Les Chinois hors de la Chine

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LES CHINOIS
HORS DE LA CHINE

I. The Annals of S. Francisco, etc., by Frank Soulé; New-York 1855. — II. Executive Documents, printed by order of the House of Representatives, 1855-56. — III. The China Mail, 1856-1857. — IV. Australia, Tasmania and New-Zealand, by an Englishman, 1857. — V. Victoria and the Australian gold mines in 1857, by William Westgarth, 1858. — VI. Recollections of Manilla and the Philippines, by Rob. Max Micking. — VII. Sarawak, the rajah Brooke, by Hugh Low. — VIII. Journal inédit de M. Tardy de Montravel, capitaine de vaissean, etc.



Depuis le jour où les navigateurs de l’Europe ont, pour la première fois, franchi l’Atlantique et doublé la pointe méridionale de l’Afrique, le mouvement de découvertes qu’ils inauguraient n’a pas été interrompu, et chaque siècle est venu ajouter sa part d’acquisitions à leurs grandes conquêtes. Le nôtre, dans l’espace de temps qu’il a déjà parcouru, n’a pas fait moins que les précédens : il a découvert le passage nord-ouest, exploré l’Afrique et l’Australie, et complété ainsi la connaissance du globe. Ce n’est pas tout : maintenant que la terre est reconnue et qu’à l’aide des merveilleux agens de communication dont les hommes disposent aujourd’hui, les deux extrémités s’en peuvent aisément rejoindre, des faits nouveaux se produisent : les vastes états de l’extrême Orient, qui avaient appris à se défier du génie actif des Occidentaux et qui se croyaient préservés de nos entreprises par l’isolement, sont forcés de se jeter dans le mouvement général du monde. Des milliers d’hommes, courbés depuis des générations sans nombre sur le même sillon et végétant dans la misère, commencent à jeter des regards avides et curieux du côté des horizons que nous leur avons entrouverts; ils apportent des variétés nouvelles d’idées, d’aptitudes et d’instincts. Naguère, quand les Européens s’en allaient à l’autre bout du monde, ils étaient le plus souvent appelés par des relations de métropole à colonie. Sur les rivages les plus lointains, ils retrouvaient encore l’Europe, et ils pouvaient se croire les seuls acteurs du monde. Ouvrir aux produits de nos industries les grands empires de l’extrême Asie, extérieurement inactifs et en apparence immuables, tel était le rêve des nations maritimes et commerçantes ; voici que ces vœux commencent à être dépassés. Le Japon n’en est encore sans doute qu’à modifier l’ancien système de ses relations avec les étrangers; mais la Chine verse déjà au dehors des flots de marchands, d’ouvriers, de mineurs; c’est un débordement qui s’accroît tous les jours. Il semble que le moment est venu où les deux grandes races qui se sont autrefois séparées sur les versans de l’Himalaya et de l’Altaï, l’une, la race blanche, pour aller féconder de son activité les rivages de l’Atlantique, l’autre, la race jaune, pour fonder sur les bords du Pacifique de vastes empires, doivent se rapprocher et créer par leur contact une nouvelle période de l’histoire.

Quels résultats doivent sortir de ce contact? C’est une question à laquelle il serait sans doute bien ambitieux de vouloir répondre, tant ces résultats promettent d’être compliqués. Ce que l’on peut essayer de connaître, ce sont les aptitudes, les qualités bonnes et mauvaises, tout le contingent d’idées et de notions que les nouveau-venus apporteront, si, comme il semble, ils sont destinés à vivre avec nous d’une vie commune et appelés à agir concurremment sur le globe. Pour cela, il faut les suivre dans les conditions de leur nouvelle existence, les voir à l’œuvre hors de chez eux, dans les contrées vers lesquelles se dirigent leurs émigrations. Ces émigrations ont un double caractère, selon qu’elles ont été provoquées ou qu’elles sont libres et spontanées. Dans le premier cas, les Chinois sont des mercenaires, ce que l’on appelle des coolies, engagés au service des colons anglais, espagnols ou français. Dans le second cas, ils agissent suivant les seules lois de leurs instincts, de leurs besoins et de leur volonté. Ces deux conditions distinctes de leur existence hors de la Chine méritent d’être étudiées séparément, parce qu’elles produisent des résultats très différens; l’une réussit peu, tend à disparaître et appartient presque à l’histoire du passé, tandis que l’autre prospère, se développe, et c’est elle qui fait présager de grandes complications dans l’avenir.


I. — L.ES COOLIES CHINOIS.

L’abolition de la traite avait bouleversé le vieux système colonial, et l’Angleterre en souffrait plus que toute autre nation. Les blancs, entièrement inhabiles aux durs travaux des tropiques sous le soleil, devaient, sous peine de perdre Maurice, la Guyane et les Antilles, aviser au remplacement des bras dont ils étaient privés désormais en partie. Les Anglais songèrent d’abord à recruter des travailleurs sur la côte occidentale de l’Inde, et ils en importèrent un grand nombre à Maurice. Ces Indiens sont ce que l’on appelle proprement des coolies, nom qui par la suite a été appliqué à toute espèce de travailleurs recrutés parmi les Chinois ou parmi les nègres. Les Français de la Réunion eurent recours à ces mêmes Indiens et aux Malgaches. Cette ressource, suffisante pour les îles de la mer des Indes, ne pouvait convenir à tout le vaste système des colonies anglaises. Les Indiens refusaient de contracter des engagemens pour des contrées trop lointaines; ils sont peu laborieux, et en outre la compagnie des Indes anglaises, après avoir interdit aux Français d’y recruter des bras, opposa de très grandes difficultés aux colons anglais eux-mêmes, parce qu’elle craignait que l’émigration, qui s’emparait des sujets les plus robustes et les plus vaillans, ne prît trop d’extension. Il fallut essayer d’un autre moyen, et ce fut alors que les Anglais, imités par les Espagnols, tournèrent les yeux vers les Chinois. Quant aux Hollandais, il y avait longtemps déjà, comme nous le verrons, qu’ils se trouvaient en contact avec l’émigration chinoise dans les Indes néerlandaises.

Des agens s’adressèrent donc à la population dont regorgent le Fo-kien, le Kwang-si et les autres provinces méridionales et maritimes; ils répandirent leurs appels et prodiguèrent leurs promesses à Hong-kong et dans les cinq ports. D’abord peu d’individus y répondirent: les Chinois n’avaient pas encore pris l’habitude de regarder au-delà de leur pays; pour eux, le monde était toujours renfermé entre la grande muraille et leurs rivages; les lois qui interdisent l’émigration n’avaient guère cessé d’être respectées. Aujourd’hui ces lois subsistent, mais on les étude sans scrupule et sans difficulté. Cependant, quelques essais partiels ayant paru réussir, les colons crurent avoir mis la main sur le remède qui devait ramener la prospérité dans leurs cultures de cannes et de coton. Leurs agens devinrent plus pressans; les mandarins d’Amoy ou de Canton, bien payés, fermèrent les yeux sur le départ des misérables qui encombraient les rues des villes chinoises; enfin le branle fut donné. Quelques Chinois, rapatriés après l’expiration de leur engagement, émerveillaient la foule sans pain et sans gîte par le récit des richesses et de l’espace qu’offraient des terres fécondes vierges d’habitans. Dans une période d’une dizaine d’années, de 1840 à 1850 environ, les Chinois se laissèrent exporter, travaillèrent dans les colonies et y rendirent quelques services. Cuba sollicitait en 1847 de sa junte royale l’introduction de colons asiatiques, et s’en trouvait fort bien. En général, on vantait la docilité, la frugalité, l’intelligence des nouveaux coolies.

Diverses circonstances ne tardèrent pas à modifier cet état de choses : après avoir mis leur activité au service d’autrui, les Chinois commencèrent à songer qu’ils trouveraient plus de profit à l’utiliser pour leur propre compte. Beaucoup d’entre eux, durant leur temps de service, trouvaient moyen, à force d’économie et de persévérance, d’amasser un petit pécule, et ils essayaient d’exercer librement quelque industrie, ou se faisaient rapatrier pour aller de chez eux aux Philippines. D’ailleurs les planteurs ne tenaient pas tous loyalement les conditions stipulées; beaucoup ne semblaient faire aucune distinction entre les noirs, autrefois leur propriété, et les Chinois, simples mercenaires. Le fait qui par-dessus tout ouvrit les portes du Céleste-Empire, et présenta l’émigration sous une forme nouvelle, fut la découverte de l’or. Nous verrons quelle immense impulsion il donna à l’émigration libre. Toutefois les engagemens de coolies, loin d’être suspendus, devinrent plus nombreux, parce que les Chinois des provinces méridionales se portaient en foule dans les ports ouverts aux étrangers. Si le trafic des coolies se développait, les abus se multipliaient aussi : le Chinois était regardé comme une marchandise, et les matelots s’ingéniaient par tous les moyens à le froisser dans ses habitudes et dans ses goûts; avec sa longue queue, sa figure étrange, ses usages nouveaux et bizarres, John Chinaman était le but de constantes railleries. Qu’était-ce d’ailleurs que cet être à face jaune et aux yeux obliques? Une espèce inférieure, un objet de trafic, presqu’un esclave. Livré à la rapacité des agens et à la grossièreté des hommes du bord, l’émigrant n’obtenait ni la protection ni les égards promis; les uns rapinaient sur la ration de riz et de thé, les autres se jouaient durement de lui. Sa queue même, l’objet sacré de sa personne, à laquelle on ne saurait toucher sans exaspérer le Chinois le plus pacifique, n’était pas respectée; les matelots ne connaissaient pas de plus grand plaisir que celui d’en attacher plusieurs ensemble; quelquefois ils allaient jusqu’à les couper. John Chinaman sortait par intervalles de son calme habituel, et se livrait alors à de terribles représailles. Parmi les hommes recrutés au hasard sur le port d’Amoy ou de Shanghaï sans autre garantie que celle de la vigueur physique, beaucoup étaient le rebut de la population, et se tenaient prêts à saisir les occasions de meurtre et de pillage. Aussi ces dernières années ont-elles enregistré plus d’un drame terrible.

A la fin de 1853, une barque anglaise, le Spartan, était partie d’Amoy en destination de Sydney, emportant un chargement de deux cent cinquante coolies. Ils avaient conclu, par l’intermédiaire d’un interprète chinois et d’un agent qui parlait leur langue, un engagement de cinq ans. Chaque homme était muni d’un papier signé par le capitaine du Spartan, par le contractant chinois, et certifié par l’agent comme traduction conforme. En vertu de ce document, chaque Chinois s’engageait à servir le capitaine, ses agens, administrateurs, actionnaires, ou toute personne qui serait mise en sa place, à titre de berger, fermier, serviteur, pour cinq années à dater de l’engagement. Le capitaine convenait de son côté de payer 4 dollars par mois, et de fournir une ration hebdomadaire de sucre, riz, blé, viande et thé; les gages partaient du quatorzième jour après l’entrée dans la colonie. Huit dollars avancés à chaque Chinois au moment de son départ devaient être déduits des gages. Les hommes, dit le correspondant de Singapore qui transmettait au China Mail ce récit, avaient été bien traités dans le trajet, et avaient obtenu autant de liberté qu’en comporte l’étendue du bâtiment. Tout alla bien pendant les huit premiers jours; le neuvième, tandis que le capitaine avec un maître se trouvait au milieu des coolies, que le chef-maître était à une extrémité du bâtiment et les hommes à l’arrière, tous les Chinois s’élancèrent, se saisirent du timonier et s’efforcèrent de le précipiter par-dessus le bord. Celui-ci parvint à leur échapper et se réfugia dans les cordages. D’autres cependant se jetaient sur les cabines et arrachaient les baïonnettes en laissant les mousquets, faute, à ce qu’il paraît, de savoir s’en servir. Plusieurs hommes furent frappés de coups de couteau, le second maître tué, le capitaine lui-même grièvement blessé. Cependant l’équipage, revenu de sa première surprise, se défendit de son mieux; les mousquets entrèrent en jeu, une douzaine de Chinois furent fusillés et jetés à la mer; l’ordre se rétablit. Le Spartan, escorté par un navire américain qu’il avait rencontré, se dirigea sur Singapore, où une partie des Chinois fut livrée à la cour de justice pour meurtre et piraterie.

L’affaire du Robert Browne fut autrement terrible. Ce bâtiment américain avait quitté Amoy le 20 mars 1852, avec quatre cents coolies en destination pour Cuba et le Pérou. A la hauteur des îles Loo-choo, entre Formose et le Japon, quelque mécontentement s’était manifesté parmi les embarqués, sans être tel cependant qu’il pût exciter des craintes sérieuses, lorsque trente Chinois assaillirent inopinément le capitaine, l’égorgèrent, et massacrèrent la plupart des matelots. Le second, retiré avec quelques hommes sur le gaillard d’avant, engagea une lutte désespérée, mais inutile. Neuf matelots qui avaient cherché un refuge à l’arrière du bâtiment furent seuls épargnés; les Chinois leur ordonnèrent, le poignard sur la gorge, de prendre la manœuvre. Du haut d’une des cabines construites sur le pont, le chef de la bande, un Chinois d’Amoy qui parlait l’anglais, un revolver à six coups dans une main, un drapeau dans l’autre, donna le signal du pillage, et en quelques instans tout le bâtiment présenta une scène d’affreux désordre. Les papiers du bord, les instrumens, les effets du capitaine, tout cela gisait pêle-mêle avec le riz, le biscuit, le poisson salé ; des Chinois brisaient les chronomètres pour voir si la monture n’était pas en or; d’autres s’amusaient à faire courir en gouttelettes le mercure des baromètres; un d’eux avait forcé la caisse aux médicamens, et, croyant avoir mis la main sur quelque liqueur de prix, il vidait les bouteilles en mangeant du biscuit; celui-là mourut au bout de quelques heures. Les cartes marines, déchirées et maculées de sang, gisaient sur le pont, et les Chinois couraient, gesticulaient, hurlaient tous ensemble. Ils se firent conduire à une petite île située au nord de Formose, ancrèrent et prirent terre avec les embarcations en ne laissant que vingt-deux des leurs à la garde des neuf matelots; mais tandis qu’ils étaient absens, le vent se mit à souffler du rivage, les Américains en profitèrent pour couper le câble ; par les promesses et les menaces, ils se rendirent maîtres de leurs gardiens; un bâtiment qu’ils rencontrèrent leur vint en aide, et ils purent regagner Amoy. Le motif ou tout au moins le prétexte de l’insurrection se trouvait dans les mauvais traitemens et dans l’outrage fait à plus de deux cents Chinois, qui avaient été privés de leur longue tresse de cheveux.

Ces événemens et d’autres semblables eurent en Amérique et en Asie un grand retentissement. Les journaux de Shanghaï, de Hong-kong et des États-Unis prirent parti contre le commerce des coolies, signalant les dangers qu’il présente, enregistrant les catastrophes et déclamant contre ce qu’ils appelaient la traite des jaunes, le commerce des esclaves chinois. Cependant il fallait des bras dans les colonies; de plus le transport des Chinois se trouvait fort lucratif en dehors de ses sanglans épisodes : le trafic ne fut pas interrompu. Voici quelles étaient les promesses et les conditions de l’engagement offert par les agens anglais chargés de recruter des coolies pour les Antilles : un climat chaud, la même température que dans la Chine méridionale; la distance est grande, mais on la franchit dans des bâtimens commodes et bien disposés ; les usages des travailleurs ne subiront aucun changement; l’engagement est de cinq années. Après une expérience d’un an ou de dix-huit mois, on sera rapatrié si le travail déplaît. Seront alloués quatre dollars par mois, un à l’avance; deux habillemens complets chaque année; dix livres et demie de riz blanc ou de blé par semaine, quatre de bœuf, porc ou poisson salé, une de sucre, une once de thé, remplacées à volonté par deux dollars. Chaque Chinois aura un coin de terre pour y cultiver des légumes : il n’y aura pas de travail le dimanche, à moins qu’on ne soit très pressé, et alors on recevra une paie exceptionnelle. Les femmes et les enfans des coolies auront le passage libre et seront rétribués dès leur introduction dans la colonie, s’ils peuvent être utilisés. À bord de chaque bâtiment sera placé un interprète chargé de rester un an ou deux avec les coolies pour leur enseigner les usages et les lois du pays où ils seront transportés. Enfin les soins médicaux leur seront prodigués.

Si les Anglais faisaient de leur mieux pour régulariser ce trafic et en tirer quelque profit, les Américains des États-Unis, qui n’ont jamais trouvé d’intérêt à le pratiquer pour leur compte, et qui ont les premiers entrevu et redouté la concurrence de l’activité chinoise, s’en déclaraient les adversaires absolus. De 1853 à 1857, cette question reparaît dans tous les documens législatifs publiés par le congrès de Washington : il n’y a pas de commerce plus immoral et plus infâme ; il est égal à la traite et a coûté la vie à nombre de victimes sans enrichir les survivans ; il se fait par bâtimens américains, et il en résulte que les honorables relations des deux empires en sont compromises ; les citoyens des États-Unis feront donc bien de s’abstenir de cet odieux trafic. En janvier 1856, par acte signifié publiquement, le gouvernement américain déclare illégal, immoral, plein d’horreurs, ce commerce des coolies, qui entraîne, au mépris des anciennes lois de l’empire et des décrets récens, des hommes, des femmes, des enfans, sans qu’ils sachent où, et les fait pour la plupart périr misérablement. Les capitaines américains sont plus que jamais invités à s’en abstenir ; mais le moyen de détourner un citoyen des États-Unis d’une industrie lucrative ?

On se bornait, dans les ports de la Chine ouverts aux étrangers, à prendre toutes les mesures que l’on croyait propres à conjurer les périls attachés à ce commerce, et à garantir au moins de la part des Chinois le loyal accomplissement des conditions stipulées. Nous avons vu quelles étaient les promesses et les offres des agens anglais ; ils s’efforçaient de prendre les coolies par la douceur. En outre, les recommandations les plus minutieuses étaient prescrites par les agences aux capitaines chargés du transport des coolies, pour éviter tout motif de désaccord et de mécontentement. De leur côté, les autorités portugaises de Macao prenaient à tâche de réglementer par des prescriptions précises et sévères le transport des Chinois. Malgré ces précautions, l’emploi des coolies a été en déclinant jusqu’au moment où la guerre de Canton lui a porté un dernier coup. Il n’a pas entièrement cessé : Amoy, Shanghaï, Hong-kong en ont encore fourni durant la période des hostilités qui se sont élevées entre l’Europe occidentale et le Céleste-Empire; mais cette ressource est devenue tout à fait insuffisante, les colonies s’efforcent d’y suppléer par l’engagement des noirs libres, et l’Angleterre a songé même à transporter sur ses cultures de cannes et de coton les cipayes rebelles dont son armée de l’Inde peut s’emparer. Quant aux Chinois qui consentent encore à subir la condition de coolies, ils sont loin de déployer la même activité et la même énergie que ceux qui travaillent pour leur propre compte. Cette forme de leur émigration a été le point de départ du grand mouvement qui entraîne tant d’hommes hors des vieilles barrières de la Chine; mais pour les voir à l’œuvre dans le complet développement de leurs instincts et de leurs facultés, il faut les suivre, dans leur émigration libre, en Californie, en Australie, à Bornéo, aux Philippines, partout où les conduit le besoin de vivre et où les retient le désir d’amasser.


II. — L’EMIGRATION LIBRE.

La nouvelle de la découverte des gîtes aurifères de la Californie traversa le Pacifique avec autant de rapidité que l’autre Océan. Les Chinois qui se trouvaient agglomérés dans les ports ouverts, attendant, les uns un engagement de coolies, les autres une occasion de se faire transporter à Bornéo, où depuis longtemps le travail de l’or leur était familier, se dirigèrent en grand nombre vers la région signalée à leur activité. Dès 1850, un an après la découverte des mines, ils étaient assez nombreux en Californie pour assister en corps aux obsèques du président Taylor, et présenter une adresse pour expliquer la part prise par eux à ce deuil public. Dans les années suivantes, l’immigration augmenta dans des proportions considérables; parmi eux se trouvaient quelques coolies amenés par des compagnies, mais en petit nombre, à cause de la répulsion des Américains pour ce genre de travailleurs; ils consentent à en charger leurs bâtimens pour les colonies, parce que le transport en est lucratif, mais ils n’en veulent pas chez eux. Au surplus, le Chinois libre ne tarda pas à être vu avec non moins d’antipathie.

Ces nouveau-venus se distinguèrent, dès leur entrée dans l’état, par un esprit d’ordre et une persistance dans leur nationalité vraiment remarquables. Au milieu de la Babel où des hommes venaient de tous les coins du monde croiser et mêler leurs habitudes et leurs passions, les Chinois restaient toujours fils du Céleste-Empire, et gardaient une physionomie particulière; ils ne cherchaient en rien à rompre l’isolement dans lequel les plaçaient leur langue et leurs usages, organisant le travail entre eux et se récréant à part, d’ailleurs sobres, patiens, économes, laborieux, contens du plus mince profit, ne reculant devant aucune tâche, et rappelant, par leurs qualités de patience et de travail, ces Imérétiens, ces Maltais, ces Auvergnats, qui ont monopolisé dans divers pays les travaux pénibles et rebutés. Aux mines, ceux qui n’avaient rien pour entreprendre une exploitation louaient leurs bras aux conditions les plus minimes, quatre ou cinq dollars par mois.

Avec ces qualités et à cause de ces qualités même, les Chinois ne tardèrent pas à devenir pour les Américains un objet de profonde aversion : on ne pouvait voir, disaient les journaux californiens, John Chinaman, John Couleur de Safran, et vivre à côté de lui sans le prendre en haine et en dégoût. Il est sale et couard; habit, couleur, visage, manières, tout répugne dans sa personne. Cependant le pauvre John était, parmi tous les étrangers, le seul qui payât scrupuleusement la licence exigée des mineurs; il était facile et conciliant, se laissant, à la fantaisie des blancs, expulser des lieux qu’il avait choisis, et ne s’avisant jamais de se présenter dans les riches exploitations que ceux-ci se réservent. De l’aveu même d’observateurs américains, il était généralement tranquille, industrieux, charitable pour ses compatriotes, ne s’adonnait jamais à l’ivrognerie ; il était attaché à ses parens et plein de respect pour la vieillesse, qui, disait-il, est la sagesse même. Tout ce qu’il demandait, c’était une place, la moindre et la dernière, pour travailler et vivre, puis s’en retourner dans le pays de ses aïeux. En effet, la plupart retournaient en Chine après avoir amassé une petite somme, et ce fait est particulier aux Chinois mineurs en Australie aussi bien qu’en Californie ou à Bornéo. Dans les autres régions baignées par l’Océan-Pacifique, ceux qui s’adonnent au commerce, et surtout à la culture, oublient plus facilement le pays où ils sont nés; mais dans celui où ils s’établissent ils emportent leurs habitudes, conservent leur langue et transportent pour ainsi dire la Chine avec eux.

Si quelques Chinois, leur petite fortune faite, s’en retournaient, en revanche un si grand nombre affluait que les Américains s’effrayèrent de cette disproportion; dans un seul mois de 1852, il en arriva dix mille, et l’on apprit qu’un nombre égal était en chemin; c’était à craindre que la Californie ne devînt pays chinois. On prit l’alarme, et des mesures furent sollicitées pour mettre un terme à cette invasion. Le président Bigler provoqua de la législature une loi interdisant une plus grande immigration; mais son message fut repoussé. En effet, si ces Chinois étaient menaçans pour l’avenir, ils étaient bien utiles dans le présent; il était si commode d’avoir sous la main ces hommes qui, pour un mince salaire, faisaient la besogne la plus rebutante! On se contenta de les détester en s’en servant; la colonie chinoise put vivre et se développer dans la Californie selon ses goûts et ses habitudes; elle est aujourd’hui de cinquante à soixante mille âmes, et elle serait à coup sûr bien plus considérable sans le dérivatif de l’Australie.

San-Francisco pour sa part compte quelques milliers de Chinois, un peu répandus partout, pour les nécessités de leurs industries, mais plus particulièrement confinés dans un quartier que l’on appelle la Petite-Chine et qui comprend le haut de la rue Sacramento, la rue Dupont et celles qui y aboutissent. Un nombre assez grand de riches marchands chinois y ont leurs boutiques, où ils exposent les différentes productions de leur pays. Ce sont en général des hommes polis, fins, assez instruits et parfois généreux. Beaucoup parlent l’anglais avec facilité, les autres ont des interprètes attachés à leurs maisons. En 1854, ils ont bâti une espèce de bourse, spécialement à l’usage de leurs compatriotes, et le 29 avril de la même année a paru, par leurs soins, le premier numéro d’un journal chinois the Gold hills News, petite feuille de quatre pages. Gold Hills, la Montagne-d’Or, c’est le nom que les Chinois donnent à San-Francisco. Les riches marchands de la Petite-Chine s’habillent d’une façon somptueuse; ils ont des maîtresses qu’ils entretiennent, forment des cercles où ne sont pas introduits leurs compatriotes de condition inférieure, et s’adonnent à des plaisirs plus raffinés et plus intellectuels que la masse.

Dans la ville, les Chinois pauvres, et c’est l’immense majorité, sont portefaix, blanchisseurs, tailleurs; on les voit en foule laver le linge aux puits et sur les bords des lagunes, ou le repasser avec leurs petits réchauds de charbons ardens. Pour la récréation de ce public, sont ouvertes, dans les rues Dupont et Sacramento, nombre de maisons de jeu, pleines nuit et jour. Les pièces contiennent trois ou quatre tables avec des bancs; à la partie la plus reculée de chacun des salons principaux se trouve un orchestre de cinq ou six musiciens qui produisent avec leurs bizarres instrumens les sons les plus discordans pour des oreilles non chinoises. Quelquefois un chanteur accompagne de notes rauques et aiguës cette étrange musique. On admire, en pénétrant dans ces lieux de plaisir, l’air grave et mélancolique de tous ces consommateurs chinois et leur singulière façon de s’amuser. Une masse de jetons en cuivre est éparpillée sur une table au-dessus de laquelle se balancent des lanternes en papier de couleur; le banquier, avec une mince et longue baguette, agite et compte les jetons un à un, tandis que les joueurs suivent avec une attention avide tous les mouvemens en échangeant de loin en loin des sons rauques et gutturaux. Le petit nombre de femmes chinoises qui se sont transportées en Californie ont pris pour leur part de commerce la prostitution. Jusqu’en 1851, il n’en vint que fort peu, car les lois qui interdisent l’émigration sont particulièrement sévères en ce qui les concerne. Peu à peu, les profits étant très considérables, le nombre s’en accrut malgré les Chinois mêmes, qui font tous leurs efforts pour les retenir en Chine. C’est, il paraît, la portion la plus indécente et la plus éhontée de toute la population de San-Francisco.

A leurs maisons de jeu les Chinois ont ajouté le divertissement du théâtre : en 1852, une compagnie dramatique régulière arriva de Chine et monta des pièces purement chinoises; l’année suivante, un second théâtre fut ouvert. Ils ont en outre un autre genre de distraction qui offre un caractère religieux, et qui se renouvelle à deux périodes de l’année, au printemps et à l’automne. Ils forment des processions et marchent à leur cimetière en longues bandes séparées avec bannières et musique en tête. Sur leurs larges étendards s’étalent de grands dragons dorés, et ils portent avec eux des viandes de porc et de bouc rôties dont l’odeur est agréable, disent-ils, aux esprits de leurs parens et de leurs compagnons morts. Ils brûlent des pétards, des papiers mystiques, forment des danses bizarres, puis retournent à la ville en procession, comme ils sont venus, pour manger et se réjouir. Tous prennent part à ces fêtes nationales; il y a cependant parmi eux un grand nombre de chrétiens, et une mission s’est installée à San-Francisco même. Ils tiennent d’ailleurs bien profondément à leurs habitudes et à leur pays; un fait singulier en donnera la preuve. Le 26 mai 1856 entra dans le port de Hong-kong un bâtiment qui venait de Californie; pour chargement, il avait trois cents cadavres. Les parens et les amis de Chinois morts les avaient fait exhumer et transporter de Sis-kyiou et de Mariposa à Francisco, puis ils les avaient placés dans de longues caisses, et ils leur faisaient traverser l’Océan pour qu’ils pussent dormir dans le pays de leurs ancêtres. Pour satisfaire à ce soin pieux, ils n’avaient pas craint de dépenser des sommes énormes. À cette occasion, le Daily California écrivait : « La Californie n’a pas de rivale dans l’exportation du Chinois; elle tient le monopole : nous importons le Chinois à l’état brut, vivant; nous le renvoyons manufacturé, mort. »

Ces hommes ont aussi un étrange point d’honneur : il arrive parfois que le débiteur qui ne peut payer ses dettes se tue; la mort règle ses comptes. Il paraît que des femmes même se sont empoisonnées avec de l’opium, ne pouvant pas remplir leurs engagemens. Des espèces de sociétés secrètes et de lois intimes semblent exister au milieu d’eux, diriger leurs actions et amener l’oppression ou le châtiment de quelques-uns. La police, lorsqu’elle voyait ceux-ci maltraités par leurs compatriotes, essayait d’intervenir comme protectrice, mais le plus souvent sans succès: les opprimés, soit terreur, soit convention, refusaient de mettre à profit sa bonne volonté. Il n’est pas possible de savoir en vertu de quelles causes et de quelles règles ils agissent ainsi; les Chinois n’ont jamais répondu que par des mensonges aux questions relatives à cet objet. D’ailleurs ils se conforment pleinement aux lois de l’état et aux ordonnances municipales, et, s’ils y manquent, ce n’est le plus souvent que par ignorance.

A la suite des nombreux et vastes incendies qui ont désolé San-Francisco, cette ville a en partie remplacé les maisons de bois par des maisons de pierre, et cette pierre, traversant le Pacifique, venait toute taillée de la Chine. Cependant le quartier chinois est presque entièrement construit en bois, et beaucoup des maisons qui le composent ont été apportées en pièces de Chine et remontées sur place : elles sont petites et incommodes; on ne saurait croire pourtant quelle quantité de monde s’y entasse. Il n’y a qu’un nombre très minime de Chinois qui aient adopté le costume européen : les autres conservent leur vêtement national, leur longue queue, et c’est surtout à cette cause, au mouvement des rues, à l’activité qui y règne constamment, aux lanternes en papier peint qui les éclairent, que le quartier chinois doit sa physionomie originale.

En Australie, les trente ou quarante mille Chinois répartis dans les districts aurifères n’ont de même rien abandonné de leurs habitudes et de leur caractère national. Melbourne, comme San-Francisco, a ses rues chinoises. C’est à partir de 1854 que l’émigration, sans abandonner la Californie, se porta de préférence vers l’Australie, à cause sans doute du moindre éloignement et par économie, car les Anglais ne lui ont pas fait meilleur accueil que les Américains. La législature, en les voyant arriver en foule, prit des mesures qu’elle croyait propres à les détourner : elle imposa dix livres sterling par tête, et interdit aux bâtimens d’importer plus d’un Chinois par dix tonnes; mais les navires, se détournant de Port-Phillip, abordaient dans d’autres parties du continent australien, et y déposaient les Chinois, qui gagnaient parterre la colonie, en sorte que le port de Melbourne était privé, sans résultat, d’une de ses principales sources de revenu. Cette mesure, qui manquait son effet, fut supprimée; la première subsista seule. Les Chinois payèrent l’impôt, et l’immigration continua, amenant chaque mois des milliers de travailleurs, si bien que l’alarme se répandit de nouveau. Les feuilles publiques déclamèrent contre cette invasion qui menaçait de faire disparaître les blancs au milieu des Mongols et des Chinois « comme des aiguilles dans la paille. » La chambre de commerce se réunit en conférence extraordinaire pour agiter la question chinoise et délibérer sur les cinq articles suivans : — Les traités entre la Grande-Bretagne et la Chine permettent-ils à une colonie anglaise d’exclure les natifs chinois? — Le gouvernement de Victoria a-t-il le droit de restreindre le mouvement qui s’opère entre ses ports et ceux de la Chine? — Quels résultats une loi d’exclusion relative aux Chinois peut-elle avoir sur la vie et les propriétés des sujets anglais résidant en Chine? quels résultats sur le commerce de la Grande-Bretagne et des colonies australiennes avec la Chine? — Quelles seraient les mesures propres à établir la paix et l’harmonie entre les Chinois et les colons blancs?

En présence de ces nouvelles menaces, les Chinois conçurent des craintes sérieuses; ils discutèrent les moyens de détourner le péril, confièrent à un des vieillards qui les avait amenés le soin de leur défense, et voici quel fut le plaidoyer de John Chinaman :


« Quang-chew, nouveau débarqué, homme sain de raison et d’affections, et cinquième cousin du mandarin Ta-quany-tsing-loo, qui possède plusieurs jardins près de Macao.


« Bon peuple de la région attrayante de l’or, moi, homme de quelques années d’âge au-delà des Chinois débarqués sur la plage hospitalière de vos champs jaunes, et désirant d’abord exprimer avec respect la gratitude et l’humilité que je porte dans mon cœur ainsi que tous mes compagnons de voyage, sans oublier ceux qui sont modestement en chemin; moi, homme de modération et de prudence, sachant, selon le sage précepte de Cung-foo-t’see et de Lao-shang, examiner la question sous les deux faces avant de me prononcer, je ne puis trouver de mots pour exprimer la surprise que me causent les bambous noueux et mal taillés qui, selon le rapport de notre interprète Atchaï, menacent les épaules des émigrans du Céleste-Empire-Fleuri, notre lointaine terre natale.

« L’homme est sujet à bien des erreurs, entouré de bien des ténèbres; il doit se soumettre avec résignation. Il faut qu’il soit patient et respectueux, toutes les bonnes lois enseignent cela, et les Chinois honorent et respectent les lois, parce qu’elles sont les plus belles fleurs et les plus beaux fruits que le soleil du ciel ait extraits des racines de la sagesse. De plus l’homme doit se courber comme un arc devant les gouverneurs et les supérieurs, car eux-mêmes sont les racines de la sagesse. Aussi, avec toutes les cérémonies d’usage, souhaitons-nous d’approcher et de nous courber devant le gouverneur de cette ville.

« En quoi donc nous, Chinois, humblement débarqués sur vos délicieuses plages, avons-nous pu donner justement cause à votre colère? C’est ce que nous souhaitons tous d’apprendre. L’homme en tout temps a besoin d’instruction, et surtout lorsqu’il vient sur une terre étrangère. Notre interprète Atchaï n’a pas voulu nous ménager une déception ; Atchaï est un digne jeune homme, autrefois agent de Houqua et Mowqua, marchands de thé; mais il peut avoir mal interprété vos débats et nous les avoir mal rapportés. Telle est mon opinion et celle d’autres gens respectables.

« Je sais par le témoignage de plusieurs personnes distinguées de notre pays, et j’ai été convaincu par d’autres qui ont vécu en Australie et sont retournées dans le Céleste-Empire-Fleuri, que non-seulement le peuple d’Angleterre vient ici, mais encore celui de l’Inde, du Japon, d’Amérique et même des terres de France et d’ailleurs; qu’aucun peuple d’aucune contrée civilisée où les arts et les travaux utiles sont étudiés d’après les plus sages et les plus anciennes traditions et appliqués avec succès n’est exclu, mais qu’il est au contraire cordialement accueilli des deux mains et au son des triangles et des tam-tams. Donc, en raison de cela, en toute révérence et avec toutes les cérémonies d’usage, moi, l’orateur de ceci, Quang-chew, homme très humble, mais de quelque raison, je ne puis penser que le gouverneur, qui tient dans sa main la balance de la sagesse, que ses hauts et sages conseillers (ses mandarins d’écorce d’orange) proposent que toutes les nations soient bienvenues, excepté la nation chinoise. J’en appelle à vous tous, peuples divers de l’attrayante contrée de l’or : ne serait-ce pas un procédé manquant de justice et de droiture? A la pensée d’être renvoyés misérablement et sans avoir causé d’offense, bien qu’innocens, bien que purs de toute faute, nous sommes remplis de crainte.

« Parmi nous, il y a des hommes habiles dans le jardinage et sachant cultiver toute espèce de fleurs et de fruits, des charpentiers et des ouvriers qui travaillent les bois précieux et l’ivoire ; nous avons de fins agriculteurs qui savent comment on tire parti d’un bon et d’un mauvais sol, particulièrement Leu-Lee et ses cinq neveux ; nous avons aussi deux ouvriers qui sont habiles à ornementer les ponts, et un homme plein d’adresse, nommé Yaw, qui excelle dans l’art de faire des cerfs-volans aux ailes immenses, avec de grands yeux en verre. Nous recommandons encore le petit Yin, qui s’entend à l’éducation des poissons, oiseaux, chiens, chats. Enfin nous avons aussi d’excellens cuisiniers qui ne permettent pas que rien soit gâché ou perdu, des serruriers, des ciseleurs, des hommes habiles à faire des ombrelles, et bien d’autres. Faut-il que tous ces talens soient renvoyés avec disgrâce? Si par malheur il en est parmi nous qui, dans l’ignorance de vos lois, aient commis quelque offense, punissez-les. Il y a deux manières d’instruire les hommes, les sages préceptes et les châtimens. Voilà ce que j’avais à dire ; mais il faut que je parle un peu de l’or.

« J’ai beaucoup réfléchi sur ce sujet, et je puis affirmer que chacun de nous n’est pas appelé à trouver une fortune. Quelques-uns même ne trouveront rien du tout. Alors ces pauvres gens reviendront dans cette ville ou iront dans les autres, dans les villages, dans les fermes, et vendront leur temps pour un bien mince salaire, pour un peu de riz... Une immensité de terres au-delà de cette ville n’a jamais été cultivée, et moi, Quang-chew, l’orateur de ceci, homme plein d’humilité, mais de quelque raison, je suis certain que beaucoup de ceux qui ont eu le bonheur de trouver de l’or sont aujourd’hui possesseurs d’une large portion du sol. La possession de la terre fait les délices de l’homme; il est fier de dire : « Mon enclos, mon jardin, ma ferme. » Mais ces terres sont encore incultes, et cela parce que ceux à qui elles appartiennent sont accoutumés seulement à travailler dans les mines d’or, et non à labourer le sol, et aussi parce que le nombre des bras n’est pas en rapport avec les besoins de l’agriculture.

« Si ce discours a quelque raison en soi, je sais qu’il sera écouté d’une oreille attentive et la tête penchée sur une épaule. J’espère anxieusement que le gouverneur de cette ville et de toutes les villes et terres environnantes daignera réfléchir un peu sur mes paroles, dans l’espérance de quoi, et avec une profonde humilité de cœur et le cérémonial d’usage, nous attendons en silence une réponse couleur de vermillon. »


Le Chinois gagna sa cause, et son plaidoyer, rempli de tant d’art et de finesse, méritait bien ce succès. La chambre de commerce de Melbourne déclara que, dans son opinion, il était contraire à l’esprit de notre âge, opposé aux intérêts de la colonie et aux traités avec la Chine, de voter aucune loi destinée à interdire aux Chinois l’accès de l’Australie. Les régions de l’or demeurèrent donc toutes ouvertes à l’industrieuse activité de cette multitude d’hommes que la misère chassait de chez eux, et qui s’en venaient demander au reste de la terre du travail et un peu de pain; mais, comme en Californie, les Chinois furent à Victoria un objet de haine et d’horreur. Ils avaient beau se faire humbles et petits, ils étaient la cause de tous les préjudices : ils chassaient les blancs de leurs mines. Sans doute ils ne s’y prenaient pas par la force, mais ils absorbaient une énorme quantité d’eau pour leurs opérations, et d’ailleurs qui pourrait tenir à la puanteur et à la saleté de leur voisinage? Il est bien vrai qu’ils ne se permettent pas d’exploiter de nouveaux placers et qu’ils se contentent de relaver des mines abandonnées; mais ne voyez-vous pas qu’ils enlèvent ainsi aux colons la ressource de revenir eux-mêmes plus tard à ces mines? Et de plus, quel dépit si le Chinaman fait sa petite fortune et récolte quelque riche butin dans le lieu creusé par le blanc et délaissé par lui comme stérile!

L’animosité des deux races se traduisit en rixes fréquentes. Voici John Bull et John Chinaman devant la cour de justice; ils veulent parler ensemble, et c’est en vain que le juge fait un appel aux nobles sentimens qui doivent animer quiconque vit sur une terre anglaise; il a grand’peine à débrouiller le fil embarrassé de la cause. John Bull atteste que, passant sur le soir à travers le quartier chinois avec un ami qui s’était permis un extra, et qui en conséquence allait un peu la tête en poupe, ils ont été assaillis par A’hin, par A’chin et par une douzaine d’autres, accablés d’injures et de coups jusqu’à craindre pour leur vie. Par bonheur, l’extra n’avait pas affaibli les poings de John Bull, et il a pu mettre l’adversaire en fuite. Quand c’est au tour du Chinois de témoigner, il s’agit d’abord de lui faire prêter serment, et ce n’est pas une petite affaire. Quelquefois il affirme qu’il est chrétien, et son conseil garantit qu’il connaît la valeur du serment; mais quand cela n’est pas bien démontré, on recourt à l’épreuve solennelle du vase brisé, et comme le Chinois est d’une économie proverbiale et que les autorités ont déclaré que le vase mystique serait fourni par la partie plaidante, John Chinaman se munit d’un vase fêlé, d’un fragment ou même simplement d’une anse pour garantir la vérité de son témoignage. Il affirme pour sa part qu’il a été assailli durement et sans motif, tandis qu’il était paisiblement accroupi à la porte de sa tente. Le fait est cependant que le Chinois se tient à l’affût de l’Européen ivre, et que s’il peut l’attirer dans un coin reculé, où il est sûr qu’aucun secours ne lui arrivera, il le jette à terre et l’accable de coups; c’est ainsi qu’il se venge des injures et des dédains continuels auxquels il est en butte.

Habitudes, fêtes, associations, les Chinois de l’Australie, comme ceux de la Californie, ont conservé tous les caractères de leur physionomie nationale. En mai 1856, ils ont, à l’imitation de ceux-ci, publié un journal, le Chinese Advertiser. En septembre suivant, Joss-House a été inauguré. C’est un édifice en bois de deux étages, long de soixante-dix pieds et large de trente-cinq, consacré aux rites de la religion chinoise. Les entreprises de cette nature sont accomplies au moyen de souscriptions, et l’argent ne manque jamais. Des tentatives faites par des missionnaires protestans pour établir des missions à Melbourne et à Castlemaine n’ont pas réussi ; ceux même des Chinois qui se disent chrétiens conservent les grossières superstitions de leur pays. Ainsi, lors de l’éclipse de soleil qui eut lieu en Australie en 1856, tous frappaient sur des casseroles et des chaudrons pour détourner le méchant esprit qui voulait engloutir le soleil. Il est d’usage aux mines de ne pas travailler le dimanche. Les Chinois, malgré le regret qu’ils éprouvent de perdre une journée, s’abstiennent de travailler pour ne pas contrevenir à cette règle; mais ils ne vont pas, comme l’espéraient les missionnaires, se distraire à l’office : ils restent dans leurs tentes, s’occupent des petites affaires de leur ménage, se rasent la tête et tressent leur longue queue.

Ils n’ont presque pas amené de femmes en Australie. M. Westgarth rapporte, d’après une autorité très admissible, que sur trente mille Chinois il y avait quatre femmes seulement. Toute la masse chinoise est accusée d’immoralité. Quelques individus en très petit nombre ont épousé des femmes étrangères. Outre le travail des mines, les Chinois se sont attribué le menu commerce de détail et toute espèce de labeur pénible et rebuté; ils rendent à la colonie mille services dont elle se passerait difficilement. Aussi, en dehors des matelots et des gens du peuple qui, en les détestant et les maltraitant, obéissent à une antipathie instinctive, ils ont, parmi les gens qui raisonnent et qui écrivent, des partisans aussi bien que des adversaires. Les premiers les appellent et les admettent sans restriction au nom de l’humanité et des progrès de la civilisation ; les autres s’effraient de ce débordement : ils redoutent leur industrie patiente, et il faut reconnaître en effet que la concurrence de l’invasion chinoise est une des grandes questions de l’avenir.

Bien longtemps avant de se répandre dans les colonies européennes, les Chinois ont entretenu des relations avec leurs voisins et se sont disséminés dans les grands archipels occidentaux du Pacifique. Tout le monde sait que Kiachta est l’entrepôt du commerce considérable qu’ils font avec la Sibérie. Au Japon, ils jouissent de privilèges un peu plus étendus que les Hollandais. Un officier de notre marine, qui le premier a montré le pavillon français aux ports du Japon que se sont fait ouvrir les Américains, M. Tardy de Montravel, a visité leur comptoir de Nangasaki. « Le quartier chinois, dit cet officier, fermé par un mur, est situé à l’une des extrémités de la ville et contient environ deux cents maisons ou magasins. Cette muraille ne leur interdit pas le libre accès de la ville ; ils peuvent la parcourir à leur gré, mais sous la surveillance incessante d’officiers de police et d’une foule d’espions. Leurs privilèges sont compensés par un tribut assez fort qu’ils paient au gouverneur de Nangasaki sous le nom poétique de fleur d’argent. Il est vrai qu’ils ne sont pas, comme l’ont été jusqu’ici les Hollandais, tenus d’envoyer à des époques déterminées ces ambassades qui nous ont appris à peu près tout ce que jusqu’ici nous savons de Yedo, mais qui absorbent la plus grande partie des bénéfices de la factorerie. » M. de Montravel a revu les Chinois hors de chez eux, dans la ville toute moderne, mais très importante, de Singapore, à l’extrémité de la longue presqu’île de Malacca, et comme tous les marins, comme tous les voyageurs, il atteste la prodigieuse activité, la richesse et l’importance de cette colonie chinoise. Elle tient exclusivement tout un côté du port, la rive gauche ; en outre, la plupart des rez-de-chaussées des maisons sont occupés par des Chinois. Leurs demeures sont en général des bouges obscurs et sans air, où s’agite pêle-mêle un nombre incroyable d’êtres vivans, hommes, femmes, enfans. Tout cela va, vient, travaille ; on dirait une fourmilière, mais l’aspect en est sale et nauséabond.

Dans le royaume de Siam, un missionnaire, M. Pallegoix, affirme que sur une population de cinq millions d’âmes environ, il n’y a pas moins de quinze cent mille Chinois. À Bangkok, deux cent mille paient la capitation. Ce sont, il paraît, les plus actifs et les plus industrieux habitans de cette capitale : ils travaillent aux sucreries, font d’immenses plantations de tabac, de poivre, de cannes ; ils sont très habiles agriculteurs et jardiniers. Beaucoup d’entre eux, leur petite fortune faite, s’en retournent dans leur pays. Les plus pauvres s’emploient aux terrassemens et aux constructions. Des femmes chinoises se sont transportées dans cette région voisine de la leur; elles font des pâtisseries, élèvent des vers à soie, tressent des nattes, tissent des étoffes. D’autres Chinois font un petit commerce de cabotage le long des côtes et dans les rivières.

Dans la grande île de Java, d’après des documens administratifs qui datent de 1852, près de deux cent mille Chinois avaient des possessions territoriales très étendues. La grande ville de Samarang, sur le rivage septentrional de l’île, a aussi son quartier chinois que l’on appelle Campang-tchina; après celui des Hollandais, c’est le mieux bâti, et volontiers on s’y croirait dans une ville toute chinoise : les inscriptions des grandes portes qui le ferment, les enseignes, le costume de la foule, la physionomie, le langage, rendent l’illusion complète. Les yeux bridés, les pommettes saillantes feraient reconnaître des Chinois, à défaut même de leurs longues queues et de leur vêtement, uniformément composé d’un large pantalon, d’une veste et d’une chemise se boutonnant sur le côté et de couleur blanche ou noire. Les marchands disposent leurs boutiques avec beaucoup d’art; ils sont avenans, polis et très intéressés. Dans les croisemens avec les Javanais, le type chinois est peu altéré; la peau seulement prend les teintes basanées de la figure des Malais.

Tout le groupe des Philippines a aussi ses Chinois, agens d’un commerce considérable de curiosités et d’objets manufacturés. Un quartier de Manille est rempli de leurs boutiques étroites, où ils savent disposer avec infiniment d’art un étalage des plus variés. La boutique du Chinois est en même temps sa maison; toute une famille s’y entasse, et le matin, quand vers cinq heures ils ouvrent la porte qui donne sur la rue, il sort de tous ces bouges une odeur infecte. Nombre d’entre eux ont des comptoirs dans tout l’archipel, et les plus riches marchands ont, dans la seule ville de Manille, jusqu’à une douzaine de boutiques contiguës qu’ils font exploiter par des compatriotes pauvres moyennant une mince rétribution, en sorte que l’acheteur, rebuté par le prix d’un objet, se détermine à acheter, s’il entre dans les boutiques voisines, en voyant que ce prix est partout le même. Le montant des affaires faites par quelques-uns de ces Chinois avec les principaux négocians anglais est considérable; il y en a qui font par mois, pour 10 et 15,000 dollars d’achats, payables avec des crédits de trois, quatre, six mois après la date de la livraison. Il y en a bien quelquefois qui manquent à leurs paiemens, mais en général ils sont honnêtes, autant du moins que leur intérêt le commande. La plupart de ces Chinois sont arrivés à Luçon comme coolies, sans autre ressource que leurs bras, et c’est à force de travail, de persévérance et d’économie qu’ils se sont libérés d’abord, et qu’ils ont plus tard amassé des fortunes quelquefois considérables. Si pauvres qu’ils soient, ils savent tous lire et écrire. Il n’y en a guère qui, leur fortune faite, restent aux Philippines; ils retournent dans leur pays, et cela tient peut-être à ce que l’administration espagnole leur accorde peu de protection et de liberté.

Bornéo, à cause de ses riches mines d’or, est la contrée qui, avec la Californie et l’Australie, attire le plus les Chinois. Il y a bien longtemps qu’ils en savent le chemin, car un état aujourd’hui détruit par les indigènes fut fondé à une époque reculée par des Chinois musulmans dans le district de Burni, au nord de l’île, et une ancienne légende raconte comment un des pics élevés de cette région, le Kina-balou, a pris leur nom. Un esprit femelle d’une grande beauté errait alors dans les gorges de la montagne. Un prince chinois en devint amoureux, et entreprit pour le rencontrer un long voyage; mais il se tua dans son ascension en tombant dans un précipice, et depuis ce temps on appelle l’esprit la veuve du Chinois, et la montagne dont il fait son séjour le Kina-balou.

A Tundong, sur la branche occidentale du Sarawak, rivière qui coule dans Bornéo du sud au nord, les Chinois ont une riche exploitation d’antimoine; ce sont eux qui ont découvert les mines de fer. Quant à l’or, les Malais ne leur permettant pas l’exploitation du roc calcaire, laquelle est la plus productive, ils font des tranchées au pied des montagnes et travaillent les sables d’alluvion. D’après des documens qui datent déjà de dix années, le nombre des Chinois occupés aux mines d’or de Mentrada et autres localités du Bornéo occidental montait à trente-deux mille, qui n’arrachaient pas au sol de l’or pour moins de 936,000 livres sterling par an. La population d’agriculteurs, de manœuvres, de petits marchands, était évaluée au double de celle des mineurs; en moyenne, cinq cents Chinois retournaient chaque année dans leur pays. Pour cela, il faut qu’ils aient au moins 2,000 dollars; beaucoup doublent ou même quadruplent cette somme. Ils seraient bien plus riches, la propriété du sol aurifère appartenant au premier occupant, s’ils n’arrivaient dans un état de dénûment complet. Nombre d’affamés, attirés par les perspectives de richesses que leur promettent les rivages aurifères de Bornéo, prennent passage sur des jonques au prix de 10 dollars par tête. En débarquant, ils sont incapables de payer cette somme et la petite taxe imposée par l’autorité locale; pressés par des besoins de toute sorte, ils ne peuvent travailler à leur compte et engagent leurs services aux propriétaires de mines pour trois ou quatre ans. Aussitôt leur engagement terminé, ils se remettent au travail avec une ardeur nouvelle, amassent un petit pécule, et s’en retournent chez eux.

Au Chili, au Pérou, au Brésil, au Nicaragua, on retrouve encore les Chinois; mais à quoi bon insister? Partout nous les voyons les mêmes : industrieux, actifs, patiens, ne demandant qu’à vivre et à gagner de l’argent, pour cela se faisant humbles et ne reculant devant aucune peine. Ce sont des fourmis humaines, des millions de Juifs qui se déversent sur le globe et en occupent chaque jour de plus larges espaces.

Voici donc la Chine ouverte : on ne peut plus reprocher à ses habitans de se parquer dans un coin du monde; il y a entre eux et nous un large contact, et les peuples commerçans ont enfin atteint le but qu’ils ont si longtemps poursuivi. Qu’on redouble l’activité des métiers de Birmingham et de Manchester. Le traité du Peï-ho ne reçût-il pas sa pleine exécution, la Chine vient à nous; ses habitans ne se préoccupent plus des lois séculaires d’isolement, leur vieux gouvernement voudrait en vain les retenir : ils entrent en communication avec les nations occidentales, et le marché qu’ils nous ouvrent est de trois cents millions d’hommes. — Mais ces hommes ont-ils plus besoin d’acheter que de vendre? Sont-ils si riches et si peu industrieux qu’ils doivent échanger longtemps leur argent contre nos marchandises? Là où nous les avons vus à l’œuvre, ils n’achètent guère; ils travaillent, vendent, ne reculent devant aucune besogne et amassent. Je sais bien que ces expatriés sont des gens profondément misérables; n’y a-t-il pas cependant un instinct commercial et un esprit d’épargne communs à tous les Chinois? Cette race possède dans une certaine mesure l’invention; elle a au plus haut degré la patience. La cause de son infériorité à l’égard de la nôtre, c’est qu’elle manque des ressources du perfectionnement; mais on peut prévoir qu’en contact avec nous elle ne tardera pas à s’approprier nos procédés. Le Chinois, si habile imitateur, mettra-t-il beaucoup de temps à faire fonctionner la vapeur et à dresser des métiers? On ne peut le penser. Alors cette concurrence, qui porte aujourd’hui principalement sur le travail des mines et sur le commerce de détail, trouvera à s’exercer sur une immense échelle, et causera peut-être un véritable préjudice aux fabriques, qui sont la vie et la fortune des nations commerçantes.

Les Chinois semblent préparés par leurs instincts à accaparer le commerce, et prêts à se faire les ouvriers et les courtiers du monde. S’ils viennent jusque dans nos villes d’Europe exercer les petites industries et apporter leurs services, les repoussera-t-on ? L’intérêt immédiat des entrepreneurs, des fabricans, de tous les industriels à qui ils offriront les bénéfices d’un labeur à bas prix s’y oppose; une telle mesure n’a d’ailleurs été praticable ni en Californie, ni à Victoria; comment le serait-elle dans nos pays de liberté accessibles à tous les peuples? Et si les Chinois nous inondent, s’ils privent une partie de nos populations de leurs ressources souvent exiguës, n’en doit-il pas résulter de nouvelles complications dans les difficiles questions du prolétariat ? On est heureux de songer qu’avant d’arriver jusqu’à nous, ils ont bien des espaces libres encore à remplir dans Bornéo, dans Célèbes, la Nouvelle-Guinée, sous ces climats tropicaux fermés à la race blanche, et dont l’empire semble réservé par la nature aux noirs et aux jaunes.

Le contact qui commence aujourd’hui entre les Chinois et nous dans ces régions nouvelles ne paraît pas, d’ici longtemps, devoir se convertir en mélange : les deux races ont peu de sympathie l’une pour l’autre, et la famille anglo-saxonne, avec laquelle la race jaune Se trouve le plus en relation, est trop exclusive et trop absolue dans sa fierté pour admettre aucun rapprochement intime. Cependant des millions d’hommes ne communiquent pas journellement entre eux sans agir les uns sur les autres par un certain échange de goûts et de sentimens. On ne saurait nier l’influence réciproque qu’ont jadis exercée et subie les colonies grecques de l’Asie, les peuplades barbares transportées dans l’empire avant la grande invasion, les Grecs en Égypte ou les Phéniciens dans l’Afrique septentrionale. Les temps et les personnages sont changés, mais le principe reste le même, et il est servi de nos jours par la rapidité de la locomotion et la multiplicité du contact. Les Chinois ont beaucoup à recevoir ; en retour, qu’ont-ils à nous donner ? Ils sont patiens, sobres, laborieux ; leur unique aristocratie est celle du savoir ; leur religion a de merveilleux élans de charité, et l’on ne peut nier que la morale écrite dans les livres bouddhiques ne soit presque égale à la nôtre. Aux époques de déclin dans la foi et les vieilles croyances, chez eux comme chez nous, des hommes ont senti frémir en eux l’amour de l’humanité, et, demandant à la raison les lois de leur conduite, ils se sont rendus dignes, par l’excellence de leurs préceptes, du respect qui s’attache encore à leur nom. Que leur manque-t-il donc ?

Ce qui leur manque, c’est de s’être élevés par l’esprit au-delà de cette vie présente, c’est le sentiment spiritualiste dont nous avons abusé quelquefois pour nous égarer dans les profondeurs d’une métaphysique sans issue, mais qui est le principe des nobles actions. Pour les Chinois, il n’y a que cette terre ; ils n’ont jamais nourri de plus hautes ambitions et de meilleures espérances ; leur législateur lui-même n’a rien inventé de mieux : un large cercle de migrations dans ce monde, puis l’anéantissement. Et cependant le sentiment d’un autre avenir, l’idée que l’homme est supérieur à cette terre, des espérances qui ne se formulent pas, mais que l’on sent même: quand on les nie, voilà le seul principe clés actions généreuses. Sans ce principe, la meilleure morale, rejetée ou éludée par les intérêts des passions humaines, devient bientôt insuffisante. Si on lit la longue série des préceptes de Phrâ-Khodom Sakyamuni, le législateur bouddhiste, on est frappé de respect et d’admiration. Et cependant y a-t-il quelque part plus d’immoralité que chez les Chinois et les Japonais?

L’introduction au milieu de nous de ces millions d’hommes qui n’ont pas d’autre culte que celui des choses humaines, voilà ce qu’on peut craindre à une époque surtout où tant d’hommes dans nos sociétés, par leurs appétits et leur oubli des jouissances intellectuelles, vont au-devant de ces nouveau-venus, et semblent par avance se faire les auxiliaires des instincts matérialistes qui menacent le monde. Quant aux arts, cette expression des sentimens de grandeur et de beauté mis dans le cœur de quelques races privilégiées, dépôt déjà affaibli que nous ont transmis la Grèce et Rome, que deviendront-ils si les Chinois sont appelés un jour à exercer sur eux quelque influence? Il ne semble pas, à en juger par l’exemple de l’Amérique, que le grand mouvement industriel leur porte bonheur, et les hommes qui avant tout ne songent qu’à acquérir n’ont guère l’âme accessible aux inspirations de l’art et de la poésie. Quel est le genre de transformation que peuvent apporter les Chinois avec leur représentation des objets grossière et matérielle et leur petit esprit de gain et d’épargne?

Faudra-t-il donc, si notre civilisation se répand sur ces hommes, qu’elle perde en qualité ce qu’elle aura gagné en étendue? Ce serait une triste perspective pour l’avenir. Par bonheur, le progrès a ses destinées contre lesquelles rien ne peut prévaloir; en dehors et au-dessus des prévisions humaines, la Providence garde ses combinaisons, qui n’ont jamais manqué à l’histoire. Il semble que Dieu se soit fait l’architecte d’un édifice dont il ne nous a livré ni le plan, ni le but, et dont nous sommes tous les ouvriers plus ou moins humbles. Dans la foule qui s’agite sans savoir où son guide la mène, il y a quelques privilégiés, le philosophe et l’historien; ils regardent et disent : « Voilà ce qui a été bâti, voilà peut-être ce qui reste à faire. » Mais ils sont sujets à l’erreur, comme tous les hommes. Il y a neuf siècles, nos aïeux, levant leurs regards sur l’étroit horizon qui pour eux enfermait le monde, et voyant venir l’an mil, s’écriaient avec terreur : « Le monde va finir! » Ne faisons pas comme eux. A l’approche de l’an deux mil, dont quelques générations seulement nous séparent, nous voyons que de grandes choses vont venir; mais l’œuvre de la Providence n’est pas achevée, et, pas plus que le monde physique, le culte de l’esprit, l’intelligence et les nobles instincts ne sauraient périr.


ALFRED JACOBS.