Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 218-219).

CHAPITRE CLXVI.


Comment Philippe d’Artevelle, étant à siége devant Audenarde, rescripvit au roi de France ; et comment lui et son conseil conclurent d’envoyer en Angleterre pour traiter d’alliances et autrement.


Philippe d’Artevelle, pour colorer son fait et pour savoir quelle chose on disoit et diroit de lui en France, se avisa que il escriproit et feroit escripre le pays de Flandre au roi de France, en eux humiliant et priant que le roi se voulsist ensoigner de eux remettre en parfaite paix et amour envers le comte leur seigneur. De cette imagination il fut cru si très tôt comme il en parla à ses gens ; et escripsit unes lettres moult douces et moult amiables devers le roi de France et son conseil ; et les baillèrent lui et son conseil à un messager ; et lui dirent que il allât devers le roi de France et lui baillât ces lettres. Il répondit que volontiers ; et tant chevaucha par ses journées que il vint à Senlis. Là trouva-t-il le roi et ses oncles : si délivra ses lettres. Le roi les prit et les fit lire, présens ses oncles et son conseil. Quand on les ot lues et entendues, on n’en fit que rire ; et fut adoncques ordonné de retenir le messager et le mettre en prison, pourtant que il étoit venu en la présence du roi sans sauf conduit : aussi fut-il, et y demeura plus de six semaines[1].

Quand Philippe d’Artevelle le sçut, car son messager ne revenoit point, si le prit en grand’indignation ; et fit venir devant lui tous les capitaines de l’ost et leur dit : « Or, véez-vous quelle honneur le roi de France nous fait, quand si aimablement lui avons escript ; et sur ce il a retenu notre messager. Certainement nous mettons trop à nous allier aux Anglois ; si nous en pourra bien mal prendre ; car ne pensez jà le contraire que le duc de Bourgogne qui est tout en France maintenant et qui mène le roi tout ainsi qu’il veut, car c’est un enfant, doye laisser les besognes avenues en cet état. Certes nennil ; exemple par notre messager que il a ainsi retenu ; et si avons trop bien cause d’envoyer en Angleterre, tant pour le profit commun de Flandre, que pour nous mettre à sûr et donner doute à nos ennemis. Je vueil bien, dit Philippe, que nous envoyons dix ou douze de nos hommes des plus notables, parquoi la connoissance en vienne en France, et que le roi et son conseil cuident que nous nous veuillions allier au roi d’Angleterre son adversaire : mais je ne vueil mie que telles alliances soient si très tôt faites, si il ne nous besogne autrement que il ne fait encore ; mais vueil que nos gens demandent au roi d’Angleterre et à son conseil d’entrée, et de ce avons-nous juste cause de demander, la somme de deux cent mille viés écus que Jacques d’Artevelle mon père et le pays de Flandre prêtèrent jadis au roi d’Angleterre, lui étant devant Tournay, pour aider à payer ses soudoyers ; et que on dise au roi d’Angleterre et à ses oncles et à tous leurs consaulx que la comté de Flandre généralement, et les bonnes villes de Flandre qui jadis firent ces prêts, font de tout ce ravoir requête et demande ; et quand on nous aura rendu et restitué ce en quoi le roi d’Angleterre et le royaume est par dette endetté et obligé envers nous, le roi d’Angleterre et ses gens auront belle entrée de venir en Flandre. Encore vaut mieux, ce dit Philippe, que nous nous aidions du nôtre que les étrangers ; et jamais ne le pouvons ravoir plus légèrement que maintenant ; car le roi et le royaume d’Angleterre ne se éloignera mie de avoir l’entrée, l’amour, le confort et l’alliance d’un tel pays comme est la comté de Flandre, car encore n’ont les Anglois sur les bandes de mer, mouvans de Bordeaux jusques à l’Écluse, excepté Calais, Chierbourch et Brest, nulle entrée par où ils puissent passer ni entrer en France. Si leur viendra le pays de Flandre grandement à point ; car Bretagne, excepté Brest, leur est toute close , et le duc de Bretague a juré à être bon François ; et s’il ne l’étoit, si le devenroit-il pour l’amour de son cousin-germain, monseigneur le comte de Flandre. »

Adonc répondirent tous ceux qui entendu l’avoient et qui à conseil étoient : « Philippe, vous avez très bien et sagement parlé ; et nous voulons qu’il soit ainsi que yous l’avez ordonné et devisé. Et qui ordonneroit le contraire, il ne voudroit pas le profit du pays ni des bonnes villes de Flandre. »

  1. Le moine de Saint-Denis dit au contraire que le roi permit au messager de partir pour qu’on ne crût pas qu’il eût été piqué des insultes contenues dans la lettre de Philippe d’Artevelle ou qu’il l’eût retenu par peur. Juvénal des Ursins, qui n’a guère fait que copier le moine de Saint-Denis, dit aussi que le messager fut renvoyé, mais sans aucune réponse.