Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 208-209).

CHAPITRE CLVIII.


Comment ceux de Gand firent grands murdres et dérobements en Bruges ; et comment ils repourvéirent leur ville de vivres qu’ils prirent au Dam et à l’Écluse.


François Acreman étoit l’un des plus grands capitaines des routiers, et envoyé de par Philippe d’Artevelle et Piètre du Bois pour cerchier et router la ville de Bruges : et ils gardoient le marché, et le gardèrent toute la nuit et à lendemain, jusques à tant que ils se virent tous seigneurs de la ville. Bien étoit défendu à ces routiers que ils ne portassent nul dommage ni nul contraire aux marchands et bonnes gens étrangers qui pour ce temps étoient à Bruges ; car ils n’avoient que faire de comparer leur guerre. Ce commandement fut assez bien gardé, ni oncques François ni sa route ne firent mal ni dommage à nul homme étrange. La vindication étoit sçue et jetée des Gantois sur les quatre métiers de Bruges, coulettiers, virriers, bouchers et poissonniers, à tous occire quants que on en trouveroit, sans nul déporter, pourtant que ils avoient été de la faveur du comte, et devant Audenarde et ailleurs. On alloit par ces hôtels querre ces bonnes gens ; et partout où ils étoient trouvés ils étoient morts sans merci. Celle nuit en y ot des occis plus de douze cents, que uns que autres, et faits plusieurs autres murdres, larcins et maufaits qui point ne vinrent en connaissance ; et moult de maisons et de femmes robées et pillées, violées et détruites, et des coffres effondrés, et tant fait que les plus povres de Gand furent tous riches.

Le dimanche au matin, à sept heures, vinrent les joyeuses nouvelles en la ville de Gand, que leurs gens avoient déconfit le comte et sa chevalerie et ceux de Bruges ; et étoient par conquêt seigneurs et maîtres de Bruges. Vous pouvez bien croire et savoir que à ces nouvelles à Gand ce fut un peuple réjoui, qui en grands trances et tribulation avoit été ; et firent par les églises plusieurs processions et dévots oblations, en louant Dieu qui les avoit regardés en pitié et tellement reconfortés que envoyé victoire à leurs gens. Plus venoit le jour avant et plus leur venoient bonnes nouvelles ; et étoient si trespercés de joie, que ils ne savoient auquel entendre. Et je le dis pourtant que si le sire de Harselles, qui demeuré étoit à Gand, eût pris ce dimanche ou le lundi en suivant trois ou quatre mille hommes d’armes et si s’en fût venu en Audenarde il eût eu la ville à sa volonté ; car ceux d’Audenarde furent si ébahis quand ces nouvelles leur vinrent, que à peine, pour la paour de ceux de Gand, que ils vidoient leur ville pour aller tenir les bois, ou eux retraire en sauveté en Hainaut ou ailleurs, et en furent tous appareillés. Mais quand ils virent que ceux de Gand ne venoient point et que nulles nouvelles n’en avoient, ils recueillirent courage et confort en eux, et aussi trois chevaliers qui là étoient qui s’y boutèrent : messire Jean Bernage, messire Thierry d’Olbaing et messire Florens de Heulles. Ces trois chevaliers gardèrent, confortèrent et conseillèrent les gens d’Audenarde jusques à tant que messire Daniaulx de Hallevyn y vint depuis, qui y fut envoyé de par le comte, ainsi que je vous recorderai quand je serai venu jusques à là.

Oncques gens qui sont au-dessus de leurs ennemis, ainsi que ceux de Gand furent adonc de ceux de Bruges, ne se portèrent ni passèrent plus bellement de ville que ceux de Gand firent de ceux de Bruges ; car oncques ils ne firent mal à nul homme de menu peuple ou de métier, si il n’étoit trop vilainement accusé.

Quand Philippe d’Artevelle, Piètre du Bois et les capitaines de Gand se virent tout au-dessus de la dite ville de Bruges et que tout étoit en leur commandement et obéissance, on fit un ban de par Philippe d’Artevelle et Piètre du Bois et les bonnes gens de Gand, que, sur la tête, toutes manières de gens se traissent en leurs hôtels, et que nul ne pillât ni efforçât maison, ni prensist rien de l’autrui s’il ne le payoit ; et que nul ne se logeât au logement d’autrui ; et que nul n’émût mêlée ni débat sans commandement ; et tout sur la tête. Adonc fut demandé si on savoit que le comte étoit devenu. Les aucuns disoient qu’il étoit issu de la ville dès le samedi ; et les autres disoient que encore étoit-il à Bruges et respous quelque part où on le pourroit trouver. Les capitaines de Gand n’en firent compte ; car ils étoient si réjouis de la victoire que ils avoient et de ce que au-dessus de leurs ennemis se véoient, que ils n’accomptoient mais rien à comte ni à baron ni à chevalier qui fût en Flandre ; et se tenoient si grands que tout viendroit, se disoient-ils, en leur obéissance. Et regardèrent Philippe d’Artevelle et Piètre du Bois que, quand ils se départirent de la ville de Gand, ils l’avoient laissée si dégarnie et dépourvue de tous vivres tant que de vins et de blés il n’y avoit rien ; si envoyèrent tantôt une quantité de leurs gens au Dam et à l’Écluse pour être seigneurs de ces villes et des pourvéances qui dedans étoient, et repourvoir la ville de Gand.

Quand ceux qui envoyés y furent vinrent au Dam, on leur ouvrit les portes ; et furent tantôt la ville et les pourvéances mises en leur commandement. Adonc furent traits hors de ces beaux celliers au Dam tous les vins qui là étoient, de Poitou, de Gascogne, de la Rochelle et des lointaines marches, plus de six mille tonneaux, et mis à voitures et à nefs, et envoyés à Gand par chars et par la rivière que on dit la Liève. Et puis passèrent ces Gantois outre et s’en vinrent à l’Écluse, laquelle ville se ouvrit contre eux, et se mit en leur obéissance ; et là trouvèrent-ils grand’foison de blés et de farines en tonneaux, en nefs et en greniers, de marchans étranges. Tout fut pris et mis en voiture et envoyé à Gand, tant par char comme par eau. Ainsi fut la ville de Gand rafreschie et repourvue et délivrée de misère, par la grâce de Dieu. Autrement ne fut-ce pas. Et bien en dobt aux Gantois souvenir, que Dieu leur avoit aidé pleinement, quand cinq mille hommes, tous affamés, avoient déconfit devant leurs maisons quarante mille hommes. Or se gardent de eux enorgueillir et leurs capitaines aussi ; mais non feront : ils s’enorgueilliront tellement que Dieu se courroucera et leur remontrera leur orgueil, avant que l’année soit hors, si comme vous orrez recorder en l’histoire plus avant, et pour donner exemple à toutes autres gens.