Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CL

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 199-200).

CHAPITRE CL.


Comment ceux de Liége, la duchesse de Brabant et le duc Aubert, envoyèrent à Tournay pour pacifier les Gantois à leur seigneur ; et comment le comte Louis leur fit déclarer pour tout ce qu’il en feroit.


Nonobstant ces ordonnances, mandemens et semonces que le comte de Flandre faisoit et approprioit, si travaillèrent tant madame la duchesse de Brabant, le duc Aubert et l’évêque de Liége, que une assemblée de leurs consaulx sur traité de paix fut assignée et mise en la cité de Tournay. Le comte de Flandre, à la prière de ces seigneurs et de madame de Brabant, quoique il pensoit bien à faire tout le contraire, s’y accorda à être, pour ses raisons être tournées en droit ; et furent assignés ces parlemens à Pâques closes en la cité de Tournay l’an mil trois cent quatre-vingt et deux. Si y vinrent de l’évêché de Liége des bonnes villes jusques à douze hommes des plus notables ; et messire Lambert de Perne, un chevalier moult sage : aussi la duchesse de Brabant y envoya son conseil, et des bonnes villes de Brabant des plus notables.

Le duc Aubert aussi y envoya de la comté de Hainaut messire Symon de Lalain, son baillif et des autres. Et furent ces gens tous venus à Tournay très la semaine de la Pâques. Ceux de Gand y envoyèrent douze hommes des leurs, desquels Philippe d’Artevelle fut de tous chef ; et étoient ceux de Gand adonc si bien d’accord, que pour tenir ferme et estable tout ce que ces douze rapporteroient, excepté que nul de Gand ne reçût mort ; mais si il plaisoit au comte leur seigneur, ceux qui étoient demeurés dans la ville outre sa volonté fussent punis par ban et bannis de Gand et de la comté de Flandre à toujours, sans nul rappel, ni espérance de ravoir la ville ni le pays.

Sur cel état étoient-ils tous fondés ; et vouloit bien Philippe d’Artevelle, si il avoit courroucé le comte, quoique moult petit eût encore été en l’office de être capitaine de Gand, être l’un de ceux qui perdroient la ville et le pays, pour la grand’pitié qu’il avoit du peuple menu de Gand. Car certainement, quand il se partit de Gand pour venir à Tournay, hommes, femmes et enfans sur les rues se jetoient à genoux devant lui, en joignant les mains et en priant, à quelque meschef que ce fût, à son retour il rapportât la paix. Pour celle pitié ot-il si grand’compassion que il vouloit faire ce que je vous ai dit.

Quand ceux de Brabant, de Hainaut et de Liége, qui là étoient envoyés à Tournay à cause d’être bons moyens eurent séjourné en la cité de Tournay trois jours en attendant le comte, qui point ne venoit ni approchoit de venir, si en furent tout émerveillés. Si orent conseil l’un par l’autre et accord que ils envoieroient à Bruges devers lui, ainsi comme ils firent. Et y envoyèrent messire Lambert de Perne, et de Brabant le seigneur de Crupelant, et de Hainaut messire Guillaume de Hermiez, et six bourgeois des trois pays.

Quand le comte de Flandre vit ces chevaliers, il les fêtoya par raison assez bien ; et leur répondit que il n’étoit point aise de venir à Tournay quant à présent ; mais pour la cause de ce que ils s’étoient travaillés de venir à Bruges, et pour l’honneur de leur seigneur et dame madame de Brabant, sa sœur, le duc Aubert son cousin et l’évêque de Liége, il envoyeroit à Tournay par son conseil hâtivement réponse finale, et ce qu’il avoit en propos de faire. Ces trois chevaliers ni ces bourgeois n’en purent avoir autre chose ; si retournèrent à Tournay et recordèrent ce que ils avoient ouï du comte et trouvé. Six jours après vinrent à Tournay, de par le comte, le sire de Ramseflies, le sire de Gruthuse, messire Jean Villain et le prévôt de Harlebecque. Ceux excusèrent le comte envers les consaux des trois pays ; et puis dirent et remontrèrent son intention, et que ceux de Gand ne pouvoient venir en paix avec lui, si tous les hommes généralement de Gand, dessus l’âge de quinze ans jusqu’à soixante, ne vidoient tous la ville de Gand, et tous nus chefs et en pur leurs chemises, les hares au col ; et ainsi venroient entre Bruges et Gand, où le comte les attendroit et feroit de eux à sa pure volonté, du mourir ou du pardonner. Quand celle réponse fut faite et la connoissance en fut venue à ceux de Gand par la relation faite de ceux des consaulx des trois pays, ils furent plus ébahis que oncques mais. Adonc, leur dit le baillif de Hainaut : « Beaux seigneurs, vous êtes tous en grand péril, et chacun de lui-même ; si ayez avis sur ce : car ce que le comte nous a dernièrement ordonné et signifié, nous le vous ferons certifier pleinement. Et quand vous vous serez pleinement mis en ce parti et en sa volonté, il ne fera pas mourir tous ceux que il verra en sa présence, mais aucuns qui l’ont plus courroucé que les autres ; et y aura tant de si bons moyens, avec pitié qui s’y mettra, espoir que ceux qui se cuident en péril et en danger de la mort venront à merci. Si prenez cette offre avant que vous la refusez ; car quand vous l’aurez refusé, espoir n’y pourrez-vous retourner. » — « Sire, répondit Philippe d’Arlevelle, nous ne sommes mie chargés si avant que les bonnes gens de la ville de Gand mettre en ce parti, ni jà ne le ferons. Et si les autres qui sont en Gand, nous revenus vers eux et remontré le propos de monseigneur, le veulent, jà pour nous ne demeurera que il ne se fasse. Si vous remercions grandement de la bonne diligence et du grand travail que vous avez eu en ces pourchas. » Adonc prirent-ils congé aux chevaliers et aux bourgeois des bonnes villes des trois pays, et montrèrent bien par semblant que ils n’accorderoient mie ce darrain propos ni traité. Si vinrent Philippe d’Artevelle et ses compagnons à leurs hostels, et payèrent partout, et puis retournèrent par Ath en Hainaut, en la bonne ville de Gand.

Ainsi se départit ce parlement fait et assemblé en instance de bien à Tournay ; et retourna chacun en son lieu. Encore a le comte de Flandre à demander quelle chose ceux de Gand avoient répondu, si petit les craignoit ni prisoit-il ; ni pour rien adonc il n’y voulsist nul traité de paix : car bien savoit que il les avoit si avant menés que ils n’en pouvoient plus, et il ne pouvoit nullement demeurer que il n’eût tantôt fin de guerre honorablement pour lui, et mettroit Gand à tel parti que toutes autres villes s’y exemplieroient.