Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre C

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 143-144).

CHAPITRE C.


Comment les Gantois se prirent les plusieurs à ébahir de leur conduite et devises en requoi.


Quand les nouvelles furent venues à Gand que Arnoux Clerc étoit mort et leurs gens déconfits, si se commencèrent les plusieurs à ébahir et à dire entr’eux : « Nos besognes se portent mal ; petit à petit on nous occit nos capitaines et nos gens ; nous avons mal exploité de avoir ému guerre contre notre seigneur le comte ; car nous usera petit à petit. À mal nous redonderont les haines de Jean Lyon et de Gisebrest Mahieu ; nous avons trop soutenu et élevé les opinions de Jean Lyon et de Piètre du Bois : ils nous ont boutés si avant dans cette guerre et en cette haine envers le comte notre seigneur que nous n’y pouvons ni savons trouver voie de merci ni de paix : encore vaudroit-il mieux que vingt ou trente le comparassent que toute la ville. » Ainsi disoient les plusieurs en requoi l’un à l’autre ; car généralement n’étoit-ce mie, pour la doute des mauvais qui étoient tous d’une secte, et qui s’élevoient en puissance de jour en jour, qui en devant étoient povres compagnons et sans nulle chevance. Or avoient-ils or et argent assez ; car quand il leur en failloit et ils se complaignoient à leurs capitaines, ils étoient ouïs et tantôt confortés. Car on avisoit aucuns simples hommes et riches en la ville, et leur disoit-on : « Allez, et dites à tels et à tels que ils viennent parler à nous. » On les alloit querre. Ils venoient ; ni ils n’osassent contester. Là leur étoit dit : « Il faut à la bonne ville de Gand finance pour payer nos soudoyers qui aident à garder nos juridictions et défendre nos franchises ; il faut vivre les compagnons. » Et là mettoient finance toute telle que on leur demandoit ; car si ils dissent du non, ils fussent tantôt morts ; et leur mit-on sus que ils fussent traîtres à la bonne ville de Gand et que ils ne vouisissent mie le profit et l’honneur de la ville. Ainsi étoient les mauvais garçons maîtres de la ville, et forent, tant que la guerre dura entr’eux et le comte leur seigneur. Et au voir dire, si les riches et les nobles de la ville de Gand étoient battus de telles verges, on ne les en devoit ou doit point plaindre, ni ils ne se pouvoient excuser par leur record même, que ils ne fussent cause de tous tels forfaits. Raison pourquoi : quand le comte de Flandre leur envoya son baillif pour contraindre et justicier aucuns rebelles et mauvais, ne pouvoient-ils demeurer tous de-lez lui et l’avoir conforté à faire justice ? Lesquels y furent ? on en trouve bien petit. Ils avoient aussi cher, à ce que ils montroient, que la chose allât mal que bien, et que ils eussent guerre à leur seigneur, que paix. Et bien pouvoient sentir et connoître que, si ils faisoient guerre, méchans gens seroient seigneurs de leur ville et seroient leurs maîtres, et ne les en ôteroient mie quand ils voudroient ; ainsi comme il en est avenu à Jean de la Faucille qui, par lui dissimuler et partir de la ville de Gand et venir demeurer en Hainaut, s’en cuida ôter et purger, et que des haines de Flandre, tant du comte son seigneur que de la ville de Gand, dont il étoit de nation, il n’en fut en rien demandé : mais si fut, dont il mourut. Et vraiment ce fut dommage, car cil Jean de la Faucille en son temps fut un sage et très notable homme. Mais on ne pouvoit à présent clocher devant les seigneurs ni leurs consaulx ; car ils y véoient trop clair. Il avoit bien sçu les autres aider et conseiller ; et de lui-même il ne sçut mie prendre le meilleur chemin. Je ne sais de vérité si des articles dont il fut examiné de mon sire Simon Rin au chastel de Lille, il fut coupable. Mais les chevaliers, avec la perverse fortune qui tourna tout à un faix sur lui, le menèrent si très avant que il en mourut ; et aussi ont fait tous les capitaines de Gand qui, ou coiement ou ouvertement, ont tenu et soutenu rebellion encontre leur seigneur ; et aussi ont moult d’autres gens de la ville de Gand, mêmement ceux espoir qui coulpe n’y avoient, si comme vous orrez recorder de point en point en l’histoire ci-après.