Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 314-316).

CHAPITRE CCXXVIII.


Comment messire Jean de Vienne, amiral de France, et les François passèrent en Escosse ; et des termes, que les Escossois leur tinrent ; et le meschef et peine qu’ils y souffrirent.


L’armée de France qui s’en alloit en Escosse avoit vent à volonté ; car il étoit le mois de mai que les eaues sont en leur douceur, et si est l’air serein et coi. Si costièrent de commencement Flandre, et puis Zélande, Hollande et Frise ; et exploitèrent, tant que ils approchèrent Escosse et que ils la virent. Mais ainçois qu’ils y pussent parvenir, il mésavint par grande infortuneté à un bon et jeune chevalier de France, appert homme d’armes, qui s’appeloit messire Aubert de Hangest. Le chevalier étoit jeune et de grand’volonté ; et pour montrer appertise de corps, tout armé il se mit à monter amont et à ramper contre la cable de la nef où il étoit : en ce faisant le pied lui faillit, il fut renversé en la mer ; et là périt, ni oncques on ne lui put aider ; car tantôt il fut effondré pour les armures dont il étoit vêtu ; et aussi la nef fut tantôt éloignée ; à ce n’avoit nul remède. De la mort et de la mésaventure du chevalier furent tous les barons et les chevaliers courroucés ; mais passer leur convint, car amender ne le purent.

Depuis singlèrent-ils tant que ils arrivèrent et prindrent terre à Haindebourch[1], la souveraine cité et ville d’Escosse, et là où le roi se tient le plus quand il est au pays. Le comte de Douglas et le comte de Mouret qui les attendoient, et qui étoient tous avisés et informés de leur venue, se tenoient en la ville de Haindebourch. Sitôt qu’ils sçurent que l’armée de France étoit venue, ils vinrent contre eux sur le hâvre, et les recueillirent moult doucement, et leur dirent que bien fussent-ils venus et arrivés au pays. Et reconnurent ces barons d’Escosse tout premier messire Geoffroy de Chargny ; car il avoit été la saison passée en Escosse, et bien deux mois en leur compagnie. Messire Geoffroy qui bien le sçut faire, les accointa de l’amiral et des barons de France. Pour le temps, le roi d’Escosse n’étoit pas encore venu à Haindebourch, mais se tenoit en la Sauvage Escosse[2], où par usage il se tenoit plus volontiers que ailleurs ; mais il y avoit là trois ou quatre de ses fils qui reçurent ces seigneurs moult doucement, et leur dirent que le roi venroit temprement.

De ces paroles ils se contentèrent, et se logèrent les seigneurs et leurs gens en Haindebourch, au mieux qu’ils purent ; et qui ne pouvoit être logé en la ville il se logeoit ens ès villages environs ; car Haindebourch, combien que le roi y tienne son siége et que ce soit Paris en Escosse, si n’est-ce pas une telle ville comme Tournay ou Valenciennes ; car il n’y a pas en toute la ville quatre cents maisons[3]. Si convint leurs seigneurs prendre leurs logis aux villages environs à Domfremelin, à Quineffery, à Cassuelle, à Dombare, à Dalquest et ens ès autres villages ; et ne les laissoit-on entrer en nuls des forts.

Ces nouvelles s’épandirent parmi Escosse que il y avoit grand’foison de gens d’armes venus en leur pays. Si commencèrent à murmurer les aucuns et à dire : « Quel diable les a mandés ? Ne savons-nous pas bien faire notre guerre sans eux aux Anglois ? Nous ne ferons jà bonne besogne tant comme ils soient avec nous. On leur dise que ils s’en revoisent, et que nous sommes gens assez en Escosse pour parmaintenir notre guerre, et que point nous ne voulons leur compagnie. Ils ne nous entendent point, ni nous eux ; nous ne savons parler ensemble ; ils auront tantôt riflé et mangé tout ce qui est en ce pays : ils nous feront plus de contraires, de dépits et de dommages, si nous les laissons convenir, que les Anglois ne feroient si ils s’étoient embattus entre nous sans ardoir. Et si les Anglois ardent nos maisons, que peut-il chaloir ? Nous les aurons tantôt refaites à bon marché, nous n’y mettons au refaire que trois jours, mais que nous ayons quatre ou six estaches et de la ramée pour lier par dessus. »

Ainsi disoient les Escots en Escosse à la venue des seigneurs de France ; et n’en faisoient nul compte, mais les hayoient en courage et les diffamoient en leur langage ce qu’ils pouvoient, ainsi comme rudes gens et sans honneur certes que ils sont. Et vous dis, à tout considérer, que ce fut de tant de nobles gens que il y ot en celle saison de France en Escosse une armée sans raison ; et mieux y vaudroient vingt ou trente chevaliers de France que si grand’route que cinq cents ni mille : raison pourquoi. En Escosse ils ne virent oncques nul homme de bien, et sont ainsi comme gens sauvages qui ne se savent avoir ni de nulli accointer ; et sont trop grandement envieux du bien d’autrui ; et si se doutent de leurs biens perdre ; car ils ont un povre pays. Et quand les Anglois y chevauchent ou que ils y vont, ainsi que ils y ont été plusieurs fois, il convient que leurs pourvéances, si ils veulent vivre, les suivent toujours au dos ; car on ne trouve rien sur le pays : à grand’peine y recuevre-l’en du fer pour ferrer les chevaux, ni du cuir pour faire harnois, selles ni brides. Les choses toutes faites leur viennent par mer de Flandre, et quand cela leur défaut, ils n’ont nulle chose.

Quand ces barons et ces chevaliers de France qui avoient appris ces beaux hôtels à trouver, ces salles parées, ces chasteaux et ces bons mols lits pour reposer, se virent et trouvèrent en celle povreté, si commencèrent à rire et à dire : « En quel pays nous a ci amenés l’amiral ? Nous ne sçumes oncques que ce fût de povreté ni de dureté fors maintenant. Nous trouvons bien les promesses que nos seigneurs de pères et nos dames de mères nous ont promises du temps passé en disant : « Va, va, tu auras encore en ton temps, si tu vis longuement, de durs lits et de povres nuits. De tout ce sommes-nous bien apparans de l’avoir. » — « Pour Dieu, disoient les compagnons l’un à l’autre, délivrons-nous de faire notre rèse, chevauchons sur Angleterre. Le longuement séjourner en celle Escosse ne nous est point profitable ni honorable, » Et tout ce remontrèrent les chevaliers à messire Jean de Vienne, leur capitaine ; et l’amiral les rapaisoit ce qu’il pouvoit, et leur disoit : « Beaux seigneurs, il nous faut souffrir et attendre et parler bellement, puisque nous nous sommes mis en ce danger : il y a un trop grand rien à repasser ; et si ne pouvons retourner par Angleterre. Prenez en gré ce que vous trouvez, vous ne pouvez pas toujours être à Paris, ni à Dijon, ni à Beaune, ni à Châlons : il faut, qui veut vivre en ce monde et avoir honneur, avoir du bien et du mal. »

Ainsi rapaisoit messire Jean de Vienne et d’autres telles paroles, lesquelles je ne puis mie toutes recorder, les seigneurs de France en Escosse ; et se accointoit ce qu’il pouvoit des barons et des chevaliers d’Escosse ; mais il en étoit si petit visité que rien, car, si comme je vous ai dit, il y a petit d’amour et sont gens mal accointables. Et la greigneur visitation et compagnie que ces seigneurs de France avoient, c’étoit du comte Douglas et du comte de Mouret. Ces deux seigneurs leur faisoient plus de soulas que tout le demeurant d’Escosse.

Encore y ot pis, et une trop grand’dureté pour les François ; car quand ils furent venus en Escosse et ils se vouldrent monter, ils trouvèrent les chevaux si chers, que ce qui ne dut valoir que dix florins il en valoit soixante ou cent : encore à grand’peine en pouvoit-on recouvrer ; et quand on étoit monté on ne pouvoit trouver point de harnois, si ils ne l’avoient fait venir avecques eux de Flandre. En ce danger se trouvoient les François ; et outre, quand leurs varlets alloient en fourrage pour fourrager, on leur laissoit bien charger leurs chevaux de tout ce qu’ils vouloient prendre et trouver ; mais au retour on les attendoit sur un pas, où ils étoient vaillamment détroussés et battus et souvent occis ; et tant que nul varlet n’osoit aller fourrager, pour la cremeur d’être mort : car sous un mois les François perdirent plus de cent varlets ; et quand ils alloient en fourrage trois ou quatre ensemble, nul n’en retournoit.

Ainsi étoient-ils menés, et avec tout ce le roi d’Escosse faisoit danger de soi traire avant : aussi faisoient chevaliers et écuyers d’Escosse, pour la cause de ce que ils disoient que ils ne vouloient point celle saison faire guerre aux Anglois, afin que ils fussent priés et achaptés bien et cher. Et convint, avant que le roi voulsist issir hors de la sauvage Escosse et venir à Haindebourch, que il eût une grande somme de florins pour lui et pour ses gens. Et promit et scella messire Jean de Vienne, qui étoit le souverain chef de tous les François, que point il ne videroit du pays, si seroient le roi et toutes ses gens satisfaits ; autrement ils n’eussent eu nulle aide des Escots : si lui convenoit faire ce marché ou pieur ; et encore, quand il ot tout le meilleur accord et la greigneur amour qu’il pût avoir à eux, si ne firent-ils guères de profit, si comme je vous recorderai avant en l’histoire. Mais je veuil retourner à parler un petit des avenues de Flandre et du mariage du jeune roi Charles de France, qui se maria en celle saison ; et comment Ardenbourch, où le vicomte de Meaux et messire Jean de Jumont se tenoient en garnison, fut près emblé.

  1. C’est-à-dire à Leith, port à une demi-lieue d’Édimbourg.
  2. Froissart donne ce nom à la partie montagneuse de l’Écosse. La ville de Slirling, résidence ancienne des rois d’Écosse, est en effet voisine des Highlands.
  3. Édimbourg a bien changé de face aujourd’hui. Sans y comprendre le port et la ville de Leith, qui ne sont en quelque sorte qu’un des faubourgs de cette capitale intellectuelle de la Grande-Bretagne, Édimbourg contient près de cent mille âmes.