Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 322-325).

CHAPITRE CCXXXI.


Comment le roi de France épousa à Amiens madame Isabel de Bavière. Comment il vint assiéger le Dam ; de la trahison de ceux de l’Escluse et d’autres choses.


Nous retournerons aux épousailles du roi Charles de France, et conterons comment on y persévéra. Quand ce vint le lundi, la duchesse Marguerite de Hainaut, qui avoit en son hôtel la jeune dame qui devoit être roine de France, ordonna et appareilla la mariée ainsi comme à elle appartenoit et que bien le savoit faire. Et là vint la duchesse de Brabant, bien accompagnée de dames et de damoiselles ; et puis vint aussi madame la duchesse de Bourgogne. Ces trois duchesses amenèrent la jeune dame Isabel de Bavière en chars couverts si riches qu’il ne fait pas à demander comment, la couronne au chef, qui valoit l’avoir d’un pays, que le roi le dimanche lui avoit envoyée. Et là étoient en grand arroy le duc Aubert, le duc Frédéric, Guillaume de Hainaut et plusieurs barons et chevaliers de leur côté, et descendirent devant la belle église cathédrale d’Amiens. Tantôt vint le roi et le duc de Bourgogne et la grand’baronie de France. Si fut la jeune dame amenée de ces dames et de ces seigneurs très excellentement ; et là furent épousés solennellement le roi et elle ; et les épousa l’évêque du dit lieu[1].

Après la haute messe et les solemnités faites qui au mariage appartenoient à faire, on se retrait au palais de l’évêque où le roi étoit logé ; et là fut le dîner des dames appareillé, et du roi et des seigneurs à part eux ; et ne servoient que comtes et barons. Ainsi se continua celle journée et persévéra en grands solas et en grands reveaulx ; et au soir les dames couchèrent la mariée ; car à elles appartenoit L’office ; et puis se coucha le roi qui la désiroit à trouver en son lit. S’ils furent celle nuit ensemble en grand déduit, ce pouvez-vous bien croire.

Ordonné étoit ce lundi au soir que le mardi, après boire, seigneurs et dames se partiroient ; et s’en iroient chacun et chacune en son pays, et prendroient congé au roi et à la roine. Ce mardi, environ neuf heures, nouvelles vont venir à Amiens que François Acreman avoit pris la ville du Dam. Ces nouvelles s’épandirent partout. Les François en furent troublés, mais par semblant ils n’en firent compte. Le roi de France, après sa messe, le sçut ; si pensa sus un petit ; aussi firent le duc de Bourgogne et le connétable de France ; et tantôt ils n’en firent compte ; car en celle propre heure autres nouvelles vinrent de Poitou, qui firent entre-oublier celles de la prise du Dam ; car un héraut, de par le duc de Bourbon, vint là, qui apporta lettres au roi, au duc de Bourgogne et au connétable, qui faisoient mention et certifioient que Taillebourch, pont et chastel, sur la Carente, étoient rendus ; et s’en alloient le duc de Bourbon et ses routes mettre le siége devant Breteuil, et avoient en Poitou en Xaintonge et en Limousin, reconquis six forteresses anglesches.

Ces nouvelles réjouirent la cour du roi et les seigneurs ; et mit-on en non-chaloir celles du Dam, fors tant que il fut là conseillé, que le roi n’entendroit à autre chose, si auroit été en Flandre ; et reconquis le Dam ; car c’étoit un trop périlleux voisin pour eux, c’est à savoir pour ceux de Bruges et de l’Escluse ; et iroit si avant en ces Quatre-Métiers dont ce venin étoit issu, qu’il n’y demeureroit maison ni buiron[2] que tout ne fût ars et exillié.

Adonc furent mis clercs en œuvre et messagers envoyés par toutes les mettes et chaingles du royaume de France, en mandant et commandant que le premier jour d’août chacun fût venu en Picardie pour aller au Dam.

Ces mandemens s’épandirent parmi le royaume de France ; si s’ordonnèrent et appareillèrent chevaliers et écuyers pour être devers le roi. Ce mardi que les nouvelles vinrent à Amiens au roi, se partirent tous seigneurs et toutes dames après dîner et prindrent congé au roi et à la roine.

Au congé prendre, le roi requit à Guillaume de Hainaut qu’il voulsist venir avecques lui devant le Dam, par amour et par lignage ; et Guillaume, qui étoit jeune bachelier, lui accorda liement : et se partirent seigneurs et dames et retournèrent en leurs lieux. Le duc Frédéric s’en retourna en Hainaut avecques son bel oncle et sa belle ante ; et quand il ot là séjourné dix jours, il prit congé et s’en retourna en Bavière devers le duc Étienne son frère, qui le reçut liement ; car il avoit, par la grâce de Dieu, si bien exploité, que sa fille Isabel étoit une des plus grands dames du monde.

Le roi de France, qui avoit fait son mandement par tout son royaume, et dit que jamais ne retourneroit à Paris si auroit été devant le Dam, se partit d’Amiens le vingt cinquième jour du mois de juillet, son oncle, le comte de Saint-Pol, le connétable, le sire de Coucy et grand’baronie en sa compagnie ; et vint à Arras et ne fut là que une nuit, et vint à lendemain gésir à Lens. Et toudis venoient gens d’armes de tous côtés. Puis vint le roi à Seclin et à Lille, et passa outre et vint à Yppre ; et à lendemain, le premier jour d’août, il fut devant le Dam, et se logea si près de la ville que le trait passoit pardessus sa tente. Trois jours après, vint Guillaume de Hainaut, qui fut le bien venu du roi et de monseigneur de Bourgogne. Là fut mis le siége devant le Dam, grand et beau, et fut enclos François Acreman dedans qui s’y porta vaillamment ; et tous les jours si il n’y avoit trèves ou répits, il y avoit assaut ou escarmouche. Et fut le sire de Clary, Vermendisien, qui étoit maître des canonniers au sire de Coucy, en allant vers la ville voir les canons, trait et atteint d’un quarrel de canon de ceux de dedans, duquel trait il mourut, dont ce fut dommage.

Au siége de Dam vinrent ceux des bonnes villes de Flandre, de Yppre, de Bruges et de tout le Franc de Bruges ; et y avoit à ce siége plus de cent mille hommes. Et étoit le roi logé entre le Dam et Gand ; et étoit capitaine de toutes ces communautés de Flandre le seigneur de Saint-Py, et avoit à compagnon le seigneur de Ghistelle atout vingt et cinq lances, et étoient logés droit en-my eux, afin que ils ne se rebellassent.

À un assaut qui fut fait devant le Dam, où tous les seigneurs furent, qui fut très grand et dura un jour tout entier, fut fait chevalier nouveau Guillaume de Hainaut, de la main et de la bouche du roi de France ; et bouta hors ce jour sa bannière ; et fut très bon chevalier en sa nouvelle chevalerie.

À cel assaut ne conquirent rien les François ; mais y perdirent plus que ils y gagnèrent ; car François Acreman avoit là avecques lui archers d’Angleterre qui grévoient moult les assaillans. Et aussi il y avoit grand’foison d’artillerie ; car la ville, en devant que elle fût prise, en étoit bien pourvue ; et aussi ils en avoient fait venir et apporter de Gand, quand ils sçurent que ils auroient le siége.

Entrementes que on séoit devant le Dam, ceux de l’Escluse, voire les aucuns et les plus notables de la ville qui pour le temps l’avoient à gouverner, furent inculpés d’une grand’trahison que ils vouloient faire au roi de France ; car ils devoient livrer l’Escluse à ses ennemis, et devoient le seigneur de Herbannes, capitaine de la ville, et toutes ses gens meurdrir en leurs lits, et devoient bouter le feu en la navie du roi de France qui là s’arrêtoit à l’ancre, qui étoit grande et grosse, et moult y avoit de belles pourvéances ; car en devant la prise du Dam le roi de France avoit intention d’aller en Escosse après son amiral. Encore devoient ces males gens de l’Escluse rompre les digues de la mer pour noyer tantôt l’ost ; et de ce avoient-ils marchandé à ceux de Gand, si comme il fut sçu depuis. Et devoient toutes ces trahisons faire sous une nuit, et l’eussent fait ; mais un prudhomme de la ville, si comme Dieu le voult consentir, entendit en un hôtel, où ils pourparloient de leur trahison, toutes leurs paroles : si vint tantôt au seigneur de Herbannes, et lui dit ainsi : « Tels gens et tels, et les nomma par nom et surnom, car bien les connoissoit, doivent faire telle trahison. » Et quand le chevalier l’entendit, si fût tout ébahi ; et prit ceux de sa charge, où bien avoit soixante lances, et s’en alla de maison en maison à ceux qui la trahison avoient pourpensée, et les prit tous ; et les fit mettre en divers prisons et bien garder ; et puis monta tantôt à cheval et vint devant le Dam en la tente du roi. À celle heure y étoit le duc du Bourgogne ; là leur recorda le chevalier toute l’affaire ainsi comme il alloit, et comment la ville de l’Escluse avoit été en grande aventure d’être prise et trahie, et tout l’ost, sous une nuit, d’être en l’eau jusques à la boudine.

De ces nouvelles furent les seigneurs moult émerveillés ; et dit le duc de Bourgogne au capitaine : « Sire de Herbannes, retournez à l’Escluse et ne les gardez point longuement ; faites les tous mourir, ils ont bien desservi mort. » À ces paroles se partit le chevalier et s’en retourna à l’Escluse ; et furent tantôt décolés ceux qui celle trahison avoient pourparlée.

En celle propre semaine jeta son avis le duc de Bourgogne à faire traiter devers son cousin messire Guillaume de Namur, pour avoir l’Escluse en héritage et ajouter avecques la comté de Flandre ; et lui rendre terre ailleurs en France ou en Artois, par manière d’échange, qui lui fût aussi profitable en rente et en revenues comme la terre de l’Escluse est. Et de tout ce avisa le dit duc messire Guy de la Trémoille ; car en l’été, atout grands gens d’armes, il avoit séjourné à l’Escluse. Si en fit traiter le duc devers son cousin par ceux de son conseil ; car il étoit en l’ost à grands gens d’armes venu servir le roi.

Quand messire Guillaume de Namur fut premièrement aparlé de celle matière et marchandise, ce lui vint à grand contraire et déplaisance car la ville de l’Escluse et les appendances, parmi les avenues de la mer, est un moult bel et grand et profitable héritage ; et si étoit venu à ceux de Namur par partage de frères ; car le comte Guy de Flandre et le comte Jean de Namur avoient été deux frères ; si en aimoit mieux la terre messire Guillaume de Namur. Nonobstant tout ce, puisque le duc de Bourgogne l’avoit enchargé, il convenoit qu’il le fît ; et étoit l’intention du duc, mais que il en fût sire, et de son conseil, que il feroit là faire l’un des forts chastels et des beaux du monde, ainsi comme il y a à Calais, à Chierbourch, où à Harrefleu, pour maistrier la mer et les allans et venans et entrans au hâvre de l’Escluse, et en issant aussi et courant parmi la mer ; et le feroit toujours bien garder de gens d’armes et d’arbalêtriers, de barges et de baleniers, ni nul n’iroit ni ne courroit par mer que ce ne fût par leurs congé, si ils n’étoient plus forts d’eux : et seroit fait si haut que pour voir vingt lieues en la mer. Tant fut messire Guillaume de Namur mené et prié du duc et de son conseil qu’il s’accorda à ce ; et faire lui convenoit, autrement il eût eu le mautalent du duc, que il rendit et hérita le duc de Bourgogne de la terre de l’Escluse et de toute la seigneurie. Et le duc lui rendit en ce lieu toute la terre de Béthune qui est un des beaux et grands héritages du pays, pour lui et ses hoirs. Ainsi fut fait l’échange de ces deux terres. Et tantôt le duc de Bourgogne mit ouvriers en œuvre ; et fut commencé à édifier le chastel de l’Escluse.

  1. Le mariage entre Charles VI et Isabelle de Bavière eut lieu le 18 juillet 1385.
  2. Instrument servant à la pêche.