Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 375-376).

CHAPITRE LXV.


Comment les communes de Beauvoisin et en plusieurs autres parties de France mettoient à mort tous gentils hommes et femmes qu’ils trouvoient.


Assez tôt après la délivrance du roi de Navarre[1], advint une grand’merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume de France, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marne, en Valois, en Laonois, en la terre de Coucy et entour Soissons. Car aucunes gens des villes champêtres, sans chef, s’assemblèrent en Beauvoisin ; et ne furent mie cent hommes les premiers ; et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissoient et trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détruiroit. Et chacun d’eux dit : « Il dit voir ! il dit voir ! honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentils hommes ne soient détruits ! » Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là demeuroit. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfans, petits et grands, et ardirent la maison. Secondement ils s’en allèrent en un autre fort châtel et firent pis assez ; car ils prirent le chevalier et le lièrent à une estache bien et fort, et violèrent sa femme et sa fille les plusieurs, voyant le chevalier : puis tuèrent la femme qui étoit enceinte et grosse d’enfant, et sa fille, et tous les enfans, et puis le dit chevalier à grand martyre, et ardirent et abattirent le châtel. Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux et bonnes maisons. Et multiplièrent tant que ils furent bien six mille ; et partout là où ils venoient leur nombre croissoit ; car chacun de leur semblance les suivoit. Si que chacun chevalier, dames et écuyers, leurs femmes et leurs enfans, les fuyoient ; et emportoient les dames et les damoiselles leurs enfans dix ou vingt lieues de loin, où ils se pouvoient garantir ; et laissoient leurs maisons toutes vagues et leur avoir dedans : et ces méchans gens assemblés sans chef et sans armures roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans mercy, ainsi comme chiens enragés. Certes oncques n’avint entre Chrétiens et Sarrasins telle forcenerie que ces gens faisoient, ni qui plus fissent de maux et de plus vilains faits, et tels que créature ne devroit oser penser, aviser ni regarder ; et cil qui plus en faisoit étoit le plus prisé et le plus grand maître entre eux. Je n’oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables que ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et vilains faits, ils tuèrent un chevalier et boutèrent en une broche, et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfans. Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en voulurent faire manger par force ; et puis les tuèrent et firent mourir de male-mort. Et avoient fait un roi entre eux qui étoit, si comme on disoit adonc, de Clermont en Beauvoisin, et l’élurent le pire des mauvais ; et ce roi on appeloit Jacques Bonhomme[2]. Ces méchans gens ardirent au pays de Beauvoisin et environ Corbie et Amiens et Montdidier plus de soixante bonnes maisons et de forts châteaux ; et si Dieu n’y eût mis remède par sa grâce, le meschef fût si multiplié que toutes communautés eussent été détruites, sainte église après, et toutes riches gens, par tous pays ; car tout en telle manière si faites gens faisoient au pays de Brie et de Pertois[3]. Et convint toutes les dames et les damoiselles du pays, et les chevaliers et les écuyers, qui échapper leur pouvoient, affuir à Meaux en Brie l’un après l’autre, eu pures leurs cotes, ainsi comme elles pouvoient ; aussi bien la duchesse de Normandie et la duchesse d’Orléans, et foison de hautes dames, comme autres, si elles se vouloient garder d’être violées et efforcées, et puis après tuées et meurtries.

Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, et par toute la terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs ; et exillièrent, que entre la terre de Coucy, que entre la comté de Valois, que en l’évêché de Laon, de Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et bonnes maisons de chevaliers et écuyers ; et tuoient et roboient quant que ils trouvoient. Mais Dieu par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien regracier, si comme vous orrez ci-après.

  1. Froissart parait s’être trompé sur la date du soulèvement des paysans. Le roi de Navarre sortit de prison, comme nous l’avons vu, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1357 ; et la Jacquerie ne commença, selon les Chroniques de France, que le 21 mai 1358. Le continuateur de Nangis nous apprend quelle en fut la cause. « Dans l’été de l’année 1358, dit-il, les paysans des environs de Saint-Leu et de Clermont au diocèse de Beauvais, ne pouvant plus supporter les maux qui les accablaient de tous côtés, et voyant que leurs seigneurs, loin de les défendre, les opprimaient et leur causaient plus de dommages que les ennemis, crurent qu’il leur était permis de se soulever contre les nobles du royaume et de prendre leur revanche des mauvais traitemens qu’ils en avaient reçus. »
  2. Il est nommé Guillaume Callet et quelquefois Caillet dans les Chroniques de France. Le nom de Jacques Bonhomme était donc une espèce de sobriquet : ou lit dans le second continuateur de Nangis qu’on le donnait aux paysans dès l’année 1356. « En ce temps-là, dit-il, les nobles pour se moquer des paysans les nommaient Jacques Bonhomme ; et on appelait communément de ce nom les paysans qui servaient dans les armées. » Peut-être ce sobriquet venait-il, de ce qu’ils étaient armés de Jacques, espèce de casaque contrepointée qui se mettait autrefois par-dessus la cuirasse, et de ce qu’on appelait alors assez communément en France les paysans Bons hommes, comme on peut le voir dans plusieurs passages de Froissart.
  3. Les imprimés disent d’Artois. Sauvage pense qu’il faudrait lire Gâtinois. La leçon du texte parait préférable. Il est plus naturel que l’historien ait associé La Brie au Pertois, qui n’en est guère éloigné, qu’à l’Artois ou au Gâtinois.