Les Chrétiens d’Orient
La paix heureusement imminente impose aux grandes nations de l’Europe le soin de fixer et de protéger l’existence civile des populations chrétiennes de l’empire turc. À nos yeux, les questions de justice sociale et d’humanité ne sont jamais des lieux communs ; mais de plus, grâce aux succès militaires de l’Occident et à la sagesse de toutes les cours, ce sont aujourd’hui des affaires à régler par stipulations précises et des droits à garantir longuement par une tutelle éclairée. Les immunités promises aux rayas de la Porte ne sont pas moins importantes que la libre navigation du Danube pour la durée de la paix et le repos ultérieur de l’empire ottoman. Il y a là d’ailleurs l’épreuve à faire des forces de la civilisation, pour contrepeser les préjugés de race et de culte, et rapprocher la Turquie du droit public européen. Sous ce rapport, la philanthropie chrétienne sera de la politique.
Le nom de la Grèce, si populaire durant les deux monarchies constitutionnelles de la France, a paru naguère presque défavorable et suspect. Cette renaissance morale et guerrière d’un peuple, cette leçon d’héroïsme qui, de 1824 à 1830, fit battre tant de cœurs, provoqua tant de dons publics, d’œuvres charitables, de nobles sacrifices, semblait désormais rangée parmi les vieilleries du régime parlementaire.
Qui se souvient aujourd’hui de Botzaris, de Canaris, des matelots d’Hydra et des milices de la Morée ? On a même oublié ces affreux massacres et ces ventes de populations chrétiennes, qui soulevaient tant d’indignation et de pitié dans l’Europe. Ces impressions si vraies de nos pères ou de nous-mêmes ne paraissent plus à des personnes graves que déclamations et fausse politique. On est revenu de tout cela, et, à part même le grand intérêt d’arrêter au loin, par une agression efficacement préventive, les envahissemens du Nord, on déclarait tout récemment que la sympathie européenne pour les Grecs de la Morée et des îles en 1825 fut un préjugé, l’intervention en leur faveur une faute diplomatique, leur émancipation une erreur appuyée par des poètes.
C’est là, il faut l’avouer, un revirement de croyance singulier en lui-même, et surtout dans un des interprètes qui le proclament. De ce qu’une nation, de ce qu’une génération aurait changé de principe ou de langage sur ses propres affaires et sur ce qui lui convient à soi-même, s’ensuit-il que nécessairement à ses yeux la vérité doive changer même dans le passé, que les faits ne soient plus pour elle ce qu’ils avaient été, et qu’elle soit contrainte désormais de blâmer ce qu’elle ne sent plus ?
Un illustre écrivain, dont les vers ne mourront pas, nous donne à cet égard un exemple contre lequel je crois juste de protester, au nom même de l’admiration qui s’attache à son talent. « Il fut un temps, nous dit dédaigneusement M. de Lamartine dans la préface de son Histoire de Turquie[1], où deux poètes, Chateaubriand en France et Byron en Angleterre, prêchèrent contre les Ottomans, au nom des dieux de la fable, une de ces croisades d’opinion qu’on avait prêchées autrefois en Europe au nom du Dieu de l’Évangile. Les publicistes créent les opinions ; les poètes créent l’enthousiasme. L’enthousiasme poétique émancipa, malgré les hommes d’état, la Grèce. » Puis ailleurs : « L’Europe fit alors la faute du démembrement de la Grèce. »
Ajoutons que l’illustre écrivain, en jetant cet anathème sur les illusions impolitiques de 1825, se comprend lui-même, avec toute humilité, dans l’erreur qu’il réprimande. « Nous-même[2], dit-il, jeune alors et inexpérimenté des choses orientales, ne connaissant ni les lois ni les hommes, nous fûmes injuste envers les Ottomans par admiration pour le courage des Grecs. Nous nous trompâmes avec le monde. »
M. de Lamartine est-il bien sûr aujourd’hui qu’il se trompait alors ? et cette ancienne unanimité qu’il rappelle ne devrait-elle pas au contraire lui donner quelque doute sur sa dissidence actuelle ? L’opinion de la jeunesse n’est pas toujours erronée, comme il semble le croire : elle est souvent juste et vraie, précisément parce qu’elle est généreuse. Et puis ce n’étaient pas seulement les jeunes gens et deux poètes, comme on le dit aujourd’hui, qui prenaient un intérêt sérieux à la cause des Grecs ; c’était la France constitutionnelle, la France libérale et éclairée ; c’étaient, dans toutes les opinions, des hommes considérables à plus d’un titre, et quelques-uns même distingués par une grande expérience des choses de l’Orient[3].
Certes, lorsque le général Sébastiani, esprit si politique et opposant si modéré, l’ambassadeur de l’empire français à Constantinople en 1807, acceptait en 1822 la présidence à Paris d’un comité philhellène, et recherchait, accueillait les officiers français et étrangers qui s’enrôlaient pour la Grèce, il s’agissait d’autre chose à ses yeux que d’une croisade mythologique. Lorsque ailleurs un nom cher à M. de Lamartine, M. Lainé, prononçait un si noble discours de tribune contre le sanglant esclavage et la traite impunie des prisonniers chrétiens de la Grèce, il y avait là mieux que des phrases poétiques ; c’était, dans une bouche autorisée, la réclamation du droit public et de l’humanité. Lorsque depuis M. Eynard, le généreux citoyen de Genève, jusqu’à MM. Casimir Périer, Benjamin et François Delessert, et Ternaux, des banquiers renommés, de riches industriels se mettaient à la tête des dons et des avances pour contribuer à une guerre si aventureuse, il fallait que cette guerre parût bien nécessaire ou bien juste.
Les deux poètes désignés par M. de Lamartine, et que ce titre n’aurait pas dû, ce semble, décréditer à ses yeux, ne firent eux-mêmes que s’associer à la voix publique, dont ils accrurent le retentissement, mais qu’ils ne créaient pas. M. de Chateaubriand, retenu d’abord par des réserves de conduite personnelle, n’entra lui-même qu’assez tard dans ce mouvement, qu’il approuvait. Quant à Byron, il est vrai, son influence fut grande alors ; il paya noblement d’exemple : il fit plus que des exhortations et des vers en faveur des Grecs ; il jeta sa fortune et sa vie dans cette guerre, et nous nous souvenons encore du tressaillement d’admiration qui, de tous les points de l’Europe, suivait les vicissitudes du siége de Missolonghi, où s’ensevelit si jeune le grand poète anglais.
Mais tout cela était beau et vivement ressenti, parce que cela répondait au cri de la conscience publique et à la pitié, ce devoir naturel de l’homme. Tout cela était beau, non point parce que deux poètes l’avaient dit ou le répétaient, mais parce que les Turcs d’alors avaient horriblement abusé de la conquête et de l’oppression. M. de Lamartine oublie-t-il l’effroyable massacre de Scio[4], la vente de quarante mille chrétiens esclaves, et avant cela l’égorgement du patriarche et d’une partie du clergé grec ? Jamais soulèvement n’avait été plus juste dans le monde que l’insurrection de la Morée. Jamais répression n’avait été plus atroce que celle qui fut exercée par les Turcs. Il n’était pas permis à l’Europe de voir de sang-froid s’achever cet holocauste humain. Les hommes d’état furent aussi patiens et aussi lents qu’on pouvait le souhaiter. Au fond, la politique n’intervint pour préserver une partie de la Grèce que lorsqu’il était impossible de faire autrement. Un ministre anglais qualifia même de malencontreux le combat de Navarin. Malencontreux si vous voulez ; mais malgré la jalousie qu’inspirait dès-lors à quelques spéculateurs de la Cité de Londres l’activité naissante du petit commerce grec, il avait bien fallu couvrir contre une nouvelle invasion de barbares la Morée déjà tant de fois dévastée, et la bataille de Navarin s’en est suivie.
Que maintenant cette protection de l’Europe ait sauvé un ou deux millions de Grecs, qu’elle ait forcé la Turquie elle-même à corriger un peu la barbarie de ses traditions de conquêtes, à tenter quelques réformes utiles, à ne plus faire du massacre un moyen ordinaire de gouvernement, est-ce là une erreur fâcheuse ? est-ce un motif de reprocher à l’Europe, comme un acte inique et fatal, le démembrement de la Grèce ? À quelque point de vue que vous considériez aujourd’hui les choses, n’est-il pas visible que l’empire ottoman ne perdit alors que ce qu’il ne pouvait garder ? Que ne lui faites-vous aussi amende honorable pour le démembrement de l’Algérie, de cette proie qui lui fut arrachée sous une nécessité bien moins pressante, car il s’agissait là non de chrétiens qu’un joug usé ne retenait plus et qu’il aurait fallu tuer tous, pour pacifier le pays, au profit des Turcs : il s’agissait de sujets mahométans identiques à leurs maîtres. Toutefois le temps de la rupture était venu, et, tandis que la France l’accomplissait hardiment, l’Europe politique dut la souffrir, et elle n’en a pas encore vu toutes les conséquences.
Soyons donc, au milieu de nos vicissitudes sociales, moins empressés à blâmer, je ne dirai pas la sagesse de nos pères, mais les premiers et parfois les bons mouvemens de notre jeunesse, ou même de notre âge viril.
Au fond, l’émancipation de la Grèce, avec les souscriptions et les flottes de la France, tenait au même mouvement d’opinion qui voulait pour nous-mêmes des institutions représentatives, des lois équitables, et qui préparait de ses vœux l’indépendance de la Belgique et la liberté constitutionnelle du Piémont. C’était le même esprit de réforme et de progrès social. Il s’y joignait seulement chez les Grecs un élan désespéré de courage, et au dehors un zèle d’humanité plus sincère qu’on ne l’a pratiqué dans d’autres temps. Ce n’était pas, en effet, une simple amélioration légale, une réforme politique qui était en jeu, mais la vie de quelques centaines de milliers d’êtres humains, sur lesquels s’acharnait une rage stupidement destructive. Il fallait livrer à l’anéantissement la race grecque d’Europe, ou intervenir, comme on l’a fait. C’est en cela que le dévouement de Byron et d’autres courageux étrangers fut une grande et bonne action ; c’est en cela que le général Fabvier, ce sauveur de la citadelle d’Athènes, donna le plus admirable exemple et mérita la reconnaissance que la nation grecque[5] paie aujourd’hui dignement à sa mémoire et à sa noble veuve ; c’est en cela que l’expédition conduite par le général Maison et la campagne maritime de l’amiral de Rigny furent deux actes qui honoreront à jamais la France.
Quand même du contre-coup de ces actes libérateurs il aurait dû sortir, dans un temps plus ou moins obscur et lointain, quelque chance pour une ambition ennemie de l’Orient, et avec raison suspecte à l’Occident, alors même nous dirions que ces actes étaient bons et légitimes, sauf à en surveiller les suites ; mais l’objection même ne se présentait pas. Au point où l’irritation des deux races était arrivée, avec la sanguinaire stupidité du gouvernement turc de 1825, la Porte ne pouvait plus posséder l’Attique et la Morée : elle pouvait faire deux déserts de plus, dans un empire confus et délabré. Le retranchement de territoire qui lui fut infligé, et bientôt après la perte de l’Algérie, devinrent plutôt un avertissement utile à ce qui restait de force vitale à la domination turque. C’est depuis lors, en effet, que cet empire intrus dans l’Europe, qui n’en avait pas pris les mœurs, qui ne s’était assimilé aucune portion de ses sujets chrétiens, qui ne s’était point accru par eux, et dont le sang s’est appauvri sur le sol même de sa conquête, a cependant tenté quelques réformes dans sa décadence, et tout à la fois adouci sa cruauté et fortifié son état militaire.
Nous savons quel jugement des hommes habiles ont porté sur ce qu’il y a d’irréformable dans l’établissement turc en Europe, sur la masse inhérente de barbarie dont il avait besoin, et le danger pour lui de perdre un tel ressort sans le remplacer. Nous ne voulons toutefois contester théoriquement aucune espérance. Soit bienvenu tout effort de civilisation qui pourra transformer l’empire turc et le faire durer dans ses limites, encore si vastes ! Telle n’était pas l’utopie de M. de Lamartine, il y a quinze ans, malgré la tentative déjà commencée : il n’avait pas alors la patience d’attendre cette conversion sociale, sans exemple dans l’histoire, et d’un succès toujours douteux ; il regardait la race turque, jetée sur l’Europe au XVe siècle, comme ayant achevé son temps, et il proposait la répartition amiable du territoire qu’elle ne pouvait plus régir. « Il n’y a plus de Turquie, disait-il à la tribune de la chambre des députés[6] ; il n’y a plus d’empire ottoman que dans les fictions diplomatiques. »
Puis, après nous avoir en quelque sorte rassurés sur les desseins attribués à la Russie, ou plutôt sur le succès même de ses desseins qu’il voyait déjà réalisés à force d’être irrésistibles, il ajoutait plein de confiance et d’ambition pour l’Europe : « Si la Russie opère avec vous son débordement sur l’Asie, ce fait serait le plus heureux pour l’humanité et pour vous qui pût s’accomplir dans le monde. L’empire ottoman une fois disloqué, les nombreuses nationalités européennes et asiatiques qu’il étouffe sous son poids inerte reprendraient à l’instant même la vie et l’activité. Vous auriez avant vingt ans des millions d’hommes de plus sur tous les rivages de la Méditerranée, et la Méditerranée deviendrait le lac français et le grand chemin des deux mondes. Voilà ce que la Providence met dans vos mains si vous savez voir et comprendre. Et vous sacrifieriez tout cela à la jalouse inquiétude de l’Angleterre ! » M. de Lamartine, saluant alors cette ruine imminente de la Turquie, sans s’inquiéter de la part que le tsar prendrait en Asie, faisait entrevoir de beaux héritages à recueillir immédiatement pour les puissances de l’Occident, auxquelles il proposait de faire entre elles ce que Napoléon à Erfurt avait projeté pour lui-même et pour Alexandre.
En 1808, on le sait, et la porte ne l’ignora pas en 1812, le tracé même du partage à deux avait été marqué sur la carte. Le plan de M. de Lamartine n’était pas géographiquement moins positif et moins net ; mais, indiqué à la tribune française en 1839, il parut sujet à de grandes difficultés de droit public et d’exécution, et dans les réponses qui furent opposées à l’illustre orateur, on allégua même ce qu’il oubliait alors et ce qu’il exalte aujourd’hui, l’effort des Turcs pour durer, le succès commencé de leur réforme militaire, leur opiniâtre résistance derrière les remparts de Varna et de Schumla, postes où ils se maintenaient plus fortement qu’ils n’ont défendu cette année la ville de Kars et l’entrée de l’Asie-Mineure.
Tout a changé depuis lors, et M. de Lamartine regarde aujourd’hui comme sacré, comme tutélaire dans la main des Turcs, pour le salut de l’Europe civilisée, le territoire dont en 1839 il faisait si bon marché. Il s’indigne aujourd’hui des pertes que ce territoire a subies depuis trente ans, c’est-à-dire des reprises qu’a exercées la civilisation et l’humanité, et, pour tout dire, des restitutions partielles que, dans la Méditerranée et sur ses bords, la barbarie vaincue a faites à l’Europe chrétienne, depuis Corfou et Zante jusqu’au royaume de Grèce et à l’empire français d’Afrique.
Tout cela, en effet, représente pour nous autant de provinces démembrées de l’empire ottoman. Que maintenant la main qui a coupé les branches conserve la tige ; que le gouvernement turc d’Europe, éclairé de vos conseils, protégé de vos flottes et de vos armées, soit un point d’arrêt contre une autre puissance aussi despotique et plus conquérante ; que vous n’ayez pas permis de prendre Constantinople, cette incomparable station de commerce et de guerre, qu’on ne peut laisser volontiers qu’aux mains de ceux qui sont incapables de s’en servir, cela se conçoit très bien et doit avoir faveur à Londres, à Paris, et, si vous le voulez, dans tout l’Occident. Le moyen est bon et le but glorieux ; mais le moyen et le but ne peuvent changer, dans l’avenir, une invincible réalité. La défense vivement prise de l’empire ottoman, ses finances aidées, ses côtes et ses frontières défendues, son plus dangereux ennemi repoussé, tout cela est un énergique expédient contre la Russie : ce n’est pas le rétablissement définitif de l’empire ottoman et le nouveau bail de sa durée. Les causes de dissolution qui travaillaient cet empire iront s’étendant et se diversifiant. Plus régulier, plus modéré au sommet et dans les premiers rangs, il n’est pas moins désordonné et caduc dans ses autres parties.
Qu’on suive les récits des voyageurs[7], les notes des diplomates et ce qu’il y a de faits connus sur la Turquie d’Europe et d’Asie depuis trente ans et jusque dans la crise présente ; le délabrement de l’empire, l’épuisement de la race conquérante et la difficulté pour elle de reprendre à une vie nouvelle se sentent et se montrent partout. Ce n’est pas seulement la barbarie qui a cessé, c’est la force.
Des documens incontestables, des lettres, des interventions de consuls européens dénoncent et tâchent de réprimer la férocité des milices mahométanes. Le sort de la population chrétienne est, dans les provinces et dans l’Asie-Mineure, aussi intolérable que jamais ; les maîtres sont plus odieux et plus faibles, les campagnes plus appauvries, la terre plus en friche et plus insalubre.
Il ne suffit donc pas seulement de sauver l’empire turc par le dehors ; il faudrait le régénérer à l’intérieur. S’il est un élément nécessaire à cette œuvre, une force qui puisse étayer le colosse chancelant, c’est la race chrétienne, première habitante du sol, qu’elle couvre sans le posséder, et où elle s’est accrue en dépit de ses souffrances. En majorité dans la Turquie d’Europe et l’Asie-Mineure, elle est aujourd’hui pour le sultan ce qu’aux mêmes lieux les chrétiens, à la fin du IIIe siècle, étaient pour les césars de Rome, de Nicomédie et bientôt de Byzance, un secours indispensable ou un poison mortel. Seulement, sous la conquête romaine unissant tous les peuples, entre les césars antérieurs à Constantin et les chrétiens de Grèce et d’Asie, il n’y avait que l’antipathie du culte ; mais entre la domination turque et les chrétiens albanais, arméniens et grecs, il y a la double antipathie du culte et de la race, demeurée d’autant plus distincte qu’elle était plus opprimée. Dans l’ancien monde, l’obstacle disparut par la conversion des césars à la foi religieuse du plus grand nombre de leurs sujets. Dans le monde actuel, l’obstacle pourra-t-il cesser par une autre voie, par un simple progrès de civilisation, qui rendra le mahométisme inoffensif et favorable pour ses sujets chrétiens, et le christianisme tolérant et docile pour ses maîtres mahométans ? Le problème est compliqué sans doute, mais il est invinciblement posé désormais. Quand l’Europe occidentale intervient sur le Bosphore et prend à sa garde les côtes et les villes de Turquie, quel que soit le motif de ce protectorat, l’émancipation locale des chrétiens doit en être la suite.
Par là même il était naturel que, dans les conditions de paix proposées, outre les restrictions maritimes, les cessions territoriales et autres précautions prises contre l’ambition de la Russie, on s’occupât d’améliorer, sous la garantie des autres puissances, l’état des peuples chrétiens compris dans l’empire turc. Immunités, droits religieux et politiques à réserver pour ces peuples, nous lisons partout ce dispositif accepté maintenant. C’est un point d’honneur pour l’Occident : c’est l’effet inévitable de la présence de ses drapeaux en Orient et de la station prolongée de ses troupes dans les villes musulmanes. Il n’importe pas de savoir précisément si le sultan pourra établir entre tous ses sujets l’égalité des charges et des droits sous toutes les formes, depuis l’impôt jusqu’à la milice. Il est sans doute malaisé de se figurer le souverain de Stamboul et des deux rives du Bosphore s’entourant un jour de troupes formées en majorité de chrétiens indigènes ; mais enfin, sous la haute tutelle de l’Europe occidentale, c’est à ce terme qu’on doit aboutir. Pour ôter sans retour à la Russie ces millions d’auxiliaires secrets qu’on lui suppose dans les provinces de l’empire turc, il suffit de leur montrer clairement que ce n’est pas le schisme grec, mais le christianisme en général qui les protège et leur est ami : il suffit qu’ils sachent que la libération de leur culte ne leur viendra pas d’un changement d’oppresseurs et d’une nouvelle conquête plus habile que celle qui commence à s’user pour eux, mais qu’ils doivent attendre cette libération paisible et complète de l’action préservatrice des puissances mêmes qui protègent la durée nominale de l’empire turc.
Dans cette vue, qu’il serait dangereux de rendre illusoire, loin de blâmer et de rétracter à demi, comme l’entend M. de Lamartine, l’émancipation déjà réalisée d’une portion du peuple grec, il faut, sous une autre forme, étendre et consolider le même fait. Veuillez-le, ne le veuillez pas ; au génie chrétien, aux arts, à la charité, à la foi comme à la science des communions chrétiennes appartient la régénération de l’Orient[8]. Sauvez les germes précieux qui la préparent ; joignez-y l’influence de vos bienfaits, de vos exemples ; ne voyez pas dans les chrétiens de Grèce et d’Asie des co-religionnaires du tsar, mais des frères de l’Europe civilisée que vous pouvez élever jusqu’à vous en leur tendant la main. La première condition pour cela, c’est de leur montrer estime et bon vouloir là où ils sont déjà constitués en état faible, mais indépendant. La France ne peut oublier finalement ce qu’elle a fait pour le royaume de Grèce. Et n’est-il pas d’une bonne politique pour elle d’affermir et d’achever son œuvre en protégeant et en favorisant les Grecs là où ils demeurent sujets d’une domination étrangère longtemps implacable pour eux, et qui ne peut plus vivre maintenant que par l’alliance des peuples civilisés et la protection de la croix qu’elle insultait jadis ?
Ce système de justice et de bienveillance, cette solidarité chrétienne, au milieu même du secours militaire donné politiquement à la domination turque, pourra seule, en s’appuyant sur les deux grands ressorts des choses humaines, le temps et l’imprévu, résoudre le problème difficile de l’Orient contigu à l’Europe. Ainsi nous verrons s’ouvrir de nouvelles sources d’industrie et de bien-être dans ces contrées si florissantes il y a dix-huit siècles, et trop voisines des nations modernes pour rester plus longtemps stériles et malheureuses. Ce que la Grèce avait fait pour l’Ionie, ce que Rome conserva dans la Grèce asiatique, ces ports de commerce si fréquentés, ces villes magnifiques, ces cultures abondantes et diverses, dont une part affluait dans l’Occident, tout cela ne doit-il pas renaître, si quelque sécurité était rendue à ces beaux climats, et si le génie des arts venait les raviver ?
Un nouveau monde est à nos portes ; il n’est point à découvrir ; il est à féconder par la paix intérieure et le travail. Que la volonté de l’Occident fasse ce qu’elle promet, qu’il y ait pour les populations chrétiennes de l’Asie-Mineure sûreté de la propriété et de la vie, une première transformation commencera. Du golfe de Clazomène aux ruines antiques d’Éphèse, des ruines récentes d’Aïvali aux plaines de Broussa, couronnées par le mont Olympe, quelles colonies indigènes pourraient se rétablir, quelles terres heureuses se renouveler sous la main de l’Europe ! Ce qui, par exception, s’était élevé sur le territoire d’Aïvali, et fut emporté par une rafale de barbarie, cette cité de vingt-cinq mille âmes, industrieuse, lettrée, européenne en Asie, cette Cydonie, détruite il y a trente ans, pourrait reparaître et impunément prospérer dans plus d’un canton arménien ou grec, et l’Occident aurait fait, non pas seulement une guerre politique, sanglante avec gloire, mais une guerre d’humanité, une conquête de civilisation et de richesse au profit du monde.
VILLEMAIN.
- ↑ Histoire de la Turquie, par M. de Lamartine, t. Ier, p. 4.
- ↑ Ibid., p. 6.
- ↑ Parmi les témoignages du généreux mouvement d’opinion auquel il est fait allusion ici, on ne saurait oublier l’ouvrage même de M. Villemain auquel ces pages sont destinées, Lascaris et l’Essai sur l’état, des Grecs depuis la conquête musulmane, dont la septième édition va paraître. Les considérations présentes sur les chrétiens d’Orient ont leur place marquée à côté de ces écrits, où les mêmes convictions s’exprimaient avec la même éloquence, et que le succès a depuis longtemps consacrés.
- ↑ Voir les récits exacts et animés de Spiridion Tricoupi, l’envoyé actuel du royaume de Grèce à Londres.
- ↑ Moniteur grec des 4 et 11 décembre 1853.
- ↑ Moniteur du 1er juillet 1839.
- ↑ Voir l’ouvrage de Hamilton (Asia minor, etc.), le discours de lord Redcliffe, la lettre de M. Saunders, consul anglais à Prevesa.
- ↑ On a lu à cet égard de remarquables considérations de M. Saint-Marc Girardin.