Les Chinois peints par eux-mêmes/Époques préhistoriques

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Calmann Levy (p. 124-140).


ÉPOQUES PREHISTORIQUES


Les peuples de l'Occident n'ont pas d'histoire ancienne ; ils ne sont même pas certains de l'authenticité de faits importants qui se sont passés il y a quinze cents ans à peine. Au delà de l'ère chrétienne on ne distingue rien de défini : c'est le chaos de l'histoire : les ténèbres sont suspendues sur le monde occidental.

Plus on s'éloigne des bords du couchant, plus l'obscurité diminue. La lumière grandit à mesure qu'on marche vers l'Orient, le pays du soleil. Voici Rome et les peuples de la péninsule qui nous apportent déjà cinq siècles d'histoire ; puis la Grèce et les colonies asiatiques qui atteignent dans leurs poèmes le XIIe siècle. Pénétrons plus avant sur la terre d’Asie et sur les contrées qui l’avoisinent : nous découvrons les civilisations qui ont brillé d’un vif éclat sur les bords de l’Euphrate et du Nil. Babylone et Ninive, d’une part, Memphis et Thèbes, de l’autre, sont encore, dans leurs ruines, les témoignages imposants d’une brillante civilisation remontant dans la suite des âges au delà du XXe siècle.

Tous les peuples qui touchent aux bords de la Méditerranée ont eu de magnifiques destinées, et leurs travaux ont servi à la civilisation universelle.

Derrière eux, cependant, l’histoire, qu’aucun préjugé n’arrête et qui cherche la vérité, leur découvre des ancêtres et inscrit déjà sur ses tablettes la date de quatre mille ans. Elle cherche la trace de tous ces États qui semblent avoir été les tribus dispersées d’un grand peuple et qui tour à tour ont disparu dans une tourmente d’invasion, emportant dans leur tombe les secrets de leur origine.

On croirait, à juger les événements d'après la méthode sentimentale, qu'une volonté mystérieuse a élevé puis anéanti chacun de ces États, en faisant passer la puissance entre les mains d'un peuple privilégié dont il usait au gré de son caprice et dont il était dépossédé quelque temps après. C'est là, en effet, une manière d'expliquer les événements historiques qui ne manque pas d'originalité. Mais il suffit de jeter les yeux sur une carte de ces divers États pour se rendre compte que géographiquement leur avenir était naturellement instable et qu'ils devaient tôt ou tard être emportés dans un grand courant, quelques luttes qu'ils se soient livrées entre eux avant cette époque décisive. Ils étaient sur la route des pays de l'Occident et sur celle de l'Orient : ils devaient donc fatalement être la proie des uns et des autres, et il est certain que si tous ces États, au lieu de s'être détruits les uns les autres, avaient pu être assez puissants pour résister aux invasions, et devenir à leur tour colonisateurs, l'Occident aurait eu un autre destin. La fondation de Massilia, au VIe siècle, est une preuve de la justesse de cette opinion : mais ce n'est qu'un fait isolé.

Ce que je prétends établir c'est que, s'il y a eu des peuples asiatiques, depuis les bords de la mer Méditerranée jusqu'aux montagnes du Thibet, qui aient joui d'une civilisation parfaite, dans l'antiquité la plus reculée, pourquoi les peuples de la Chine, cette terre mystérieuse que les conquérants classiques n'ont pas pu atteindre, ne seraient-ils pas dépositaires de la même civilisation ? C'est pour un érudit européen une vérité d'induction qu'il est permis de proposer sans qu'il on coûte à la logique.

Il serait curieux, en effet, que les sables brûlants de la Perse et de l'Arabie aient été peuplés, et que les contrées fertiles de l'Empire du Milieu affinant aux mers de l'océan Pacifique ne l'aient pas été ! c'est un contre-sens impossible à admettre ; et, si l'on veut bien se souvenir que, déjà, aux époques anciennes des royaumes de Darius, les ambitions des conquérants rêvaient de pénétrer au delà de ce pays des Scythes indomptés, chez ces peuples dont ils connaissaient à peine le nom, on se convaincra sans doute que la Chine est historiquement le plus ancien des États de la terre et en possession des traditions les plus exactes de la race humaine.

La Chine n’a dû qu’à sa situation géographique d’avoir été épargnée par les conquêtes. A l’est, elle a les mêmes frontières que l’Océan, c’est-à-dire un vaste continent inhabité ; au nord, les glaces du pôle ; au sud, des chaînes de montagnes et des tribus errantes. Ce n’est qu’à l’ouest qu’elle est menacée. Mais les peuples qui s’étendent de ce côté de ses frontières lui servent de bouclier, et pendant toute l’antiquité, la Chine entend le bruit lointain des combats et assiste, sans y prendre part, à tous les bouleversements sociaux.

A partir du moment où le silence établit son empire entre nos grandes murailles et le tombeau d’Alexandre, notre isolement devient absolu : il a été le même durant toute l’antiquité.

Supposez une tribu appartenant à la race la plus antique de l’humanité, et oubliée du reste du monde dans un coin de la terre, se développant d’après la loi de nature, selon la notion du progrès, c’est-à-dire avec l’intuition du meilleur, cherchant ses propres ressources en elle-même, ne songeant pas à sortir des limites dans lesquelles elle vit, au contraire, croyant habiter un monde distinct des autres, et, vous vous représenterez la nation chinoise que personne ne peut connaître parce qu’elle est un type unique dans l’humanité.

On ne peut connaître, en effet, qu’en comparant ; et on ne peut comparer que deux termes ayant des points de contact : autrement on verse dans l’erreur. C’est là l’origine de tous les préjugés qui ont cours sur la Chine et sur les Chinois.

Ce qui m’étonne, c’est que la Chine soit dédaignée même par les savants et que nos lettres aient moins de faveur auprès d’eux que les hiéroglyphes de l’Égypte. Cependant, il serait assez curieux de constater que nos maximes philosophiques ont précédé celles des grands maîtres de la Grèce ; que nos arts florissaient à une époque où Athènes était encore à fonder et que nos principes de gouvernement étaient en vigueur longtemps avant que les souverains de l’Égypte aient dicté leurs codes. Ce sont là des sujets capables d’attirer l’attention et qui méritent au moins autant d’intérêt que l’étude des inscriptions chaldéennes.

Quoi qu’il en soit, m’étant proposé de m’instruire dans la connaissance des antiquités et de savoir l’opinion des érudits de l’Occident sur l’origine du monde, j’ai consulté les sources et je n’ai rien appris de très défini sur la question.

Il y a environ six mille ans, le premier homme aurait paru sur la terre ; sa femme l’aurait gravement compromis dans l’estime du Créateur, et leurs descendants n’auraient été que de misérables hères dignes de toutes les vengeances du ciel, — les hommes seraient ces descendants. Voilà la théorie de l’Occident réduite à une simple expression ; elle proclame un créateur, Dieu, et une créature, l’homme.

Comment sont nés les arts et les coutumes. comment se sont formés tous les éléments de la vie sociale, à quelle époque la société a-t-elle été organisée ? autant de questions sur lesquelles n’existent que des lueurs ; et, quant aux principes, ils sont même contredits par certains savants, qui les traitent d’hypothèses ou d’imaginations. Que ces critiques soient fondées ou non, qu’elles soient faites au nom de la science ou au nom de la passion, je n’ai pas à le savoir ; mais la Bible a pour nous un grand mérite : c’est que c’est un livre ancien, et un livre de l’Orient. À ce double point de vue il nous est cher, et l’on verra, par la suite de ce récit, que notre histoire sacrée, sous quelques aspects, n’en est pas absolument différente.

L’histoire de la Chine comprend deux grandes périodes : celle qui s’étend depuis l’an 1980 avant l’ère chrétienne jusqu’à nos jours, dite période officielle ; et l’autre, remontant dans l’antiquité à dater de l’an 1980, dite période préhistorique.

Je vais essayer de donner un résumé de cette période préhistorique que nos livres développent avec un grand soin : car elle est la période d’enfantement de notre civilisation et l’introduction à la vie sociale.

L’histoire ne dit pas comment est venu l’homme, mais elle établit qu’il y a eu un premier homme. « Cet homme était placé entre le ciel et la terre, et savait à quelle distance il était placé de l’un et de l’autre. Il connaissait le principe de causalité, l’existence des éléments, et les germes des êtres vivants étaient formés. »

L’imagination populaire se représente encore ce premier homme comme doué d’une grande puissance et portant dans chacune de ses mains le soleil et la lune.

Nos livres sacrés donnent, comme on le voit à la lecture du texte qui définit la nature de l’homme, une idée élevée de son origine et proclament le principe de la personnalité. Cet être, placé entre le ciel et la terre, c’est-à-dire portant un esprit dans une enveloppe terrestre, sait qu’il n’est ni Dieu ni matière, mais doué d’une intelligence qu’inspirera le principe de causalité et entouré d’éléments qui viendront en aide aux ressources de son invention.

Tel est l’homme, le premier. A quelle époque paraît-il ? Il y a des milliers d’années : le nombre est incalculable. L’histoire de cet homme et de ses descendants forme la période préhistorique qui s’est accomplie dans les limites de notre empire.

On remarquera la tradition populaire qui place le soleil et la lune dans chacune des mains du premier homme. Le soleil et la lune symbolisent chez nous le masculin et le féminin, et c’est de leur réunion que date l’ère de l’humanité souffrante, abandonnée. Cette tradition se rapproche du texte de la Bible et a quelque rapport avec l’aventure de la pomme dans le paradis terrestre. Nous représentons la même catastrophe par la rencontre subite du soleil-masculin et de la lune-féminin. C’est, je crois, une manière aussi voilée de faire comprendre le péché originel ; mais un peu mieux spécifiée.

Cette préface de l’histoire des hommes précède immédiatement le récit de leurs premiers essais de civilisation, si l’on peut exprimer par ce mot les premiers pas de l’homme sur la terre et les premières conquêtes sur l’ignorance.

La notion d’une providence céleste veillant sur les hommes et fécondant leurs efforts apparaît dans notre histoire avec une grande force de vérité, par ce fait que les hommes ont été gouvernés par des empereurs d’une sagesse inspirée et qui ont été les organisateurs de la civilisation chinoise. Ces empereurs sont considérés comme saints. L’histoire ne leur assigne pas de date certaine, mais elle nous apprend quels furent leurs travaux.

Le premier empereur est appelé l’Empereur du Ciel. Il a déterminé l’ordre du temps qu’il a divisé en dix troncs célestes et douze branches terrestres, le tout formant un cycle. Cet empereur vécut dix-huit mille ans. Le second empereur est l’Empereur de la Terre ; il vécut aussi dix-huit mille ans : on lui attribue la division du mois en trente jours.

Le troisième empereur est l’Empereur des Hommes. Sous son règne apparaissent les premières ébauches de la vie sociale. Il partage son territoire en neuf parties, et à chacune d’elles il donne pour chef un des membres de sa famille. L’histoire célèbre pour la première fois les beautés de la nature et la douceur du climat. Ce règne eut quarante-cinq mille cinq cents ans de durée.

Pendant ces trois règnes qui embrassent une période de quatre-vingt-un mille ans, il n’est question ni de l’habitation ni du vêtement. L’histoire nous dit que les hommes vivaient dans des cavernes, sans crainte des animaux, et la notion de la pudeur n’existait pas parmi eux.

A la suite de quels événements cet état de choses se transforma-t-il ? L’histoire n’en dit mot. Mais on remarquera les noms des trois premiers empereurs qui comprennent trois termes, le ciel, la terre, les hommes, gradation qui conduit à l’hypothèse d’une décadence progressive dans l’état de l’humanité.

C’est sous le règne du quatrième empereur, appelé Empereur des Nids, que commence véritablement la lutte pour la vie.

L’homme cherche à se défendre contre les animaux sauvages et se construit des nids en bois. Il se sert de la peau des animaux pour se couvrir et les textes font la distinction entre les deux expressions : se couvrir et se vêtir.

L’agriculture est encore inconnue.

Le cinquième empereur est l’Empereur du Feu. C’est lui qui par l’observation des phénomènes de la nature découvrit le feu et indiqua le moyen de le produire. Il enseigna aux hommes la vie domestique. On lui doit l’institution de l’échange et l’invention des cordes de nœuds pour fixer le souvenir de certains faits importants. La vie sauvage a complètement disparu.

Son successeur Fou-Hy enseigna aux hommes la pêche, la chasse, l’élève des animaux domestiques. Il proclama les huit Diagrammes, c’est-à-dire les principes fondamentaux qui contiennent en essence tous les progrès de la civilisation et qui ont donné naissance à la philosophie. C’est aussi pendant ce règne que s’est organisée la propriété.

Ce grand empereur, que nos livres considèrent comme inspiré par la Providence pour préparer le bonheur des hommes, régla la plupart des institutions qui constituent actuellement les mœurs de la Chine. Il a défini les quatre saisons et réglé le calendrier. Dans son système le premier jour de l’année est le premier jour du printemps, ce qui correspond à peu près au milieu de l’hiver dans le calendrier en usage chez les peuples de l’Occident. L’institution du mariage, avec toutes ses cérémonies, date de ce règne ; le don de fiançailles consistait alors en peaux d’animaux. Il enseigna aux hommes l’orientation, en fixant les points cardinaux. Il inventa aussi la musique par la vibration des cordes.

Le successeur de Fou-Hy est Tcheng-Nung ou Empereur de l’Agriculture. Il étudia les propriétés des plantes et enseigna le moyen de guérir les maladies. Il entreprit de grands travaux de canalisation ; il fit creuser des rivières et arrêta les progrès de la mer. C’est de son règne que date l’emblème du dragon qui se trouve actuellement dans les armes de l’empereur. L’histoire mentionne l’apparition de ce cheval fantastique comme un événement mystérieux, sorte de prodige assez fréquent dans la plupart des souvenirs de l’antiquité.

Le successeur de Tcheng-Nung est l’Empereur Jaune qui continua l’œuvre commencée par ses prédécesseurs en créant l’observatoire, les instruments à vent, les costumes, l’ameublement, l’arc, la voiture, le navire, les monnaies. Il publia un livre de médecine. On y lit pour la première fois l’expression de « tâter le pouls ». La valeur des objets fut également réglée ; ainsi il est dit : « Les perles sont plus précieuses que l’or. » La femme de cet empereur éleva les premiers vers à soie.

C’est sous ce règne que fut organisée la division administrative de l’empire.

La réunion de huit maisons voisines s’appela un puits. Trois puits formèrent un ami, et trois amis composèrent un village. La sous-préfecture comprit cinq villages : dix sous-préfectures firent un département ; dix départements un district et dix districts une province.

Les premières mines de cuivre ont été exploitées par l’Empereur Jaune.

Le règne du successeur de cet empereur porte une date certaine : c’est l’année 2399, et, jusqu’à l’année 1980, époque à laquelle commence la période officielle, les empereurs qui se succèdent sont tous considérés comme saints. Jusqu’à cette date la puissance impériale ne s’est pas transmise par l’hérédité. Chaque empereur, sur le déclin de sa vie, choisissait le plus digne d’occuper le trône, et abdiquait en sa faveur.

Sous le règne du dernier empereur saint, c’est-à-dire vers l’an 2000, l’histoire mentionne de grands travaux hydrauliques accomplis pendant les inondations qui causèrent de grands désastres. C’est le seul fait de ce genre qui puisse avoir quelque rapport avec le déluge. Il reste à savoir s’il y a concordance de date : c’est une question que je ne me chargerai pas de résoudre et qui n’offre du reste qu’un médiocre intérêt depuis qu’il a été démontré que le déluge n’a pas été universel.

Tel est en un rapide résumé le sommaire de nos annales mystérieuses. Elles n’ont pas l’intérêt séduisant des fables de la mythologie ; elles racontent simplement les commencements de l’histoire du monde en nous initiant, pas à pas, aux progrès accomplis. C’est la vie primitive.

Nous attachons un grand prix à tout ce qui est ancien, et, parmi les traditions populaires qui ont résisté au temps, il n’en est pas de plus estimée que celle où l’enseignement de la civilisation nous est présenté comme inspiré par la Providence. Nous aimons à rattacher nos institutions à un principe supérieur à l’homme : ainsi Moïse rapporta à son peuple le texte des lois qu’il venait d’écrire sous la dictée de Dieu. Le monde chrétien ne pourra pas trouver trop étrange notre spiritualisme puisqu’il est la base de sa foi.