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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 200-201).

CHAPITRE CLII.


Comment cinq mille Gantois se partirent de Gand pour aller assaillir le comte de Flandre, après la réponse que Philippe d’Artevelle leur avoit faite.


Quand Philippe d’Artevelle et ses compagnons rentrèrent en Gand, moult grand’foison de menu peuple qui ne désiroient que paix furent moult réjouis de leur venue, et cuidoient avoir et ouïr bonnes nouvelles. Si vinrent à l’encontre de lui ; et ne se purent abstenir que ils ne lui demandassent en disant : « Ha, cher sire Philippe d’Artevelle ! réjouissez-nous, dites-nous comment vous avez exploité. » À ces paroles et demandes ne répondoit point Philippe d’Artevelle ; mais passoit outre et baissoit la tête ; et plus se taisoit, et plus le suivoient et le pressoient d’ouïr nouvelles. Une fois ou deux en allant jusques en son hôtel, il leur répondit et leur dit : « Retournez en vos hôtels meshuy, Dieu nous aidera ; et demain au matin, à neuf heures, venez au marché des vendredis ; là orrez-vous toutes nouvelles. » Autre réponse ne purent-ils avoir ; et vous dis que toute manière de gens étoient moult ébahis.

Quand Philippe d’Artevelle fut descendu en son hôtel, et ceux qui à Tournay avoient été avecques lui rallés au leur, Piètre du Bois, qui désiroit à ouïr nouvelles, s’en vint à l’hôtel Philippe d’Artevelle, et s’enclouy en une chambre avecques lui, et lui demanda des nouvelles, et comment ils avoient exploité. Philippe lui dit, qui rien ne lui voult celer : « Par ma foi, Piètre ! à ce que monseigneur de Flandre a répondu par ceux de son conseil que il avoit envoyés à Tournay, il ne prendra en la ville de Gand âme du monde à merci, non plus l’un que l’autre. » — « Par ma foi ! répondit Piètre du Bois, il a droit, et est bien conseillé de tenir ce propos et de ainsi répondre, car tous y sont participans autant bien l’un que l’autre. Or suis-je venu à mon entente et à celle de mon bon maître Jean Lyon qui fut ; car la ville est si entouilliée que on ne la sait par quel coron destouillier. Or nous faut prendre le frein aux dents : or verra-t-on où les sages et les hardis sont. Dedans briefs jours la ville de Gand sera la plus honorée ville des chrétiens ou la plus abattue : à tout le moins si nous mourons en celle querelle, ne mourrons-nous pas seuls : or pensez en-nuit, Philippe, comment vous leur pourrez faire relation demain de ce parlement qui a été à Tournay, par telle manière que toutes gens se contentent de vous ; car vous êtes grandement en la grâce du peuple par deux voies : l’une si est pour la cause du nom que vous portez, car moult aimèrent jadis en celle ville Jacquemart d’Artevelle votre père ; et l’autre est que vous les appelez doucement et sagement, si comme ils le disent communaulment parmi la ville : pourquoi ils vous croiront, pour vivre et pour mourir, de tout ce que vous leur remontrerez, et que en fin de conseil vous leur direz. Pour le meilleur j’en ferois ainsi. Pourtant faut-il que vous ayez avis bon et sûr de remontrer paroles où vous ayez honneur au tenir. » — « Piètre, dit Philippe, vous dites vérité, et je pense tellement à parler et à remontrer les besognes de Gand, que entre nous qui en sommes gouverneurs à présent et capitaines y mourrons ou vivrons en honneur. » Il n’y ot pour celle nuit plus dit ni fait ; mais prirent congé l’un de l’autre : Piètre du Bois retourna en son hôtel ; et Philippe demeura au sien ; ainsi se passa celle nuit.