il donnait un nouvel exemple de pénétration, de tact, de discernement. Beaucoup de gens pensaient qu’il comprenait le langage humain, non seulement des phrases souvent usitées, au sens sommaire, mais des mots en langues variées et comportant des notions compliquées. Comment ne pas être convaincu de ce fait, quand le premier venu lui demandant à brûle-pourpoint : « Goliath, désigne la personne de la société que tu aimes le mieux », la trompe du bon géant s’en allait sans hésitation effleurer délicatement les boucles d’or de Tottie ?

Ou bien si, retournant la proposition, on s’informait soit en anglais, soit en français, de celui qui, parmi ses admirateurs, avait entre tous le don de lui déplaire, on était sui de voir la trompe dédaigneuse et implacable désigner le plus laid, le plus mal vêtu de l’assemblée.

Car messire Goliath joignait à cette indépendance d’allures, à cette originalité d’humeur qui marque souvent les grands caractères, un sens esthétique des plus rares. Ses favoris, on pouvait le constater, étaient tous remarquablement beaux ; dès le premier salut, la belle et élégante lady Théodora avait gagné ses bonnes grâces, tandis qu’à l’excellent Weber il n’avait jamais pardonné ses lunettes bleues et sa mine de chat-huant. Encore savait-il montrer une sorte de politesse froide aux gens de son cercle dont il admettait le mérite sans pouvoir tolérer leur extérieur. Mais pour les étrangers dont la figure ne lui revenait pas, surtout pour les gens mal soignés dans leur mise, il affichait le plus complet mépris.

Cette disposition était un sujet inépuisable d’amusement pour les passagers. On se plaisait à s’affubler, à se fagoter pour mettre sa sagacité en défaut, on n’y parvenait point, il reconnaissait les gens sous leur déguisement.

« Avez-vous remarqué, se disait-on, comme il est poli, prévenant avec les officiers, avec les marins ? même sans uniforme ? on dirait un fanatique de l’armée !… »

Cependant on n’avait guère tardé à observer dans son attitude une particularité qui n’était pas sans déconcerter ses plus chauds admirateurs : quelle que fût l’élégance de son interlocuteur, quelles que fussent sa bonne mine, ses prévenances, ses gâteries, ô étonnement, quel que fût son grade ! s’il se pré sentait coiffé d’un feutre mou, Goliath le regardait de travers, refusait d’accepter ses présents et lui tournait le dos. Bien plus, si l’on insistait, il ne manquait guère de faire subitement face à l’ennemi, et, happant du bout de sa trompe le couvre-chef abhorré, de l’envoyer promener au milieu des vagues. En vain quelques-uns, espérant tromper sa vigilance, se décoiffaient avant de l’aborder. En vieux routier qui a vu plus d’un tour dans sa vie, il ne se laissait pas prendre à de vaines apparences ; sa trompe agile avait vite fait de fouiller sous le bras, jusque dans la poche du délinquant ; et alors, brandissant victorieusement l’objet de sa haine, il l’envoyait avec un ricanement diabolique, un trépignement vengeur, rejoindre ses autres victimes au milieu des flots.

Beaucoup, regrettant leur feutre, étaient portés à juger sévèrement cette conduite, à l’attribuer à une antipathie déraisonnable, injustifiée en tout cas. D’autres se perdaient en suppositions sur la cause de l’invariable colère, de l’inévitable vengeance que suscitait la vue d’un feutre mou, coiffure seyante, après tout, commode, convenable en voyage, digne en tous points des suffrages d’un juge aussi sagace que Goliath. Ceux qui le connaissaient de longue date affirmaient qu’on ne pouvait attribuer à ce phénomène qu’une cause raisonnable, quoiqu’ils fussent incapables de la pénétrer.

Colette et Lina étaient, au fond, assez humiliées de l’étrange caprice que manifestait tout à coup leur cher Goliath, jusque-là si remarquable pour la grâce de son caractère et l’égalité de son humeur.

Et les commentaires des passagers à ce sujet n’étaient pas sans blesser la tendre affection qu’elles portaient au pachyderme.

« Les éléphants, quand ils se font vieux, deviennent assez souvent savage », disait un vieux major en demi-solde de l’armée anglaise, que le Polynésien avait pris en passant à Bombay, et dont le nez d’une belle teinte écarlate témoignait du culte fervent qu’il accordait à Bacchus ; — au demeurant le meilleur compagnon de la terre, devoted to ladies, comme on dit là-bas, et prouvant sa dévotion au beau sexe par les attentions les plus assidues aux dames de la famille Massey, sans oublier Tottie, qui était au mieux avec lui. « On est même souvent obligé de les abattre, tant ils deviennent méchants, ajoutait-il.

— Les abattre !… Oh ! major Burnett, de grâce, ne parlez pas d’une exécution aussi atroce !… s’écrie Colette.

— C’est un fait, ma chère jeune dame. Ou bien on les lâche, et ils retournent à l’état sauvage où par parenthèse ils sont diablement mal reçus par leurs congénères libres, qui les tuent parfois à coups de pieds et de défenses, — ou bien on leur décharge un rifle dans l’oreille… Il n’y a pas de milieu…

— Mais Goliath n’est pas méchant !… s’écrie Lina presque les larmes aux yeux. Il a pris un préjugé contre les chapeaux mous, voilà tout…

— Eh ! eh !… Miss Lina, vous trouvez cela rien, vous ?… Hier encore il m’a flanqué à l’eau un chapeau de quarante schellings, qui venait en droite ligne de Bond Street, et dont j’avais bien l’intention de me parer pendant plusieurs mois à venir… Trouvez-vous cela une bagatelle ?… Et que penseriez-vous s’il vous dépouillait de ce joli petit « canotier » qui fait si bien sur vos cheveux d’or ?…

— Oh ! il peut bien le prendre, s’il veut !… je le lui donne de grand cœur, à condition qu’il épargne ceux des autres passagers…

— C’est facile à dire, quand on sait qu’il ne daignera même pas regarder un chapeau de paille, fait le major en riant. Mais je voudrais vous voir toutes, mesdames, si l’ami Goliath touchait à une seule de vos parures !… Good God… il serait bientôt écharpé…

— Je suis persuadée qu’il a une idée — une idée de derrière la tête », réplique Colette ; et, flattant doucement la trompe de son ami de sa fine main (car on est venu comme d’habitude le visiter sous sa tente) : « N’est-ce pas, mon Goliath, que tu n’agis pas ainsi par pur caprice ?… dis, explique-toi un peu… »

Goliath fait entendre un petit murmure et frétille gaiement de la queue.

« Allons, parle, continue Colette, donne-moi la mission de t’excuser, vilain sauvage… tu vois à quelles accusations, à quels pronostics affreux tu t’exposes ; crois-tu que c’est agréable pour tes amis ?… »

Goliath courbe la tête et ferme à demi les yeux comme un chat qu’on gratte sous l’oreille ; il pousse son front formidable contre sa chère Colette, et toute son attitude exprime la soumission, la parfaite obéissance ; on voit qu’elle le pourrait mener par un brin de soie…

Mais tout à coup surgit à côté d’eux Gérard, frais et pimpant, revêtu de flanelles blanches, venant de parachever sa quatrième toilette de la journée, et sa jeune tête coiffée d’un large feutre boer, crânement relevé sur l’oreille…

À peine Goliath l’a-t-il entrevu, qu’il frémit d’une rage soudaine ; il s’élance ; déjà sa trompe, frémissante de colère, va saisir le feutre offensant, lorsque, reconnaissant soudain Gérard, il s’arrête court, dresse sa trompe en l’air et pousse un cri, si lamentable, toute son éléphantine physionomie exprime un désespoir si vrai, que les uns éclatent de rire, tandis que Colette et Lina, interdites, sont désolées du chagrin de leur ami.

Mais Colette comprend tout à coup : « J’y suis !… J’y suis !… crie-t-elle en battant des mains comme un enfant. J’ai compris ce qu’il veut dire !…

— Quoi donc ? Comment ?… Expliquez-nous ce mystère !… s’écrie-t-on de toutes parts.

— Voilà, commence Colette en souriant, un peu embarrassée pourtant de se voir le point de mire de tous les regards. Vous remarquerez que mon frère est coiffé d’un feutre boer, et que tous les chapeaux que Goliath a détruits dans son inexplicable colère étaient, comme celui-ci, des feutres mous… Eh bien ! voilà l’explication : un feutre mou lui rappelle les Boers… et comme il ne peut pas les souffrir…

— Il ne peut pas souffrir les Boers ?… Bravo, Goliath !… brave Goliath !… homme de goût !… le plus grand des Jingoes !… s’écrient tous les Anglais enchantés.

— Tu as, ma foi, raison ! dit Gérard ; ce doit être cela… » Et, enlevant son feutre, il le présente à Goliath, dont toute la peau semble se hérisser à ce contact, par ce phénomène connu sous le nom de chair de poule : il détourne les yeux, pousse un petit gémissement… et comme Gérard persiste à lui mettre sous le nez l’odieux couvre-chef, il n’y tient plus, le saisit, le jette à terre et le foule aux pieds avec un cri de rage et de triomphe. Tout le monde rit, et les Anglais, applaudissant à tout rompre, font une ovation à Goliath qui, sa rage assouvie, a repris son grand air calme et fixe majestueusement sur le public son petit œil narquois.

Les Anglais sont ravis, car Goliath est most popular à bord : un jeune insulaire d’une vingtaine d’années, qui revient en Europe pour achever ses études à l’Université d’Oxford, est si enchanté qu’il verse le contenu d’une bouteille de champagne dans un grand récipient et l’offre à Goliath, qui le lampe incontinent sans se faire le moins du monde prier, au milieu des rires de tous.

« Ah ! ce vieux Goliath !… c’est donc un des nôtres, un bon Jingo… fait le major en se frottant les mains. Le croyez-vous originaire des Indes, ma chère mistress Hardouin ?

— Oh ! pas du tout ! Goliath, j’en suis persuadée, est né et a vécu en Afrique jusqu’au jour où il nous a adoptés… Et je ne crois pas, continua la jeune femme avec malice, que sa haine pour les Boers implique la moindre affection pour les sujets britanniques… C’est une affaire toute personnelle entre lui et nos pauvres Transvaaliens…

— Des sauvages… des malotrus… des esclaves ivres… protestent les Anglais. Cet animal le comprend.

— Allons, allons, dit le major, qui est un brave soldat et sait reconnaître la bravoure des autres, de fiers combattants, en tout cas !… Attendons de les avoir battus pour dire du mal d’eux, ce sera plus digne…

— Mais l’explication de sa haine pour ces détestables Boers ? reprend le jeune Oxonian. Ne nous l’expliquerez-vous pas, madame ?

— Bien facilement : l’ami Goliath, au cours de son existence mouvementée, a été enrôlé de force un jour dans l’armée boer. Il s’est vu enchaîné et emprisonné ; or Goliath, qui est un soldat chevronné et qui a fait ses preuves contre des ennemis divers, n’a pu oublier l’indignité à laquelle il a été soumis. Il veut bien se battre, et nul ne le surpasse en bravoure, je dirais presque en férocité, dans le combat ; mais il veut le faire librement, et choisir ses ennemis ; n’est-ce pas, vieux ?… »

Goliath fait entendre un murmure d’assentiment.

« C’est ce que je disais !… Il a pris le parti des Anglais !… brave animal !… s’écrient le major, le jeune étudiant et plusieurs autres.

— Non, non, pardon I… Il déteste les Boers, mais vos succès, — ou le contraire, — le laissent parfaitement indifférent, messieurs…

— Bah ! bah ! cela est-il possible ?… Il faut être pour ou contre, n’est-ce pas ?… Et Goliath est manifestement pour nous !… »

Et, en dépit des protestations de Colette, il demeure acquis sur le Polynésien que Goliath est anglophile fervent, et que sa haine des Boers n’a d’autre raison que son amour des Anglais !…

Ainsi se créent les légendes…

« J’avais toujours entendu parler de l’intelligence des éléphants, prononce sentencieusement un vieux négociant qui rentre savourer sa retraite en Angleterre. Mais ceci, ma parole, beats everything  !… qu’un animal puisse s’élever jusqu’à une conception politique, et avoir le bon goût de prendre parti contre ces infernal Boers, voilà qui me dépasse !… Jamais je ne l’aurais cru, si je ne l’avais de mes yeux vu !… »

La popularité de l’excellent Goliath augmente en des proportions inouïes, après cet épisode et l’ingénieuse explication de Colette. Toute la partie juvénile de la population britannique, très nombreuse à bord, s’éprend de lui, et ce ne sont que gâteaux, friandises, sucreries de tout genre, que lui offrent avec adoration les blondes misses, les jolis enfants anglais, et les jeunes et belliqueux civilians qui rentrent en Europe. Goliath accepte tout cela comme son dû, et Gérard ne se fait pas prier pour raconter à un auditoire choisi les prouesses de son cher pachyderme. Goliath est décidément le favori du bord. Et, comme il est bon prince, il devient l’ami intime de tous les babies, que leurs bonnes lui amènent dès qu’il y a chez eux le moindre signe de mauvaise humeur et qu’il sait calmer comme par enchantement.

Le jeune Oxonian, avec deux ou trois autres choice spirits, ne tarde pas à présenter à Goliath un mannequin d’osier assez bien costumé en Boer ; et c’est un véritable sport pour ces jeunes écervelés que de voir l’éléphant se ruer sur ce simulacre d’ennemi, le fouler aux pieds, faire mine de le mettre en pièces, — faire mine seulement, car ce noble animal a bien vite compris que ce n’est qu’un jeu, et sa rage du premier moment ne tarde pas à faire place à l’humeur la plus gaie… et c’est plaisir de le voir jouer à la bataille, prétendre écraser son adversaire, pousser un cri de triomphe, avant de le laisser tranquille jusqu’au lendemain.