Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 234-235).

CHAPITRE CLXXX.


Comment aucuns chevaliers de France s’avisèrent de passer la rivière de la Lys au-dessus du pont de Comines.


En venant l’avant-garde de Lille à Comines, le sire de Saint-Py, qui connoissoit le pays, et aucuns autres chevaliers et écuyers de Hainaut, de Flandre et d’Artois, et aussi de France, sans le connétable et les maréchaux, avoient eu parlement ensemble et avoient dit : « Si nous avions deux ou trois bacquets et les fissions lancer en la rivière de la Lys, au-dessous de Comines, à la couverte, et eussions d’une part de l’eau et de l’autre estaches, et mis cordes aux estaches, selon ce que la rivière n’est pas trop large, nous serions tantôt une grand’quantité de gens mis outre ; et puis par derrière nous venrions assaillir nos ennemis, et conquerrions sur eux le pas, et si ne fissions passer que droites gens d’armes. » De quoi cil consaulx avoit été tenu ; et avoit tant fait le sire de Saint-Py, que sur un char il fit acharier de la ville de Lille un bacquet[1], les cordes et toute l’ordonnance avecques lui.

D’autre part aussi messire Herbault de Belle-Percbe et messire Jean de Roye, qui étoient en ce voyage compagnons ensemble, en faisoient un venir et charier. Aussi messire Henry de Mauny, messire Jean de Malestroit, et messire Jean Chauderon, qui avoient été à ces devises, en cherchèrent aussi un, et firent tant qu’ils l’eurent. Si le firent charger et amener sur un char, et suivir la route des autres. Le sire de Saint-Py fut tout le premier qui vint atout son bacquet et l’ordonnance des cordes et des estaches sur la rivière : si estiquèrent du lez devant eux un gros planchon, et puis y aloièrent la corde : si passèrent trois varlets outre, et mirent le bacquet et la corde outre à l’autre rive ; et y attachèrent l’autre coron de la corde à un planchon qu’ils fichèrent en terre ; et puis ramenèrent les varlets le bacquet à leurs maîtres.

Or étoit avenu que le connétable de France et les maréchaux qui se tenoient au dehors du pont à Comines, furent informés de celle besogne, ainsi comme ils musoient comment ils trouveroient passage. Si avoit dit le connétable à messire Louis de Sancerre : « Maréchal, allez voir que c’est ni quelle chose ils font, et si peine peut être employée à passer la rivière par celle manière que vous avez ouï deviser ; et si vous véez que ce soit chose taillée à faire, si en mettez aucuns outre. »

Adonc entretant que iceux chevaliers qui là étoient s’ordonnoient pour passer, et que leurs bacquets étoient tout prêts, si vint le maréchal de France, à grand’route de chevaliers et d’écuyers en sa compagnie. On lui fit voie, ce fut raison. Il s’arrêta sur le rivage et regarda volontiers le convenant et l’ordonnance de ces bacquets. Adonc dit le sire de Saint-Py : « Sire, vous plaît-il que nous passons ? » — « Il me plaît bien, dit le maréchal, mais vous vous mettez en grand péril et aventure ; car si les ennemis qui sont à Comines savoient vos convenans, ils vous porteroient trop grand dommage. » — « Sire, dit le sire de Saint-Py, qui ne s’aventure il n’a rien : au nom de Dieu et de Saint George nous passerons, et nous ferons, ainçois qu’il soit demain jour, sur nos ennemis bon exploit. »

Adonc mit le sire de Saint-Py son pennon au bacquet, et entra tout le premier dedans ; et y entrèrent tous ceux que le bacquet pot porter, et étoient neuf ; et tantôt furent lancés, par la corde qu’ils tenoient outre à rive. Si issirent tous hors, et mirent leurs armures hors ; et entrèrent, à la couverte, afin que ils ne fussent aperçus, en un petit boquetel d’un aulnoy, et là se cachèrent. Et ceux qui étoient au rivage, par une corde qu’ils tenoient, retrairent le bacquet à eux. Secondement le comte de Conversant, sire d’Enghien, entra dedans et sa bannière avecques lui, et aussi le sire de Vertaing, messire Eustache et son pennon, et Fierabras de Vertaing, son frère : eux neuf passèrent, et non plus. Et puis la tierce fois en passèrent encore neuf. Et véez-ci les deux autres bateaux qu’on acharioit, de messire Herbault de Belle-Perche et de messire Jean de Roye et aussi des Bretons ; si furent tantôt par la manière dessus dite lancés en la rivière et ordonnés ainsi comme l’autre. Si passèrent ces chevaliers et écuyers ; ni nul ne passoit fors que droites gens d’armes ; et passoient de si grand’volonté que merveilles étoit à voir. Si ot, telle fois fut, au passer si très grand’presse du vouloir passer l’un devant l’autre, que si le maréchal de France n’y eût été, qui y mettoit ordonnance et attremprance du passer, atant il y en eût eu des péris ; car ils eussent plus que leurs faix chargé les bacquets.

  1. Un autre manuscrit dit cinq batelets.