Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/22

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XXII

L’opération.


Enfin le grand jour est arrivé. Le docteur Kœrig va procéder à l’opération de la cataracte sur les yeux de Mme Massey.

Avec quel tremblement Colette et Lina, plus encore que la malade elle-même, attendent ce moment redoutable ! Pour Mme Massey, elle est pleine de courage : il lui semble que l’heure n’arrivera jamais assez vite pour lui rendre la lumière bénie, les visages chéris dont depuis de si longs jours elle est privée… Sa Colette, cette fille bien-aimée, dont la radieuse beauté fut dès l’enfance la joie et l’orgueil des siens ! La voir encore, pouvoir l’admirer à son aise, jouir de la grâce de ses attitudes et du charme exquis de son sourire !… quelle joie esthétique peut être comparée à celle d’une mère qui contemple la beauté de son enfant, regarde éclore pour elle le sourire sur ses lèvres charmantes ?… Et Tottie !… voir Tottie !… se rendre compte par elle-même de ses progrès en grâce et en force dont chacun lui parle, mais qu’elle n’a pas eu la liberté de constater !… Voir friser ses jolis cheveux sur son front d’ange ; voir levés sur les siens ces yeux bleus si purs, si limpides, si questionneurs… Mme Massey avait soif de ces joies intimes, et, de toutes les privations que lui imposait sa cécité, la plus cruelle avait été de ne plus voir Colette et Tottie.

Aussi elle avait attendu en comptant les jours et les minutes que l’heure de se mettre entre les mains de l’opérateur fût arrivée ; trop lente à son gré était la marche du mal ; elle aurait voulu pouvoir en hâter la maturité, que la taie se fermât sans retard sur ses pupilles, afin qu’on pût l’arracher plus tôt, la délivrer sans plus tarder du voile qui les assombrissait…

Et le docteur Kœrig, l’éminent oculiste que, sur les Conseils de l’ami Lhomond, on avait appelé auprès de la patiente, avait enfin déclaré le moment venu, il allait enlever la cataracte.

Excellent homme !… si simple, si sincère, savant sans morgue, sans prétention aucune, apportant à l’exercice de son ministère une modestie touchante ! Ce n’est pas, dirait-on, ceux qu’il a sauvés d’un sort pire que la mort qui lui doivent de la gratitude, mais bien lui qui en ressent envers les malades qui se sont laissé guérir… « Une si belle nature !… Un si beau terrain d’opération !… » s’écrie-t-il. Et il s’ingénie de mille façons délicates et affectueuses à leur prouver qu’il est leur obligé…

Bien rares sont de tels caractères, et, quand on les rencontre, on prend meilleure opinion de la nature humaine. Tous ceux qui ont reçu les soins du docteur Kœrig lui ont voué une reconnaissance et une affection sans bornes. Si la profession médicale contient malheureusement trop de charlatans, de véritables industriels, exploitant sans pitié à leur profit la souffrance humaine, on y rencontre des âmes d’élite, des cœurs d’or, et, parmi ceux-là, le bon docteur Kœrig occupe le premier rang.

L’excellent homme, de longue date ami du docteur Lhomond, s’était vite pris d’affection pour toute la famille. Une admiration enthousiaste pour Mme Massey et Colette. Une amitié vraie pour M. Massey et les jeunes gens, sans excepter Lina. Mais une passion véritable pour Mlle Tottie… passion réciproque, car, du plus loin qu’elle apercevait la longue silhouette voûtée, dégingandée de son grand ami, la petite courait à toutes jambes se jeter dans ses bras… puis, il faut l’avouer, se mettait en devoir de fouiller ses poches pour y chercher des friandises qu’elle ne manquait jamais d’y trouver, — Mlle Hardouin étant une jeune personne très pratique et, sous des dehors frivoles, pleine d’infiniment de bon sens…

Dès le matin, la famille anxieuse attend, ne pouvant se livrer à aucune de ses occupations habituelles. M. Massey erre comme une âme en peine du jardin à la maison, du salon à la chambre de sa femme, répétant cent fois la même question, s’étonnant du retard du docteur, exprimant la crainte qu’il ne lui soit arrivé un accident… Avec une patience inaltérable, Mme Massey lui répond, tache de calmer la nervosité qui l’agite, si belle et si touchante dans sa pâleur, sous sa couronne de cheveux de neige, que Colette et Lina ne peuvent retenir leurs larmes en la regardant. Gérard s’est posté à côté de sa mère chérie, et, lui tenant les mains, les serrant avec une force dont il n’est pas conscient, il s’essaye bravement à plaisanter, à rire comme d’habitude ; mais Mme Massey n’est pas dupe, entend le tremblement de sa voix, lit mieux qu’avec ses yeux l’émotion peinte sur son visage… Henri est assis près de la porte dans la chambre de sa mère, le front contracté, l’œil fixé sur sa montre ; il ne peut ni dire un mot, ni faire un mouvement ; ah ! si c’était lui qui dût subir l’opération, sentir les cruels instruments d’acier s’approcher du globe de ses yeux !… ces yeux, cet organe si sensible, que l’effleurement d’une aile de papillon froisserait, et qu’il faut se résoudre à voir entamer par le féroce bistouri… Le Guen s’est chargé de Tottie ; jugeant avec raison que le va-et-vient de la petite ne pourrait que gêner, dans l’attente cruelle qui étreint tous les cœurs, il la prend dans ses bras et l’emporte au jardin — si large pour Paris, si minuscule comparé à l’immensité du weldt — où le bon Goliath rêve, l’œil mi-clos, visité chaque jour par tous ses amis, et repassant sans doute dans son large, cerveau d’éléphant les événements variés de sa longue carrière… Il reçoit ses visiteurs en frétillant gaiement de la queue, et Tottie, assise et maintenue par l’excellent Le Guen sur une des formidables défenses, gazouille comme un petit oiseau et conte à son formidable ami mille histoires qu’il entend à merveille, à en juger par l’expression de son œil sagace et luisant…

Mais le timbre de la porte d’entrée a retenti d’un coup sec. Martine se précipite, sa bonne face ronde toute pâle d’émotion, et introduit le docteur Kœrig, qui arrive avec une exactitude militaire, portant à la main le terrible écrin de maroquin noir…

Le médecin paraît transformé ; il n’a plus son allure hésitante, gauche et timide de chaque jour : sa taille s’est redressée, sa voix est brève et tranchante ; une expression de commandement se lit dans son regard tandis qu’il donne brièvement ses instructions, fait disposer les rideaux, les sièges, les tables selon ses besoins dans la vaste pièce.

Tous ces arrangements pris, il se tourne vers Colette et Lina, appuyées, plus blanches que des cierges, au dossier du fauteuil où s’est assise Mme Massey.

« Et maintenant, mes chères enfants, prononce-t-il d’un ton qui n’admet pas de réplique, vous allez, s’il vous plaît, passer dans la chambre voisine…

— Oh ! docteur !… Cher docteur ! ne pouvons-nous rester auprès de maman ?…

— Non, mes enfants. Absolument impossible.

— Mais elle préférera…

Mme Massey a donné trop de preuves d’un grand courage pour que je ne lui en demande pas une nouvelle. Elle voudra bien se confier à moi et à mon excellent confrère Lhomond à l’exclusion de toute autre personne…

— Comment, cher docteur !… s’écria M. Massey. Mais moi, du moins…

— Vous comme les autres ; comme vos filles, comme vos fils, comme Martine elle-même qui est trop de la famille pour que je puisse la garder, dit le médecin avec un bon sourire à l’adresse de la brave servante, qui lève les bras en l’air. Songez que j’ai besoin de tous mes moyens — de tous, entendez-vous bien, et que les membres de la famille, quels que soient d’ailleurs leur courage et leur sang-froid, sont susceptibles de s’affoler au moment critique… Pendant une opération que je faisais, un jour, le mari de l’opérée ne s’avisa-t-il pas de tomber en syncope sur son lit, au plus beau moment ?… Allons, n’insistons pas, ajoute-t-il avec un regard significatif vers Mme Massey, dont les doigts entrelacés se tordent légèrement sur ses genoux. Confiez-nous votre chère malade et que tout s’accomplisse dans les meilleures conditions, n’est-ce pas ?

— Oh ! si nous lui faisions mal en effet, par notre présence, s’écrie Colette. Viens, Lina ! venez, cher père. Venez tous… Courage, maman chérie !… dans quelques instants vous allez nous revoir tous… »

Elle couvre de baisers le front et les mains de Mme Massey, qui sourit bravement, et elle entraîne tous les autres. Ils sortent, et, assis ou agenouillés dans la pièce voisine, ils attendent, le cœur palpitant, serré d’angoisse, le résultat de ces minutes si brèves et qui leur paraissent si longues.

Dans la chambre close et paisible, l’opérateur a placé la malade sur un grand fauteuil, exposée au puissant rayon d’une lampe à réflecteur garni d’une lentille ; il interroge longuement les beaux yeux sans regard. À portée de sa main s’allongent les petits outils terribles, d’acier luisant, de lame effilée, dont la vue seule glace le sang dans les veines quand on pense à leur destination présente. Le médecin se lave les mains dans une forte solution d’eau et de sublimé : il y plonge ses outils ; puis, aidé du docteur Lhomond, il fait pleuvoir sur les deux yeux une couche de bienfaisante cocaïne : le globe de l’œil est complètement insensibilisé. Saisissant un instrument, l’opérateur attaque…

La voix de Mme Massey s’élève, calme et légèrement surprise :

« Eh bien, docteur, dit-elle, vous ne commencez donc pas ?… »

Les deux médecins échangent un sourire, et rapide comme l’éclair, légère comme un souffle, la main secourable continue son œuvre…

Colette et Lina, dans la chambre voisine, demeurent enlacées, le cœur tour à tour glacé d’épouvante et réchauffé d’espoir… Comme c’est long… il y a des heures, n’est-ce pas, que cette porte s’est refermée sur elles ?… Que se passe-t-il ?… Quel silence !… Quand donc le docteur Kœrig reparaîtra-t-il pour leur annoncer que tout est bien fini ?… Oh ! pouvoir être là, tenir les mains de la pauvre martyre, lui faire partager l’émotion, sentir la tendresse qu’on éprouve !… subir les mêmes alternatives d’angoisse et d’espérance, recevoir enfin le premier regard de ses yeux !…

Et tout d’un coup un cri retentit, vient les prendre aux entrailles, derrière la porte où elles sont tombées agenouillées, les mains jointes…

« Docteur !… docteur !… je vous vois… »

D’un élan, les pauvres enfants ont franchi le seuil. Elles sont venues se jeter aux genoux de Mme Massey, couvrent de baisers et de larmes ses mains, sa robe, et la pauvre mère rayonnante, transfigurée, voit ses enfants, et ses fils, son mari accourus autour d’elle…

Mais ces effusions pourraient être dangereuses : d’autorité, le chirurgien renvoie tout le monde, recouvre d’un bandeau les yeux meurtris, règle à voix basse avec le docteur Lhomond tous les détails du traitement, la somme de lumière bien atténuée, bien voilée, qu’on permettra par degrés jusqu’au raffermissement complet des organes. Puis, après avoir une dernière fois serré les mains de sa patiente, l’avoir félicitée de son courage, il sort pour recevoir les remerciements entrecoupés de toute la famille.

Avec quelle vénération on écoute ses paroles, avec quelle enthousiaste affection on prend ses mains secourables ! Comme tous sont suspendus à ses lèvres, tandis qu’il prononce que Mme Massey pourra enfiler l’aiguille la plus fine ou lire le texte le plus minuscule…

« Et ce sera fini ?… bien fini ?… plus d’inquiétudes à avoir ?… Ce cauchemar vraiment évanoui ?… ne se lasse de questionner Colette.

— Il n’y a plus aucune raison de craindre un retour offensif du mal, répond le chirurgien. La cataracte peut être considérée comme un simple accident ; et, une fois enlevée, il n’existe aucune probabilité qu’elle reparaisse. Mme Massey, nous avons tout lieu de l’espérer, a complètement recouvré la vue et la conservera intacte jusqu’au terme naturel de son existence… »

Quelques jours s’écoulent, pleins encore d’inquiétude et d’angoisse pour ceux qui entourent la chère malade. Mais chaque heure écoulée raffermit l’espoir dans leurs cœurs ; bientôt la certitude de la guérison y pénètre et ils connaissent cette douce joie de voir renaître à la vie un être bien-aimé. Comment dire le bonheur de la pauvre mère lorsqu’on écarte un instant le bandeau et qu’elle aperçoit aujourd’hui le doux visage de sa Colette, celui de Lina, le regard rieur de Gérard, la belle figure de Henri ou de M. Massey… demain le front pur de Tottie, sa petite frimousse revêtue d’un sérieux inaccoutumé tandis qu’elle lève ses grands yeux bleus sur « bonne maman »… Tout lui est une joie : la bonne figure de Martine, le rude visage tanné de Le Guen, un coin de ciel bleu, une étoile entrevue au crépuscule, une rose penchant vers elle sa tête délicate et embaumée. La convalescence est toujours une douce période ; mais, quand on est entouré d’êtres chers et qu’on a échappé à l’infirmité la plus cruelle qui puisse frapper les humains, elle est doublement précieuse.

Gérard, Colette, Lina sont les plus infatigables à distraire et amuser l’opérée. Les heures doivent lui paraître si longues ! On connaît les talents de Gérard dans cet ordre, et, comme sous la tente des blessés du Transvaal, on entend résonner les rires, les fusées de gaieté juvénile, rien qu’en approchant de la chambre de Mme Massey.

« Riez, mes enfants, riez ! dit le bon docteur Kœrig, c’est la meilleure médecine à donner à votre mère. »

Et Mme Massey, tournant vers ses enfants ses beaux yeux encore affaiblis :

« Si vous saviez ce qu’ils sont pour moi, docteur !… Oui, j’en viens à penser que c’est la peine d’avoir souffert cette cruelle épreuve, pour avoir appris à les connaître et les apprécier !…

— Ah maman !… ne dites pas cela !… et puissions-nous ne plus jamais avoir l’occasion de vous prouver ainsi notre amour !… » s’écrie Colette en frissonnant.


Lady Theodora à Colette.


Avec quelle joie, chère amie, nous recevons la bonne nouvelle ! Mon mari et mon frère vous ont télégraphié leurs affectueuses félicitations ; mais ils me prient de vous les répéter, de vous dire que nul après vous-même ne se réjouit plus que nous de l’heureux succès de l’opération. Je puis bien vous l’avouer maintenant, je le désirais trop pour y croire absolument. Le cher docteur Lhomond avait beau me répéter que la chose était archi-sûre… (à propos, que devient cet aimable sorcier, et pourquoi ne m’écrit-il pas ? Dites-lui de ma part que lorsqu’on sauve la vie aux gens, c’est bien le moins qu’on leur fasse signe de temps à autre et que je le somme de m’adresser sans délai une longue épître très amusante et très spirituelle : rien ne lui sera plus facile !) Je disais donc, le docteur avait beau m’affirmer sur sa tête qu’il n’y avait pas l’ombre d’une inquiétude à garder, l’épreuve était si délicate, l’opérée si chère, si précieuse à tous qu’on ne pouvait s’empêcher de trembler. Enfin, Dieu merci, c’est fini de craindre : l’affreux cauchemar est dissipé. Quelle merveille parfois que cet art médical ! et combien il faut révérer un savant comme votre docteur Kœrig.


Ainsi que vous me l’écrivez justement, un seul homme de ce type suffirait à faire oublier le charlatanisme, l’insuffisance, la cupidité, les fiascos lamentables qui trop souvent suivent les pas de ses confrères. Bien entendu, j’avais plus d’une fois ouï parler de l’opération de la cataracte, mais sans m’y intéresser particulièrement, ne l’ayant vu appliquer à personne qui me touche. Tandis qu’ici ! J’ai vu les chers beaux yeux s’obscurcir par degrés : j’étais là à l’heure triste où toute lueur s’effaça pour eux, et cette guérison, dont j’acceptais sans discuter la possibilité tant qu’il ne s’agissait que de sujets impersonnels pour moi, me semblait tout à coup problématique ; je me disais que pour rendre la vue à votre mère bien-aimée, il ne faudrait rien moins qu’un miracle. Et c’en est bien un ! Ne lisons-nous point dans la Bible que lorsque le pauvre Tobie perdit la vue, l’archange Raphaël en personne vint s’occuper de la lui rendre. Aujourd’hui, les anges médicaux n’ont point d’ailes, mais leur ministère, lorsqu’ils l’exercent comme le docteur Kœrig, n’en est pas moins vénérable, et leurs miracles n’en sont pas moins surprenants.

Je me représente une à une toutes les délices de votre excellente mère à revoir les chers visages éclipsés pour un temps. Je me demande si elle vous a trouvés changés, ou si elle vous revoit tels que l’imagination vous peignait à elle dans les ténèbres où elle était plongée. Je ne sais, mais il me semble que c’est Tottie que les bons yeux maternels ont eu le plus de bonheur à revoir — si tant est que ces choses-là se mesurent ! C’est un si délicieux petit objet que Tottie, un véritable rose-bud. Permettez-moi d’user de l’expression anglaise : votre mot à tout faire de bouton me satisfait moins, fâcheux avec ses attributions variées plutôt qu’agréables.

Savez-vous que ladite Tottie est en train de devenir par ici un personnage populaire ? Les divers « instantanés » que j’ai pris d’elle et de son ami Goliath ont un succès fou ; on se les arrache ; tous mes amis en veulent avoir, et le fait est qu’il en est qui sont de petits chefs-d’œuvre — vanité de photographe à part — une des plus vivaces qui soient pourtant !

Je ne prétends pas dire, d’ailleurs, que le succès de Tottie soit comparable à celui qu’obtient son camarade, et il faut bien avouer que les états de service de Goliath justifient amplement la faveur du public. Mon intimité notoire avec un éléphant que chacun brûle ici de connaître, jointe au prestige de mes cam pagnes, a contribué à me créer une sorte de vogue tout à fait indépendante de mes titres ou mérites personnels et dont je me serais bien passée, je vous assure.

J’ai été lionised, ma chère, tout ce qu’il y a de plus « lionisée » ! Savez-vous ce que c’est que cela ? Une maîtresse de maison vous invite chez elle ; vous arrivez sans méfiance, résignée à prendre votre part légitime de l’ennui ambiant, pas davantage — et voici que soudain vous découvrez avec horreur que vous êtes le « lion » de la soirée ; que vous figurez sur le programme de la fête entre le ténor espagnol et les sorbets napolitains ! Et ne croyez pas qu’on puisse échapper ! L’araignée qui vous guette a tendu sa toile ; une maîtresse de maison anglaise marcherait sur le corps de ses progéniteurs plutôt que de laisser défaire ses plans ; il n’y a qu’à se soumettre.

Je ne devrais pas crier si fort, moi qui plus d’une fois ai préparé à d’autres le rôle de bête curieuse ; qui ai essayé notamment de « lioniser » le célèbre Cecil Rhodes — et qui me suis trouvée proprement éconduite par le brutal. Mais le point de vue où nous nous plaçons fait une telle différence dans les jugements humains ! Et nous jugerions généralement fort mauvais, je crois, d’être traités comme nous traitons bien des gens…

Enfin, passons ! Il m’a fallu, pendant toute une soirée, figurer l’ornement central du grand salon ; dûment expliquée et signalée à tout venant par mon Barnum femelle, voir défiler devant moi les badauds, tout comme le « phénomène » de la foire, répondre à cent questions saugrenues… Et notez que l’hôtesse qui m’avait préparé ce plaisir est une de mes meilleures amies, une femme charmante. Je lui revaudrai cela quelque jour.

À parler franc, je crois qu’à mon dépit de commande se mêlait une certaine dose de satisfaction. Qui n’aime à parler de soi ? Je suis si fière, au fond, de mes campagnes, et à quoi servirait d’en avoir eu si on ne pouvait les conter ? Vous savez, chère Colette, que vos lauriers m’ont longtemps empêchée de dormir ; que j’ai longtemps fatigué mon monde en déclarant la vie plate et réclamant à grands cris les aventures. Eh bien, voyez pourtant ce que c’est qu’une vocation qui vous travaille. Depuis que j’ai fait campagne, Algernon lui-même est obligé de convenir que mon humeur est celle d’un agneau ; car, il n’y a pas à dire, j’ai fait campagne ! Nous avons bien sincèrement failli mourir de faim, bel et bien exécuté notre sortie, et fait le coup de feu comme de vrais troupiers. Je me sens grandir de plusieurs pouces quand je songe aux émotions de cette nuit mémorable. Ah ! le beau métier que celui de soldat ! Comment en peut-on choisir un autre quand on a l’avantage d’appartenir au sexe laid ? Mon frère, mis en goût par l’essai qu’il en a fait, se propose bien de reprendre les armes aussitôt que la Faculté le lui permettra, puisque son magnanime ennemi lui a rendu la liberté sans condition. Pauvre Mauvilain ! Je le plains et je l’admire tout en lui souhaitant la défaite ; mais, comme vous pensez bien, c’est à vous seule que je le dis ; je me ferais lapider si je me permettais ici d’exprimer de pareils sentiments. Les Boers sont des sauvages, des cannibales, des êtres qui méritent à peine le nom d’hommes. Telle est l’opinion courante, faite de toutes pièces par des reporters, accueillie pieusement par le jingo, et qu’il ne faut pas contredire ici sous peine de passer pour mauvais patriote. Et pourtant, nous qui les avons vus de près, nous pouvons témoigner qu’ils se montrent loyaux adversaires, traitant humainement leurs prisonniers, enterrant décemment les morts — capables même à l’occasion de grandeur chevaleresque. Eh bien, non ! Les gens n’en veulent rien croire ! Eux qui n’ont jamais mis le pied au Transvaal, ils en savent plus long que vous qui en revenez ; ils ont vu de leurs yeux le Boer, sauvage et barbare, commettre mille horreurs sans nom — ou c’est tout comme ! Nul témoignage opposé ne les empêchera de croire ces choses comme vérité révélée, de les répéter assidûment… Et, après tout, c’est peut-être de bonne guerre ! Du moment que la bataille est engagée, la question importante est de vaincre, et comment le soldat vaincra-t-il s’il ne croit pas que l’ennemi a mérité sa colère ? que lui-même a quelque chose à venger ? Il ne faut pas montrer trop d’équité envers son adversaire, sous peine d’être dupe, tant qu’on n’est point assuré d’être traité de même dans le camp adverse, et Dieu sait sous quelles couleurs nous sommes peints dans les rangs des Boers, pour ne rien dire des contes à dormir debout que font sur nous tous les journaux européens !…

Au surplus — et quelles que soient les paroles vaines dites de part et d’autre, quelle que soit ma sincère admiration pour la vaillance du Boer, ma pitié pour son triste sort, je n’ai pas besoin de vous dire que nous vaincrons. De cela, je suis parfaitement assurée. En douter une minute, c’est montrer la plus profonde ignorance des fails. Notre pouvoir, nos ressources sont incalculables. Personne, même ici, n’en connaît les limites. Rome elle-même n’a jamais été aussi forte que nous. Nous sommes invincibles : invincibles par notre position inexpugnable, par nos richesses sans fond, par nos vertus guerrières, par notre patriotisme ardent, par une gloire militaire sans précédent. Où vit-on un autre peuple qui n’ait jamais connu la défaite ? Quand Albion a-t-elle été battue, sinon par ses propres enfants ? À part la défection de sa fille, l’Amérique — ce qui était proprement une querelle de famille — l’Angleterre ne s’est jamais laissé arracher, par la force des armes, un pouce de territoire, n’a jamais signé un traité honteux… Et nous serions mis en échec par une poignée de paysans ? Allons donc !

Assurément, la lutte sera dure. L’événement a trompé notre attente ; la poignée de paysans est plus difficile à réduire qu’on n’aurait cru… Eh bien, après ? La victoire sera plus glorieuse, voilà tout. La lutte sera longue ? Que nous importe ? John Bull a les reins solides et la dent dure ; si dure et si tenace qu’il ne pourrait l’arracher de sa proie, le voulût-il lui-même, avant de l’avoir réduite à merci.

Pour ce qui est de la question de droit que nous jettent gravement à la figure des voisins vertueux, lesquels sans doute n’ont jamais entendu parler chez eux d’une guerre de conquête, je ne m’en occupe pas, je ne veux pas m’en occuper. Je connais par cœur l’apologue du « champ de Naboth », qu’on nous sert quotidiennement, et j’en sens tout le sel. Mais, outre qu’en y regardant de bien près, on trouverait difficilement dans le monde une nation ou une famille illustre qui n’ait son champ de Naboth, il n’est plus temps, aujourd’hui, d’aller chercher en cette affaire qui a raison, qui a tort. Des torts, des griefs, des insultes et réclamations, il y en a de part et d’autre pleine mesure ; et quand même un nouveau Salomon parviendrait à débrouiller le procès, à quoi cela servirait-il ? La lutte est trop profondément engagée pour que l’un ou l’autre parti cède devant une autre cause que celle d’épuisement absolu, et vers cette condition les pauvres Boers marchent à grands pas…

Je les plains ! Certes, je suis prête à prendre ma carabine, à me joindre à Fairfield demain — si les autorités le permettent — à leur faire tout le mal que je pourrai ; et ce n’est pas à vous, Colette, qu’il faut expliquer que cette disposition est conciliable avec la plus sincère pitié. Oui, je garderai toujours une place sacrée dans mon cœur à la touchante figure de jeune guerrière qui, après avoir combattu comme Bradamante, descendit de son kopje pour venir avec une pitié d’ange donner à boire au blessé. Sainte fille ! Mon frère, qui est peu démonstratif, ne peut entendre sans émotion nommer Nicole Mauvilain… Je sais qu’elle a parmi vous plus que des fidèles, et je gémis de penser aux dangers qui l’entourent, aux douleurs qui l’attendent. Quoi qu’il advienne, elle et les siens auront toujours la douceur d’avoir fait jusqu’au bout leur devoir : la meilleure consolation du vaincu !…

Theodora.


« Je vais maintenant, dit Colette, après avoir lu cette lettre en famille, vous faire entendre celle que je reçois de Nicole. Surtout mises côte à côte, ces deux lettres sont typiques.

Nicole à Colette.
Laager de Hammans-Kraal,
18 juillet 1901.
« Ma sœur d’élection,

« Nous sommes ici, depuis quelques jours, sous les ordres de mon père récemment élu chef de ce commando. Déjà le Seigneur, dans sa miséricorde, a daigné bénir nos armes et faire éprouver à l’ennemi la puissance de notre bras. Dans une rencontre récente, nos hommes, au nombre de soixante-dix, mirent en fuite une force anglaise considérable et, après un combat acharné et sanglant, eurent la satisfaction de leur prendre deux canons, ainsi qu’un troupeau de bœufs gardés en camp retranché. De sorte que nous avons le plaisir, non seulement de nous ravitailler aux dépens de l’ennemi, mais encore de le voir bientôt sans doute décimé par ses propres munitions.

« Ma mère se trouve en ce moment dans un état de santé précaire. Outre les privations de tous genres auxquelles elle est exposée, elle a grand’peine à se remettre du coup douloureux qui la frappa : la perte de son dernier-né, le petit Alexandre, nommé en souvenir de votre père et venu au monde pendant une marche forcée, qui n’a pas résisté à ces fatigues, trop fortes pour son petit corps débile. Dieu nous l’avait donné le vingtième jour du mois de mai ; il s’endormit pour toujours dans le Seigneur le 25 du même mois ; et, depuis, ma mère n’a pu recouvrer ses forces.

« Pour nous, grâce à Dieu, ceux qui restent des nôtres se maintiennent ; le père semble chaque jour plus fort et plus vigoureux et paraît puiser une résolution nouvelle dans chaque heure qui s’écoule et rend plus imminente la défaite et la dispersion totale des forces anglaises. Ce n’est, nous dit-il, qu’une question de temps ; tant qu’un Boer respirera l’air libre de la patrie, il se dressera pour chasser l’envahisseur, le renvoyer sans pitié de ce pays qu’il souille par ses vices et sa cruauté. Le Seigneur a déjà permis que son orgueil fût abaissé en cent rencontres, par ceux qu’il ose nommer « une poignée de paysans révoltés », et qui sont des hommes libres défendant l’intégrité de leur sol et de leur foi ! Sa droite s’est étendue sur nous : il nous a miraculeusement protégés, il a permis qu’un nombre infime de patriotes à peine armés pussent résister à la puissance de cette arrogante nation qui, non contente de mobiliser contre nous des forces trente fois supérieures, a jeté son or sans compter pour se procurer les engins les plus meurtriers comme les plus perfectionnés.

« Mais en vain ! Où que nous rencontrions les armées anglaises, — et malgré les mensonges que, dit-on, leurs correspondants répandent en Europe, vous devez avoir appris la vérité, — elles fondent devant nous comme la neige devant le soleil du printemps.

« Le méchant s’était élevé dans les hautes places, dit mon père, selon les paroles des Saintes Écritures.

« Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

« Ainsi arrive-t-il journellement : et ces soldats de carrière fuient avec une hâte si grande devant nos fermiers, qu’ils ne prennent la peine de sauver ni leurs canons ni leurs blessés.

« C’est à croire que nous sommes invulnérables, et que notre regard courroucé suffit à foudroyer nos ennemis. Le nombre de leurs morts est en toute rencontre en disproportion étrange avec les nôtres. Le Dieu des armées est avec nous. D’ailleurs, notre cause est juste, la guerre qu’ils nous font est impie, et jamais le Seigneur n’abandonna les siens. C’est donc avec la plus ferme résolution que nous attendons la fin de cette guerre, bien décidés à ne jamais céder et à donner jusqu’au dernier de nos enfants pour soutenir la lutte. La victoire finale nous restera. Pas une seconde nous n’en avons douté.

« Les Anglais se montrent sur le champ de bataille d’une étrange férocité. Et, nous jugeant par eux-mêmes, ils croient les Boers capables de porter une main criminelle sur un ennemi désarmé, d’achever les blessés, de refuser la sépulture aux morts. Je les ai vus, moi-même, pris de panique, mettre bas les armes et nous supplier d’épargner les blessés !…

« Et en parcourant ces plaines mortuaires, en pleurant sur tant de jeunes vies fauchées dans leur fleur, dans l’orgueil de la force, je vous ai remercié, Seigneur, de nous avoir fait des cœurs pitoyables !… Dieu soit loué ! nous n’avons, nous, pas un de ces faits révoltants à nous reprocher ; et de mes mains bien faibles, hélas, j’ai aidé à creuser la tombe de quelques jeunes Anglais, qui gisaient le cœur troué d’une de nos balles, sur le champ de bataille où leurs camarades les avaient abandonnés. Les Anglais paraissent frappés de folie, d’une sorte de délire qui les rend semblables aux bêtes fauves. Eux, — si j’en juge par les quelques livres que vous m’avez fait lire, chère Colette, dans les jours heureux que je passai auprès de vous, — eux si fiers de leur civilisation, de leur humanité, de leur endurance, qu’ont-ils fait de ces nobles qualités ? et comment se sont-elles muées en cruauté aveugle, inhumanité révoltante, tortures infligées à des femmes et des enfants sans défense ?

« J’ai vu la ferme d’un de nos amis et parent éloigné ; elle est dévastée, brûlée, saccagée. Notre parent, pris les armes à la main, fut fusillé entre ses trois fils, sous les yeux de sa femme et de ses filles, qu’une soldatesque ivre empêcha de venir apporter aux martyrs le dernier baiser de paix. Ce fait et cent autres leur seront comptés au grand jour du jugement. Non seulement ils seront ignominieusement battus ici-bas, comme ils l’ont été en toute occasion, mais ils porteront éternellement la peine de leurs crimes, et mon père est fermement persuadé qu’ils brûleront en masse au feu éternel.

« Il me reste à vous donner des nouvelles des nôtres, ma chère et bien-aimée Colette, vous à qui j’ai voué une affection de sœur. Vous pleurerez avec nous, j’en suis certaine, la mort de notre aîné, Agrippa. Il tomba glorieusement au combat de Sanders-Hill et nous eûmes la suprême consolation d’ensevelir son corps percé de dix balles, ces balles dum-dum qu’au mépris de toutes conventions, les soldats anglais tirent sur nos frères. Mon père lut les dernières prières sur le tertre de gazon qui recouvre le corps de mon frère : et le discours qu’il prononça en ce jour de deuil est resté écrit au fond de nos cœurs à tous, qu’il a embrasés de son indomptable résolution.

« Mon frère cadet, moins favorisé peut-être, est en ce moment prisonnier de l’ennemi. Tombé dans une embuscade, où les Anglais, selon leur coutume, comptaient vingt contre un, et après s’être défendu comme un lion, il fut emporté couvert de blessures et envoyé à Sainte-Hélène. Nous n’avons eu de lui que de rares nouvelles ; et d’après ce que nous laissent deviner ses lettres, bien qu’il ne prononce pas un mot de récrimination, il se trouve dans les pires conditions que l’on puisse imaginer.

« Mais tout cela passera comme un rêve ; et le jour où le drapeau de notre pays couvrira de ses plis un sol libre et purifié de la présence de l’envahisseur, toutes les douleurs, toutes les souffrances morales ou physiques s’effaceront pour ne nous laisser que la joie du triomphe et l’orgueil de la liberté reconquise.

« Certes, nous pleurerons toujours nos morts. Mais ils sont heureux, ceux qui meurent pour défendre la patrie. Périr pour une cause juste n’est rien : ce qui doit être affreux, c’est de donner sa vie pour opprimer le faible, désespérer la veuve et dépouiller l’orphelin.

« Notre cher « oncle Paul[1] » est en Europe depuis de longs mois déjà. Peut-être l’avez-vous entrevu dans votre grand Paris ? Peut-être votre main fut-elle parmi les mains loyales qui se tendirent vers lui.… Il est impossible, n’est-ce pas, qu’il n’intéresse pas au sort de notre Transvaal tous les amis de la liberté et de la justice ? Je ne doute pas un instant de votre cœur, ma Colette aimée, et je sais, je sens, que vous êtes avec nous dans cette lutte cruelle pour la vie et la liberté.

« Je vous prie d’embrasser tendrement pour moi votre chère et sainte mère, ma sœur Lina, mon cher M. Massey, votre mignonne Tottie, cette petite fleur éclose sous notre ciel.

« Je serre affectueusement la main de Gérard.

« Dites, je vous prie, à Henri, que j’espère et j’attends.

« Votre sœur qui vous chérit,

« Nicole Mauvilain. »

« Cette enfant a l’âme d’une héroïne antique !

s’écria M. Massey en s’essuyant les yeux. Ah ! faut-il que l’ambition et la rapacité humaines soient assez fortes pour armer contre des gens pareils un pays fort, un pays libre, aux annales glorieuses que ses enfants auraient dû rougir de souiller par cette guerre impie ?…

— Tous les amis de l’Angleterre doivent regretter l’impasse où elle s’est jetée à la légère, déclara le docteur Lhomond. Mais, la lettre de lady Theodora en fait foi, ils sont arrivés à se persuader que le bon droit est de leur côté, et qu’ils ne font que châtier des sujets rebelles…

— J’ai reçu, dit Henri qui avait écouté en pâlissant la lecture de la lettre de Nicole, un autre message de la Société de géographie, qui me demande une conférence sur la guerre sud-africaine. Si tu me le permettais, chère sœur, je leur lirais quelques passages de cette lettre…

— Alors tu as accepté ? s’écria Gérard les yeux brillants.

— Naturellement. Je ne me crois pas le droit de me récuser. Et je considère comme un devoir pour tout homme civilisé de faire connaître le véritable état de la question, dans la mesure de ses forces. Puisque les circonstances ont permis que nous assistions de près au début des hostilités et que nous nous trouvions, en amis des deux camps, sur les premiers champs de bataille, mon devoir est de faire part au public du résultat de mes observations, puisqu’il me le demande.

Chic ! chic ! s’écria Gérard en frappant des mains, oublieux de la dignité de ses vingt-trois ans. C’est dommage qu’ils ne me l’aient pas demandée à moi, leur conférence !… Ils en auraient eu une chouette, je vous le garantis…

— Très impartiale, surtout ? fit le docteur Lhomond en souriant.

— Impartiale ?… Eh ! qui se soucie d’impartialité, je vous prie ?… Voilà une vertu dont je ne me pique guère, ma parole !… Et je me souviens avoir lu dans je ne sais plus quel grave bouquin — de Macaulay, je crois bien — qu’un homme absolument impartial, ou complètement dénué de préjugés, serait un monstre, un lusus naturae… Je souscris absolument à cette opinion…

— Je me flatte, dit posément Henri, de montrer de quel côté sont la justice et la vérité, rien qu’en rapportant les faits et sans faire le moins du monde entrer en ligne mes sentiments personnels.

— Ça, nous en sommes tous persuadés ! » s’écria chaleureusement Gérard.

C’est ainsi que, par une belle soirée d’automne, quelques jours plus tard, tous nos amis se trouvaient réunis boulevard Saint-Germain, dans cette salle des conférences de la Société de géographie qui a vu passer tant de hardis explorateurs, pour écouter la causerie de Henri sur la situation au Transvaal.

La physionomie énergique du conférencier, encadrée comme assesseurs par Martial Hardouin et son frère Gérard, lui vaut tout d’abord les sympathies de l’auditoire, qui ne peut s’empêcher de préjuger qu’un trio si bien doué au physique doit l’être également au point de vue intellectuel ou moral… La parole sobre et élégante du jeune orateur, l’ardente conviction qui perce sous la concision de ses phrases, le feu contenu qui anime son regard et vibre dans sa voix, achèvent de conquérir ce public d’élite. Et si l’on eût ouvert, au sortir de la conférence, un registre d’engagements volontaires pour courir au secours des Boers, nul doute que ce registre ne se fût couvert de signatures.

Car, est-il besoin de le dire ? les sympathies de l’auditoire sont acquises à la cause boer.

Tenu sous le charme de sa parole, il écoute l’exposé magistral que le jeune orateur lui fait de la situation. Ses moindres aperçus sont soulignés d’un murmure approbateur ; sa conclusion est couverte d’applaudissements. En quittant le boulevard Saint-Germain, chacun se sent animé d’un plus vif intérêt pour les Républiques, d’une indignation plus grande pour la folie homicide qui pousse l’Angleterre et la fera bientôt peut-être rouler au fond de l’abîme…

Henri Massey estime que la guerre faite aux Boers est absolument injuste. Cette guerre est ruineuse pour la Grande-Bretagne et marquera inévitablement le point de départ de la décadence de l’Empire britannique — cet Empire où le soleil ne se couche jamais — comme les Anglais se plaisent à le répéter. Même à supposer qu’ils aient le dessus, qu’ils viennent à bout de la résistance acharnée d’un ennemi insaisissable, invisible, qui fond devant l’adversaire pour se reformer derrière lui, qui enrôle femmes et enfants dans ses rangs — cette victoire sera sans issue. Le Transvaal sera ruiné pour longtemps ; des milliers de familles sans asile et sans pain maudiront chaque jour le nom de Chamberlain et de Cecil Rhodes ; des milliers d’êtres humains périront de part et d’autre, et cela sans aucun résultat : l’Angleterre sera endettée, obligée d’entrer dans le système d’armements à outrance qui pèse sur l’Europe et l’étouffe, paralysant ses forces vives et l’hypnotisant dans un rêve suranné. Ses colonies auront vu qu’elle n’est pas invincible et, leur intérêt étant de devenir indépendantes, ne fût-ce que pour s’affranchir du poids de la dette anglaise, elles feront ce qu’ont fait les États d’Amérique au siècle dernier : elles s’émanciperont du joug anglais. D’autre part, les sous-marins, dans leur essor surprenant et où chaque jour marque un progrès, ne tarderont pas à enlever à la Grande-Bretagne cet empire des mers qu’elle se croyait assuré.

Elle est donc vouée à la décadence.

Est-ce à dire que la France et les Français doivent prendre un rôle actif dans cet épisode ?…

Henri ne l’avait pas pensé quand il vivait au Transvaal. Il ne le pense pas davantage maintenant qu’il est rentré en France. Les sympathies de la nation — cela est de tradition séculaire — seront toujours pour les opprimés et les champions de la justice. Mais la France, entourée de rivaux et d’adversaires, cernée par des fauves qui s’aiguisent les dents en la regardant et n’attendent qu’une occasion de se jeter sur elle, affaiblie et saignée aux quatre veines par tant de désastres, la France n’a plus, hélas ! le droit de sacrifier ses intérêts à ceux d’autrui. Elle doit avant tout songer à sa propre défense, à la défense de son existence nationale… Elle doit rester recueillie, laborieuse et consacrer jusqu’à la plus mince parcelle de ses énergies de réserve au développement de son immense domaine colonial… Jamais il n’eut plus besoin des bras, des cerveaux, des cœurs des vrais Français pour le consolider, l’affermir et l’édifier sur des bases inébranlables.

« Conclusion : nous devons repartir pour les « pays sauvages », comme dit Martine !… s’écriait M. Massey en reprenant avec les siens le chemin du logis. Notre séjour de l’autre côté du globe nous a donné à tous la nostalgie des pays neufs… Hélas !… retrouverons-nous jamais un Éden pareil à celui que nous avions fondé en Rhodesia ?…

— Pareil, non !… mais plus beau peut-être !… fait Gérard.

— Quel est ton avis. Henri ? demande M. Massey. Tu es, n’est-ce pas, nous sommes tous d’avis que la vie européenne est décidément trop étriquée pour nous ?… Mais où aller ?… quelle région, quelle latitude choisir, avec chances de succès ?

— Nous n’avons que l’embarras du choix ! dit le docteur Lhomond ; car vous me feriez injure en supposant que je resterais sans vous dans cette bonne vieille Europe. Et du Tonkin à Madagascar, nous avons la partie belle, avouez-le !

— Henri, dit doucement Mme Massey, appuyée au bras de son fils, où que nous allions, tu viendras avec nous, n’est-ce pas ?

— Je viendrai vous rejoindre, chère maman, n’en doutez point. Mais, d’abord, j’ai un voyage à faire au Transvaal. Il faut que je voie si Nicole consent à se séparer des siens, ou si je dois attendre auprès d’elle la fin de cette odieuse guerre…

— Puisses-tu nous la ramener bientôt, cher Henri ! dit Colette. Car là où nous serons ensemble, que ce soit au nord, au midi, en pays froid ou chaud, là sera la patrie, n’est-ce pas, et là le bonheur !… Pourvu que je vous aie autour de moi, vous tous que je chéris, la Sibérie ou le Sahara ne me font pas peur, et le pays où Tottie viendra bien et où ma chère maman conservera ses yeux sera toujours mon pays d’élection…

— Et sois tranquille, petite sœur ! on t’en trouvera un soigné ! s’écria Gérard. Dès ce soir je me mets à piocher la carte du monde !… »

André Laurie
  1. Nom familier du Président Krüger.