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Les Chinois peints par eux-mêmes/L’arsenal de Fou-Tchéou

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Calmann Levy (p. 279-291).


L’ARSENAL DE FOU-TCHÉOU


J’ai dit dans le cours de ces études qui se rattachent à notre civilisation que la Chine avait à maintes reprises témoigné de son désir de s’initier aux travaux et aux arts des Européens. J’ai démontré que l’esprit de nos institutions nous invitait à pratiquer les arts utiles et que le seul effort des peuples étrangers devait consister à montrer d’abord l’utilité de leurs nouveaux procédés et de leurs découvertes mécaniques.

Je n’ai pas cru être excessif aux yeux des Occidentaux en réclamant pour mes compatriotes ce droit incontestable qui réside dans le choix.

Les jésuites, dont je n’ai pas besoin de vanter les excellentes méthodes, quand il s’agit d’arriver à un résultat, avaient admirablement compris notre caractère et il n’a pas dépendu d’eux seuls qu’ils n’aient pas rendu de plus grands services à la cause de la civilisation universelle. Ils savaient que tout progrès est lent de sa nature même et qu’il est la conquête d’un travail assidu au lieu d’être l’œuvre violente d’une conquête. Ils ont donc laissé en Chine de grands souvenirs et je n’éprouve aucun embarras à le reconnaître en rendant cet hommage à la vérité.

De nombreuses années se sont écoulées depuis le jour où la liberté de l’enseignement a été donnée aux jésuites — en Chine — ; un long siècle a passé qui a soufflé sur le monde occidental comme un vent de tempête, déracinant les dynasties et les croyances, bouleversant les institutions, élevant de nouveaux trônes et fondant au milieu du cliquetis des armes et des tonnerres des canons, la civilisation actuelle qui semble être arrivée à l’apogée de son éclat, sans avoir pu cependant assurer le règne de la paix.

Un des résultats les plus brillants de cette grande tourmente a été l’ouverture de débouchés nombreux pour le commerce international dont le développement a été vraiment merveilleux. Tous les peuples ont pratiqué l’échange et rivalisé de zèle pour établir la supériorité de leurs produits. Les Expositions universelles ont récompensé tous ces efforts du travail, et parmi toutes les nations du monde accourues dans les diverses capitales de l’Europe, l’Empire du milieu a tenu un rang distingué.

Je n’ai pas à rappeler ici les circonstances politiques qui ont précédé l’établissement définitif des relations sociales entre la Chine et les peuples de l’Occident. Je n’en ai ni le droit ni le goût. J’ai déjà dit que, dans leurs conversations, les gens bien élevés ne discutaient pas des questions politiques, et ce livre n’a pas d’autre prétention que d’être une causerie en réponse aux questions qui m’ont été si souvent adressées.

Je n’ai pas non plus la pensée de dire mon opinion sur les caractères divers des étrangers qui vivent dans nos ports et qui convoitent, pour la plupart, une plus grande extension d’influence. Les uns et les autres apportent dans leurs relations, en l’exagérant outre mesure, l’esprit qui est particulier à leur race. Nous n’avons pas la faculté de leur donner le caractère qu’il nous plairait qu’ils eussent ; nous ne pouvons que souhaiter qu’ils nous aident à rendre plus faciles et plus durables les relations réciproques.

Au reste, parmi les étrangers, il en est qui ont mis au service de la Chine leurs lumières ou leurs connaissances pratiques et dont les efforts ont été couronnés de succès. La patience qu’ils ont apportée dans leur tâche bienfaisante et le tact dont ils ont fait preuve dans leurs premiers essais d’innovation, ont été les agents victorieux de leurs entreprises ; ils n’ont ni à regretter une opposition systématique des Chinois contre leurs tentatives, ni à se plaindre du mauvais vouloir de nos fonctionnaires. Ces regrets et ces plaintes n’ont généralement été exprimés que lorsqu’ils ont été motivés ; il me suffit de constater que ceux qui ont réussi ne les ont pas excités, ni n’en ont jamais témoigné.

Leurs œuvres sont debout : des arsenaux ont été fondés dans plusieurs de nos villes et de nos ports ; des mines ont été mises en exploitation ; un réseau de lignes télégraphiques relie diverses provinces de l’empire à la capitale ; des steamers, battant pavillon chinois, font le commerce le long de la côte et sur le cours de nos grands fleuves. Ce sont là des résultats qui font honneur à ceux qui ont contribué à les produire, et s’ils ne sont pas encore aussi complets qu’ils doivent être, ils attestent du moins qu’il y a eu un pas de fait dans la voie des entreprises industrielles. En outre, les livres de sciences, traduits en Chinois, se vulgarisent parmi nos populations qui n’auront plus peur du cheval de feu, quand il fera son apparition dans les campagnes.

Parmi les étrangers qui ont ouvert le sillon de la bonne semence, M. Prosper Giquel dont le nom est souvent prononcé en France, quand il s’agit des choses de la Chine, occupe une place marquante ; et, dans cet aperçu de l’influence exercée par la jeune Europe sur notre vieil empire, l’établissement qu’il a créé vient se présenter naturellement à ma pensée, je veux parler de l’arsenal de Fou-Tchéou. Cette œuvre a eu en effet un grand succès, et si je me plais à le mentionner ici, c’est moins pour rendre hommage à l’habileté professionnelle et à l’énergie de ceux qui l’ont créée et dirigée, qu’aux mesures administratives, établies avec une parfaite connaissance du caractère Chinois, grâce auxquelles un nombreux personnel d’Européens et d’Asiatiques a pu vivre en bonne intelligence. Les règlements qui ont amené ce résultat pourront servir de modèle chaque fois que des étrangers auront à fonder un établissement pour le compte de notre gouvernement ou de nos compatriotes.

Il ne suffit pas cependant, comme on pourrait être tenté de le croire, d’être animé de bonnes intentions pour trouver le succès en Chine. Là, comme partout ailleurs, s’applique le proverbe « aide-toi le ciel t’aidera ! » et s’il est besoin de le démontrer, la carrière de M. Giquel dans notre empire en est la meilleure preuve.

À son arrivée en Chine M. Giquel était officier de marine. Dès les premiers temps de son séjour il apprit la langue mandarine et se familiarisa avec nos mœurs et nos institutions. Dans les années 1862, 1863 et 1864 il prit une part importante dans la suppression de la rébellion des Taïpings, en organisant et en commandant avec plusieurs de ses camarades de la marine et de l’armée un corps franco-chinois dans la province de Tché-kiang. C’est ainsi qu’il mérita et ses premiers grades dans la hiérarchie chinoise, et les hautes amitiés qui le feront désigner plus tard au choix de l’empereur pour la création de l’arsenal de Fou-Tchéou. Des récompenses auxquelles tout le monde a applaudi l’ont élevé par la suite à des dignités qui ne se confèrent chez nous qu’aux fonctionnaires du rang le plus haut. Un arsenal est, dans le sens exact du mot, une manufacture ou un dépôt d’armes ou d’engins de guerre ; l’établissement de Fou-Tchéou ne fabrique ni poudre ni fusils, ni canons. C’est spécialement un ensemble de chantiers et d’usines affecté à des constructions navales, ayant pour but non seulement de livrer des navires de guerre, mais de tirer parti des richesses métallurgiques de la Chine. Par les écoles qui sont attachées aux travaux, par les cours que font des professeurs européens, l’arsenal est aussi une école d’application.

Les élèves qu’il a formés, et dont plusieurs ont terminé leur éducation en Europe, sont déjà des ingénieurs habiles, prêts à prendre la direction de plusieurs branches de l’industrie déjà créées ou à créer.

L’inauguration des travaux a eu lieu en 1867. J’étais trop jeune alors pour apprécier les difficultés d’une telle entreprise, et mes souvenirs ne donneraient pas la mesure exacte des efforts qu’ils ont coûtés. Mes lecteurs me sauront gré de citer ici un des passages du savant mémoire adressé par le directeur de l’Arsenal à la Société des ingénieurs civils de Paris.

« Au commencement de l’année 1867 quelques travaux préparatoires, tels que logements du personnel et magasins furent mis en train ; mais ce n’est guère qu’au mois d’octobre de cette même année, au retour d’un voyage que j’avais fait en France pour réunir le matériel et le personnel, que les travaux de l’arsenal proprement dit ont reçu leur impulsion réelle. Je me rappellerai toujours l’impression pénible que j’éprouvai, quand je me trouvai en face d’une rizière nue, sur laquelle il fallait faire surgir des ateliers. De l’outillage acheté en France, il ne nous était encore rien arrivé ; nous nous trouvions dans un port qui ne présentait aucune ressource, comme machines et outils européens. Il fallait pourtant se mettre à l’œuvre.

« Une petite cabane carrée, la seule qui se trouvât sur le terrain et dont je ne puis vous décrire l’usage, nous servit d’atelier des forges ; on y bâtit de suite deux feux, mis en train au moyen d’un soufflet chinois ; nous en tirâmes nos premiers clous.

» Avec des charpentiers indigènes nous construisîmes des sonnettes pour enfoncer des pieux et nous procédâmes à l’installation d’un chantier.

» Pendant ce temps, les remblais étaient vigoureusement poussés, au moyen de douze cents hommes. Car nous avions à élever notre terrain de 1m,80 pour le mettre au-dessus des hautes crues, et comme il fallait calmer l’impatience bien naturelle des Chinois qui demandaient à voir des résultats dans le plus bref délai, nous entreprîmes la construction d’une série d’ateliers en bois, sous lesquels furent placées une partie de nos machines-outils, au fur et à mesure qu’elles arrivèrent de France. Ces ateliers improvisés existent toujours, et l’arsenal présente ce spectacle, assez commun dans les créations nouvelles faites à l’étranger, de bâtiments construits à la hâte, à côté d’établissements définitifs, élevés avec un véritable luxe de matériaux et de main-d’œuvre. »

Tous les voyageurs qui ont passé à Fou-Tchéou et qui ont laissé des relations de leur voyage sont unanimes dans les éloges qu’ils ont décernés à l’institution de l’arsenal.

Les résultats ont dépassé les espérances. Mais ce qui n’a pas été assez loué, et ce qui a ici une grande valeur, c’est la bonne administration de cet établissement, l’ordre et l’harmonie qui n’ont pas cessé d’y régner entre les Européens et les Chinois. Ceux-ci avaient l’administration de l’arsenal et en réglaient la discipline sous la surveillance d’un comité composé de hauts dignitaires de l’empire ; les Européens avaient seuls assumé la direction des travaux et de l’instruction.

C’est grâce à ce système que la petite colonie française de l’arsenal dut de ne rencontrer toujours que des difficultés aplanies, et que les uns et les autres n’eurent qu’à se féliciter et de l’énergie déployée dans le contrôle et des progrès réalisés par l’enseignement.

« Notre pays peut, je le crois, dit M. Giquel dans le même mémoire que je citais plus haut, retirer quelques fruits de cette création ; la direction des travaux étant toute française, les chefs chinois sont à même d’apprécier nos méthodes de travail et nos procédés de fabrication. Les ateliers ont été organisés avec des machines-outils venant de France, et l’arsenal entretient avec notre industrie des relations suivies. L’instruction industrielle donnée aux élèves et aux apprentis étant également française, ceux-ci jetteront tout naturellement les yeux sur la France, lorsque les progrès réalisés en Chine leur feront désirer de sortir du cercle borné dans lequel ils sont encore restreints. »

… Ces paroles, où respire un patriotisme élevé, exempt d’ambitions stériles, peuvent être citées sans regrets par un Chinois.

Qui donc parmi nous ne battrait pas des mains en entendant ce noble langage, animé de cet amour vrai de la patrie qui lui fait l’hommage, comme d’un tribut, de toutes les peines patiemment supportées, de tous les efforts réalisés, et qui salue l’avenir comme une espérance et une source de bienfaits ? les institutions comme celle de l’arsenal de Fou-Tchéou sont grandes, parce qu’elles créent des rivalités civilisatrices, et seules préparent le triomphe des idées généreuses qui rendent les peuples plus unis. C’est d’elles et par elles seulement que naîtra le progrès.