Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 295-297).

CHAPITRE CCXVIII.


Comment, nonobstant ces trèves, les Anglois coururent en Escosse, où ils firent plusieurs maux ; et d’une ambassade envoyée par le roi de France en Escosse pour nuncier les dites trèves ; et comment aucuns François allèrent faire armes en Escosse.


Vous avez bien cy dessus ouï recorder comment les seigneurs de France, qui au parlement étoient en celle ville que on dit Lolinghen, qui sied entre Calais et Boulogne, se chargèrent à leur département que ils signifieroient les trèves qui prises étoient de toutes parties entre eux et les Anglois, aux Escots et au roi d’Escosse, par quoi nuls mautalens ni guerre ne se émussent de pays à autre. Toutefois, au voir dire, les consaulx de France ne firent pas de ce si bien leur devoir ni si bonne diligence comme ils dussent, car tantôt ils devoient envoyer, et non firent : ne sais à quoi ce demeura ni périt, fors en ce espoir que le duc de Bourgogne, puis les parlemens faits, fut grandement chargé et ensoigné pour la mort de son grand seigneur le comte de Flandre, et pour l’ordonnance de l’obsèque aussi ensuivant que on fit en la ville de Lille, si comme ci-dessus vous avez ouï recorder. Et ne cuidoient pas que les Anglois dussent faire ce qu’ils firent ; car tantôt après la Pâque, le comte de Northonbrelande, le comte de Notthinghen et les barons de Northonbrelande mirent une chevauchée sus, où il pouvoit avoir environ deux mille lances et six mille archers, et passèrent Bervich et Rosebourch ; et entrèrent en Escosse et ardirent la terre au comte de Douglas et celle au seigneur de Lindesée, et ne déportèrent rien à ardoir jusques à Haindebourch.

Les barons et les chevaliers d’Escosse n’étoient point signifiés de cette avenue ; et prindrent celle chose en grand dépit, et dirent que ils l’amendroient à leur pouvoir ; et outre ils disoient que les Anglois devoient avoir trèves à eux, si comme on leur avoit rapporté ; mais rien n’en savoient, car encore au voir dire ils n’en étoient point signifiés. Bien savoient que de leur côté ils n’avoient nul traité aux Anglois, si étoit la guerre ouverte ; mais toutefois ils l’avoient premier comparé dont moult leur déplaisoit.

Vous savez bien que nouvelles s’épandent tantôt en plusieurs lieux. Il fut sçu en Flandre et par espécial à l’Écluse, par marchands qui issirent hors d’Escosse, comment les Anglois étoient entrés en Escosse, et aussi le roi Robert d’Escosse et les seigneurs faisoient leurs mandemens et leurs semonces très grandes pour venir combattre les Anglois.

Aussi fut-il sçu en France que les Anglois et les Escots étoient aux champs, si comme on disoit l’un contre l’autre ; et ne pouvoit demeurer qu’il n’y eût prochainement bataille. Les ducs de Berry, de Bourgogne et les consaulx du roi de France, quand ils entendirent ces nouvelles, dirent que c’étoit trop foiblement exploité, quand on n’avoit encore envoyé signifier la trève en Escosse, ainsi comme on avoit promis à faire. Adonc furent ordonnés, de par le roi et ses oncles et leurs consaulx, d’aller en Escosse messire Aymard de Marse, sage chevalier et authentique et messire Pierre Fresvel, et un sergent d’armes du roi, qui étoit de la nation d’Escosse et s’appeloit Janekin Champenois ; et y fut ordonné d’aller, portant qu’il savoit parler le langage et qu’il connoissoit le pays

Entrementes que ces ambassadeurs de France s’ordonnoient, et que pour venir en Angleterre ils s’appareilloient, et que les Anglois en Escosse couroient, dont les nouvelles en plusieurs lieux s’épandoient, avoit gens d’armes à l’Escluse, du royaume de France, qui là dormoient et séjournoient ; ni en quel lieu ni pays que ce fût, pour honneur acquerre et eux avancer, aller ni traire ne savoient ; car les trèves entre France, Flandre et Angleterre se tenoient. Si entendirent que les Escots et les Anglois guerroyoient ; et disoit-on à l’Escluse pour certain que hâtivement ensemble ils se combattroient. Chevaliers et écuyers qui ces nouvelles entendirent en furent tous réjouis, et parlèrent ensemble, tels que messire Geoffroy de Chargny, messire Jean de Blasy, messire Hue de Boulan, messire Sauvage de Villiers, messire Garnier de Quensignich, messire Odille de Montieu, messire Roger de Campighen, le Borgne de Montallier, Jacques de Montfort, Jean de Hallewyn, Jean de Merle, Michel de la Barre et Guillaume Gauwaert ; et pouvoient être environ vingt hommes d’armes, chevaliers et écuyers. Si orent collation ensemble, pour l’avancement de leurs corps et pour ce que ils ne savoient où trouver les armes fors que en Escosse, que ils lèveroient une nef par l’accord de eux, et s’en iroient en Escosse prendre l’aventure ensemble avecques les Escots. Si comme ils avisèrent ils firent ; et se départirent de l’Escluse et se mirent en une bonne nef et tout leur harnois d’armes ; et puis quand ils orent le vent à leur volonté, ils se partirent et laissèrent tous leurs chevaux, pour les dangers de la mer et pour le voyage qui est trop long ; car bien savoient les mariniers qui les menoient que ils ne pouvoient prendre port à Haindebourch ni à Dombarre, ni dedans les hâvres prochains ; car aussi bien étoit la navie d’Angleterre par mer comme par terre, et étoient les Anglois maîtres et seigneurs des premiers ports d’Escosse, pour les pourvéances qui les suivoient par mer.

En ce temps vinrent ces dessus dits ambassadeurs de France en Angleterre et furent devers le roi et ses oncles, qui leur firent très bonne chère et se dissimulèrent à ce premier un petit envers eux, pour la cause de leurs gens qui faisoient guerre aux Escots ; et quand ils entendirent que leurs gens avoient fait leur fait et que ils se retraioient en Angleterre, ils firent partir les messages du roi de France, messire Aymard de Marse et les autres ; et leur baillèrent deux sergens d’armes du roi d’Angleterre pour eux mener sauvement parmi Angleterre jusques en Escosse, et faire ouvrir villes et chastels encontre leur venue. Si se mirent au chemin les dessus dits pour venir vers Escosse.

Tant exploitèrent par mer les chevaliers de France dessus nommés, eux départis de l’Escluse, en costiant Hollande et Angleterre, et en éloignant les périls de rencontre des Anglois sur mer, et firent tant que ils arrivèrent en Escosse sur un port que on dit Monstrose. Quand les Escots qui demeuroient en la ville entendirent que c’étoit François qui étoient là venus pour trouver les armes, si leur firent bonne chère et les adressèrent de tout ce qui leur besognoit à leur loyal pouvoir. Quand ces chevaliers et écuyers se furent rafreschis deux jours, et ils orent appris des nouvelles, ils se départirent et montèrent sur hacquenées et vinrent à Dondie, et firent tant, à quelque peine que ce fût, que ils vinrent à Saint-Jean-Ston, une bonne ville en Escosse où la rivière de Tay cuert ; et là a bon hâvre de mer pour aller par tout le monde. Eux venus en la ville de Saint-Jean ils entendirent que les Anglois étoient retraits, et que le roi et les seigneurs d’Escosse étoient à Haindebourch en parlement ensemble. Adonc ordonnèrent-ils que messire Garnier de Quensignich et Michel de la Barre iroient devers le roi à Haindebourch, et les barons et les chevaliers du pays, pour savoir quelle chose ils pourroient faire ; et leur remontreroient à tout le moins la bonne volonté qui les avoit mus de partir de Flandre pour venir en Escosse ; et messire Geoffroy de Chargny et les autres demeureroient là, tant que ils auroient ouï leur volonté et leur relation.

Si comme ils avoient ordonné ils firent : si se partirent de Saint-Jean, et firent tant que ils vinrent à Haindebourch, où le roi et le comte de Douglas le jeune, qui s’appeloit Jacques, car le comte, son père, qui s’appeloit Guillaume, étoit nouvellement mort, et les comtes de Mouret, de la Mare, et les comtes de Surlant et d’Ourquenay, le seigneur de Versy, le sire de Lindesée, qui étoient six frères, tous chevaliers, étoient tous ensemble. Et firent ces seigneurs d’Escosse aux chevaliers de France et à Michel de la Barre très bonne chère. Messire Garnier remontra au roi et aux barons d’Escosse l’intention de ses compagnons, et pourquoi ils étoient venus en Escosse.

En ces jours tout nouvellement étoient venus à Haindebourch les ambassadeurs de France, messire Aymard de Marse, et messire Pierre Fresnel, et Janekin Champenois, qui avoient apporté les trèves dessus dites et devisées entre le roi de France et le roi d’Angleterre ; mais les Escots y étoient rebelles et s’en dissimuloient ; et disoient que trop tard on leur avoit signifié, et que nuls ils n’en tenroient ; car les Anglois leur avoient en celle saison porté et fait grand dommage. Le roi Robert leur brisoit leur propos ce qu’il pouvoit ; et disoit que bonnement, puis que ils en étoient signifiés et certifiés, que ils ne se pouvoient dissimuler que les trèves n’y fussent. Ainsi étoient en différend le roi et les barons d’Escosse, et les seigneurs du pays, l’un contre l’autre. Et advint que les comtes de Mouret et de Douglas, et les enfans de Lindesée, et aucuns jeunes chevaliers et écuyers d’Escosse qui désiroient les armes, orent un secret parlement en Haindebourch, ensemble en l’église de Saint-Gille ; et là leur fut dit que ils fissent traire avant leurs compagnons, et ils orroient bonnes nouvelles, et tout ce ils tinssent en secret. Sur cel état s’en retournèrent-ils à Saint-Jean-Ston, et recordèrent à leurs compagnons tout ce que ils avoient vu et trouvé.