Les Chinois peints par eux-mêmes/Considérations sur la famille

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Calmann Levy (p. 1-16).


CONSIDÉRATIONS SUR LA FAMILLE


L’institution de la famille est la base sur laquelle repose tout l’édifice social et gouvernemental de la Chine.

La société chinoise peut se définir : l’ensemble des familles.

Depuis les temps les plus reculés, l’influence de l’esprit de famille a prévalu dans tous les ordres d’idée, et nous disons, d’après Confucius, que pour gouverner un pays il faut d’abord avoir appris à gouverner la famille.

La famille est essentiellement un gouvernement en miniature : c'est l'école à laquelle se forment les gouvernants, et le souverain lui-même en est un disciple.

La différence entre l'Orient et l'Occident est tellement caractéristique au point de vue de l'organisation de la famille, qu'il m'a paru intéressant de donner d'abord une idée générale de cette institution, me réservant d'en détailler plus tard les traits principaux. J'en esquisse à grands traits les caractères généraux : ce sera comme un croquis dont j'achèverai les contours.

La famille chinoise peut être assimilée à une société civile en participation. Tous ses membres sont tenus de se prêter assistance et de vivre en communauté. L'histoire fait mention d'un ancien ministre, nommé Tchang, qui réunit sous son toit tous les membres de sa famille issus de neuf générations. Cet exemple est cité comme un modèle que nous devons nous efforcer d'imiter.

Ainsi constituée, la famille est une sorte d'ordre religieux soumis à des règlements fixes. Toutes les ressources viennent se réunir dans une même caisse, et tous les apports sont faits par chacun sans distinction du plus et du moins. La famille est soumise au régime de l’Égalité et de la Fraternité, grands mots qui sont inscrits dans les cœurs et non sur les murs.

Chacun des membres de la famille doit se conduire de telle sorte que la bonne harmonie existe entre eux. C’est un devoir. Mais la perfection ne se rencontre nulle part, et si nous concevons un idéal, nous savons par expérience que toute règle a ses exceptions, comme il y a des taches au soleil.

Si, par des circonstances fortuites, cet accord vient à être troublé ; si l’ordre ne se maintient pas dans la famille, alors la loi autorise le partage des biens de la communauté, partage qui se fait par égalité entre tous les membres du sexe masculin. J’expliquerai plus loin pourquoi les femmes n’en profitent pas.

Cette organisation a des avantages incontestables au point de vue de l’assistance. Qu’un membre de la famille tombe malade, il reçoit aussitôt tous les secours dont il a besoin ; que le travail cesse, pour tel autre, de rapporter les ressources qui seraient nécessaires pour assurer son existence, la famille intervient aussitôt, soit pour réparer les injustices du sort à son égard, soit pour adoucir les maux et les privations qu’engendre la vieillesse.

Comme on le voit, c’est l’institution du système patriarcal, tel qu’il florissait autrefois pendant la période biblique.

L’autorité appartient au membre le plus âgé de la famille, et dans toutes les circonstances importantes de la vie, c’est à lui qu’on soumet les décisions à prendre. Il a les fonctions d’un chef de gouvernement ; tous les actes sont signés par lui au nom de la famille.

Le voyageur qui parcourt nos campagnes peut se rendre facilement compte de la vérité de ces renseignements. Qu’il demande à qui appartient telle propriété qu’il désigne de la main, on lui répondra : c’est à telle famille. S’il examine plus attentivement encore ce qu’il désire savoir, il ira lire, sur les bornes qui servent à délimiter chaque propriété, le nom de la famille propriétaire. Les choses se passent chez nous, comme elles se passent en Occident, — après la mort.

Dans les cimetières qui se trouvent aux portes des villes, on voit des tombes sur lesquelles sont écrits ces mots : sépulture de famille. Là vont se réunir des frères qui souvent se sont à peine vus ; là, vont dormir, côte à côte, des parents qui n’ont jamais pu s’aimer. Ils sont réconciliés dans la mort et leurs parts sont égales. Nous, nous commençons dès cette vie l’ouvrage que la mort achève sans contestations.

Chaque famille a ses statuts réglant les coutumes ; c’est une sorte de droit écrit. Tous les biens que possède la famille y sont inscrits avec leur affectation respective. On croirait lire un testament. Ainsi, le produit de telle terre est destiné à créer des pensions pour les vieillards ; telle autre fournira la somme qui doit assurer les primes accordées aux jeunes gens après leurs examens. Les ressources qui servent à subvenir aux frais de l’éducation des enfants ; celles qui constituent les donations aux filles mariées ; en un mot, toutes les dépenses qui répondent à des exigences prévues sont inscrites dans le revenu.

Les statuts ne déterminent pas seulement les conditions de la vie matérielle ; ils définissent aussi les devoirs, et tel de ses articles fixe les punitions qui doivent être infligées à celui des membres de la famille qui, par une conduite coupable ou par dissipation, aura porté une atteinte grave à l’honneur de la famille.

Sans doute, on ne comprendrait pas que ces coutumes pussent se maintenir, si tout dans l’éducation n’en proclamait le respect. Notre système d’éducation est justement préparé pour le but qu’elle se propose d’atteindre, c’est-à-dire qu’elle inspire souverainement l’amour de la famille. Sans cette précaution, la famille serait probablement aussi divisée en Orient qu’elle l’est en Occident, où, il faut bien le reconnaître, elle n’existe plus comme force sociale, où elle n’a d’autre avantage que de créer des relations dont l’utilité se manifeste pour recueillir les successions inattendues, circonstances qui, seules, réveillent l’esprit de famille.

Il y a cinq principes généraux qui forment et maintiennent, par l’éducation, le culte de la famille. Ce sont : la fidélité au souverain, le respect envers les parents, l’union entre les époux, l’accord entre les frères, la constance dans les amitiés. Ces principes sont l’essence même de l’éducation, et tendent à introduire dans l’esprit la conviction qu’il est nécessaire d’y placer pour aimer la famille et en maintenir l’antique organisation, en dépit des incompatibilités d’humeur qui servent généralement d’excuse aux moins excusables désordres.

La famille dans laquelle nous naissons a derrière elle quarante siècles de paix, et chaque génération qui passe en accroît le prestige. Aussi, qu’on ne soit pas étonné si l’esprit de famille est si puissant en Chine, et si le premier article de notre symbole est la fidélité envers le souverain. Le souverain est, en effet, la clef de voûte de tout notre édifice ; il est le chef de toutes les familles, le patriarche auquel sont dus tous les dévouements. Servir le souverain c’est servir le grand maître de la famille universelle, et honorer sa propre famille. C’est ce qui explique pourquoi le mobile le plus élevé de l’ambition soit d’appartenir aux administrations de l’État.

Le respect envers les parents ou l’amour filial est un sentiment qui se manifeste sous tous les cieux. Il vit dans le cœur de l’homme ; c’est un sentiment naturel. En Chine le respect filial est très grand, et il a sa particularité dans ce fait que les parents bénéficient de tous les services rendus par leurs enfants. Ainsi, non seulement les enfants doivent respect et reconnaissance à leurs parents, mais ceux-là mêmes qui reçoivent des bienfaits du fait des enfants en font remonter la reconnaissance aux parents.

Qu’un fonctionnaire de l’État soit anobli, ses parents deviennent nobles en même temps. L’anoblissement a un effet rétroactif ; et, à mesure que la dignité du rang s’élève, elle s’élève également dans la famille des ascendants.

Cette coutume est caractéristique et elle établit une différence profonde entre les mœurs de l’Orient et celles de l’Occident. La noblesse ne consiste pas uniquement chez nous dans le titre honorifique que confère un souverain. Nous distinguons deux sortes de noblesse : l’une est héréditaire et le fils aîné seul en est le titulaire, comme cela se pratique encore en Angleterre ; l’autre s’attache au rang d’une fonction de l’État.

La noblesse héréditaire ne s’accorde que dans de rares circonstances : elle est octroyée pour honorer et immortaliser des services éminents, la valeur guerrière par exemple.

La noblesse qui s’attache au rang de la charge occupée dans l’État est une sorte de noblesse de robe ; elle ne se transmet pas aux descendants, mais aux ascendants. Un fonctionnaire est-il promu, ses parents obtiennent une dignité égale à la sienne ; ils sont vraiment anoblis, si je puis m’exprimer ainsi, par droits d’auteurs, afin de recevoir l’hommage de la piété filiale. Mais les enfants du fonctionnaire, quelle que soit l’élévation de son rang, n’ont droit à aucun privilège.

L’aristocratie chinoise est donc composée et de ceux dont le rang officiel constitue la noblesse et de ceux qui la tiennent de l’hérédité : celle-ci, quand elle n’est pas soutenue par le mérite personnel, est sans influence dans l’Empire du milieu :

J’ai indiqué l’union entre les époux comme un principe faisant partie du programme de l’éducation ; c’est en effet un principe dont on ne saurait trop vanter l’excellence, puisqu’en Chine le mariage est indissoluble. Non pas qu’il faille comprendre ce mot au point de vue légal (on sait que dans certains cas la loi chinoise autorise la dissolution du mariage), mais au point de vue du respect dû à la famille et plus spécialement aux parents.

L’indissolubilité du mariage tient à une cause précise qui dépend des circonstances mêmes dans lesquelles il se produit. En Chine, on se marie jeune, et ce sont les parents qui choisissent eux-mêmes pour leur enfant l’épouse qui lui convient.

En Europe, rien de semblable : ce sont les jeunes gens qui s’avisent de juger s’il convient ou non de se marier, et s’il est temps de rompre avec la vie de garçon. Il existe un grand nombre de motifs au profit desquels on sacrifie les plus belles années du mariage, celles qui sont les plus heureuses pour la femme. Chez nous, nous observons encore les us et coutumes du bon vieux temps. Ce sont les parents qui marient leurs enfants et ils croient, en vérité, que leur expérience n’est pas tout à fait inutile pour bien choisir la femme qui convient à leur fils.

Le mariage est exclusivement considéré en Chine comme une institution de famille ; il a pour but unique l’accroissement de la famille, et une famille n’est prospère et heureuse que lorsqu’elle devient plus nombreuse. Dès lors il est logique que les époux respectent une union voulue par les parents, au nom même du principe de l’amour filial.

J’ai parlé aussi de la fraternité : ce n’est pas un vain mot. Les mots sont toujours effectifs chez nous, et celui de fraternité, surtout entre frères, a une réalité vraie.

La fraternité est un sentiment qui a sa source dans la famille et qui y puise sa force. Il n’est donc pas étonnant que dans les sociétés où la famille a péri, la fraternité ait perdu son caractère. Il s’est substitué à sa place une sorte de sentiment qui ressemble à la résignation — je ne crois pas qu’elle soit chrétienne — et qui, aidé de l’habitude, finit par créer le modus vivendi entre frères. Nos mœurs sont tout à fait différentes.

L’amitié fait aussi partie de nos devoirs les plus précieux ; ce n’est pas un sentiment inutile. Les amis sont les amis, et pour me servir des mêmes expressions que La Fontaine, je dirai que ni le nom ni la chose ne sont rares. Nous possédons même une antique formule qui se chantait autrefois et qui définit simplement les devoirs de l’amitié. En voici la traduction littérale :


  Par le Ciel et par la Terre,
En présence de la Lune et du Soleil,
Par leur père et par leur mère,
A et B se sont juré une inébranlable amitié.

Et maintenant si A monté sur un char
Rencontre B coiffé d’un chapeau de paille grossière,
A descendra de son char,
Pour marcher au-devant de B.

Qu’un autre jour B, voyageant sur un beau cheval,
Vienne à rencontrer A, chargé d’un ballot de colporteur,
B descendra de cheval.
Comme A était descendu de son char.


Voilà sans doute de l’amitié pratique, celle qui va plus loin que la bourse, ce cap que l’amitié ne franchit qu’à regret, comme si elle n’était qu’un art d’agrément.

Les exemples du dévouement de l’amitié abondent dans notre histoire nationale. Ainsi tel quittera son vêtement pour habiller son ami devenu pauvre qu’il a rencontré sur son chemin. Cet exemple est assez fréquent, et ne crée pas des saints Martin. J’ai remarqué que, généralement, dans les pays chrétiens, on présente à l’admiration de tous des traits de mœurs absolument ordinaires. L’exercice des vertus est présenté comme une merveille ! Est-ce par excès d’humilité, ou est-ce simplement l’aveu de ses faiblesses ? je pencherais plutôt vers cette dernière opinion.

A mon sens le mot charité gâte bien des sentiments humains. La prétention qu’on a de plaire à Dieu et à ses saints, c’est-à-dire à tout le monde, fait qu’on néglige ses spécialités. La charité est une manière de faire le bien, mais, comme c’est une manière divine, les hommes ne l’exercent qu’à la méthode des imitateurs. Il y a un certain secret dans le procédé qu’on n’apprend pas. J’ai lu cette pensée : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Je crois que, de même, celui qui veut faire Dieu ne fait pas l’ange. Nous n’avons pas ces ambitions et nous nous en trouvons bien.

L’assistance des amis tombés dans le malheur est un usage : ce n’est pas une vertu.

Non seulement les riches secourent leurs amis malheureux, mais aussi les pauvres viennent en aide à leurs amis plus pauvres qu’eux. Appartenez-vous à la classe des lettrés, tous vos amis lettrés se cotisent pour vous secourir. Êtes-vous un ouvrier, vos confrères agissent de la même manière. C’est un usage entre gens d’une même classe. Il y a même des cotisations réunies entre amis pour contribuer au mariage d’un des leurs : d’autres cotisations sont également rassemblées pour secourir la veuve de l’ami ou élever ses enfants : l’être humain n’est pas isolé.

Ce qui m’a frappé dans les mœurs du monde occidental, c’est l’indifférence du cœur humain. Le malheur des autres n’a aucun attrait : au contraire, on a même écrit qu’il faisait plaisir. Le fait n’est pas louable, et cependant on ne manque ni de cœur ni de bon sens. La seule cause est qu’on n’est pas pratique.

Alfred de Musset, le poète favori d’un grand nombre, a écrit ces vers :


Celui qui ne sait pas durant les nuits brûlantes
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes
Et devant l’infini joindre les mains tremblantes,
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Pour des maux inconnus ! Voilà bien l’idéal ! La pitié pour des maux qu’on ne connaît pas remplace celle qu’on devrait avoir pour les maux que l’on connaît trop. Je n’ai jamais rien lu de pareil : ou c’est un pathos sans nom, ou c’est une parodie de la compassion, indigne d’un galant homme. Mais en poésie, tout s’excuse, même le non-sens : c’est une licence. N’importe ! les plus beaux vers font triste mine quand on leur oppose la simple vérité : tel un rayon de soleil dans des décors d’opéra !