Les Chinois peints par eux-mêmes/Les lettrés

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Calmann Levy (p. 83-96).


LES LETTRÉS


Tous les individus appartenant aux quatre classes dont j’ai parlé dans le chapitre précédent sont admis à prendre part aux concours publics qui décernent les grades.

Ce droit est en lui-même plus précieux que tous ceux qui sont inscrits dans le code célèbre, emphatiquement nommé les Immortels Principes, ou les Droits de l’homme.

Il n’existe nulle part dans le monde un principe plus démocratique ; et je m’étonne qu’on n’ait pas songé à l’adopter dans les contrées occidentales, où les Immortels Principes n’ont pas encore assuré le meilleur des gouvernements et l'état social le moins imparfait.

Les grades qui s'appellent en Chine comme dans d'autres pays de l'Occident, le baccalauréat, la licence et le doctorat, ne sont pas de simples diplômes témoignant de l'étendue relative des connaissances dans les lettres et les sciences. Ils ont un tout autre caractère en ce sens qu'ils confèrent des titres auxquels sont attachés des droits et des privilèges. La chanson de Lindor ne serait pas comprise en Chine, et les vœux d'un « simple bachelier » ne seraient pas aussi modestes.

En France, j'ai été singulièrement surpris de constater combien les grades universitaires étaient peu honorés. Le grade de bachelier, par exemple, est absolument déconsidéré, et par ceux qui ne l'ont pas obtenu — naturellement — et par ceux qui en ont subi l'examen. On n'avoue pas qu'on est bachelier ; on ne demande pas à quelqu'un s'il est bachelier ; cela serait aussi déplacé que de demander son âge à une ex-jolie femme.

Quant aux grades de licencié et de docteur, les personnes seules qui veulent se livrer aux études sérieuses et se consacrer à l'enseignement supérieur prennent la peine de les obtenir. Mais le grade de docteur n'est pas une distinction qui crée un emploi et embellit une carrière. On peut être docteur es lettres ou es sciences et solliciter une place très humble dans une administration sur le pied d'égalité avec un ignorant. Ce sont là des anomalies qu'on m'a assuré être régulières, et j'ai constaté que, malgré ma répugnance à admettre de telles assertions, je devais les accepter comme vraies.

Je me demande encore, après dix années de séjour, après des études nombreuses, quel peut être dans les institutions du monde occidental le principe vraiment digne d'être appelé démocratique ou libéral. Je n'en vois aucun, et personne ne m'en a montré un qui le fût aussi excellemment que le droit d'admission de tous les citoyens aux concours conférant les grades. On m'a bien parlé du suffrage universel ; mais c'est une rose des vents ; c'est un principe sans principes ; et, c’est se faire une singulière opinion de l’opinion publique que de s’imaginer qu’elle pourra se manifester, par décret, à une époque précise, tel jour à telle heure. Chose curieuse ! on ne pourrait pas proposer l’élection des académiciens par le suffrage universel sans se rendre ridicule ; et on admet que ce soit le même suffrage qui choisisse les législateurs ! Je crois que ceux-ci sont plus difficiles à discerner que ceux-là ; que faut-il conclure ?

Où est la récompense accordée au travail opiniâtre éclairé par une noble intelligence ? si vous êtes pauvre, n’ayant pour toute richesse qu’un nom honorable et l’ambition de le bien porter, pourrez-vous, par l’étude seule et par ses succès, vous assurer un rang dans les fonctions de l’État ?

Pourrez-vous vous élever par le seul crédit de votre science ? Pourrez-vous lui demander de conquérir pour vous un droit ? Pourrez-vous obtenir par elle seule les honneurs et la puissance ? En Chine, oui ; en Europe, non.

Ce n’est donc pas en vain que je prétends que nos coutumes sont plus libérales, plus justes, et plus salutaires : car les plus instruits sont les plus sages et ce sont les ambitieux qui tourmentent la paix publique. Exigez, pour remplir les fonctions élevées de l’État, le renom du mérite le plus élevé, comme on exige pour les fonctions militaires la bravoure éprouvée, le culte de l’honneur et la science des combats, et vous supprimez les guerres intestines que livrent aux portes des ministères les intrigues et les passe-droits. C’est là le secret de la stabilité de notre pacifique empire. Il suffirait d’en adopter le système pour changer, — bien des changements ; mais le jour où l’Europe cessera d’aimer ce qui change, elle sera parfaite, — et nous n’aurons plus rien à lui envier.

La Chine n’a pas d’enseignement officiel.

Notre gouvernement entend mieux la liberté que certains États de l’Occident où l’on impose l’obligation de l’instruction sans lui donner de but précis. Le gouvernement n’a de contrôle que sur les concours. Les candidats ne sont soumis qu’à une seule loi, la plus tyrannique de toutes, celle de savoir.

Il faut encore remarquer que nos grades ne signifient pas seulement un mérite acquis, mais la supériorité du mérite. Les grades sont, en effet, obtenus au concours : car c’est la seule manière de donner du crédit à un grade.

Il n’y a pas de meilleure preuve à indiquer que ce qui se passe à propos des nominations dans les armées européennes, par le système des écoles spéciales où l’on ne peut entrer qu’à la suite d’un concours. Ces écoles deviennent alors de véritables institutions où se forme un esprit de corps, exclusif, fier de ses privilèges, et se constituant en une sorte d’aristocratie dont l’influence est très élevée. J’admire l’École polytechnique et ses règlements. Ne voyez-vous pas quel prestige elle conserve malgré les diverses révolutions qui ont détruit tant d’excellentes choses ? C’est que le grade impose et s’impose !

Supposez que le grade d’avocat soit soumis au concours ; qu’on en fixe chaque année le nombre : quels ne seraient pas les bienfaits qu’apporterait une telle réforme ! Le droit de plaider deviendrait un honneur et l’esprit de corps auquel prétendent les avocats acquerrait une véritable dignité ; mais c’est un caprice de mon imagination, et ne serait-ce que pour confirmer la vérité d’un principe évangélique, il faut laisser aux derniers le privilège de pouvoir devenir quelquefois les premiers : c’est en ceci que réside l’esprit démocratique.

Les études se font dans la famille. Les familles aisées ont des précepteurs : mais dans chaque village de la Chine les parents les moins fortunés peuvent envoyer leurs enfants dans les écoles, et il y a des écoles de jour et de nuit. Les enfants qui les fréquentent sont si nombreux que le prix de l’admission est très minime.

L’ordre de nos concours aura peut-être quelque intérêt pour mes lecteurs européens, quoique ce soient des détails connus des voyageurs qui ont écrit sur la Chine. Je n’ai pas la prétention de faire découvrir un nouveau monde, mais d’attirer l’attention sur certaines institutions qui ne sont pas complètement barbares, et pour lesquelles on peut professer un sentiment qui dépasse les limites de la pitié. J’aide mon semblable à voir par mes yeux : c’est toute mon ambition.

Lorsque les candidats se jugent suffisamment prêts pour subir le premier examen, ils vont se faire inscrire à la sous-préfecture où a lieu cet examen. Il comporte six épreuves.

Le candidat élu à la suite de la dernière épreuve est désigné comme apte à subir les examens qui ont lieu devant le préfet au chef-lieu de la province. Cet examen comporte également un certain nombre d’épreuves et si toutes ont été victorieuses, le candidat élu se présente devant l’examinateur impérial délégué spécialement dans chaque province.

Ce n’est qu’après avoir été admis par cet examinateur que le candidat reçoit le grade de bachelier.

Chaque épreuve dure une journée entière, et il en faut subir quinze environ pour satisfaire aux conditions du programme. Toutes ces épreuves sont écrites, et les candidats sont enfermés dans de petites cellules, sans le secours d’aucun livre, n’ayant avec eux que leur pinceau, l’encre et le papier. Ils doivent faire leurs compositions sur des sujets de littérature et de poésie, d’histoire et de philosophie. Ces examens ont lieu tous les ans au chef-lieu de la préfecture.

Les examens du second degré conférant la licence ont lieu tous les trois ans. Ils se passent à la capitale de la province et se composent de trois examens, durant chacun trois jours et fournissant une durée totale de douze jours. Les candidats sont généralement très nombreux, quelquefois plus de dix mille... pour deux cents élus !

Les examens du troisième degré conférant le doctorat ont lieu à Péking dans le même ordre que les examens du second degré. Les élus de ce dernier concours subissent encore un dernier examen en présence de l’empereur et sont classés par ordre de mérite en quatre catégories : la première ne compte que quatre membres ; ils sont reçus immédiatement académiciens. La seconde catégorie comprend les candidats académiciens qui devront de nouveau concourir pour entrer à l’Académie. La troisième catégorie nomme les attachés aux ministères, et la quatrième les sous-préfets ou ayant rang de sous-préfet. Le nombre des docteurs admis à chaque session varie entre deux et trois cents.

Les académiciens deviennent les membres du collège impérial des Han-lin et forment le corps le plus élevé dans lequel on choisit ordinairement les ministres de l’empereur.

Je n’ai pas besoin de dire d’après cette énumération que la vie d’un lettré se passe en examens. A vingt ans, en Europe, le temps est arrivé pour la plupart de laisser de côté l’étude et de commencer à oublier. Nous, nous commençons à élever notre ambition, c’est-à-dire à espérer un nouveau grade auquel correspondra un accroissement d’honneur et de fortune.

La hiérarchie chinoise n’est pas fondée sur l’ancienneté, mais sur le mérite. Le grade fixe la position ; et plus la position s’élève, plus il faut de mérite pour en être le titulaire. On n’aurait pas l’idée, chez nous, de se moquer d’un chef de bureau, par cette simple raison qu’un chef de bureau est nécessairement plus capable qu’un sous-chef. La hiérarchie par l’ancienneté est une erreur. Ce n’est pas le crâne dénudé qui fait le mérite, et les jeunes attachés aux ministères m’ont suffisamment édifié sur les défaillances de l’ancienneté pour me faire d’autant mieux apprécier la sagacité de nos gouvernants d’en avoir supprimé la cause.

Rien ne peut faire une idée des démonstrations de joie qui accueillent la nouvelle d’un succès remporté dans les examens. J’ai vu en Angleterre et en Allemagne, c’est-à-dire dans les deux seuls pays ou il existe des universités, des processions d’étudiants, des fêtes de félicitations qui certes ne manquaient pas d’entrain ni de grandeur. Mais en Chine ces réjouissances ont une grande extension et sont extrêmement populaires.

Les cérémonies qui se font dans la famille sont aussi pompeuses que celles du mariage. Les parents se réunissent, d’abord au temple des ancêtres pour leur faire l’offrande de l’honneur qu’ils ont reçu ; puis des festins magnifiques sont donnés à tous les membres de la famille et à tous les amis. Pendant plusieurs jours on se livre à toutes les manifestations de la joie la plus vive. L’élu est porté comme en triomphe. Lorsqu’il va annoncer la nouvelle de son succès à ses connaissances et aux membres de sa famille, un orchestre de musiciens l’accompagne, ses amis se tiennent autour de lui portant des bannières de soie rouge et lui font cortège. Il est acclamé par la population comme un roi qui aurait remporté une grande victoire. Sur les murailles de sa demeure sont affichées des lettres portant à la connaissance de tous le succès qu’il a remporté. Ces mêmes lettres sont envoyées dans toutes les familles avec lesquelles l’élu entretient des relations. Naturellement, l’éclat de ces fêtes et de ces honneurs n’est pas fait pour ralentir l’ambition des candidats. Toutes ces solennités attisent l’émulation et excitent ceux qui ont conquis les palmes du premier degré à prétendre à celles du second. Les fêtes relatives au succès du doctorat prennent les proportions d’une fête publique à laquelle se joignent tout les habitants de la ville où est né le lettré.

Outre les examens que j’ai mentionnés, il en existe encore d’autres qui succèdent au premier degré et qui donnent droit pour les élus à une pension alimentaire ou à un titre. Les lettrés pourvus de ce titre peuvent concourir pour les emplois dépendant de la magistrature dont les membres ne sont pas les élus directs des examens.

Si l’on ajoute enfin à tous ces honneurs, suffisants déjà par eux-mêmes pour enflammer l’ambition la plus lente, la pensée profondément chère au cœur des Chinois que ces honneurs rejaillissent sur la famille, qu’ils sont agréables aux ancêtres, et que les parents directs, le père et la mère, recevront le même rang et la même considération, on sentira quelle force peut avoir sur nos mœurs l’institution des concours. Il pourrait arriver, comme cela se voit ailleurs, que le fils parvenu méprisât ses parents restés dans l’humble position où il est né lui-même. Mais nos lois ont été prudentes et ce scandale n’ai triste pas nos pensées. Le père et la mère s’élèvent en même temps que leur fils, ils reçoivent l’honneur et le rang de son grade, et il n’y a que des heureux dans la famille le jour d’un triomphe aux examens. Ah ! nos ancêtres connaissaient bien le cœur humain et leurs institutions sont vraiment sages ! Elles méritent l’admiration et la reconnaissance de tous les amis de l’humanité. Plus j’apprendrai la civilisation moderne, plus ma passion pour nos vieilles institutions augmentera : car elles seules réalisent ce qu’elles promettent : la paix et l’égalité.